Les Chasseurs de chevelures

Chapitre 7SÉGUIN LE CHASSEUR DE SCALPS.

 

J’avais eu précédemment le plaisir de recevoirune blessure sur le champ de bataille. Je dis leplaisir ; sous certains rapports, les blessures ont leurcharme. On vous a transporté sur une civière en lieu desûreté ; un aide de camp, penché sur le cou de son chevalécumant, annonce que l’ennemi est en pleine déroute, et vousdélivre ainsi de la crainte d’être transpercé par quelque lanciermoustachu ; un chirurgien se penche affectueusement vers vous,et, après avoir examiné pendant quelque temps votre blessure, vousdit : Ce n’est qu’une égratignure, et vous serez guéri avantune ou deux semaines. Alors vous apparaissent les visions de lagloire, de la gloire chantée par les gazettes ; le mal présentest oublié dans la contemplation des triomphes futurs, desfélicitations des amis, des tendres sourires de quelque personneplus chère encore. Réconforté par ces espérances, vous restezétendu sur votre dur lit de camp, remerciant presque la balle quivous a traversé la cuisse, ou le coup de sabre qui vous a ouvert lebras. Ces émotions, je les avais ressenties. Combien sontdifférents les sentiments qui vous agitent quand on agonise dessuites d’une blessure due au poignard d’un assassin !

J’étais surtout fort inquiet de savoir quellepouvait être la profondeur de ma blessure. Étais-je mortellementatteint ? Telle est la première question que l’on s’adressequand on s’est senti frappé. Il est rare que le blessé puisse serendre compte du plus ou moins de gravité de son état. La vie peuts’échapper avec le sang à chaque pulsation des artères, sans que lasouffrance dépasse beaucoup celle d’une piqûre d’épingle. Enarrivant à la fonda, je tombai épuisé sur mon lit.Saint-Vrain fendit ma blouse de chasse depuis le haut jusqu’en bas,et commença par examiner la plaie. Je ne pouvais voir la figure demon ami, puisqu’il était derrière moi, et j’attendais avecimpatience.

– Est-ce profond ? demandai-je.

– Pas aussi profond qu’un puits et moins largequ’une voie de wagon, me fut-il répondu. Vous êtes sauf, mon vieuxcamarade. Remerciez-en Dieu, et non l’homme qui vous a coutelé, carle gredin a fait tout ce qu’il a pu pour vous expédier. C’est uncoup de couteau espagnol, et c’est une terrible blessure. Par leSeigneur ! Haller, il s’en est peu fallu ! un pouce deplus, et l’épine dorsale était atteinte, mon garçon ? Maisvous êtes sauf, je vous l’assure. Godé, passez-moi cetteéponge !

– Sacr-rée !… murmura Godé avec toutel’énergie française pendant qu’il tendait l’éponge humide.

Je sentis le frais de l’eau, puis unecompresse de coton fin et tout neuf, ce qu’on put trouver de mieuxdans ma garde-robe, fut appliquée sur la blessure, et fixée avecdes bandes. Le plus adroit chirurgien n’aurait pas fait mieux.

– Voilà qui est bien arrangé, ajoutaSaint-Vrain, en posant la dernière épingle et en me plaçant dans laposition la plus commode. Mais qui donc a provoqué cette bagarre,et comment avez-vous fait pour y jouer un pareil rôle ? Etj’étais dehors, malheureusement !

– Avez-vous remarqué un homme d’une tournureétrange ?

– Qui ? celui qui portait unemanga rouge ?

– Oui.

– Qui était assis près de nous ?

– Oui.

– Ah ! je ne m’étonne pas que vous luiayez trouvé une tournure étrange, et il est plus étrange encorequ’il ne paraît. Je l’ai vu, je le connais, et peut-être suis-je leseul de tous ceux qui étaient là qui puisse en dire autant.Si ; il y en avait un autre, continua Saint-Vrain avec unsingulier sourire ; mais ce qui m’intrigue, c’est de savoirpourquoi il se trouvait là. Armijo ne doit pas l’avoir vu. Maiscontinuez.

