Les Chouans

Les Chouans

d’ Honoré de Balzac

Chapitre 1 L’Embuscade

Dans les premiers jours de l’an VIII, au commencement de vendémiaire, ou, pour se conformer au calendrier actuel, vers la fin du mois de septembre 1799, une centaine de paysans et un assez grand nombre de bourgeois, partis le matin de Fougères pour se rendre à Mayenne, gravissaient la montagne de La Pellerine située à mi-chemin environ de Fougères à Ernée, petite ville où les voyageurs ont coutume de se reposer. Ce détachement, divisé en groupes plus ou moins nombreux, offrait une collection de costumes si bizarres et une réunion d’individus appartenant à des localités ou à des professions si diverses, qu’il ne sera pas inutile de décrire leurs différences caractéristiques pour donner à cette histoire les couleurs vives auxquelles on met tant de prix aujourd’hui&|160;; quoique, selon certains critiques, elles nuisent à la peinture des sentiments.

Quelques-uns des paysans, et c’était le plus grand nombre,allaient pieds nus, ayant pour tout vêtement une grande peau de chèvre qui les couvrait depuis le col jusqu’aux genoux, et un pantalon de toile blanche très grossière, dont le fil mal tondu accusait l’incurie industrielle du pays. Les mèches plates de leurs longs cheveux s’unissaient si habituellement aux poils de la peau de chèvre et cachaient si complètement leurs visages baissés vers la terre, qu’on pouvait facilement prendre cette peau pour la leur,et confondre, à la première vue, ces malheureux avec les animaux dont les dépouilles leur servaient de vêtement. Mais à travers ces cheveux l’on voyait bientôt briller leurs yeux comme des gouttes de rosée dans une épaisse verdure&|160;; et leurs regards, tout en annonçant l’intelligence humaine, causaient certainement plus de terreur que de plaisir. Leurs têtes étaient surmontées d’une sale toque en laine rouge, semblable à ce bonnet phrygien que laRépublique adoptait alors comme emblème de la liberté. Tous avaientsur l’épaule un gros bâton de chêne noueux, au bout duquel pendaitun long bissac de toile, peu garni. D’autres portaient, par-dessusleur bonnet, un grossier chapeau de feutre à larges bords et ornéd’une espèce de chenille en laine de diverses couleurs qui enentourait la forme. Ceux-ci, entièrement vêtus de la même toiledont étaient faits les pantalons et les bissacs des premiers,n’offraient presque rien dans leur costume qui appartînt à lacivilisation nouvelle. Leurs longs cheveux retombaient sur lecollet d’une veste ronde à petites poches latérales et carrées quin’allait que jusqu’aux hanches, vêtement particulier aux paysans del’Ouest. Sous cette veste ouverte on distinguait un gilet de mêmetoile, à gros boutons. Quelques-uns d’entre eux marchaient avec dessabots&|160;; tandis que, par économie, d’autres tenaient leurssouliers à la main. Ce costume, sali par un long usage, noirci parla sueur ou par la poussière, et moins original que le précédent,avait pour mérite historique de servir de transition àl’habillement presque somptueux de quelques hommes qui, dispersésçà et là, au milieu de la troupe, y brillaient comme des fleurs. Eneffet, leurs pantalons de toile bleue, leurs gilets rouges oujaunes ornés de deux rangées de boutons de cuivre parallèles, etsemblables à des cuirasses carrées, tranchaient aussi vivement surles vêtements blancs et les peaux de leurs compagnons, que desbleuets et des coquelicots dans un champ de blé. Quelques-unsétaient chaussés avec ces sabots que les paysans de la Bretagnesavent faire