Les Chasseurs de chevelures

Chapitre 39COMBAT DANS LE DÉFILÉ.

 

Arrivés au bois, nous suivîmes le chemin desIndiens, en remontant le courant. Nous allions aussi vite quel’atajo le permettait. Après une course de cinq milles,nous atteignîmes l’extrémité orientale de la vallée. Là les sierrasse rapprochent, entrent dans la rivière et forment uncañon. C’est une porte gigantesque semblable à celle quenous avions traversée en entrant dans la vallée par l’ouest, etd’un aspect plus effrayant encore. Il n’y avait de route ni d’uncôté ni de l’autre de la rivière ; en cela ce cañondifférait du premier. La vallée était encaissée par des rochers àpic, et il n’y avait pas d’autre chemin que le lit même de larivière. Celle-ci était peu profonde ; mais dans les momentsde grandes eaux, elle se transformait en torrent, et alors lavallée devenait inaccessible par l’est. Cela arrivait rarement dansces régions sans pluies.

Nous pénétrâmes dans le cañon sansnous arrêter, galopant sur les cailloux, contournant les rochesénormes qui gisaient au milieu. Au-dessus de nous s’élevaient àplus de mille pieds de hauteur, des rochers menaçants qui, parfois,s’avançaient jusqu’au-dessus du courant ; des pins noueux, quiavaient pris racine dans les fentes, pendaient en dessous ;des masses informes de cactus et de mezcals grimpaient lelong des fissures, et ajoutaient à l’aspect sauvage du site parleur feuillage sombre, mais pittoresque. L’ombre projetée desroches surplombantes rendait le défilé très sombre. L’obscuritéétait augmentée encore par les nuages orageux qui descendaientjusqu’au-dessous des cimes. De temps en temps, un éclair déchiraitla nue et se réfléchissait dans l’eau à nos pieds. Les coups detonnerre, brefs, secs, retentissaient dans la ravine, mais il nepleuvait pas encore. Nous avancions en toute hâte à travers l’eaupeu profonde, suivant notre guide. Quelques endroits n’étaient passans dangers, car le courant avait une très grande force aux anglesdes rochers, et son impétuosité faisait perdre pied à noschevaux ; mais nous n’avions pas le choix de la route, et noustraversions pressant nos animaux de la voix et de l’éperon. Aprèsavoir marché ainsi pendant plusieurs centaines de yards, nousatteignîmes l’entrée du cañon et gravîmes les bords.

– Maintenant, cap’n, cria le guide, retenantles rênes, et montrant l’entrée, voilà la place où nous devonsfaire halte. Nous pouvons les retenir ici assez longtemps pour lesdégoûter du passage : voilà ce que nous pouvons faire.

– Vous êtes sûr qu’il n’y a point d’autrepassage que celui-ci pour sortir ?

– Pas même un trou à faire passer unchat ; à moins qu’ils ne fassent le tour par l’autrebout ; et ça leur prendrait, pour sûr, au moins deuxjours.

– Il faut défendre ce passage, alors. Pied àterre, compagnons ! Placez-vous derrière les rochers.

– Si vous voulez m’en croire, cap’n, vousenverrez les mules et les femmes en avant avec un détachement pourles garder ; ça ne galope pas bien, ces bêtes-là. Et il faudrase démener de la tête et de la queue quand nous aurons à déguerpird’ici ; s’ils partent maintenant nous les rattraperonsaisément de l’autre côté sur la prairie.

– Vous avez raison, Rubé ; nous nepourrons pas tenir bien longtemps ici : nos munitionss’épuiseront. Il faut qu’ils aillent en avant. Cette montagneest-elle dans la direction de notre route, pensez-vous ?

Séguin, en disant cela, montrait un piccouvert de neiges, qui dominait la plaine au loin à l’est.

– Le chemin que nous devons suivre pour gagnerla vieille Mine passe tout auprès, cap’n. Au sud-est de cetteneige, il y a un passage ; c’est par là que je me suissauvé.

– Très bien ; le détachement se dirigerasur cette montagne. Je vais donner l’ordre du départ tout desuite.

Vingt hommes environ, ceux qui avaient lesplus mauvais chevaux, furent choisis dans la troupe. On leur confiala garde de l’atajo et des captifs, et ils se dirigèrentimmédiatement vers la montagne neigeuse. El-Sol s’en alla avec cedétachement, se chargeant particulièrement de veiller sur Dacoma etsur la fille de notre chef. Nous autres tous, nous nous préparâmesà défendre le défilé. Les chevaux furent attachés dans une gorge,et nous primes position de manière à commander l’embouchure ducañon avec nos fusils. Nous attendions en silencel’approche de l’ennemi.

