Les Chasseurs de chevelures

Chapitre 52COMBAT AU BORD D’UN PRÉCIPICE.

 

Un repos de plusieurs jours avait rendu à moncheval toute son énergie, et il gravit la pente rocailleuse d’unpas rapide. Il me communiquait une partie de sa vigueur, et jesentais mes forces revenir. C’était heureux, car j’allais avoirbientôt à m’en servir. J’approchais de l’endroit où le poste étaitétabli. Au moment où je m’étais échappé de la ville, tout entier aupéril immédiat, je ne m’étais plus préoccupé de ce dernier danger.La pensée m’en revint tout à coup, et je commençai à faireprovision de courage pour l’affronter. Je savais qu’il y avait unposte sur la montagne : Sanchez me l’avait appris, et il letenait de la bouche des Indiens.

Combien d’hommes allais-je rencontrerlà ? Deux étaient bien suffisants, plus que suffisants pourmoi, affaibli que j’étais et n’ayant d’autre arme qu’un tomahawkdont j’étais fort peu habile à me servir. Sans aucun doute, ceshommes auraient leurs arcs, leurs lances, leurs tomahawks et leurscouteaux. Toutes les chances étaient contre moi. À quel endroit lestrouverais-je ? En qualité de vedettes, leur principal devoirétait de surveiller le dehors. Ils devaient donc être à une placed’où on pût découvrir cette plaine. Je me rappelais parfaitementbien la route : c’était celle par laquelle nous avions pénétrédans la vallée. Il y avait une plate-forme sur le sommet occidentalde la Sierra. Le souvenir m’en était resté parce que nous y avionsfait halte pendant que notre guide allait en reconnaissance enavant.

Un rocher surplombait cette plate-forme ;je me souvenais aussi de cela ; car, pendant l’absence duguide, Séguin et moi nous avions mis pied à terre et nous l’avionsgravi. De ce rocher, on découvrait tout le pays extérieur au nordet à l’ouest. Sans aucun doute, les vedettes avaient choisi cepoint. Seraient-elles sur le sommet ? Dans ce cas, le meilleurparti à prendre était de passer au galop, de manière à ne pas leurdonner de temps de descendre, et à courir seulement le risque desflèches et des lances. Passer au galop ! Non, cela étaitimpossible ; aux deux extrémités de la plate-forme la route serétrécissait jusqu’à n’avoir pas deux pieds de largeur, bordée d’uncôté par un rocher à pic, et de l’autre par le précipice ducañon. C’était une simple saillie de rocher qu’il étaitdangereux de traverser, même à pied et à pas comptés. De plus, moncheval avait été referré à la Mission. Les fers étaient polis parla marche, et la roche était glissante comme du verre.

Pendant que toutes ces pensées roulaient dansmon esprit, j’approchais du sommet de la Sierra. La perspectiveétait redoutable ; le péril que j’allais affronter étaitextrême, et dans toute autre circonstance, il m’aurait faitreculer. Mais le danger qui était derrière moi ne me permettait pasd’hésiter ; et sans savoir au juste comment je m’y prendrais,je poursuivais mon chemin. Je m’avançais avec précaution, dirigeantmon cheval sur les parties les plus molles de la route, pouramortir le bruit de ses pas. À chaque détour, je m’arrêtais etsondais du regard ; mais je n’avais pas de temps à perdre, etmes haltes étaient courtes. Le sentier s’élevait à travers un boisépais de cèdres et de pins rabougris. Il décrivait un zigzag sur lepenchant de la montagne. Près du sommet, il tournait brusquementvers la droite et entrait dans le cañon. Là commençait lasaillie de roc qui continuait la route et régnait tout le long duprécipice. En atteignant ce point, je découvris le rocher où jem’attendais à voir la sentinelle.