eux-mêmes&|160;; mais presque tous avaient de grossouliers ferrés et des habits de drap fort grossier, taillés commeles anciens habits français, dont la forme est encorereligieusement gardée par nos paysans. Le col de leur chemise étaitattaché par des boutons d’argent qui figuraient ou des cœurs ou desancres. Enfin, leurs bissacs paraissaient mieux fournis que nel’étaient ceux de leurs compagnons&|160;; puis, plusieurs d’entreeux joignaient à leur équipage de route une gourde sans doutepleine d’eau-de-vie, et suspendue par une ficelle à leur cou.Quelques citadins apparaissaient au milieu de ces hommes à demisauvages, comme pour marquer le dernier terme de la civilisation deces contrées. Coiffés de chapeaux ronds, de claques ou decasquettes, ayant des bottes à revers ou des souliers maintenus pardes guêtres, ils présentaient comme les paysans des différencesremarquables dans leurs costumes. Une dizaine d’entre eux portaientcette veste républicaine connue sous le nom de carmagnole .D’autres, de riches artisans sans doute, étaient vêtus de la têteaux pieds en drap de la même couleur. Les plus recherchés dans leurmise se distinguaient par des fracs et des redingotes de drap bleuou vert plus ou moins râpé. Ceux-là, véritables personnages,portaient des bottes de diverses formes, et badinaient avec degrosses cannes en gens qui font contre fortune bon cœur. Quelquestêtes soigneusement poudrées, des queues assez bien tresséesannonçaient cette espèce de recherche que nous inspire uncommencement de fortune ou d’éducation. En considérant ces hommesétonnés de se voir ensemble, et ramassés comme au hasard, on eûtdit la population d’un bourg chassée de ses foyers par un incendie.Mais l’époque et les lieux donnaient un tout autre intérêt à cettemasse d’hommes. Un observateur initié au secret des discordesciviles qui agitaient alors la France aurait pu facilementreconnaître le petit nombre de citoyens sur la fidélité desquels laRépublique devait compter dans cette troupe, presque entièrementcomposée de gens qui, quatre ans auparavant, avaient guerroyécontre elle. Un dernier trait assez saillant ne laissait aucundoute sur les opinions qui divisaient ce rassemblement. Lesrépublicains seuls marchaient avec une sorte de gaieté. Quant auxautres individus de la troupe, s’ils offraient des différencessensibles dans leurs costumes, ils montraient sur leurs figures etdans leurs attitudes cette expression uniforme que donne lemalheur. Bourgeois et paysans, tous gardaient l’empreinte d’unemélancolie profonde&|160;; leur silence avait quelque chose defarouche, et ils semblaient courbés sous le joug d’une même pensée,terrible sans doute, mais soigneusement cachée, car leurs figuresétaient impénétrables&|160;; seulement, la lenteur peu ordinaire deleur marche pouvait trahir de secrets calculs. De temps en temps,quelques-uns d’entre eux, remarquables par des chapelets suspendusà leur cou, malgré le danger qu’ils couraient à conserver ce signed’une religion plutôt supprimée que détruite, secouaient leurscheveux et relevaient la tête avec défiance. Ils examinaient alorsà la dérobée les bois, les sentiers et les rochers qui encaissaientla route, mais de l’air avec lequel un chien, mettant le nez auvent, essaie de subodorer le gibier&|160;; puis, en n’entendant quele bruit monotone des pas de leurs silencieux compagnons, ilsbaissaient de nouveau leurs têtes et reprenaient leur contenance dedésespoir, semblables à des criminels emmenés au bagne pour yvivre, pour y mourir.

