Les Chasseurs de chevelures

Chapitre 37ADÈLE.

 

Nous nous dirigeons vers le grand bâtiment,nous l’entourons et nous faisons halte de nouveau. Les vieillardssont toujours sur le toit et garnissent le parapet. Ils sont enproie à la terreur et tremblent comme des enfants.

– Ne craignez rien ; nous venons enamis ! crie Séguin, parlant une langue qui nous est étrangèreet leur faisant des signes.

Sa voix ne peut percer le bruit des crisperçants que l’on entend de tous côtés. Il répète les mêmes mots etrenouvelle ses signes avec plus d’énergie. Les vieillards segroupent au bord du parapet. L’un d’entre eux se distingue aumilieu de tous les autres. Ses cheveux blancs comme la neigetombent jusqu’à sa ceinture. De brillants ornements pendent à sesoreilles et sur sa poitrine. Il est revêtu d’une robe blanche. Il atoute l’apparence d’un chef ; tous les autres lui obéissent.Sur un signe de sa main, les cris cessent. Il se penche au-dessusdu parapet comme pour nous parler.

– Amigos ! amigos !crie-t-il en espagnol.

– Oui, oui, nous sommes des amis, répondSéguin dans la même langue.. Ne craignez rien de nous ! Nousne venons pas pour vous faire du mal.

– Pourquoi nous feriez-vous du mal ? Noussommes en paix avec tous les blancs de l’Est. Nous sommes les filsde Moctezuma. Nous sommes Navajoès. Que voulez-vous denous ?

– Nous venons pour nos parents, vos captivesblanches. Ce sont nos femmes et nos filles.

– Des captives blanches ! vous voustrompez : nous n’avons pas de captives. Celles que vouscherchez sont parmi les Apaches, loin, là-bas, vers le sud.

– Non. Elles sont parmi vous, répond Séguin,j’ai des informations précises et sûres à cet égard. Pas de retard,donc ! Nous avons fait un long voyage pour les retrouver, etnous ne nous en irons pas sans elles.

Le vieillard se tourne vers ses compagnons.Ils parlent à voix basse et échangent des signes. Les figures seretournent du côté de Séguin.

– Croyez-moi, señor chef, dit levieillard, parlant avec emphase, vous avez été mal informé. Nousn’avons pas de captives blanches.

– Pish ! vieux menteur impudent !cria Rubé en sortant de la foule et ôtant son bonnet de peau dechat. Reconnais-tu l’Enfant, le reconnais-tu ?

Le crâne dépouillé se montre aux yeux desIndiens. Un murmure plein d’alarmes se fait entendre parmi eux. Lechef aux cheveux blancs semble déconcerté. Il sait l’histoire decette tête scalpée. De sourds grondements se font entendre aussiparmi les chasseurs. Ils ont vu les femmes blanches en galopantvers la ville. Ce mensonge les irrite, et le bruit menaçant desrifles qu’on arme se fait entendre tout autour de nous.

– Vous avez dit des paroles fausses,vieillard, crie Séguin. Nous savons que vous avez des captivesblanches, rendez-nous-les donc, si vous voulez sauver vostêtes.

– Et vite ! crie Garey, levant son rifleavec un geste menaçant. Plus vite que ça, ou bien je fais sauter lacervelle de ton vieux crâne.

– Patience, amigo, vous verrez nosfemmes blanches ; mais ce ne sont pas des captives. Ce sontnos filles, les enfants de Moctezuma.

L’Indien descend au troisième étage du temple.Il disparaît sous une porte et revient presque aussitôt, amenantavec lui cinq femmes revêtues du costume des Navajoès. Ce sont desfemmes et des jeunes filles et, ainsi qu’on peut le voir au premiercoup d’œil, elles appartiennent à la race hispano-mexicaine.

Mais il y en a parmi nous qui les connaissentplus particulièrement. Trois d’entre elles sont reconnues parautant de chasseurs, et à la vue de ceux-ci, elles se précipitentvers le parapet, tendent leurs bras, et poussent des exclamationsde joie. Les chasseurs les appellent :

– Pepe ! – Rafaela ! –Jesusita ! – entremêlant leurs noms d’expressions detendresse. Ils leur crient de descendre, en leur montrant deséchelles.

– Bajan, niñas, bajan ! aprisa !aprisa ! (Venez en bas, chères filles ; descendezvite, vite !)

Les échelles sont sur les terrasses. Lesjeunes filles ne peuvent les remuer. Leurs maîtres se tiennentauprès d’elles, les sourcils froncés, et silencieux.

