Les Chasseurs de chevelures

Chapitre 45BATAILLE ENTRE QUATRE MURS.

 

Ce qui venait de se passer n’avait point rendumeilleures les dispositions des deux partis, notamment celles deschasseurs. Les Indiens triomphaient, mais ils ne se relâchaient enrien de leurs prétentions déraisonnables. Ils revinrent sur leuroffre primitive ; pour celles de nos captives qui avaientl’âge de femme, ils consentaient à échanger tête contre tête ;pour Dacoma, ils offraient deux prisonniers ; mais pour lereste, ils exigeaient deux contre un. De cette manière, nous nepouvions délivrer que douze des femmes mexicaines environ ;mais voyant qu’ils étaient décidés à ne pas faire plus, Séguinconsentit enfin à cet arrangement, pourvu que le choix nous fûtaccordé parmi les prisonniers que nous voulions délivrer. Nousfûmes aussi indignés que surpris en voyant cette demande rejetée.Il nous était impossible de douter, désormais, du résultat de lanégociation.

L’air était chargé d’électricité furieuse. Lahaine s’allumait sur toutes les figures, la vengeance éclatait danstous les regards. Les Indiens nous regardaient du coin de l’œild’un air moqueur et menaçant. Ils paraissaient triomphants,convaincus qu’ils étaient de leur supériorité. De l’autre côté, leschasseurs frémissaient sous le coup d’une indignation doublée parle dépit. Jamais ils n’avaient été ainsi bravés par des Indiens.Habitués toute leur vie, moitié par fanfaronnade, moitié parexpérience, à regarder les hommes rouges comme inférieurs à eux enadresse et en courage, ils ne pouvaient souffrir de se voir ainsiexposés à leurs bravades insultantes. C’était cette rage furieusequ’éprouve un supérieur contre l’inférieur qui lui résiste, un lordcontre un serf, le maître contre son esclave qui se révolte sous lefouet et s’attaque à lui. Tout cela s’ajoutait à leur hainetraditionnelle pour les Indiens.

Je jetai un regard sur eux. Jamais figures nefurent animées d’une telle expression. Leurs lèvres blanchesétaient serrées contre leurs dents ; leurs joues pâles, leursyeux démesurément ouverts, semblaient sortir de leurs orbites. Onne voyait sur leurs visages d’autre mouvement que celui de lacontraction des muscles. Leurs mains plongées sous leurs blouses, àdemi-ouvertes sur la poitrine, serraient la poignée de leursarmes ; ils semblaient être, non pas assis, mais accroupiscomme la panthère qui va s’élancer sur sa proie. Il y eut un momentde silence des deux côtés. Un cri se fit entendre, venant dudehors : le cri d’un aigle de guerre.

Nous n’y aurions sans doute pas faitattention, car nous savions que ces oiseaux étaient très communsdans les Mimbres, et l’un d’eux pouvait se trouver au-dessus de laravine ; mais il nous sembla que ce cri faisait une certaineimpression sur nos adversaires. Ceux-ci n’étaient point hommes àlaisser percer une émotion soudaine ; mais leurs regards nousparurent prendre une expression plus hautaine et plus triomphanteencore. Était-ce donc un signal ? Nous prêtâmes l’oreille unmoment. Le cri fut répété, et quoiqu’il ressemblât, à s’y méprendreà celui de l’oiseau que nous connaissions tous très bien (l’aigle àtête blanche), nous n’en restâmes pas moins frappés d’appréhensionssérieuses. Le jeune chef costumé en hussard s’était levé. C’étaitlui qui s’était montré le plus violent et le plus exigeant de tousnos ennemis. Homme d’un fort vilain caractère et de mœurs trèsdépravées, d’après ce que nous avait dit Rubé, il n’en jouissaitpas moins d’un grand crédit parmi les guerriers. C’est lui quiavait refusé la proposition de Séguin, et il se disposait à déduireles raisons de ce refus. Nous les connaissions bien sans qu’il eûtbesoin de nous les dire.

– Pourquoi ? s’écria-t-il en regardantSéguin, pourquoi le chef-pâle est-il si désireux de choisir parminos captives ? Voudrait-il par hasard, reprendre la jeunefille aux cheveux d’or ?

Il s’arrêta un moment comme pour attendre uneréponse, mais Séguin garda le silence.

– Si le chef pâle croit que notre reine est safille, pourquoi ne consentirait-il pas à ce qu’elle fût accompagnéepar sa sœur, qui viendrait avec elle dans notre pays ?

