Les Chasseurs de chevelures

Chapitre 4UNE POSITION TERRIBLE.

 

Peu de jours après, une autre aventurem’arriva ; et je commençai à penser que j’étais prédestiné àdevenir un héros parmi les montagnards.

Un petit détachement dont je faisais partieavait pris les devants. Notre but était d’arriver à Santa-Fé unjour ou deux avant la caravane, afin de tout arranger avec legouverneur pour l’entrée des wagons dans cette capitale. Nousfaisions route pour le Cimmaron. Pendant une centaine de millesenviron, nous traversâmes un désert stérile, dépourvu de gibier etpresque entièrement privé d’eau. Les buffalos avaientcomplètement disparu, et les daims étaient plus que rares. Ilfallait nous contenter de la viande séchée que nous avions emportéeavec nous des établissements. Nous étions dans le désert del’Artemisia. De temps en temps, nous apercevions une légèreantilope bondissant au loin devant nous, mais se tenant hors detoute portée. Ces animaux semblaient être plus familiers qued’ordinaire. Trois jours après avoir quitté la caravane, comme nouschevauchions près du Cimmaron, je crus voir une tête cornuederrière un pli de la prairie. Mes compagnons refusèrent de mecroire, et aucun d’eux ne voulut m’accompagner. Alors, medétournant de la route, je partis seul. Godé ayant pris lesdevants, l’un de mes camarades se chargea de mon chien que je nevoulais pas emmener, craignant d’effaroucher les antilopes. Moncheval étais frais et plein d’ardeur ; et que je dusse réussirou non, je savais qu’il me serait facile de rejoindre la troupe àson prochain campement. Je piquai droit vers la place où j’avais vudisparaître l’objet, et qui semblait être à un demi-mille environde la route ; mais il se trouva que la distance était beaucoupplus grande ; c’est une illusion commune dans l’atmosphèretransparente de ces régions élevées.

Un singulier accident de terrain, ce qu’onappelle dans ces contrées un couteau des prairies, d’unepetite élévation, coupait la plaine de l’est à l’ouest ; unfourré de cactus couvrait une partie de son sommet. Je me dirigeaivers ce fourré. Je mis pied à terre au bas de la pente, et,conduisant mon cheval au milieu des cactus je l’attachai à une desbranches. Puis je gravis avec précaution, à travers les feuillesépineuses, vers le point où je m’imaginais avoir vu l’animal. À magrande joie, j’aperçus, non pas une antilope, mais un couple de cescharmants animaux, qui broutaient tranquillement, malheureusementtrop loin pour que ma balle pût les atteindre. Ils étaient au moinsà trois cents yards, sur une pente douce et herbeuse. Entre eux etmoi pas le moindre buisson pour me cacher, dans le cas où j’auraisvoulu m’approcher. Quel parti prendre ? Pendant quelquesminutes, je repassai dans mon esprit les différentes ruses dechasse usitées pour prendre l’antilope. Imiterais-je leurcri ? Valait-il mieux chercher à les attirer en élevant monmouchoir ? Elles étaient évidemment trop farouches ; car,de minute en minute, je les voyais dresser leurs jolies petitestêtes et jeter un regard inquiet autour d’elles. Je me rappelai quela couverture de ma selle était rouge. En l’étendant sur lesbranches d’un buisson de cactus, je réussirais peut-être à lesattirer. Ne voyant pas d’autre moyen, j’étais sur le point deretourner prendre ma couverture, quand tout à coup mes yeuxs’arrêtèrent sur une ligne de terre nue qui traversait la prairie,entre moi et l’endroit où les animaux paissaient. C’était unebrisure dans la surface de la plaine, une route de buffaloou le lit d’un arroyo. Dans tout les cas, c’était le couvert dontj’avais besoin, car les antilopes n’en étaient pas à plus de centyards, et s’en rapprochaient tout en broutant. Je quittai lesbuissons et me dirigeai, en me laissant glisser le long de lapente, vers le point où l’enfoncement me paraissait le plus marqué.Là, à ma grande surprise, je me trouvai au bord d’un large arroyo,dont l’eau, claire et peu profonde, coulait doucement sur un lit desable et de gypse. Les bords ne s’élevaient pas à plus de troispieds du niveau, de l’eau, excepté à l’endroit où l’escarpementvenait rencontrer le courant. Là, il y avait une élévation assezforte ; je longeai la base, j’entrai dans le canal et me misen devoir de le remonter. J’arrivai bientôt, comme j’en avaisl’intention, à la place où le courant, après avoir suivi une ligneparallèle à l’escarpement, le traversait en le coupant à pic. Là,je m’arrêtai, et regardai avec toutes sortes de précautionspar-dessus le bord. Les antilopes s’étaient rapprochées à moinsd’une portée de fusil de l’arroyo ; mais elles étaient encoreloin de mon poste. Elles continuaient à brouter tranquillement,insouciantes du danger. Je redescendis, et repris ma marche dansl’eau.