Nous n’avions encore entendu aucun cri deguerre ; mais nous savions que ceux qui nous poursuivaient nedevaient pas être loin, et, agenouillés derrière les rochers, noustendions nos regards à travers les ténèbres de la sombre ravine. Ilest difficile de donner avec la plume une idée plus exacte de notreposition. Le lieu que nous avions choisi pour établir notre lignede défense était unique dans sa disposition, et il n’est pas aiséde le décrire. Cependant je ne puis me dispenser de faire connaîtrequelques-uns des caractères particuliers du site, pourl’intelligence de ce qui va suivre.

La rivière, après avoir décrit de nombreuxdétours en suivant un canal sinueux et peu profond, entrait dans lecañon par une vaste ouverture semblable à une porte bordéede deux piliers gigantesques. L’un de ces piliers était formé parl’extrémité escarpée de la chaîne granitique ; l’autre étaitune masse détachée de roches stratifiées. Après cette ouverture, lecanal s’élargissait jusqu’à environ cent yards ; son lit étaitsemé de roches énormes et de monceaux d’arbres à demi submergés. Unpeu plus loin, les montagnes se rapprochaient si près, que deuxcavaliers de front, pouvaient à peine passer ; plus loin, lecanal s’élargissait de nouveau, et le lit de la rivière étaitencore rempli de rochers, énormes fragments qui s’étaient détachésdes montagnes et avaient roulé là. La place que nous avions choisieétait au milieu des rochers et des troncs d’arbres, en dedans ducañon, et au-dessous de la grande ouverture qui en fermaitl’entrée en venant du dehors. La nécessité nous avait fait prendrecette position ; c’était la seule où la rive présentât unepente et un chemin en communication avec le pays ouvert, par où nosennemis pouvaient nous prendre en flanc si nous les laissionsarriver jusque-là. Il fallait, à tout prix, empêcher cela ;nous nous plaçâmes donc de manière à défendre l’étroit passage quiformait le second étranglement du canal. Nous savions que, au delàde ce point, les rochers à pic arrivaient des deux côtés jusquedans l’eau, et qu’il était impossible de les gravir. Si nouspouvions leur interdire l’accès du bord incliné, il ne leur seraitpas possible d’avancer plus loin. Ils n’auraient plus dès lorsd’autre ressource que de nous prendre en flanc, en retournant parla vallée et en faisant le tour par le défilé de l’ouest, ce quinécessitait une course de cinquante milles au moins. En tout cas,nous pouvions les tenir en échec jusqu’à ce que l’atajoeût gagné une bonne avance ; et alors, montant à cheval,forcer de vitesse pour les rattraper pendant la nuit. Nous savionsbien qu’il nous faudrait, à la fin, abandonner la défense, faute demunitions, et nous n’en avions pas pour bien longtemps.

Au commandement de notre chef, nous nousétions jetés au milieu des rochers. Le tonnerre grondait au-dessusde nos têtes et le bruit se répercutait dans le cañon. Denoirs nuages roulaient sur le précipice, déchirés de temps en tempspar les éclairs. De larges gouttes commençaient à tomber sur lespierres. Comme Séguin me l’avait dit, la pluie, le tonnerre et leséclairs sont des phénomènes rares dans ces régions ; mais,lorsqu’ils s’y produisent, c’est avec la violence qui caractériseles tempêtes des tropiques. Les éléments, sortant de leurtranquillité ordinaire, se livrent à de terribles batailles.L’électricité longtemps amassée, rompt son équilibre, semblevouloir tout ravager et substituer un nouveau chaos aux harmoniesde la nature. L’œil du géognosiste, en observant les traits decette terre élevée, ne peut se tromper sur les caractères de sesvariations atmosphériques. Les effrayants cañons, lesprofondes ravines, les rives irrégulières des cours d’eau, leurslits creusés à pic, tout démontre que c’est un pays à inondationssubites. Au loin, à l’est, en amont de la rivière, nous voyions letempête déchaînée dans toute sa fureur. Les montagnes, de ce côté,étaient complètement voilées ; d’épais nuages de pluie lescouvraient, et nous entendions le bruit sourd de l’eau tombant àflots. Nous ne pouvions manquer d’être bientôt atteints.

– Qu’est-ce qui les arrête donc ? demandaune voix.

Ceux qui nous poursuivaient avaient eu letemps d’arriver. Ce retard était inexplicable.

– Dieu seul le sait ! répondit un autre.Je suppose qu’ils ont fait halte à la ville pour se badigeonner àneuf.