La marche de cette colonne sur Mayenne, les éléments hétérogènesqui la composaient et les divers sentiments qu’elle exprimaits’expliquaient assez naturellement par la présence d’une autretroupe formant la tête du détachement. Cent cinquante soldatsenviron marchaient en avant avec armes et bagages, sous lecommandement d’un chef de demi-brigade. Il n’est pas inutile defaire observer à ceux qui n’ont pas assisté au drame de laRévolution, que cette dénomination remplaçait le titre de colonel,proscrit par les patriotes comme trop aristocratique. Ces soldatsappartenaient au dépôt d’une demi-brigade d’infanterie en séjour àMayenne. Dans ces temps de discordes, les habitants de l’Ouestavaient appelé tous les soldats de la République, des Bleus. Cesurnom était dû à ces premiers uniformes bleus et rouges dont lesouvenir est encore assez frais pour rendre leur descriptionsuperflue. Le détachement des Bleus servait donc d’escorte à cerassemblement d’hommes presque tous mécontents d’être dirigés surMayenne, où la discipline militaire devait promptement leur donnerun même esprit, une même livrée et l’uniformité d’allure qui leurmanquait alors si complètement.

Cette colonne était le contingent péniblement obtenu du districtde Fougères, et dû par lui dans la levée que le Directoire exécutifde la République française avait ordonnée par une loi du 10messidor précédents . Le gouvernement avait demandé cent millionset cent mille hommes, afin d’envoyer de prompts secours à sesarmées, alors battues par les Autrichiens en Italie, par lesPrussiens en Allemagne, et menacées en Suisse par les Russes,auxquels Souvarov faisait espérer la conquête de la France. Lesdépartements de l’Ouest, connus sous le nom de Vendée, la Bretagneet une portion de la Basse-Normandie, pacifiés depuis trois ans parles soins du général Hoche après une guerre de quatre années,paraissaient avoir saisi ce moment pour recommencer la lutte. Enprésence de tant d’agressions, la République retrouva sa primitiveénergie. Elle avait d’abord pourvu à la défense des départementsattaqués, en en remettant le soin aux habitants patriotes par undes articles de cette loi de messidor. En effet, le gouvernement,n’ayant ni troupes ni argent dont il pût disposer à l’intérieur,éluda la difficulté par une gasconnade législative : ne pouvantrien envoyer aux départements insurgés, il leur donnait saconfiance. Peut-être espérait-il aussi que cette mesure, en armantles citoyens les uns contre les autres, étoufferait l’insurrectiondans son principe. Cet article, source de funestes représailles,était ainsi conçu : Il sera organisé des compagnies franches dansles départements de l’Ouest. Cette disposition impolitique fitprendre à l’Ouest une attitude si hostile, que le Directoiredésespéra d’en triompher de prime abord. Aussi, peu de jours après,demanda-t-il aux Assemblées des mesures particulières relativementaux légers contingents dus en vertu de l’article qui autorisait lescompagnies franches. Donc, une nouvelle loi promulguée quelquesjours avant le commencement de cette histoire, et rendue letroisième jour complémentaire de l’an VII, ordonnait d’organiser enlégions ces faibles levées d’hommes. Les légions devaient porter lenom des départements de la Sarthe, de l’Orne, de la Mayenne,d’Ille-et-Vilaine, du Morbihan, de la Loire-Inférieure et deMaine-et-Loire. Ces légions, disait la loi, spécialement employéesà combattre les Chouans, ne pourraient, sous aucun prétexte, êtreportées aux frontières. Ces détails fastidieux, mais ignorés,expliquent à la fois l’état de faiblesse où se trouva le Directoireet la marche de ce troupeau d’hommes conduit par les Bleus. Aussi,peut-être n’est-il pas superflu d’ajouter que ces belles etpatriotiques déterminations directoriales n’ont jamais reçu d’autreexécution que leur insertion au Bulletin des Lois. N’étant plussoutenus par de grandes idées morales, par le patriotisme ou par laterreur, qui les rendait naguère exécutoires, les décrets de laRépublique créaient des millions et des soldats dont rien n’entraitni au trésor ni à l’armée. Le ressort de la Révolution s’était uséen des mains inhabiles, et les lois recevaient dans leurapplication l’empreinte des circonstances au lieu de lesdominer.

