Les Chasseurs de chevelures

Chapitre 50ÉMERVEILLEMENT DES NATURELS.

 

Jusque-là nous étions demeurés dans unecomplète ignorance du sort qui nous était réservé. Mais d’aprèstout ce que nous avions entendu dire des sauvages, et d’après notrepropre expérience, nous nous attendions à de cruelles tortures.Sanchez, qui connaissait un peu la langue, ne nous laissa, ausurplus, aucun doute à cet égard. Au milieu des conversations desfemmes, il avait saisi quelques mots qui l’avaient instruit de cequ’on nous destinait. Quand elles furent parties, il nous fit partdu programme, d’après ce qu’il avait pu comprendre.

– Demain, dit-il, ils vont danser lamamanchic, la grande danse de Moctezuma. C’est la fête desfemmes et des enfants. Après-demain, il y aura un grand tournoidans lequel les guerriers montreront leur adresse à l’arc, à lalutte et à l’équitation. S’ils veulent me laisser faire, je leurmontrerai quelque chose en fait de voltige.

Sanchez n’était pas seulement un toréro depremière force, il avait passé ses jeunes années dans un cirque,et, nous le savions tous, c’était un admirable écuyer.

– Le troisième jour, continua-t-il, nousferons la course des massues ; vous savez ce quec’est ?

Nous en avions tous entendu parler.

– Et le quatrième ?

– Oui, le quatrième !

– On nous fera rôtir.

Cette brusque déclaration nous aurait émusdavantage si l’idée eût été nouvelle pour nous. Mais, depuis notrecapture, nous avions considéré ce dénoûment comme un des plusprobables. Nous savions bien que si l’on nous avait laissé la viesauve à la mine, ce n’était pas pour nous réserver une mort plusdouce ; nous savions aussi que les sauvages ne faisaientjamais des hommes prisonniers pour les garder vivants. Rubéconstituait une rare exception, son histoire était des plusextraordinaire, et il n’avait échappé qu’à force de ruse.

– Leur dieu, continua Sanchez, est celui desMexicains Aztèques ; ces tribus sont de la même race,croit-on ; je suis assez ignorant sur ces matières, mais j’aientendu des gens dire cela. Ce dieu porte un nom diablement dur àprononcer. Carrai ! je ne m’en souviens plus.

– Quetzalcoatl ?

– Caval ! c’est bien ça.Pues, señores, c’est un dieu du feu, très grand amateur dechair humaine, qu’il préfère rôtie, à ce que disent ses adorateurs.C’est pour ça qu’on nous fera rôtir. Ça sera pour lui êtreagréable, et en même temps pour se faire plaisir à eux-mêmes.Dos pajaros a un golpe (deux oiseaux avec une seulepierre)[20].

Il n’était pas seulement probable, mais tout àfait certain que nous serions traités ainsi ; et là-dessus,nous nous endormîmes n’ayant rien de mieux à faire. Le lendemainmatin, nous vîmes tous les Indiens occupés à se peindre le corps età faire leur toilette. Puis la fameuse danse, la mamanchiccommença.

Cette cérémonie eut lieu sur la prairie, àquelque distance en avant de la façade du temple. Préalablement onnous avait détachés de nos piquets et on nous avait conduits sur lethéâtre de la fête, afin que nous pussions voir la nation danstoute sa gloire. Nous étions toujours garrottés, mais nos liensnous laissaient la liberté de nous tenir assis. C’était un grandadoucissement, et ce changement de position nous causa plus deplaisir que la vue du spectacle.

C’est à peine si je pourrais décrire cettedanse quand bien même je l’aurais regardée, et je ne la regardaipoint. Comme Sanchez nous l’avait dit, elle était exécutée par lesfemmes de la tribu seulement. Des processions de jeunes filles,dans des costumes gais et fantastiques, portant des guirlandes defleurs, marchaient en rond et dessinaient toutes sortes de figures.Un guerrier et une jeune fille placés sur une plate-forme élevéereprésentaient Moctezuma et la reine ; autour d’euxs’exécutaient les danses et les chants. La cérémonie se terminaitpar une prosternation en demi-cercle devant le trône qui étaitoccupé, à ce que je vis, par Dacoma et Adèle. Celle-ci me paruttriste.

– Pauvre Séguin ! pensai-je ; ellen’a plus personne pour la protéger à présent. Son prétendu père, lechef-médecin, lui était peut-être attaché ; il n’est plus lànon plus, et….

Je cessai bientôt de penser à Adèle ;d’autres sujets d’alarmes plus vives vinrent m’assaillir. Mon âme,aussi bien que mes yeux, se portait du côté du temple que nouspouvions apercevoir de l’endroit où on nous avait placés. Nous enétions trop loin pour reconnaître les traits de femmes blanches quigarnissaient les terrasses. Elle était là sans doute, maisje ne pouvais la distinguer des autres. Peut-être valait-il mieuxqu’il en fût ainsi. C’est ce que je pensai alors.

Un Indien était au milieu d’elles. J’avaisdéjà vu Dacoma, avant le commencement de la danse, paradantfièrement devant elles dans tout l’éclat de sa robe royale. Cechef, au dire de Rubé, était brave, mais brutal etlicencieux ; mon cœur était douloureusement oppressé, quand onnous reconduisit à la place que nous occupions auparavant. Lessauvages passèrent en festins, la plus grande partie de la nuitsuivante ; il n’en fut pas de même pour nous. On nousfournissait à peine la nourriture suffisante, nous souffrionsbeaucoup de la soif ; nos gardiens se décidaient difficilementà se déranger pour nous donner de l’eau, bien que la rivière coulâtà nos pieds.