– Eh bien, leurs peintures seront lavées,c’est sûr. Prenez garde à vos amorces, vous autres,entendez-vous ?

– Par le diable ! il va en tomber une,d’ondée !

– C’est ce qu’il nous faut, garçons !Hourra pour la pluie ! cria le vieux Rubé.

– Pourquoi ? Est-ce que tu éprouves lebesoin d’être trempé, vieux fourreau de cuir ?

– C’est justement ce que l’Enfant désire.

– Eh bien, pas moi. Je voudrais bien savoirquel tant besoin tu as d’être mouillé. Est-ce que tu veux mettre tavieille carcasse à la lessive ?

– S’il pleut pendant deux heures, voyez-vous,continua Rubé sans prendre garde à cette plaisanterie, nousn’aurons plus besoin de rester ici, voyez-vous !

– Et pourquoi cela, Rubé ? demanda Séguinavec intérêt.

– Pourquoi, cap’n ? répondit leguide : J’ai vu un orage faire de cette gorge un endroit danslequel ni vous ni personne n’auriez voulu vous aventurer.Hourra ! le voici qui vient pour sûr, le voici !hourra !

Comme le trappeur prononçait ces derniersmots, un gros nuage noir arrivait de l’est en roulant etenveloppait de ses replis gigantesques tout le défilé ; leséclairs déchiraient ses flancs et le tonnerre retentissait avecviolence. La pluie, dès lors, se mit à tomber, non pas en gouttes,mais selon les vœux du chasseur, à pleins torrents. Les hommess’empressèrent de couvrir les batteries de leurs fusils avec le pande leurs blouses, et restèrent silencieux sous les assauts de latempête. Un autre bruit, que nous entendîmes entre les piliers,attira notre attention. Ce bruit ressemblait à celui d’un train devoitures passant sur une route de gravier. C’était le piétinementdes chevaux sur le lit de galets du cañon. Les Navajoèsapprochaient. Tout à coup le bruit cessa. Ils avaient fait halte.Dans quel dessein ? Sans doute pour reconnaître. Cettehypothèse se vérifia : peu d’instants après, quelque chose derouge se montra au-dessus d’une roche éloignée. C’était le frontd’un Indien, recouvert de sa couche de vermillon. Il était hors deportée du fusil, et les chasseurs le suivirent de l’œil sansbouger. Bientôt un autre parut, puis un autre, puis, enfin, ungrand nombre de formes noires se glissèrent de roche en roche,s’avançant ainsi à travers le cañon. Ils avaient mis piedà terre et s’approchaient silencieusement.

Nos figures étaient cachées par le varech quicouvrait les rochers, et les Indiens ne nous avaient pas encoreaperçus. Il était évident qu’ils étaient dans le doute sur laquestion de savoir si nous avions marché en avant, et leuravant-garde poussait une reconnaissance. En peu de temps, le plusavancé, tantôt sautant, tantôt courant, était arrivé à la place oùle cañon se resserrait le plus. Il y avait un gros rocherprès de ce point, et le haut de la tête de l’Indien se montra uninstant au-dessus. Au même moment, une demi-douzaine de coups defeu partirent : la tête disparut, et, l’instant d’après, nousvîmes le bras brun du sauvage étendu la paume en l’air. Lesmessagers de mort étaient allés à leur adresse. Nos ennemis avaientdès lors, en perdant un des leurs, il est vrai, acquis la certitudede notre présence et découvert notre position. L’avant-garde battiten retraite avec les mêmes précautions qu’elle avait prises pours’avancer. Les hommes qui avaient tiré rechargèrent leurs armes, etse remettant à genoux, se tinrent l’œil en arrêt et le fusil armé.Un long intervalle de temps s’écoula avant que nous entendissionsrien du côté de l’ennemi, qui, sans doute, était en train dedébattre un plan d’attaque. Il n’y avait pour eux qu’un moyen devenir à bout de nous, c’était d’exécuter une charge par lecañon, et de nous attaquer corps à corps. En faisantainsi, ils avaient la chance de n’essuyer que la première déchargeet d’arriver sur nous avant que nous eussions le temps de rechargernos armes. Comme ils avaient de beaucoup l’avantage du nombre, illeur deviendrait facile de gagner la bataille au moyen de leurslongues lances.