Je ne m’étais point trompé ; elle étaitlà ; et je fus agréablement surpris de voir qu’il n’y avaitqu’un seul homme. Il était assis sur la cime du rocher le plusélevé, et son corps brun se détachait distinctement sur le bleupâle du ciel. La distance qui me séparait de lui était de troiscents yards au plus, et il me fallait suivre la saillie qui merapprochait de lui jusqu’au tiers environ de cette distance. Aumoment où je l’aperçus, je m’arrêtai pour me reconnaître. Il nem’avait encore ni vu ni entendu ; il me tournait le dos etparaissait observer attentivement la plaine du côté de l’ouest. Àcôté de la roche sur laquelle il était assis, sa lance étaitplantée dans le sol ; son bouclier, son arc et son carquois,appuyés contre. Je voyais sur lui le manche d’un couteau et untomahawk.

Mes instants étaient comptés ; en un clind’œil j’eus… je pris ma résolution. C’était d’atteindre le défilé,et de tâcher de le traverser avant que l’Indien eût le temps dedescendre pour me couper le chemin. Je pressai les flancs de moncheval. J’avançai, avec lenteur et prudence, pour deuxraisons : d’abord parce que Moro n’osait pas aller plus vite,et puis, parce que j’espérais ainsi passer sans attirer l’attentionde la sentinelle. Le torrent mugissait au-dessous ; le bruitpouvait étouffer celui des sabots sur le roc. J’allais donc,soutenu par cet espoir. Mon œil passait du périlleux sentier ausauvage, et du sauvage au sentier que mon cheval suivait,frissonnant de terreur. Quand j’eus marché environ vingt pas lelong de la saillie, j’arrivai en vue de la plate-forme ; là,j’aperçus un groupe qui me fit saisir en tremblant la crinière deMoro : c’était un signe par lequel je m’arrêtais toujoursquand je ne voulais pas me servir du mors. Il demeura immobile, etje considérai ce que j’avais devant moi.

Deux chevaux, deux mustangs, et un homme, unIndien ! Les mustangs, sellés et bridés, se tenaienttranquillement sur la plate-forme, et un lasso, attaché à la sellede l’un, était enroulé au poignet de l’Indien. Celui-ci, accroupi,le dos appuyé à un rocher, les bras sur les genoux et la tête surles bras, paraissait endormi. Près de lui, son arc, ses flèches, salance et son bouclier. La situation était terrible. Je ne pouvaisplus passer sans être entendu par celui-là, et il fallaitabsolument passer. Quand même je n’aurais pas été poursuivi, il nem’était plus possible de reculer, car le passage était trop étroitpour que mon cheval pût se retourner. Je pensai à me laisserglisser à terre, à m’avancer à pas de loup, et d’un coup detomahawk… Le moyen était cruel ; mais je n’avais pas le choixet l’instinct de la conservation parlait plus haut que tous lessentiments. Mais il était écrit que je n’aurais pas recours à cetteterrible extrémité. Moro, impatient de sortir d’une position aussidangereuse, renifla et frappa le roc de son sabot. À ce bruit leschevaux espagnols répondirent par un hennissement. Les sauvagesfurent aussitôt sur leurs pieds, et leurs cris simultanésm’apprirent que tous deux m’avaient aperçu. La sentinelle du hautrocher saisit sa lance et se précipita en avant ; mais jem’occupais exclusivement, pour le moment, de son camarade.Celui-ci, en me voyant, avait saisi son arc, et, machinalement,avait sauté sur son cheval ; puis, avec un cri sauvage, ils’était avancé à ma rencontre sur l’étroit sentier. Une flèchesiffla à mes oreilles ; dans sa précipitation, il avait malvisé.

