Les Chasseurs de chevelures

Chapitre 32UNE AMÈRE DÉCEPTION.

 

Nous arrivâmes aux ruines un peu après lecoucher du soleil. Les hiboux et les loups effarouchés nouscédèrent la place, et nous installâmes notre camp au milieu desmurs croulants. Nos chevaux furent attachés sur les pelousesdésertes, et dans les vergers depuis longtemps abandonnés, où lesfruits mûrs jonchaient la terre en tas épais. Les feux, bientôtallumés, illuminèrent de leurs reflets brillants les piliersgris ; une partie de la viande fut dépaquetée et cuite pour lesouper. Il y avait là de l’eau en abondance. Une branche duSan-Pedro coulait au pied des murs de la Mission. Il y avait, dansles jardins, des yams, du raisin, des pommes de Grenade, descoings, des melons, des poires, des pêches et des pommes ;nous eûmes de quoi faire un excellent repas. Après le dîner, quifut court, les sentinelles furent placées à tous les chemins quiconduisaient vers les ruines. Les hommes étaient affaiblis etfatigués par le long jeûne qui avait précédé cette réfection, et aubout de peu de temps ils se couchèrent la tête reposant sur leursselles et s’endormirent. Ainsi se passa notre première nuit à laMission de San-Pedro. Nous devions y séjourner trois jours, ou toutau moins attendre que la chair de buffalo fût séchée etbonne à empaqueter.

Ce furent des jours pénibles pour moi.L’oisiveté développait les mauvais instincts de mes associés à demisauvages. Des plaisanteries obscènes et des jurements affreuxrésonnaient continuellement à mes oreilles ; je n’y échappaisqu’en allant courir les bois avec le vieux botaniste, qui passatout ce temps au milieu des joies vives et pures que procurent lesdécouvertes scientifiques. Le Maricopa était aussi pour moi unagréable compagnon. Cet homme étrange avait fait d’excellentesétudes, et connaissait à peu prés tous les auteurs de quelquerenom. Il se tenait sur une très grande réserve toutes les fois quej’essayais de le faire parler de lui. Séguin, pendant ces troisjours, demeura taciturne et solitaire, s’occupant très peu de cequi se passait autour de lui. Il semblait dévoré d’impatience, et,à chaque instant, allait visiter le tasajo. Il passait desheures entières sur les hauteurs voisines, et tenait ses regardsfixés du côté de l’est. C’était le point d’où devaient revenir leshommes que nous avions laissés en observation au Pinon. Uneazotea dominait les ruines. J’avais l’habitude de m’yrendre chaque après-midi, quand le soleil avait perdu de sonardeur. De cette place on jouissait d’une belle vue de lavallée ; mais son principal attrait pour moi résidait dansl’isolement que je pouvais m’y procurer. Les chasseurs montaientrarement là ; leurs propos sauvages et silencieux n’arrivaientpas à cette hauteur. J’avais coutume d’étendre ma couverture prèsdes parapets à demi écroulés, de m’y coucher, et de me livrer, danscette position, à de douces pensées rétrospectives, ou à des rêvesd’avenir plus doux encore. Un seul objet brillait dans mamémoire ; un seul objet occupait mes espérances. Je n’ai pasbesoin de le dire, à ceux du moins qui ont véritablement aimé.