– Tendez les échelles ! crie Gareymenaçant de son fusil, tendez les échelles et aidez les jeunesfilles à descendre, ou je fais de l’un de vous un cadavre.

– Les échelles ! les échelles !crient une multitude de voix.

Les Indiens obéissent. Les jeunes fillesdescendent, et, un moment après, tombent dans les bras de leursamis. Deux restaient encore, trois seulement étant descendues.Séguin avait mis pied à terre et les avait examinées toutes lestrois. Aucune d’elles n’était l’objet de sa sollicitude. Il monte àl’échelle, suivi de quelques-uns des hommes. Il s’élance deterrasse en terrasse jusqu’à la troisième, et se porte vivementvers les deux captives. Elles reculent à son approche, et, seméprenant sur ses intentions, poussent des cris de terreur. Séguinles examine d’un regard perçant. Le père interroge ses propresinstincts, sa mémoire confuse. L’une des femmes est tropâgée ; l’autre est affreuse et présente tous les dehors d’uneesclave.

– Mon Dieu ! se pourrait-il !s’écrie-t-il avec un sanglot. Il y avait un signe… Non !non ! cela ne se peut pas ! Il s’élance en avant, saisitla jeune fille par le poignet, mais sans brusquerie, relève lamanche et découvre le bras jusqu’à l’épaule.

– Non ! s’écrie-t-il de nouveau,rien ! Ce n’est pas elle.

Il la quitte et s’élance vers le vieil Indien,qui recule, épouvanté de l’expression terrible de son regard.

– Toutes ne sont pas là ! crie Séguind’une voix de tonnerre ; il y en a d’autres : amène-lesici, vieillard, ou je t’écrase sur la terre.

– Nous n’avons pas ici d’autres femmesblanches, répond l’Indien d’un ton calme et décidé.

– Tu mens ! tu mens ! ta vie m’enrépondra. Ici ! Rubé, viens le confondre.

– Tu mens, vieille canaille ! tes cheveuxblancs ne resteront pas longtemps à leur place, si tu ne l’amènespas bientôt ici. Où est-elle, la jeune reine ?

– Au sud. Et l’Indien indiquait la directiondu midi.

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !s’écrie Séguin, dans sa langue natale, avec l’accent du plusprofond désespoir.

– Ne le croyez pas, cap’n ! J’ai vu biendes Indiens dans ma vie, mais je n’ai jamais vu un menteur pluseffronté que cette vieille vermine. Vous l’avez entendu tout àl’heure à propos des autres filles ?

– C’est vrai, il a menti tout à l’heure ;mais elle !… elle peut être partie.

– Il n’y a pas un mot de vrai dans sesparoles. Il ne sait que mentir. C’est un maître charlatan ; ilne dit que des impostures. La jeune fille est ce qu’ils appellentla reine des mystères. Elle sait beaucoup de choses, et aide cevieux bandit dans toutes ses momeries et dans les sacrifices. Il nese soucie pas de la perdre, elle est ici quelque part, j’en suissûr ; mais elle est cachée, c’est certain.

– Camarades ! crie Séguin se précipitantvers le parapet, prenez des échelles ! fouillez toutes lesmaisons ! faites sortir tout le monde, jeunes et vieux.Conduisez-les au milieu de la plaine. Ne laissez pas un coin sansl’examiner. Ramenez-moi mon enfant.

Les chasseurs s’emparent des échelles. Aveccelles du grand temple, ils sont bientôt en possession des autres.Ils courent de maison en maison et font sortir les habitants, quipoussent des cris d’épouvante. Dans quelques habitations, il y ades hommes, des guerriers traînards, des enfants et desdandys. Ceux qui résistent sont tués, scalpés et jetéspar-dessus les parapets. Les habitants arrivent en foule devant letemple, conduits par les chasseurs : il y a des femmes et desfilles de tous âges. Séguin les examine avec attention ; soncœur est oppressé. À l’arrivée de chaque nouveau groupe, ildécouvre les visages ; c’est en vain ! Plusieurs sontjeunes et jolies, mais brunes comme la feuille qui tombe. On ne l’apas encore trouvée. J’aperçois les trois captives délivrées près deleurs amis mexicains. Elles pourront peut-être indiquer le lieu oùon peut la trouver.

– Interrogez-les ! dis-je tout bas auchef.

– Ah ! vous avez raison. Je n’y pensaispas. Allons, allons !

Nous descendons par les échelles, nous couronsvers les captives. Séguin donne une description rapide de cellequ’il cherche.