Il fit une pause, mais Séguin se tut commeauparavant. L’orateur continua.

– Pourquoi la jeune fille aux cheveux d’or neresterait-t-elle pas parmi nous et ne deviendrait-elle pas mafemme ? Que suis-je, moi qui parle ainsi ? Un chef parmiles Navajoès, parmi les descendants du grand Moctezuma, le fils deleur roi !

Le sauvage promena autour de lui un regardsuperbe en disant ces mots.

– Qui est-elle ? continua-t-il, celle queje prendrais ainsi pour épouse ? La fille d’un homme qui n’estpas même respecté parmi les siens ; la fille d’unculatta[19]…

Je regardai Séguin. Son corps semblaitgrandir ; les veines de son cou se gonflaient ; ses yeuxbrillaient de ce feu sauvage que j’avais déjà eu occasion deremarquer chez lui. La crise approchait. Le cri de l’aigle retentitencore.

– Mais non ! continua le sauvage, quisemblait puiser une nouvelle audace dans ce signal. Je n’en diraipas plus. J’aime la jeune fille ; elle sera à moi ! etcette nuit même elle dormira sous m….

Il ne termina pas sa phrase. La balle deSéguin l’avait frappé au milieu du front. Je vis la tache ronde etrouge avec le cercle bleu de la poudre, et la victime tomba enavant. Tous au même instant, nous fûmes sur pied. Indiens etchasseurs s’étaient levés comme un seul homme. On n’entendit qu’unseul cri de vengeance et de défi sortant de toutes les poitrines.Les tomahawks, les couteaux et les pistolets furent tirés en mêmetemps. Une seconde après, nous nous battions corps à corps.

Oh ! ce fut un effroyable vacarme ;les coups de pistolets, les éclairs des couteaux, le sifflement destomahawks dans l’air, formaient une épouvantable mêlée. Ilsemblerait qu’au premier choc les deux rangs eussent dû êtreabattus. Il n’en fut pas ainsi. Dans un semblable combat, si lespremiers coups sont terribles, ils sont habituellement parés, et lavie humaine est chose difficile à prendre, surtout quand il s’agitde la vie d’hommes comme ceux qui étaient là. Peu tombèrent.Quelques-uns sortirent de la mêlée blessés et couverts de sang,mais pour reprendre immédiatement part au combat. Plusieurss’étaient saisis corps à corps ; des couples s’étreignaient,qui ne devaient se lâcher que quand l’un des deux serait mort.D’autres se dirigeaient vers la porte dans l’intention de combattreen plein air : le nombre fut petit de ceux qui parvinrent àsortir ; sous le poids de la foule, la porte se ferma, et futbientôt barrée par des cadavres. Nous nous battions dans lesténèbres. Mais il y faisait assez clair cependant pour nousreconnaître. Les pistolets lançaient de fréquents éclairs à lalueur desquels se montrait un horrible spectacle. La lumièretombait sur des figures livides de fureur, sur des armes rouges etpleines de sang, sur des cadavres, sur des combattants dans toutesles attitudes diverses d’un combat à mort.

Les hurlements des Indiens, les cris non moinssauvages de leurs ennemis blancs, ne cessaient pas ; mais lesvoix s’enrouaient, les cris se transformaient en rugissementsétouffés, en jurements, en exclamations brèves et étranglées. Parintervalles on entendait résonner les coups, et le bruit sourd descorps tombant à terre. La chambre se remplissait de fumée, depoussière et de vapeurs sulfureuses ; les combattants étaientà moitié suffoqués.

Dès le commencement de la bataille, armé demon revolver, j’avais tiré à la tête du sauvage qui était le plusrapproché de moi. J’avais tiré coup sur coup et sans compter ;quelquefois au hasard, d’autrefois en visant un ennemi ;enfin, le bruit sec du chien s’abattant sur les cheminées sanscapsules m’avertit que j’avais épuisé mes six canons. Cela s’étaitpassé en quelques secondes. Je replaçai machinalement l’arme vide àma ceinture, et mon premier mouvement fut de courir ouvrir laporte. Avant que je pusse l’atteindre, elle était fermée ;impossible de sortir. Je me retournai, cherchant unadversaire ; je ne fus pas longtemps sans en trouver un. À lalueur d’un coup de pistolet, je vis un Indien se précipitant surmoi la hache levée.

