Les Chasseurs de chevelures

Chapitre 31UN AUTRE COUP.

 

La détonation d’un fusil frappa mes oreilleset détourna mon attention des faits et gestes du vieux trappeur. Enme retournant, je vis un léger nuage bleu flottant sur laprairie ; mais il me fut impossible de deviner sur quoi lecoup avait été tiré. Trente ou quarante chasseurs avaient entourél’îlot et restaient immobiles sur leurs selles, formant une sortede cercle irrégulier. Ils étaient encore à quelque distance dupetit bois, et hors de portée des flèches. Ils tenaient leursfusils en travers et échangeaient des cris. Évidemment, le sauvagen’était pas seul. Il devait avoir un ou plusieurs compagnons dansle fourré. Toutefois, il ne pouvait pas y en avoir en grandnombre ; car les broussailles inférieures n’étaient pascapables de recéler plus d’une douzaine de corps, et les yeuxperçants des chasseurs fouillaient dans toutes les directions. Ilme semblait voir une compagnie de chasseurs dans une bruyère,attendant que le gibier partit ; mais ici, Dieupuissant ! le gibier était de la race humaine ! C’étaitun terrible spectacle. Je tournai les yeux du côté de Séguinpensant qu’il interviendrait peut-être pour arrêter cette atrocebattue. Il vit mon regard interrogateur et détourna latête. Je crus apercevoir qu’il était honteux de l’œuvre à laquelleses compagnons travaillaient ; mais la nécessité commandait detuer ou de prendre tous les Indiens qui pouvaient se trouver dansl’îlot ; je compris que toute observation de ma part seraitabsolument inutile. Quant aux chasseurs eux-mêmes, ils n’auraientfait qu’en rire. C’était leur plaisir et leur profession ; etje suis certain que, dans ce moment, leurs sentiments étaientexactement de la même nature que ceux qui agitent les chasseurs entrain de débusquer un ours de sa tanière. L’intérêt était peut-êtreplus vivement excité encore ; mais à coup sûr il n’y avait pasplus de disposition à la merci. Je retins mon cheval, et attendis,plein d’émotions pénibles, le dénoûment de ce drame sauvage.

– Vaya ! Irlandes !qu’est-ce que vous avez vu ? demanda un des Mexicainss’adressant à Barney. Je reconnus par là que c’était l’Irlandaisqui avait fait feu.

– Une Peau-Rouge, par le diable !répondit celui-ci.

– N’est-ce pas ta propre tête que tu auras vuedans l’eau ? cria un chasseur d’un ton moqueur.

– C’était peut-être le diable,Barney !

– Vraiment, camarades, j’ai vu quelque chosequi lui ressemblait fort, et je l’ai tué tout de même.

– Ha ! ha ! Barney a tué lediable ! Ha ! ha !

– Vaya ! s’écria un trappeur,poussant son cheval vers le fourré ; l’imbécile n’a rien vu dutout. Je parie tout ce qu’on voudra….

– Arrêtez, camarade, cria Garey, prenons desprécautions, méfions-nous des Peaux-Rouges. Il y a des Indienslà-dedans, qu’il en ait vu ou non ; ce gredin-là n’était passeul bien sûr, essayons de voir comme ça….

Le jeune chasseur mit pied à terre, tourna soncheval le flanc vers le bois, et, se mettant du côté opposé, il fitmarcher l’animal en suivant une spirale qui se rapprochait de plusen plus du fourré. De cette manière, son corps était caché, et satête seule pouvait être aperçue derrière le pommeau de la selle,sur laquelle était appuyé son fusil armé et en joue. Plusieursautres, voyant faire Garey, descendirent de cheval et suivirent sonexemple. Le silence se fit de plus en plus profond, à mesure que lediamètre de leur course se resserrait. En peu de temps, ils furenttout près de l’îlot. Pas une flèche n’avait sifflé encore. N’yavait-il donc personne là ? On aurait pu le croire, et leshommes pénétrèrent hardiment dans le fourré. J’observais tout celaavec un intérêt palpitant. Je commençais à espérer que les buissonsétaient vides. Je prêtais l’oreille à tous les sons ;j’entendis le craquement des branches et les murmures des hommes.Il y eut un moment de silence, quand ils pénétrèrent plus avant.Puis une exclamation soudaine, et une voix cria :

– Une peau rouge morte ! Hourra pourBarney !