– Ce doit être la reine des mystères, ditl’une.

– Oui ! oui ! s’écrie Séguin,tremblant d’anxiété, c’est elle ; c’est la reine desmystères.

– Elle est dans la ville, alors, ajoute uneautre.

– Où ? où ? crie le père hors delui.

– Où ?… où ?… répètent les jeunesfilles s’interrogeant l’une l’autre.

– Je l’ai vue ce matin, il y a peu d’instants,juste avant que vous n’arriviez.

– Je l’ai vu, lui, qui la pressait de rentrer,ajoute une seconde, montrant le vieil Indien. Il l’a cachée.

– Caval ! s’écrie une autre,peut-être dans l’Estufa.

– L’Estufa ? qu’est-ce quec’est ?

C’est l’endroit où brûle le feu sacré, où ilprépare ses médicaments.

– Où est-ce ? Conduisez-moi.

– Ay de mi ! nous ne savons pasle chemin ; c’est un endroit secret oû on brûle lesgens ! Ay de mi !

– Mais, señor, c’est dans le temple,quelque part sous terre. Il le sait bien. Il n’y a quelui qui ait le droit d’y entrer. Ourraï !l’Estufa est un endroit terrible, c’est du moins ce quetout le monde dit.

Une idée vague que sa fille peut être endanger traverse l’esprit de Séguin. Peut-être est-elle morte déjà,ou en proie à quelque terrible agonie. Il est frappé, et nous lesommes comme lui, de l’expression de froide méchanceté qui semontre sur la physionomie du vieux chef-médecin. Il y a dans cettefigure quelque chose de plus que chez les Indiens ordinaires,quelque chose qui indique une détermination entêtée de mourir,plutôt que d’abandonner ce qu’il a mis dans sa tête de conserver.On reconnaît en lui cette ruse démoniaque, caractère distinctif deceux qui, parmi les tribus sauvages, s’élèvent à la position qu’iloccupe. En proie à cette idée, Séguin court vers les échelles,remonte sur le toit, suivi de quelques hommes. Il se jette sur leprêtre imposteur, le saisit par ses longs cheveux.

– Conduis-moi vers elle ! crie-t-il d’unevoix de tonnerre, conduis-moi vers cette reine, la reine desmystères ! Elle est ma fille !

– Votre fille ! la reine desmystères ! répond l’Indien tremblant pour sa vie, maisrésistant encore à la menace. Non, homme blanc, non, elle n’est pasvotre fille, la reine est des nôtres. C’est la fille duSoleil ; c’est l’enfant d’un chef des Navajoès !

– Ne me tente pas davantage, vieillard, ne metente pas, te dis-je. Écoute : si on a touché à un de sescheveux, tous payeront pour elle. Je ne laisserai pas un êtrevivant dans ta ville. Marche ! conduis-moi àl’Estufa.

– À l’Estufa ! àl’Estufa ! – crient les chasseurs.

Des mains vigoureuses empoignent l’Indien parses vêtements et ‘accrochent à ses cheveux. On brandit à ses yeuxles couteaux déjà rouges de sang ; on l’entraîne du toit et onlui fait descendre les échelles. Il n’oppose plus aucunerésistance, car il voit que toute hésitation sera désormais lesignal de sa mort. Moitié traîné, moitié dirigeant la marche, ilatteint le rez-de-chaussée du temple. Il pénètre dans un passagemasqué par des peaux de buffalos. Séguin le suit, ne lequitte pas de l’œil et ne le lâche pas de la main. Nous marchons enfoule derrière, sur les talons les uns des autres. Nous traversonsdes couloirs sombres, qui descendent et forment un labyrintheinextricable. Nous arrivons dans une large pièce faiblementéclairée. Des images fantastiques frappent nos yeux, mystiquessymboles d’une horrible religion. Les murs sont couverts de formeshideuses et de peaux de bêtes sauvages. Nous voyons la tête férocede l’ours gris ; celles du buffalo blanc, ducarcajou, de la panthère, et du loup toujours affamé. Nousreconnaissons les cornes et le frontal de l’élan, du cimmaron, dubuffle farouche. Çà et là sont des figures d’idoles, de formesgrotesques et monstrueuses, grossièrement sculptées, en bois ou enpierre rouge du désert. Une lampe jette une faible lumière ;et sur un brasero, placé à peu près au milieu de la pièce,brille une petite flamme bleuâtre. C’est le feu sacré : le feuqui, depuis des siècles, brûle en l’honneur du dieuQuetzalcoatl ! Nous ne nous arrêtons pas à examiner tous cesobjets. Nous courons dans toutes les directions, renversant lesidoles et arrachant les peaux sacrées. D’énormes serpents rampentsur le sol et s’enroulent autour de nos pieds. Ils ont ététroublés, effrayés par cette invasion inaccoutumée. Nous aussi noussommes épouvantés, car nous entendons la terrible crécelle de laqueue du crotale ! Les chasseurs sautent par-dessus, et lesfrappent de la crosse de leurs fusils ; ils en écrasent ungrand nombre sur le pavé. Tout est cris et confusion. Lesexhalaisons du charbon nous asphyxient ; nous étouffons. Oùest Séguin ? Par où est-il passé ?