Les têtes de nos chevaux se rencontrèrent. Ilsrestèrent ainsi, les yeux dilatés, soufflant de leurs naseaux. Tousles deux semblaient partager la fureur de leurs cavaliers etcomprendre qu’il s’agissait d’un combat mortel. Ils s’étaientrencontrés dans l’endroit le plus resserré du passage. Ni l’un nil’autre ne pouvait retourner sur ses pas ; il fallait que l’undes deux fût précipité dans l’abîme : une chute de plus demille pieds, et le torrent au fond ! Je m’arrêtai avec unsentiment profond de désespoir. Pas une arme avec laquelle je pusseatteindre mon ennemi ; lui, il avait son arc, et je le voyaisajuster une seconde flèche sur la corde. Au milieu de cette crise,trois idées se croisèrent dans mon cerveau se suivant comme troiséclairs. Mon premier mouvement fut de pousser Moro en avant,comptant sur sa force supérieure pour précipiter l’autre. Sij’avais eu une bride et des éperons, je n’aurais pas hésité ;mais je n’avais ni l’une ni les autres ; la chance était tropredoutable ; puis, je pensai à lancer mon tomahawk à la têtede mon antagoniste. Enfin, je m’arrêtai à ceci : mettre pied àterre et m’attaquer au cheval de l’Indien. C’était évidemment lemeilleur parti : en un instant je me laissai glisser du côtédu rocher. Au moment où je descendais, une flèche me frôla lajoue ; j’avais été préservé par la promptitude de monmouvement.

Je rampai le long des flancs de mon cheval etme plaçai devant le nez du mustang. L’animal, semblant deviner monintention, se cabra en renâclant ; mais il lui fallut bienretomber à la même place. L’Indien préparait une troisième flèche,mais celle-ci ne devait jamais partir. Au moment où les sabots dumustang refrappaient le rocher, mon tomahawk s’abattait entre sesdeux yeux. Je sentis le craquement de l’os sous le fer de lahachette. Immédiatement je vis disparaître dans l’abîme cheval etcavalier, celui-ci poussant un cri terrible et cherchant vainementà s’élancer de la selle. Il y eut un moment de silence, un longmoment ; – ils tombaient, ils tombaient… Enfin, on entendit unbruit sourd, – le choc de leurs corps rencontrant la surface del’eau ! Je n’eus pas la curiosité de regarder au fond, etd’ailleurs je n’en aurais pas eu le temps. Quand je me relevai (carje m’étais mis à genoux pour frapper), je vis l’autre sauvageatteignant la plateforme. Il ne s’arrêta pas un instant, mais vinten courant sur moi et la lance en arrêt. J’allais être traverséd’outre en outre, si je ne réussissais pas à parer le coup.Heureusement la pointe rencontra le fer de ma hache ; la lancedétournée passa derrière moi, et nos corps se rencontrèrent avecune violence qui nous fit rouler tous deux au bord duprécipice.

Aussitôt que j’eus repris mon équilibre, jerecommençai l’attaque, serrant mon adversaire de près, afin qu’ilne pût pas se servir de sa lance. Voyant cela, il abandonna cettearme et saisit son tomahawk. Nous combattions corps à corps, hachecontre hache ! Tour à tour nous avancions ou nous reculions,suivant que nous avions à parer ou à frapper. Plusieurs fois nousnous saisîmes en tâchant de nous précipiter l’un l’autre dansl’abîme ; mais la crainte d’être entraînés retenait nosefforts ; nous nous lâchions et recommencions la lutte automahawk. Pas un mot n’était échangé entre nous. Nous n’avions rienà nous dire ; nous ne pouvions d’ailleurs nous comprendre.Notre seule pensée, notre seul but était de nous débarrasser l’unde l’autre, et il fallait absolument, pour cela, que l’un de nousdeux fût tué. Dès que nous avions été aux prises, l’Indien avaitinterrompu ses cris ; nous nous battions en silence et avecacharnement. De temps en temps une exclamation sourde, lesifflement de nos respirations, le choc de nos tomahawks, lehennissement de nos chevaux et le mugissement continuel dutorrent : tels étaient les seuls bruits de la lutte. Pendantquelques minutes nous combattîmes sur l’étroit sentier ; nousnous étions fait plusieurs blessures, mais ni l’un ni l’autren’était grièvement atteint. Enfin je réussis à faire reculer monadversaire jusqu’à la plate-forme. Là nous avions du champ, et nousnous attaquâmes avec plus d’énergie que jamais. Après quelquescoups échangés, nos tomahawks se rencontrèrent avec une telleviolence, qu’ils nous échappèrent des mains à tous deux. Sanschercher à recouvrer nos armes, nous nous précipitâmes l’un surl’autre, et après une courte lutte corps à corps, nous roulâmes àterre. Je croyais que mon adversaire avait un couteau, mais jem’étais sans doute trompé, car il s’en serait certainement servi.Je reconnus bientôt qu’il était plus vigoureux que moi. Ses brasmusculeux me serraient à me faire craquer les côtes. Nous roulionsensemble, tantôt dessus tantôt dessous. Chaque mouvement nousrapprochait du précipice ! Je ne pouvais me débarrasser de sonétreinte. Ses doigts nerveux étaient serrés autour de moncou ; il m’étranglait… Mes forces m’abandonnèrent ; je nepus résister plus longtemps ; je me sentis mourir. J’étais…je… O Dieu ! Pardon ! – Oh !

