Les Chasseurs de chevelures

Chapitre 55EL PASO DEL-NORTE.

 

Je ne décrirai pas notre traversée du désert,et je n’entrerai pas dans le détail des incidents de notre voyageau retour. Toutes les fatigues, toutes les difficultés étaient pourmoi des sources de plaisir. J’avais du bonheur à veiller surelle, et, tout le long de la route, ce fut ma principaleoccupation. Les sourires que je recevais me payaient, et au delà,de mes peines. Mais étaient-ce donc des peines ? était-ce untravail pour moi que de remplir ses gourdes d’eau fraîche à chaquenouveau ruisseau, d’arranger la couverture sur sa selle, de manièreà lui faire un siège commode ; de lui fabriquer un parasolavec les larges feuilles du palmier ; de l’aider à monter àcheval et à en descendre ? Non, ce n’était pas un travail.Nous étions heureux pendant ce voyage. Moi, du moins, j’étaisheureux, car j’avais accompli l’épreuve qui m’avait été imposée, etj’avais gagné ma fiancée.

Le souvenir des périls auxquels nous venionsd’échapper donnait plus de prix encore à notre félicité. Une seulechose assombrissait parfois le ciel de nos pensées : la reine– Adèle ! – Elle revenait au berceau de son enfance, et cen’était pas volontairement ; elle y revenait en prisonnière,prisonnière de ses propres parents, de son père et de samère ! Pendant tout le voyage, ceux-ci veillaient sur elleavec la plus tendre sollicitude, et ne recevaient, en échange deleurs soins, que des regards froids et silencieux. Leur cœur étaitrempli de douleur.

Nous n’étions pas poursuivis, ou du moinsl’ennemi ne se montra pas. Peut-être ne fûmes-nous pas suivis dutout. Le châtiment avait été terrible, et il devait se passerquelque temps avant que les Indiens rassemblassent les forcessuffisantes pour revenir à la charge. Nous ne perdions pas unmoment, d’ailleurs, et voyagions aussi vite que le permettait lacomposition de notre caravane. En cinq jours, nous atteignîmes laBarranca del Oro, et nous traversâmes la vieille mine, théâtre denotre lutte sanglante. Pendant notre halte au milieu des cabanesruinées, je cherchai si je ne trouverais pas quelques vestiges demon pauvre compagnon et du malheureux docteur. À la place oùj’avais vu leurs corps, je trouvai deux squelettes dépouillés parles loups aussi complètement que s’ils avaient été préparés pour uncabinet d’anatomie. C’était tout ce qui restait des deuxinfortunés.

En quittant la Barranca del Oro, nous fîmesroute vers les sources du rio des Mimbres et suivîmes ce coursd’eau jusqu’au Del-Norte. Le jour suivant, nous entrions dans lepueblo d’El-Paso. Notre arrivée provoqua une scène des plusintéressantes. À notre approche de la ville, la population entièrese porta à notre rencontre. Quelques-uns venaient par curiosité,d’autres pour nous faire accueil et prendre part à la joie de notreretour triomphant ; beaucoup étaient poussés par d’autressentiments. Nous avions ramené avec nous un grand nombre decaptives délivrées, environ cinquante, et elles furentimmédiatement entourées d’une foule de citadins. Parmi cette foule,il y avait des mères, des sœurs, des amants, des maris, dont ladouleur n’avait encore pu s’apaiser, et dont notre victoireterminait le deuil.

Les questions se croisaient, les regardscherchaient, l’anxiété était peinte sur toutes les figures. Lesreconnaissances provoquaient des cris de joie. Mais il y avaitaussi des cris de désespoir ; car parmi ceux qui étaientpartis quelques jours auparavant pleins de santé et d’ardeur,beaucoup n’étaient pas revenus. Un épisode entre tous, un épisodebien triste, me frappa. Deux femmes du peuple avaient jeté les yeuxsur une captive, une jeune fille qui me parut avoir dix ansenviron. Chacune se disait la mère de cette enfant ; chacunel’avait saisie par le bras, sans violence, mais avec l’intention dela disputer à l’autre. La foule les entourait, et ces deux femmesfaisaient retentir l’air de leurs cris et de leurs réclamationsplaintives. L’une établissait l’âge de l’enfant, racontaitprécisément l’histoire de sa capture par les sauvages, signalaitcertaines marques sur son corps, et déclarait qu’elle était prête àfaire le serment que c’était sa fille. L’autre en appelait auxspectateurs leur faisait remarquer que l’enfant n’avait pas lescheveux et les yeux de la même couleur que l’autre femme ;elle montrait la ressemblance de la jeune captive avec son autrefille qui était là, et qu’elle disait être la sœur aînée. Toutesles deux parlaient en même temps et embrassaient la pauvre enfant,chacune de son côté, tout en parlant. La petite captive, toutinterdite, se tenait entre les deux, recevant leurs caresses d’unair étonné. C’était une enfant charmante, costumée à l’indienne,brunie par le soleil du désert. Il était évident qu’elle n’avaitnul souvenir d’aucune des deux femmes ; pour elle, il n’yavait pas de mère ! Tout enfant, elle avait été emmenée audésert, et, comme la fille de Séguin, elle avait oublié lesimpressions de ses premières années. Elle avait oublié son père, samère, elle avait tout oublié. C’était, comme je l’ai dit, une scènepénible à voir. L’angoisse des deux femmes, leurs appelspassionnés, leurs caresses extravagantes mais pleines d’amour,leurs cris plaintifs, mêlés de sanglots et de pleurs, remplissaientle cœur de tristesse. Le débat fut terminé, à ce que je pus voir,par l’intervention de l’alcade qui, arrivé sur les lieux, confial’enfant à la police pour être gardée jusqu’à ce que la mèrevéritable eût pu établir les preuves de sa maternité. Je n’aijamais su la fin de ce petit drame.

Le retour de l’expédition à El Paso futcélébré par une ovation triomphale. Salves de canon, carillons detoutes les cloches, feux d’artifice, messes solennelles, musique enplein air dans toute la ville, rien n’y manqua. Les banquets et lesréjouissances suivirent, la nuit fut éclairée par une brillanteillumination de bougies, et un gran funcion de baile – unfandago – compléta la manifestation de l’allégressegénérale.

Le lendemain matin, Séguin se prépara àretourner à sa vieille habitation de Del Norte, avec sa femme etses filles. La maison était encore debout, à ce que nous avionsappris. Elle n’avait pas été pillée. Les sauvages, lorsqu’ils s’enétaient emparés, s’étaient trouvés serrés de près par un gros depaisanos, et avaient dû partir en toute hâte, avec leursprisonnières, laissant les choses dans l’état où ils les avaienttrouvées. Saint-Vrain et moi nous suivions la famille. Le chefavait pour l’avenir des projets dans lesquels tous deux nous étionsintéressés. Nous devions les examiner mûrement à la maison.

Ma spéculation de commerce m’avait rapportéplus que Saint-Vrain ne l’avait présumé. Mes dix mille dollarsavaient été triplés. Saint-Vrain aussi était à la tête d’un jolicapital, et nous pûmes reconnaître largement les services que nosderniers compagnons nous avaient rendus. Mais la plupart d’entreeux avaient déjà reçu un autre salaire. En sortant d’El Paso, jeretournai par hasard la tête, et je vis une longue rangée d’objetsnoirs suspendus au-dessus des portes. Il n’y avait pas à se trompersur la nature de ces objets, à nuls autres semblables :c’étaient des scalps.

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