– La balle de Barney l’a traversé, par tousles diables ! cria un autre. Hilloa ! vieux bleu deciel ! Viens ici voir ce que tu as fait !

Les autres chasseurs et le ci-devant soldat sedirigèrent vers le couvert. Je m’avançai lentement après eux. Enarrivant, je les vis traînant le corps d’un Indien hors du petitbois : un sauvage nu comme l’autre. Il était mort, et on sepréparait à le scalper.

– Allons, Barney ? dit un des hommes d’unton plaisant, la chevelure est à toi. Pourquoi ne la prends-tu pas,gaillard ?

– Elle est à moi, dites-vous ! demandaBarney s’adressant à celui qui venait de parler, et avec un fortaccent irlandais.

– Certainement : tu as tué l’homme ;c’est ton droit.

– Est-ce que ça vaut vraiment cinquantedollars ?

– Ça se paie comme du froment.

– Auriez-vous la complaisance de l’enleverpour moi ?

– Oh ! certainement, avec beaucoup deplaisir, reprit le chasseur, imitant l’accent de Barney, séparanten même temps le scalp et le lui présentant.

Barney prit le hideux trophée, et je parieraisqu’il n’en ressentit pas beaucoup de fierté. Pauvre Celte ! Ilpouvait bien s’être rendu coupable de plus d’un accroc à ladiscipline, dans sa vie de garnison, mais évidemment c’était sonpremier pas dans le commerce du sang humain.

Les chasseurs descendirent tous de cheval etse mirent à fouiller le fourré dans tous les sens. La recherche futtrès minutieuse, car il y avait encore un mystère. Un arc de plus,c’est-à-dire un troisième arc, avait été trouvé avec son carquoiset ses flèches. Où était le propriétaire ? S’était-il échappédu fourré pendant que les hommes étaient occupés auprès desbuffalos morts ? C’était peu probable, mais cen’était pas impossible. Les chasseurs connaissaient l’agilitéextrême des sauvages, et nul n’osait affirmer que celui-ci n’eûtpas gagné la forêt, inaperçu.

– Si cet Indien s’est échappé, dit Garey, nousn’avons pas même le temps d’écorcher ces buffles. Il y a pour sûrune troupe de sa tribu à moins de vingt milles d’ici.

– Cherchez au pied des saules, cria la voix duchef, tout près de l’eau.

Il y avait là une mare. L’eau en étaittroublée et les bords avaient été trépignés par lesbuffalos. D’un côté, elle était profonde, et les saulespenchés laissaient pendre leurs branches jusque sur la surface del’eau. Plusieurs hommes se dirigèrent de ce côté et sondèrent lefourré avec leurs lances et le canon de leurs fusils. Le vieux Rubéétait venu avec les autres, et ôtait le bouchon de sa corne àpoudre avec ses dents, se disposant à recharger. Son petit œil noirlançait des flammes dans toutes les directions, devant, autour delui et jusque dans l’eau. Une pensée subite lui traversa lecerveau. Il repoussa le bouchon de sa corne, prit l’Irlandais, quiétait le plus près de lui, par le bras, et lui glissa dansl’oreille d’un ton pressant :

– Paddy ! Barney ! donnez-moi votrefusil, vite, mon ami, vite !

Sur cette invitation pressante, Barney luipassa immédiatement son arme, et prit le fusil que le trappeur luitendait. Rubé saisit vivement le mousquet, et se tint un momentcomme s’il allait tirer sur quelque objet du côté de la mare. Toutà coup, il fit un demi-tour sans bouger les pieds de place, et,dirigeant le canon de son fusil en l’air, il tira au milieu dufeuillage. Un cri aigu suivit le coup ; un corps pesantdégringola à travers les branches qui se rompaient, et tomba sur lesol à mes pieds. Je sentis sur mes yeux des gouttes chaudes quim’occasionnaient un frémissement : c’était du sang ! J’enétais aveuglé. J’entendis les hommes accourir de tous les points dufourré. Quand j’eus recouvré la vue, j’aperçus un sauvage nu quidisparaissait à travers le feuillage.