Je ne sais quelle circonstance m’avait empêchéde tirer mon couteau jusqu’à ce moment ; il était trop tard,et, relevant mes bras pour parer le coup, je m’élançai tête baisséecontre le sauvage. Je sentis le froid du fer glissant dans leschairs de mon épaule ; la blessure était légère. Le sauvageavait manqué son coup à cause de mon brusque mouvement ; maisl’élan que j’avais pris nous porta l’un contre l’autre, et nousnous saisîmes corps à corps. Renversés sur les rochers, nous nousdébattions à terre sans pouvoir faire usage d’aucune arme ;nous nous relevâmes, toujours embrassés, puis nous retombâmes avecviolence. Il y eut un choc, un craquement terrible, et nous noustrouvâmes étendus sur le sol, en pleine lumière ! J’étaisébloui, aveuglé. J’entendais derrière moi le bruit des poutres quitombaient ; mais j’étais trop occupé pour chercher à me rendrecompte de ce qui se passait.

Le choc nous avait séparés ; nous étionsdebout au même instant, nous nous saisissions encore pour retomberde nouveau sur la terre. Nous luttions, nous nous débattions aumilieu des épines et des cactus. Je me sentis faiblir, tandis quemon adversaire, habitué à ces sortes de combats, semblait reprendreincessamment de nouvelles forces. Trois fois il m’avait tenu souslui ; mais j’avais toujours réussi à saisir son bras droit età empêcher la hache de descendre. Au moment où nous traversions lamuraille, je venais de saisir mon couteau ; mais mon brasétait retenu aussi, et je ne pouvais en faire usage. À la quatrièmechute, mon adversaire se trouva dessous. Un cri d’agonie sortit deses lèvres ; sa tête s’affaissa dans les buissons, et il restasans mouvement entre mes bras. Je sentis son étreinte se relâcherpeu à peu. Je regardai sa figure : ses yeux étaient vitreux etretournés ; le sang lui sortait de la bouche. Il étaitmort.

J’avais pourtant conscience de ne l’avoirpoint frappé, et j’en étais encore à tâcher de retirer mon bras dedessous lui pour jouer du couteau, quand je sentis qu’il nerésistait plus. Mais je vis alors mon couteau : il était rougede la lame jusqu’au manche ; ma main aussi était rouge. Entombant, la pointe de l’arme s’était trouvée en l’air et l’Indiens’était enferré. Ma pensée se porta sur Zoé ; et medébarrassant de l’étreinte du sauvage, je me dressai sur mes pieds.La masure était en flammes. Le toit était tombé sur le brasero, etles planches sèches avaient pris feu immédiatement. Des hommessortaient du milieu des ruines embrasées, mais non pour fuir ;sous les jets de la flamme, au milieu de la fumée brûlante, ilscontinuaient de combattre, furieux, écumant de rage. Je nem’arrêtai pas à voir qui pouvaient être ces combattants acharnés.Je m’élançai, cherchant de tous côtés les objets de masollicitude.

Des vêtements flottants frappèrent mes yeux,au loin, sur la pente de la ravine, dans la direction du camp desNavajoès. C’étaient elles ! toutes les trois montaientrapidement, chacune accompagnée et pressée par un sauvage. Monpremier mouvement fut de m’élancer après elles ; mais, au mêmeinstant, cinquante cavaliers se montraient sur la hauteur etarrivaient sur nous au galop. C’eût été folie de suivre lesprisonnières ; je me retournai pour battre en retraite du côtéoù nous avions laissé nos captifs et nos chevaux. Comme jetraversais le fond de la ravine, deux coups de feu sifflèrent à mesoreilles, venant de notre côté. Je levai les yeux et vis leschasseurs lancés au grand galop poursuivis par une nuée de sauvagesà cheval. C’était la bande de Dacoma. Ne sachant quel partiprendre, je m’arrêtai un moment à considérer la poursuite.

Les chasseurs, en arrivant aux cabanes, nes’arrêtèrent point ; ils continuèrent leur course par le frontde la vallée, faisant feu tout en fuyant. Un gros d’indiens selança à leur poursuite ; une autre troupe s’arrêta près desruines fumantes et se mit en devoir de fouiller tout autour desmurs. Cependant je m’étais caché dans le fourré de cactus ;mais il était évident que mon asile serait bientôt découvert parles sauvages. Je me glissai vers le bord en rampant sur les mainset sur les genoux, et, en atteignant la pente, je me trouvai enface de l’entrée d’une cave, une étroite galerie de mine ; j’ypénétrai et je m’y blottis.

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