Je suis à ma place favorite, surl’azotea. Il est nuit ; mais on s’en douterait àpeine. Une pleine lune d’automne est au zénith, et se détache surles profondeurs bleues d’un ciel sans nuages. Dans mon payslointain, ce serait la lune des moissons. Ici elle n’éclaire ni lesmoissons ni le logis du moissonneur ; mais cette saison, belledans tous les climats, n’est pas moins charmante dans ces lieuxsauvages et romantiques. La Mission est assise sur un plateau desAndes septentrionales, à plusieurs milliers de pieds au-dessus duniveau de la mer. L’air est vif et sec. On reconnaît son peu dedensité à la netteté des objets qui frappent la vue, à l’aspect desmontagnes que l’on croirait voisines, bien que leur éloignementsoit considérable, à la fermeté des contours qui se détachent surle ciel. Je m’en aperçois encore au peu d’élévation de latempérature, à l’ardeur de mon sang, au jeu facile de mes poumons.Ah ! c’est un pays favorable pour les personnes frappéesd’étisie et de langueur. Si l’on savait cela dans les contréespopuleuses ! L’air, dégagé de vapeurs, est inondé par lalumière pâle de la lune. Mon œil se repose sur des objets curieux,sur des formes de végétation particulières au sol de cette contrée.Leur nouveauté m’intéresse. À la blanche lueur, je vois lesfeuilles lancéolées de l’uyucca, les grandes colonnes du pitahayaet le feuillage dentelé du cactus cochinéal. Des sons flottent dansl’espace ; ce sont les bruits du camp, des hommes et desanimaux ; mais, Dieu merci ! je n’entends qu’unbourdonnement lointain. Une autre voix plus agréable frappe monoreille ; c’est le chant de l’oiseau moqueur, le rossignol dumonde occidental. Il pousse ses notes imitatives du sommet d’unarbre voisin, et remplit l’air d’une douce mélodie. La lune planepar-dessus tout ; je la suis dans sa course élevée. Ellesemble présider aux pensées qui m’occupent, à mon amour ! Quede fois les poètes ont chanté son pouvoir sur cette doucepassion ! Chez eux l’imagination seule parlait : c’étaitune affaire de style ; mais dans tous les temps et dans tousles pays, ce fut et c’est une croyance. D’où vient cettecroyance ? d’où vient la croyance en Dieu ? car cessentiments ont la même source. Cette foi instinctive, sigénéralement répandue, reposerait-elle sur une erreur ? Sepourrait-il que notre esprit ne fût, après tout, que matière,fluide électrique ? Mais, en admettant cela, pourquoi neserait-il pas influencé par la lune ? Pourquoi n’aurait-il passes marées, son flux et son reflux aussi bien que les plaines del’air et celles de l’Océan ?

Couché sur ma couverture et m’abreuvant desrayons de la lune, je m’abandonne à une suite de rêveriessentimentales et philosophiques. J’évoque le souvenir des scènesqui ont dû se passer dans les ruines qui m’environnent ; lesfaits et les méfaits des pères capucins entourés de leurs serfschaussés de sandales. Ce retour au passé n’occupe pas longtemps monesprit. Je traverse rapidement des âges reculés, et ma pensée sereporte sur l’être charmant que j’aime et que j’ai récemmentquitté : Zoé, ma charmante Zoé ! À elle, je pensailongtemps. Pensait-elle à moi dans ce moment ? Souffrait-ellede mon absence ? Aspirait-elle après mon retour ? Sesyeux se remplissaient-ils de larmes quand elle regardait du haut dela terrasse solitaire ? Mon cœur répondait : Oui !battant d’orgueil et de bonheur. Les scènes horribles quej’affrontais pour son salut devaient-elles se terminerbientôt ? De longs jours nous séparaient encore, sans doute.J’aime les aventures ; elles ont fait le charme de toute mavie.

Mais ce qui se passait autour de moi !…Je n’avais pas encore commis de crime ; mais j’avais assistépassif à des crimes, dominé par la nécessité de la situation que jem’étais faite. Ne serais-je pas bientôt entraîné moi-même à tremperdans quelque horrible drame du genre de ceux qui constituaient lavie habituelle des hommes dont j’étais entouré. Dans le programmeque Séguin m’avait développé, je n’avais pas compris les cruautésinutiles dont j’étais forcé d’être le témoin. Il n’était plus tempsde reculer ; il fallait aller en avant, et traverser encored’autres scènes de sang et de brutalité, jusqu’à l’heure où il meserait donné de revoir ma fiancée, et de recevoir comme prix de mesépreuves l’adorable Zoé.