– Manqué, s…. mille tonnerres ! cria letrappeur. Au diable soit le fusil de munition ! ajouta-t-il,jetant à terre le mousquet et s’élançant le couteau à la main.

Je suivis comme les autres. Plusieurs coups defeu partirent du milieu des buissons. Quand nous atteignîmes lebord de l’îlot, je vis l’Indien, toujours debout, et courant avecl’agilité d’une antilope. Il ne suivait pas une ligne droite, maissautait de côté et d’autre, en zigzag, de manière à ne pouvoir êtrevisé par ceux qui le poursuivaient. Aucune balle ne l’avait encoreatteint, assez grièvement du moins pour ralentir sa course. Onpouvait voir une traînée de sang sur son corps brun ; mais lablessure, quelle qu’elle fût, ne semblait pas le gêner dans safuite. Pensant qu’il n’avait aucune chance de s’échapper, jen’avais pas l’intention de décharger mon fusil dans cettecirconstance. Je demeurai donc près du buisson, caché derrière lesfeuilles, et suivant les péripéties de la chasse. Quelqueschasseurs continuaient à le poursuivre à pied, tandis que les plusavisés couraient à leurs chevaux. Ceux-ci se trouvaient tous ducôté opposé du petit bois, un seul excepté, la jument du trappeurRubé, qui broutait à la place où Rubé avait mis pied à terre, aumilieu des buffalos morts, précisément dans la directionde l’homme que l’on poursuivait. Le sauvage, en s’approchantd’elle, parut être saisi d’une idée soudaine, et déviant légèrementde sa course, il arracha le piquet, ramassa le lasso avec toute ladextérité d’un Gaucho, et sauta sur le dos de la bête.

C’était une idée fort ingénieuse, mais elletourna bien mal pour l’Indien. À peine était-il en selle qu’un criparticulier se fit entendre, dominant tous les autres bruits ;c’était un appel poussé par le trappeur essorillé. La vieillejument reconnut ce signal, et, au lieu de courir dans la directionimprimée par son cavalier, elle fit demi-tour immédiatement etrevint en arrière au galop. À ce moment, une balle tirée sur lesauvage écorcha la hanche du mustang qui, baissant les oreilles,commença à se cabrer et à ruer avec une telle violence que sesquatre pieds semblaient détachés du sol en même temps. L’Indiencherchait à se jeter en bas de la selle ; mais le mouvement del’avant à l’arrière lui imprimait des secousses terribles. Enfin,il fut désarçonné et tomba par terre sur le dos. Avant qu’il eût puse remettre du coup, un Mexicain était arrivé au galop, et avec salongue lance l’avait cloué sur le sol.

Une scène de jurements, dans laquelle Rubéjouait le principal rôle, suivit cet incident. Sa colère étaitdoublement motivée. Les fusils de munition furent voués à tous lesdiables, et comme le vieux trappeur était inquiet de la blessurereçue par sa jument, les fichues ganaches à l’œil detravers reçurent une large part de ses anathèmes. Le mustangcependant n’avait pas essuyé de dommage sérieux, et, quand Rubé eutvérifié le fait, le bouillonnement sonore de sa colère s’apaisadans un sourd grognement et finit par cesser tout à fait. Aucunsymptôme ne donnait à croire qu’il y eût encore d’autres sauvagesdans les environs, les chasseurs s’occupèrent immédiatement desatisfaire leur faim. Les feux furent allumés, et un plantureuxrepas de viande de buffalo permit à tout le monde de serefaire. Après le repas, on tint conseil. Il fut convenu qu’on sedirigerait vers la vieille Mission que l’on savait être à dixmilles tout au plus de distance. Là, nous pourrions tenirfacilement en cas d’attaque de la part de la tribu des Coyoteros, àlaquelle les trois sauvages tués appartenaient. Au dire de presquetous, nous devions nous attendre à être suivis par cette tribu, età l’avoir sur notre dos avant que nous eussions pu quitter lesruines. Les buffalos furent lestement dépouillés, la chairempaquetée, et, prenant notre course à l’ouest, nous nousdirigeâmes vers la Mission.

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