Mon évanouissement ne dut pas être long, car,quand la conscience me revint, je sentis encore la sueur de mesefforts précédents, et mes blessures étaient toutes saignantes, lavie reprenait possession de mon être ; j’étais toujours sur laplate-forme ; mais qu’était donc devenu mon adversaire ?Comment ne m’avait-il pas achevé ? Pourquoi ne m’avait-il pasjeté dans l’abîme ? Je me soulevai sur un bras et regardaiautour de moi. Je ne vis d’autre être vivant que mon cheval etcelui de l’Indien galopant sur la plate-forme et se livrant uncombat à coups de tête et à coups de pieds. Mais j’entendais unbruit, le bruit d’une lutte terrible : les rugissementsrauques et entrecoupés d’un chien dévorant un ennemi, mêlés auxcris d’une voix humaine, d’une voix agonisante ! Quesignifiait cela ? Il y avait une crevasse sur la plate-forme,une crevasse assez profonde, et le bruit paraissait sortir de là.Je me dirigeai de ce côté. C’était un affreux spectacle. La ravineavait environ dix pieds de profondeur, et, tout au fond, parmi lesépines et les cactus, un chien énorme était en train de déchirerquelque chose qui criait et se débattait. C’était un homme, unIndien. Tout me fut expliqué. Le chien, c’était Alp ; l’homme,c’était mon dernier adversaire.

Au moment où j’arrivai sur le bord de lacrevasse, le chien tenait son ennemi sous lui et le renversait àchaque nouvel effort que celui-ci faisait pour se relever. Lesauvage criait comme un désespéré. Il me sembla voir l’animalenfonçant ses crocs dans la gorge de l’Indien ; mais d’autrespréoccupations m’empêchèrent de regarder plus longtemps. J’entendisdes voix derrière moi. Les sauvages lancés à ma poursuiteatteignaient le cañon et pressaient leurs chevaux vers lasaillie.

M’élancer sur mon cheval, le diriger vers lasortie, tourner le rocher et descendre la montagne, fut l’affaired’un moment. En approchant du pied, j’entendis du bruit dans lesbuissons qui bordaient la route, un animal en sortait à quelquespas derrière moi : c’était mon Saint-Bernard. En venant auprèsde moi, il poussa un long hurlement et se mit à remuer la queue. Jene comprenais pas comment il avait pu s’échapper, car les Indiensavaient dû atteindre la plate-forme avant qu’il eût pu sortir de laravine ; mais le sang frais lui souillait ses babines et lepoil de sa poitrine, montrait qu’il en avait mis un, tout au moins,hors d’état de le retenir. En arrivant sur la plaine, je jetai uncoup d’œil en arrière. Les Indiens descendaient la pente de laSierra. J’avais près d’un demi-mille d’avance, et, prenant lamontagne Neigeuse pour guide, je me lançai dans la prairie ouvertedevant moi.

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