Nous comprenions fort bien tout cela, maisnous savions aussi qu’une première décharge, quand elle est biendirigée, a pour effet certain d’arrêter court une troupe d’Indiens,et nous comptions là-dessus pour notre salut. Nous étions convenusde tirer par pelotons, afin de nous ménager une seconde volée siles Indiens ne battaient pas en retraite à la première. Pendantprès d’une heure, les chasseurs restèrent accroupis sous une pluiebattante, ne s’occupant que de tenir à l’abri les batteries deleurs fusils. L’eau commençait à couler en ruisseaux plus rapidesentre les galets et à tourbillonner autour des roches. Elleremplissait le large canal dans lequel nous étions et nous montaitjusqu’à la cheville. Au-dessus et au-dessous, le courant resserrédans les étranglements du canal courait avec une impétuositécroissante. Le soleil s’était couché, ou du moins avait disparu, etla ravine où nous nous trouvions était complètement obscure. Nousattendions avec impatience que l’ennemi se montrât de nouveau.

– Ils sont peut-être partis pour faire letour ? suggéra un des hommes.

– Non ! ils attendront jusqu’à lanuit ; alors seulement ils attaqueront.

– Laissez-les attendre, alors, si ça leurplaît, murmura Rubé. Encore une demi-heure et ça ira bien ; ouc’est que l’Enfant ne comprend plus rien aux apparences dutemps.

– St ! st ! firent plusieurs hommes,les voici ! ils viennent !

Tous les regards se tendirent vers le passage.Des formes noires, en foule, se montraient à distance, remplissanttout le lit de la rivière. C’étaient les Indiens à cheval. Nouscomprîmes qu’ils voulaient exécuter une charge. Leurs mouvementsnous confirmèrent dans cette idée. Ils s’étaient formés en deuxcorps, et tenaient leurs arcs prêts à lancer une grêle de flèchesau moment où ils prendraient le galop.

– Garde à vous, garçons ! cria Rubé,voilà le moment de bien se tenir ; attention à viser juste, età taper dur, entendez-vous !

Le trappeur n’avait pas achevé de parler qu’unhurlement terrible éclata, poussé par deux cents voix réunies.C’était le cri de guerre des Navajoès. À ces cris menaçants, leschasseurs répondirent par de retentissantes acclamations, au milieudesquelles se faisaient entendre les sauvages hurlements de leursalliés Delawares et Shawnies. Les Indiens s’arrêtèrent un momentderrière l’étranglement du cañon, jusqu’à ce que ceux quiétaient en arrière les eussent rejoints. Puis, poussant de nouveauleur cri de guerre, ils se précipitèrent en avant vers l’étroiteouverture. Leur charge fut si soudaine, que plusieurs l’avaientdépassée avant qu’un coup de feu eût été tiré. Puis on entendit lebruit des coups de fusil, la pétarade des rifles et les détonationsplus fortes des tromblons espagnols, mêlés aux sifflements desflèches indiennes. Les clameurs d’encouragement et de défi secroisaient ; au milieu du bruit l’on distinguait les sourdesimprécations de ceux qu’avait atteints la balle ou la flècheempoisonnée.

Plusieurs Indiens étaient tombés à notrepremière volée, d’autres s’étaient avancés jusqu’au lieu de notreembuscade et nous lançaient leurs flèches à la figure. Mais tousnos fusils n’étaient pas déchargés, et à chaque détonationnouvelle, nous voyions tomber de sa selle un de nos audacieuxennemis. Le gros de la troupe, retourné derrière les rochers, sereformait pour une nouvelle charge. C’était le moment le plusdangereux. Nos fusils étaient vides ; nous ne pouvions plusles empêcher de forcer le passage et d’arriver jusqu’à la plaineouverte. Je vis Séguin tirer son pistolet et se porter en avant,invitant tous ceux qui avaient une arme semblable à suivre sonexemple. Nous nous précipitâmes sur les traces de notre chefjusqu’à l’embouchure du cañon, et là nous attendîmes lacharge. Notre attente ne fut pas longue ; l’ennemi, exaspérépar toutes sortes de raisons, était décidé à nous exterminer coûteque coûte. Nous entendîmes encore le terrible cri de guerre, etpendant qu’il résonnait, répercuté par mille échos, les sauvagess’élancèrent au galop vers l’ouverture.

– Maintenant, à nous ! cria une voix.Feu ! hourra !