C’était une rude besogne que de marcher danscette voie. Le lit de la ravine était formé d’une terre molle quicédait sous le pied, et il me fallait éviter de faire le moindrebruit, sous peine d’effaroucher le gibier ; mais j’étaissoutenu dans mes efforts par la perspective d’avoir de la venaisonfraîche pour mon souper. Après avoir péniblement parcouru quelquescents yards, je me trouvai en face d’un petit buisson d’absinthequi touchait à la rive.

– Je suis assez près, pensai-je, et ceci meservira de couvert.

Tout doucement je me dressai jusqu’à ce que jepusse voir à travers les feuilles. La position était excellente.J’épaulai mon fusil, et, visant au cœur du mâle, je lâchai ladétente. L’animal fit un bond et retomba sur le flanc, sans vie.J’étais sur le point de m’élancer pour m’assurer de ma proie,lorsque j’observai que la femelle, au lieu de s’enfuir comme je m’yattendais, s’approchait de son compagnon gisant, et flairaitanxieusement toutes les parties de son corps. Elle n’était pas àplus de vingt yards de moi, et je distinguais l’expressiond’inquiétude et d’étonnement dont son regard était empreint. Tout àcoup, elle parut comprendre la triste vérité, et, rejetant sa têteen arrière, elle se mit à pousser des cris plaintifs et à courir enrond autour de son corps inanimé. Mon premier mouvement avait étéde recharger et de tuer la femelle ; mais je me sentaisdésarmé par sa voix plaintive qui me remuait le cœur. En vérité, sij’avais pu prévoir un aussi lamentable spectacle, je ne me seraispoint écarté de la route. Mais la chose était sans remède.

– Je lui ai fait plus de mal que si je l’avaistuée elle-même, pensai-je ; le mieux que je puisse faire pourelle, maintenant, c’est de la tuer aussi.

En vertu de ce principe d’humanité, qui devaitlui être fatal, je restai à mon poste ; je rechargeai monfusil ; je visai de nouveau, et le coup partit. Quand la fuméefut dissipée, je vis la pauvre petite créature sanglante sur legazon, la tête appuyée sur le corps de son mâle inanimé. Je mis monrifle sur l’épaule, et je me disposais à me porter en avant,lorsque, à ma grande surprise, je me sentis pris par les pieds.J’étais fortement retenu, comme si mes jambes eussent été serréesdans un étau ! Je fis un effort pour me dégager, puis unsecond, plus violent, mais sans aucun succès : au troisième,je perdis l’équilibre, et tombai à la renverse dans l’eau. À moitiésuffoqué, je parvins à me mettre debout, mais uniquement pourreconnaître que j’étais retenu aussi fortement qu’auparavant. Denouveau je m’agitai pour dégager mes jambes ; mais je nepouvais les ramener ni en avant, ni en arrière, ni à droite, ni àgauche ; de plus, je m’aperçus que j’enfonçais peu à peu.Alors l’effrayante vérité se fit jour dans mon esprit :j’étais pris dans un sable mouvant !