Le jour revint et le festin recommença. Denouveaux bestiaux furent sacrifiés et d’énormes quartiers deviandes accrochés au-dessus des flammes. Dès le matin, lesguerriers s’équipèrent, sans revêtir cependant le costume deguerre, et le tournoi commença. On nous conduisit encore sur lethéâtre des jeux, mais on nous plaça plus loin dans la prairie. Jevoyais distinctement sur la terrasse du temple les blancs vêtementsdes captives. Le temple était leur demeure. Sanchez l’avait entendudire par les Indiens qui causaient entre eux : et il mel’avait répété. Elles devaient y rester jusqu’au cinquième jour,lendemain de notre sacrifice. Puis le chef en choisirait une pourlui, et les autres devraient être tirées au sort par lesguerriers ! Oh ! ces heures furent cruelles à passer.

Quelquefois, je désirais la revoir une foisencore avant de mourir ; puis la réflexion me soufflait qu’ilvaudrait mieux ne plus nous rencontrer. La connaissance de monmalheureux destin ne pourrait qu’augmenter l’amertume de sesdouleurs. Oh ! ces heures furent cruelles ! Je me mis àregarder le carrousel des sauvages. Il y avait des passes d’armeset des exercices d’équitation. Des hommes couraient au galop avecun seul pied sur le cheval, et dans cette position lançaient lajaveline ou la flèche droit au but. D’autres exécutaient la voltigesur des chevaux lancés à fond de train, et sautaient de l’un surl’autre. Ceux-ci sautaient à bas de la selle au milieu d’une courserapide ; ceux-là montraient leur adresse à manier le lasso.Puis il y eut des joutes dans lesquelles les guerriers cherchaientà se désarçonner l’un l’autre comme des chevaliers du moyen age.C’était, en fait, un très beau spectacle : un grand hippodromedans le désert. Mais je n’étais point en disposition de m’enamuser. Sanchez y trouvait plus de plaisir que moi. Je le voyaissuivre chaque exercice avec un intérêt croissant. Tout à coup ilparut agité ; sa figure prit une expression étrange :quelque pensée soudaine, quelque résolution subite venait des’emparer de lui.

– Dites à vos guerriers, s’écria-t-il,s’adressant à un de nos gardiens, dans la langue des Navajoès,dites à vos guerriers que je ferais mieux que le plus fort d’entreeux, et que je pourrais leur montrer comment on manœuvre un cheval.Le sauvage répéta ce que le prisonnier avait dit : peu aprèsplusieurs guerriers à cheval l’entourèrent et l’apostrophèrent.

– Toi ! un misérable esclave blanc,lutter avec des guerriers navajoès ! Ha ! ha !ha !

– Savez-vous aller à cheval sur la tète, vousautres ?

– Sur la tête ! comment ?

– Vous tenir sur la tête pendant que le chevalest au galop !

– Non ; ni toi ni personne. Nous sommesles meilleurs cavaliers de toute la contrée, et nous ne lepourrions pas.

– Je le puis, moi, affirma solennellement letoréador.

– Il se vante ! c’est un fou !crièrent-ils tous.

– Laissons-le essayer, cria l’un ;donnez-lui un cheval ; il n’y a pas de danger.

– Donnez-moi mon cheval et je vous le feraivoir.

– Quel est ton cheval ?

– Ce n’est aucun de ceux dont vous vous êtesservis, bien sûr ; mais amenez-moi ce mustang pommelé,donnez-moi un champ de cent fois sa longueur sur la prairie, et jevous apprendrai un nouveau tour.

Le cheval qu’indiquait Sanchez était celui surlequel il était venu depuis Del-Norte. En cherchant à lereconnaître, j’aperçus mon arabe favori, pâturant au milieu desautres.

Les Indiens se consultèrent et consentirent àla demande du toréro. Le cheval qu’il avait désigné fut pris aulasso et amené près de notre camarade, qu’on débarrassa de sesliens. Les Indiens n’avaient pas peur qu’il s’échappât. Ilssavaient bien que leurs chevaux ne seraient pas embarrassésd’atteindre le mustang pommelé ; de plus, il y avait un posteétabli à chacune des entrées de la vallée, de sorte que, Sanchezleur eût-il échappé dans la plaine, il n’aurait pu sortir de lavallée. Celle-ci constituait en elle-même une prison.

Sanchez eut bientôt terminé ses préparatifs.Il noua solidement une peau de buffle sur le dos de son cheval,puis le conduisit par la bride en lui faisant décrire plusieursfois de suite le même rond. Quand l’animal eut reconnu le terrain,le torero lâcha la bride, et fit entendre un cri particulier.Aussitôt le cheval se mit à parcourir le cercle au petit galop.Après deux ou trois tours, Sanchez sauta sur son dos, et exécuta cetour bien connu qui consiste à chevaucher la tête en bas, les piedsen l’air. Mais ce tour de force, s’il n’avait rien d’extraordinairepour les écuyers de profession, était nouveau pour les Navajoès quisemblaient émerveillés et poussaient des cris d’admiration. Ils lefirent recommencer maintes et maintes fois jusqu’à ce que lemustang pommelé fût en nage. Sanchez ne voulut pas quitter lapartie sans donner aux spectateurs un échantillon complet de sonsavoir-faire, et il réussit à les étonner au suprême degré. Quandle carrousel fut terminé et qu’on nous reconduisit au bord de larivière, Sanchez n’était plus avec nous. Il avait gagné la viesauve. Les Navajoès l’avaient pris pour professeurd’équitation.

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