Ma rêverie fut interrompue. J’entendis desvoix et des pas ; on s’approchait de la place où j’étaiscouché. J’aperçus deux hommes engagés dans une conversation animée.Ils ne me voyaient pas, caché que j’étais derrière quelquesfragments de parapet brisé, et dans l’ombre. Quand ils furent plusprès, je reconnus le patois de mon serviteur canadien, et l’on nepouvait pas se tromper à celui de son compagnon. C’était l’accentde Barney, sans aucun doute. Ces dignes garçons, ainsi que je l’aidéjà dit, s’étaient liés comme deux larrons en foire, et ne sequittaient plus. Quelques actes de complaisance avaient attaché lefantassin à son associé, plus fin et plus expérimenté ; – cedernier avait pris l’autre sous son patronage et sous saprotection.

Je fus contrarié de ce dérangement, mais lacuriosité me fit rester immobile et silencieux. Barney parlait aumoment où je commençai à les entendre.

– En vérité, monsieur Gaoudé, je ne donneraispas cette nuit délicieuse pour tout l’or du monde. J’avais remarquéle petit bocal déjà : mais que le diable m’étrangle si j’avaiscru que c’était autre chose que de l’eau claire. Voyez-vousça ! Aurait-on pensé que ce vieux loustic d’Allemand enapporterait un plein bocal et garderait comme ça tout pourlui ! Vous êtes bien sûr que ç’en est ?

– Oui ! oui ! c’est de la bonneliqueur, de l’aguardiente.

– Agouardenty, vous dites ?

– Oui, vraiment, monsieur Barney. Je l’aiflairée plus d’une fois. Ça sent très fort ; c’est fort, c’estbon !

– Mais pourquoi ne l’avez-vous pas prisvous-même ? Vous saviez bien où le docteur fourrait ça, etvous auriez pu l’attraper bien plus facilement que moi.

– Pourquoi, Barney ?

– Parce que, mon ami, je ne veux pas me mettremal avec M. le docteur, il pourrait me soupçonner.

– Je ne vois pas clairement la chose. Il peutvous soupçonner dans tous les cas. Eh bien alors ?

– Oh ! alors, n’importe ! je jureraimes grands dieux que ce n’est pas moi. J’aurai la consciencetranquille.

– Par le ciel ! nous pouvons prendre laliqueur à présent. Voulez-vous, monsieur Gaoudé ; pour moi jene demande pas mieux : c’est dit, n’est-ce pas ?

– Oui, très bien !

– Pour lors, à présent ou jamais ; c’estle bon moment. Le vieux bonhomme est sorti ; je l’ai vu partirmoi-même. La place est bonne ici pour boire. Venez et montrez-moioù il la cache ; et, par saint Patrick, je suis votre hommepour l’attraper !

– Très bien ; allons ! monsieurBarney, allons !

Quelque obscure que cette conversation puisseparaître, je la compris parfaitement. Le naturaliste avait apportéparmi ses bagages un petit bocal d’aguardiente, del’alcool de mezcal, dans le but de conserver quelqueséchantillons rares de la famille des serpents ou des lézards, s’ilavait la chance d’en rencontrer. Je compris donc qu’il nes’agissait de rien moins que d’un complot ayant pour but des’emparer de ce bocal et de vider son contenu.

Mon premier mouvement fut de me lever pourmettre obstacle à leur dessein, et, de plus, administrer un savonsalutaire à mon voyageur ainsi qu’à son compagnon à cheveuxrouges ; mais, après un moment de réflexion, je pensai qu’ilvalait mieux s’y prendre d’une autre façon et les laisser se punireux-mêmes.