Un sentiment d’épouvante passa dans tout monêtre. Je renouvelai mes efforts avec toute l’énergie du désespoir.Je me penchais d’un côté, puis de l’autre, tirant à me déboîter lesgenoux. Mes pieds étaient toujours emprisonnés ; impossible deles bouger d’un pouce. Le sable élastique s’était moulé autour demes bottes de peau de cheval, et collait le cuir au-dessus deschevilles, de telle sorte que je ne pouvais en dégager mes jambes,et je sentais que j’enfonçais de plus en plus, peu à peu, maisirrésistiblement, et d’un mouvement continu, comme si quelquemonstre souterrain m’eût tout doucement tiré à lui ! Jefrissonnai d’horreur, et je me mis à crier au secours ! Maisqui pouvait m’entendre ! il n’y avait personne dans un rayonde plusieurs milles, pas un être vivant.

Si pourtant : le hennissement de moncheval me répondit du haut de la colline, semblant se railler demon désespoir. Je me penchai en avant autant que ma position me lepermettait, et, de mes doigts convulsifs, je commençai à creuser lesable. À peine pouvais-je en atteindre la surface, et le légersillon que je traçais était aussitôt comblé que formé. Une idée mevint. Mon fusil mis en travers pourrait me supporter. Je lecherchai autour de moi. On ne le voyait plus. Il était enfoncé dansle sable. Pouvais-je me coucher par terre pour éviter d’enfoncerdavantage ? Non il y avait deux pieds d’eau ; je meserais noyé. Ce dernier espoir m’échappa aussitôt qu’il m’apparut.Je ne voyais plus aucun moyen de salut. J’étais incapable de faireun effort de plus. Une étrange stupeur s’emparait de moi. Ma penséese paralysait. Je me sentais devenir fou. Pendant un moment, maraison fut complètement égarée.

Après un court intervalle, je recouvrai messens. Je fis un effort pour secouer la paralysie de mon esprit,afin du moins d’aborder comme un homme doit le faire, la mort, queje sentais inévitable. Je me dressai tout debout. Mes yeuxatteignaient jusqu’au niveau de la prairie, et s’arrêtèrent sur lesvictimes encore saignantes de ma cruauté. Le cœur me battit à cettevue. Ce qui m’arrivait était-il une punition de Dieu ? Avec unhumble sentiment de repentir, je tournai mon visage vers le ciel,redoutant presque d’apercevoir quelque signe de la colère céleste….Le soleil brillait du même éclat qu’auparavant, et pas un nuage netachait la voûte azurée. Je demeurai les yeux levés au ciel, etpriai avec une ferveur que connaissent ceux-là seulement qui sesont trouvés dans des situations périlleuses analogues à celle oùj’étais.

Comme je continuais à regarder en l’air,quelque chose attira mon attention. Je distinguai sur le fond bleudu ciel la silhouette d’un grand oiseau. Je reconnus bientôtl’immonde oiseau des plaines, le vautour noir. D’oùvenait-il ? Qui pouvait le savoir ? À une distanceinfranchissable pour le regard de l’homme, il avait aperçu ou sentiles cadavres des antilopes, et maintenant sur ses larges ailessilencieuses il descendait vers le festin de la mort. Bientôt unautre, puis encore un, puis une foule d’autres se détachèrent surles champs azurés de la voûte céleste, et, décrivant de largescourbes, s’abaissèrent silencieusement vers la terre. Les premiersarrivés se posèrent sur le bord de la rive, et après avoir jeté uncoup d’œil autour d’eux, se dirigèrent vers leurs proies. Quelquessecondes après, la prairie était noire de ces oiseaux immondes quigrimpaient sur les cadavres des antilopes, et battaient de l’aileen enfonçant leurs becs fétides dans les yeux de leurs proies. Puisvinrent les loups décharnés, affamés, sortant des fourrés de cactuset rampant, comme des lâches, à travers les sinuosités de laprairie. Un combat s’ensuivit, dans lequel les vautours furent misen fuite, puis les loups se jetèrent sur la proie et se ladisputèrent, grondant les uns contre les autres, ets’entre-déchirant.

– Grâce à Dieu ! pensai-je, je n’auraipas du moins à craindre d’être ainsi mis en pièces !