Je racontai à Saint-Vrain toute maconversation avec l’étranger, et les incidents qui avaient mis finau fandango.

– C’est bizarre ! très bizarre ! Quediable peut-il avoir tant à faire de votre cheval ? Courirdeux cents milles, et offrir mille dollars !

– Méfiez-vous capitaine ! Godé me donnaitle titre de capitaine depuis mon aventure avec lesbuffalos ; si ce monsieur a fait deux cents mille etveut payer un mille, thousand dollars, pardieu !c’est que Moro lui plaît diablement. Cela montre une grande passionpour ce cheval ! why, pourquoi, puisqu’il en a tantenvie, pourquoi ne le volerait-il pas ?

Je fus frappé de cette supposition, et metournai vers Saint-Vrain.

– Avec la permission du capitaine, je vaiscacher le cheval, – continua le Canadien en se dirigeant vers laporte.

– Ne vous tourmentez pas, vieux Nord-Ouest, dumoins en ce qui concerne ce gentleman. Il ne volera pasvotre cheval. Malgré cela, ce n’est pas une raison pour vousempêcher de suivre votre idée et de cacher l’animal. Il y a assezde coquins à Santa-Fé pour voler les chevaux de tout un régiment.Ce que vous avez de mieux à faire, c’est de l’attacher tout près decette porte.

Godé après avoir envoyé Santa-Fé et tous seshabitants à un pays où il fait beaucoup plus chaud qu’au Canada,c’est-à-dire à tous les diables, se dirigea vers la porte etdisparut.

– Quel est donc cet homme ? demandai-je,qui semble environné de tant de mystères ?

– Ah ! si vous saviez ! Je vousraconterai, quand l’occasion s’en présentera, quelques épisodesétranges ; mais pas ce soir. Vous n’avez pas besoin d’êtreexcité. C’est le fameux Séguin, le chasseur de scalps.

– Le chasseur de scalps !

– Oui ; vous avez sans doute entenduparler de lui, cela ne peut pas être autrement pour peu que vousayez parcouru la montagne.

– J’en ai entendu parler. L’infâmescélérat ! l’égorgeur sans pitié d’innocentesvictimes !…

Une forme noire s’agita sur le mur, c’étaitl’ombre d’un homme. Je levai les yeux. Séguin était devant moi.Saint-Vrain, en le voyant entrer, s’était retourné, et se tenaitprès de la fenêtre, semblant surveiller la rue. J’étais sur lepoint de continuer ma tirade en lui donnant la forme del’apostrophe, et d’ordonner à cet homme de s’ôter de devant mesyeux ; mais je me sentis impressionné par la nature de sonregard, et je restai muet. Je ne saurais dire s’il m’avait entenduou s’il avait compris à qui s’adressaient les épithètes injurieusesque j’avais proférées ; rien dans sa contenance ne trahissaitqu’il en fût ainsi. Je remarquai seulement le même regard quim’avait tout d’abord attiré, la même expression de mélancolieprofonde. Se pouvait-il que cet homme fût l’abominable bandit dontj’avais entendu parler, l’auteur de tant d’atrocitéshorribles ?

– Monsieur, dit-il, voyant que je gardais lesilence, je suis vivement peiné de ce qui vous est arrivé. J’ai étéla cause involontaire de ce malheur. Votre blessure est-ellegrave ?

– Non, répondis-je avec une sécheresse quisembla le déconcerter.

– J’en suis heureux, reprit-il après unepause. Je venais vous remercier de votre généreuseintervention ; je quitte Santa-Fé dans dix minutes, et jeviens vous faire mes adieux.