La détonation des cinquante pistolets n’en fitqu’une. Les chevaux qui étaient en avant reculèrent et s’abattirenten arrière, se débattant des quatre pieds dans l’étroit passage.Ils tombèrent tous à la fois, et barrèrent entièrement le chenal.D’autres cavaliers arrivaient derrière excitant leurs montures.Plusieurs furent renversés sur les corps amoncelés. Leurs chevauxse relevaient pour retomber encore, foulant aux pieds les morts etles vivants. Quelques-uns parvinrent à se frayer un passage et nousattaquèrent avec leurs lances. Nous les repoussâmes à coups decrosses et en vînmes aux mains avec les couteaux et les tomahawks.Le courant refoulé par le barrage des cadavres d’hommes et dechevaux, se brisait en écumant contre les rochers. Nous nousbattions dans l’eau jusqu’aux cuisses. Le tonnerre grondait sur nostêtes, et nous étions aveuglés par les éclairs. Il semblait que leséléments prissent part au combat. Les cris continuaient plussauvages et plus furieux que jamais. Les jurements sortaient desbouches écumantes, et les hommes s’étouffaient dans desembrassements qui ne se terminaient que par la mort d’un descombattants. Mais l’eau, en montant, soulevait les corps deschevaux qui, jusque-là, avaient obstrué le passage, et lesentraînait au-delà de l’ouverture. Toutes les forces des Indiensallaient nous écraser. Grand Dieu ! ils se réunissent pour unenouvelle charge, et nos fusils sont vides !

À ce moment un nouveau bruit frappe nosoreilles. Ce ne sont pas les cris des hommes, ce ne sont pas lesdétonations des armes à feu ; ce ne sont pas les éclats dutonnerre. C’est le mugissement terrible du torrent. Un cri d’alarmese fait entendre derrière nous. Une voix nous appelle : Fuyez,sur votre vie ! Au rivage ! au rivage ! Je meretourne : je vois mes compagnons se précipiter vers la penteabordable, en poussant des cris de terreur. Au même instant, mesyeux sont attirés par une masse qui s’approche. À moins de vingtyards de la place où je suis, et entrant dans le cañon, jevois une montagne noire et écumante : c’est l’eau, portant surla crête de ses vagues des arbres déracinés et des branchestordues. Il semble que les portes de quelque écluse gigantesque ontété brusquement ouvertes, et que le premier flot s’en échappe. Aumoment où mes yeux l’aperçoivent, elle se heurte contre les piliersde l’entrée du cañon avec un bruit semblable à celui dutonnerre ; puis recule en mugissant et s’élève à une hauteurde vingt pieds. Un instant après, l’eau se précipite à traversl’ouverture. J’entends les cris d’épouvante des Indiens qui fontfaire volte-face à leurs chevaux et prennent la fuite. Je coursvers le bord, à la suite de mes compagnons. Je suis arrêté par leflot qui me monte déjà jusqu’aux cuisses ; mais, par un effortdésespéré, je plonge et fends la vague, jusqu’à ce que j’aieatteint un lieu de sûreté. À peine suis-je parvenu à grimper sur larive que le torrent passe, roulant, sifflant et bouillonnant. Jem’arrête pour le regarder. D’où je suis, je puis apercevoir laravine dans presque toute sa longueur. Les Indiens fuient au grandgalop, et je vois les queues des derniers chevaux disparaître àl’angle du rocher. Les corps des morts et des blessés gisent encoredans le chenal. Il y a parmi eux des chasseurs et des Indiens. Lesblessés poussent des clameurs terribles en voyant le flot quis’avance. Nos camarades nous appellent à leur secours. Mais nous nepouvons rien faire pour les sauver ! Le courant les saisitdans son irrésistible tourbillon ; ils sont enlevés comme desplumes, et emportés avec la rapidité d’un boulet de canon.

– Il y a trois bons compagnons de moins !Wagh !

– Qui sont-ils ? demande Séguin ;les hommes regardent autour d’eux avec anxiété.

– Il y a un Delaware et le gros Jim Harris.puis…

– Quel est le troisième qui manque ?Personne ne peut-il me le dire ?

– Je crois, capitaine, que c’est Kirker.

– C’est Kirker, par l’Éternel ! Je l’aivu tomber, wagh ! Ils auront son scalp, c’estcertain.

– S’ils peuvent le repêcher, ça ne fait pas dedoute.

– Ils auront à en repêcher plus d’un desleurs, j’ose le dire. C’est un furieux coup de marée, sacr… !Je les ai bien vus courir comme le tonnerre ; mais l’eau courtvite et ces moricauds passeront un mauvais quart d’heure si elleleur arrive sur le corps avant qu’ils aient gagné l’autrebout !

Pendant que le trappeur parlait, les corps deses camarades qui se débattaient encore au milieu du flot, étaientemportés à un détour du cañon et tourbillonnaient hors denotre vue. Le chenal était alors rempli par l’eau écumante etjaunâtre qui battait les flancs du rocher et se précipitait enavant. Nous étions pour le moment hors de danger. Le cañonétait devenu impraticable, et après avoir considéré quelquesinstants le torrent, en proie, pour la plupart, à une profondeangoisse, nous fîmes volte-face et gagnâmes l’endroit où nousavions laissé nos chevaux.

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