Je fus bientôt délivré de cet affreuxspectacle. Mes yeux n’arrivaient plus au niveau de la berge. Levert tapis de la prairie avait eu mon dernier regard. Je ne pouvaisplus voir maintenant que les murs de terre qui encaissaient leruisseau, et l’eau qui coulait insouciante autour de moi. Une foisencore je levai les yeux au ciel, et avec un cœur plein de prières,je m’efforçai de me résigner à mon destin. En dépit de mes effortspour être calme, les souvenirs des plaisirs terrestres, des amis,du logis, vinrent m’assaillir et provoquèrent par intervalles deviolents paroxysmes pendant lesquels je m’épuisais en effortsréitérés, mais toujours impuissants. J’entendis de nouveau lehennissement de mon cheval. Une idée soudaine frappa mon esprit, etme rendit un nouvel espoir : peut-être mon cheval…. Je neperdis pas un moment. J’élevai ma voix jusqu’à ses cordes les plushautes, et appelai l’animal par son nom. Je l’avais attaché, maislégèrement. Les branches de cactus pouvaient se rompre. J’appelaiencore, répétant les mots auxquels il était habitué. Pendant unmoment tout fut silence, puis j’entendis les sons précipités de sessabots, indiquant que l’animal faisait des efforts pour sedégager ; ensuite je pus reconnaître le bruit cadencé d’ungalop régulier et mesuré. Les sons devenaient plus proches encoreet plus distincts, jusqu’à ce que l’excellente bête se montrât surla rive au-dessus de moi. Là, Moro s’arrêta, secouant la tête, etpoussa un bruyant hennissement. Il paraissait étonné, et regardaitde tous côtés, renâclant avec force. Je savais qu’une fois qu’ilm’aurait aperçu, il ne s’arrêterait pas jusqu’à ce qu’il eût pufrotter son nez contre ma joue, car c’était sa coutume habituelle.Je tendis mes mains vers lui et répétai encore les mots magiques.Alors, regardant en bas, il m’aperçut, et, s’élançant aussitôt, ilsauta dans le canal. Un instant après, je le tenais par labride.

Il n’y avait pas de temps à perdre ;l’eau m’atteignait presque jusqu’aux aisselles. Je saisis la longe,et, la passant sous la sangle de la selle, je la nouai fortement,puis je m’entourai le corps avec l’autre bout. J’avais laissé assezde corde entre moi et la sangle pour pouvoir exciter et guider lecheval dans le cas où il faudrait un grand effort pour me tirerd’où j’étais. Pendant tous ces préparatifs, l’animal muet semblaitcomprendre ce que je faisais. Il connaissait aussi la nature duterrain sur lequel il se trouvait, car, durant toute l’opération,il levait ses pieds l’un après l’autre pour éviter d’être pris. Mesdispositions furent enfin terminées, et avec un sentiment d’anxiététerrible, je donnai à mon cheval le signal de partir. Au lieu des’élancer, l’intelligent animal s’éloigna doucement comme s’ilavait compris ma situation. La longe se tendit, je sentis que moncorps se déplaçait, et, un instant après, j’éprouvai une de cesjouissances profondes impossibles à décrire, en me trouvant dégagéde mon tombeau de sable. Un cri de joie s’échappa de ma poitrine.Je m’élançai vers mon cheval, je lui jetai mes deux bras autour ducou ; je l’embrassai avec autant de délices que s’il eût étéune charmante jeune fille. Il répondit à mes embrassements par unpetit cri plaintif qui me prouva qu’il m’avait compris. Je me misen quête de mon rifle. Heureusement qu’il n’était pas très enfoncé,et je pus le ravoir. Mes bottes étaient restées dans lesable ; mais je ne m’arrêtai point à les chercher. La place oùje les avais perdues m’inspirait un sentiment de profondeterreur.

Sans plus attendre, je quittai les bords del’arroyo, et, montant à cheval je me dirigeai au galop vers laroute. Le soleil était couché quand j’arrivai au camp, où je fusaccueilli par les questions de mes compagnons étonnés :

– Avez-vous trouvé beaucoup de chèvres ?Où sont donc vos bottes ? – Est-ce à la chasse ou à la pêcheque vous avez été ?

Je répondis à toutes ces questions enracontant mon aventure, et cette nuit-là encore je fus le héros dubivouac.

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