Écoutez ! des cris ! c’est la voixd’une femme ! Des voix d’hommes s’y mêlent aussi. Nous nousprécipitons vers le point d’où partent ces cris. Nous écartonsviolemment les cloisons de peaux accrochées. Nous apercevons notrechef. Il tient une femme entre ses bras ; une jeune fille, unebelle jeune fille couverte d’or et de plumes brillantes. Elle crieet se débat pour lui échapper, au moment où nous entrons. Il latient avec force et a relevé la manche de peau de faon de satunique. Il examine son bras gauche, qu’il serre contre sapoitrine.

– C’est elle ! c’est elle !s’écrie-t-il d’une voix tremblante d’émotion. Oh ! mon Dieu,c’est elle ! Adèle, Adèle ! ne me reconnais-tu pas, moi,ton père ?

Elle continue à crier. Elle le repousse, tendles bras à l’Indien, et l’appelle à son secours ! Le père luiparle avec toute l’énergie de la tendresse la plus ardente. Elle nel’écoute pas. Elle détourne son visage et se traîne avec effortjusqu’aux pieds du prêtre, dont elle embrasse les genoux.

– Elle ne me connaît pas ! Oh !Dieu ! mon enfant ! ma fille !

Séguin lui parle encore dans la langue desIndiens, et avec l’accent de la prière.

– Adèle ! Adèle ! je suis tonpère !

– Vous ! qui êtes-vous ? desblancs ! nos ennemis ! Ne me touchez pas ! hommesblancs ! arrière !

– Chère, chère Adèle ; ne me repoussepas, moi, ton père ! Te rappelles-tu….

– Mon père !… mon père était un grandchef. Il est mort. Voici mon père : le Soleil est mon père. Jesuis la fille de Moctezuma ! je suis la reine desNavajoès.

En disant ces mots, un changement s’opère enelle. Elle ne rampe plus. Elle se relève sur ses pieds. Ses crisont cessé, et elle se tient dans une attitude fière etindignée.

– Oh ! Adèle, continue Séguin de plus enplus pressant, regarde-moi ! ne te rappelles-tu pas ?Regarde ma figure ! Oh ! Mon Dieu ! ici !regarde ! regarde ceci, voilà ta mère. Adèle !regarde ; c’est son portrait ; ton ange de mère !Regarde-le ! regarde, oh ! Adèle !

Séguin, tout en parlant, tire une miniature deson sein et la place sous les yeux de sa fille. Cet objet attireson attention. Elle le regarde, mais sans manifester aucunsouvenir. Sa curiosité seule est excitée. Elle semble frappée desaccents énergiques mais suppliants de son père. Elle le considèreavec étonnement. Puis, elle le repousse de nouveau. Il est évidentqu’elle ne le reconnaît pas. Elle a perdu le souvenir de son pèreet de tous les siens. Elle a oublié la langue de son enfance ;parents, Famille, elle a tout oublié !

Je ne puis retenir mes larmes en regardant lafigure de mon malheureux ami. Semblable à un homme atteint d’uneblessure mortelle, mais encore vivant, il se tenait debout, aumilieu du groupe, silencieux et écrasé de douleur. Sa tête étaitretombée sur sa poitrine ; le sang avait abandonné sesjoues ; son œil errait avec une expression d’imbécillitédouloureuse à contempler. Je me faisais facilement une idée duterrible conflit qui s’agitait dans son sein. Il ne fit plus aucuneffort pour persuader sa fille. Il n’essaya pas davantaged’approcher d’elle ; mais il garda pendant quelque temps lamême attitude, sans proférer un mot.

– Emmenez-la ! murmura-t-il enfin d’unevoix rauque et entrecoupée ; emmenez-la ! Peut-être, siDieu le permet, elle se rappellera un jour.

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