Il me tendit la main. Je murmurai le mot« adieu, » mais sans répondre à son geste par un gestesemblable. Les récits des cruautés atroces associées au nom de cethomme me revenaient à l’esprit, et je ressentais une profonderépulsion pour lui. Son bras demeura tendu et sa physionomierevêtit une étrange expression quand il s’aperçut quej’hésitais.

– Je ne puis accepter votre main, lui dis-jeenfin.

– Et pourquoi ? demanda-t-il avecdouceur.

– Pourquoi ? Elle est rouge, elle estrouge de sang. Retirez-vous, monsieur, retirez-vous !

Il arrêta sur moi un regard rempli de douleurdans lequel on n’apercevait aucun symptôme de colère ; ilretira sa main sous les plis de sa manga, et, poussant unprofond soupir, se retourna et sortit lentement de la chambre.Saint-Vrain, qui était revenu sur la fin de cette scène, courutvers la porte, et le suivit des yeux. Je pus, de la place oùj’étais couché, voir le Mexicain au moment où il traversait levestibule. Il s’était enveloppé jusqu’aux yeux dans samanga, et marchait dans l’attitude du plus profondabattement. Un instant après il avait disparu, ayant passé sous leporche et de là dans la rue.

– Il y quelque chose de vraiment mystérieuxchez cet homme. Dites-moi, Saint-Vrain…

– Chut ! chut ! regardezlà-bas ! interrompit mon ami, tandis que sa main était dirigéevers la porte ouverte.

Je regardai, et, à la clarté de la lune, jevis trois formes humaines glissant le long du mur et se dirigeantvers l’entrée de la cour. Leur taille, leur attitude touteparticulière et leurs pas silencieux me convainquirent quec’étaient des Indiens. Un moment après, ils avaient disparu sousl’ombre épaisse du porche.

– Quels sont ces individus ?demandai-je.

– Les ennemis du pauvre Séguin, plus dangereuxpour lui que vous ne le désireriez si vous le connaissiez mieux. Jetremble pour lui si ces bêtes féroces le rencontrent dans la nuit.Mais non ; il est bien sur ses gardes, et il sera secouru s’ilest attaqué ; il le sera. Demeurez tranquille, Harry ! jereviens dans moins d’une seconde.

Disant cela, Saint-Vrain me quitta, et, uninstant après, je le vis traverser rapidement la grande porte. Jerestai plongé dans des réflexions profondes sur l’étrangeté desincidents qui se multipliaient autour de moi, et ces réflexionsn’étaient pas toutes gaies. J’avais outragé un homme qui ne m’avaitfait aucune injure et pour lequel il était évident que mon amiprofessait un grand respect. Le bruit d’un sabot de cheval sur lapierre se fit entendre auprès de moi : c’était Godé avec Moro,et, un instant après, je l’entendis enfoncer un piquet entre lespavés. Presque aussitôt, Saint-Vrain rentra.

– Eh bien, demandai-je, que s’est-ilpassé ?

– Pas grand chose. C’est un renard qui nes’endort jamais. Il était à cheval avant qu’ils fussent près delui, et a bientôt été hors de leur atteinte.

– Mais ne peuvent-ils pas le poursuivre àcheval.

– Ce n’est pas probable. Il a des compagnonsprès d’ici, je vous le garantis. Armijo, c’est lui qui a mis cescoquins-là sur ses traces – Armijo ne dispose pas de forcescapables d’oser le suivre une fois qu’il sera dans sesmontagnes.

– Mais, mon cher Saint-Vrain, dites-moi doncce que vous savez à l’endroit de cet homme extraordinaire. Macuriosité est excitée au plus haut degré.

– Non, pas ce soir, Harry ; pas ce soir.Je ne veux pas vous causer plus d’agitation ; en outre, j’aibesoin de vous quitter en ce moment. À demain, donc. Bonsoir !bonsoir !

Et, ce disant, mon pétulant ami me laissaentre les mains de Godé, au repos de la nuit.

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