Je me rappelais que, quelques jours avantnotre arrivée à l’Ojo de Vaca, le docteur avait pris un serpent dugenre des vipères, deux ou trois sortes de lézards, et une hideusebête baptisée par les chasseurs du nom de grenouille àcornes. Il les avait plongés dans l’alcool pour les conserver.Je l’avais vu faire, et ni mon Français ni l’Irlandais ne sedoutaient de cela. Je résolus donc de les laisser boire une bonnegorgée de l’infusion avant d’intervenir. Je n’attendis paslongtemps. Au bout de peu d’instants, ils remontèrent, et Barneyétait chargé du précieux bocal. Ils s’assirent tout près del’endroit où j’étais couché, puis, débouchant le flacon, ilsremplirent leurs tasses d’étain et commencèrent à goûter. Onn’aurait pas trouvé ailleurs une paire de gaillards plusaltérés ; et d’une seule gorgée, chacun d’eux eut vidé satasse jusqu’au fond.

– Un drôle de goût, ne trouvez-vous pas ?dit Barney après avoir détaché la tasse de ses lèvres.

– Oui, c’est vrai, monsieur.

– Que pensez-vous que ce soit ?

– Je ne sais quoi. Ça sent le… dame le…dame !…

– Le poisson, vous voulez dire ?

– Oui, ça sent comme le poisson : undrôle de bouquet, fichtre !

– Je suppose que les Mexicains mettent quelquechose là dedans pour donner du goût à l’aguardiente. C’estdiablement fort tout de même. Ça ne vaut pas grand’chose et on n’enferait pas grand cas, si on avait à sa portée de la bonne liqueurd’Irlande. Oh ! mère de Moïse ! c’est là une fameuseboisson !

Et l’Irlandais secouait la tête, ajoutantainsi à l’emphase de son admiration pour le whisky de son pays.

– Mais, monsieur Gaoudé, continua-t-il, lewhisky est le whisky, sans aucun doute ; mais, si nous nepouvons avoir de la brioche, ce n’est pas une raison pour dédaignerle pain ; ainsi donc, je vous en demanderai encore uncoup.

Le gaillard tendit sa tasse pour qu’on laremplit de nouveau.

Godé pencha le flacon, et versa une partie deson contenu dans les deux tasses.

Mon Dieu ! qu’est-ce qu’il y a dans matasse ? s’écria-t-il après avoir bu une gorgée.

– Qu’est-ce que c’est ? laissez voir.Ça ! sur mon âme, on dirait d’une bête.

– Sacr-r-r… c’est une vilaine bête du Texas,c’est une grenouille ! C’est donc ça que ça empoisonnait lepoisson. Oh ! o-ouach !

– Oh ! sainte Mère ! il y en a uneautre dans la mienne ! Par le diable ! c’est unscorpion ; un lézard ! Houch ! ouach !ouach !

– Vou-achr ! ha-a-ach ! MonDieu ! ouachr ! ach ! Sacr… ! oachr !ach ! o-oa-a -achr !

– Sacré tonnerre ! Ho-ach ! Le vieuxsatané docteur ! A-ouach !

– Ack ! ackr ! Vierge sainte !ha ! ho ! hohachr ! Poison ! Poison !

Et les deux ivrognes marchèrent avec agitationsur l’azotea, se débarrassant l’estomac, crachant tantqu’ils pouvaient, remplis de terreur, et pensant qu’ils devaientêtre empoisonnés. Je m’étais relevé et riais comme un fou. Meséclats de rire et les exclamations des deux victimes attirèrent unefoule de chasseurs sur la terrasse, et quand ils eurent vu de quoiil s’agissait, les ruines retentirent du fracas de leurs moqueriessauvages. Le docteur, qui était arrivé avec les autres, goûtait peula plaisanterie. Cependant, après une courte recherche, il retrouvases lézards et les remit dans le bocal, qui contenait encore assezd’alcool pour les recouvrir. Il pouvait être tranquille surl’avenir : son flacon était à l’abri des tentatives deschasseurs les plus altérés.

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