Les départements de la Mayenne et d’Ille-et-Vilaine étaientalors commandés par un vieil officier qui, jugeant sur les lieux del’opportunité des mesures à prendre, voulut essayer d’arracher à laBretagne ses contingents, et surtout celui de Fougères, l’un desplus redoutables foyers de la chouannerie. Il espérait ainsiaffaiblir les forces de ces districts menaçants. Ce militairedévoué profita des prévisions illusoires de la loi pour affirmerqu’il équiperait et armerait sur-le-champ les réquisitionnaires etqu’il tenait à leur disposition un mois de la solde promise par legouvernement à ces troupes d’exception. Quoique la Bretagne serefusât alors à toute espèce de service militaire, l’opérationréussit tout d’abord sur la foi de ces promesses, et avec tant depromptitude que cet officier s’en alarma. Mais c’était un de cesvieux chiens de guérite difficiles à surprendre. Aussitôt qu’il vitaccourir au district une partie des contingents, il soupçonnaquelque motif secret à cette prompte réunion d’hommes, et peut-êtredevina-t-il bien en croyant qu’ils voulaient se procurer des armes.Sans attendre les retardataires, il prit alors des mesures pourtâcher d’effectuer sa retraite sur Alençon, afin de se rapprocherdes pays soumis&|160;; quoique l’insurrection croissante de cescontrées rendît le succès de ce projet très problématique. Cetofficier, qui, selon ses instructions, gardait le plus profondsecret sur les malheurs de nos armées et sur les nouvelles peurassurantes parvenues de la Vendée, avait donc tenté, dans lamatinée où commence cette histoire, d’arriver par une marche forcéeà Mayenne, où il se promettait bien d’exécuter la loi suivant sonbon vouloir, en remplissant les cadres de sa demi-brigade avec sesconscrits bretons. Ce mot de conscrit, devenu plus tard si célèbre,avait remplacé pour la première fois, dans les lois, le nom deréquisitionnaires, primitivement donné aux recrues républicaines.Avant de quitter Fougères, le commandant avait fait prendresecrètement à ses soldats les cartouches et les rations de painnécessaires à tout son monde, afin de ne pas éveiller l’attentiondes conscrits sur la longueur de la route&|160;; et il comptaitbien ne pas s’arrêter à l’étape d’Ernée où, revenus de leurétonnement, les hommes du contingent auraient pu s’entendre avecles Chouans, sans doute répandus dans les campagnes voisines. Lemorne silence qui régnait dans la troupe des réquisitionnairessurpris par la manœuvre du vieux républicain, et la lenteur de leurmarche sur cette montagne, excitaient au plus haut degré ladéfiance de ce chef de demi-brigade, nommé Hulot&|160;; les traitsles plus saillants de la description qui précède étaient pour luid’un vif intérêt&|160;; aussi marchait-il silencieusement au milieude cinq jeunes officiers qui, tous, respectaient la préoccupationde leur chef. Mais au moment où Hulot parvint au faîte de LaPellerine, il tourna tout à coup la tête, comme par instinct, pourinspecter les visages inquiets des réquisitionnaires, et ne tardapas à rompre le silence. En effet, le retard progressif de cesBretons avait déjà mis entre eux et leur escorte une distanced’environ deux cents pas. Hulot fit alors une grimace qui lui étaitparticulière.

– Que diable ont donc tous ces muscadins-là&|160;! s’écria-t-ild’une voix sonore. Nos conscrits ferment le compas au lieu del’ouvrir, je crois&|160;!

À ces mots, les officiers qui l’accompagnaient se retournèrentpar un mouvement spontané assez semblable au réveil en sursaut quecause un bruit soudain. Les sergents, les caporaux les imitèrent,et la compagnie s’arrêta sans avoir entendu le mot souhaité de : –Halte&|160;! Si d’abord les officiers jetèrent un regard sur ledétachement qui, semblable à une longue tortue, gravissait lamontagne de La Pellerine, ces jeunes gens, que la défense de lapatrie avait arrachés, comme tant d’autres, à des étudesdistinguées, et chez lesquels la guerre n’avait pas encore éteintle sentiment des arts, furent assez frappés du spectacle quis’offrit à leurs regards pour laisser sans réponse une observationdont l’importance leur était inconnue. Quoiqu’ils vinssent deFougères, où le tableau qui se présentait alors à leurs yeux sevoit également, mais avec les différences que le changement deperspective lui fait subir, ils ne purent se refuser à l’admirerune dernière fois, semblables à ces dilettanti auxquels une musiquedonne d’autant plus de jouissances qu’ils en connaissent mieux lesdétails.

Du sommet de La Pellerine apparaît aux yeux du voyageur lagrande vallée du Couesnon, dont l’un des points culminants estoccupé à l’horizon par la ville de Fougères. Son château domine, enhaut du rocher où il est bâti, trois au quatre routes importantes,position qui la rendait jadis une des clés de la Bretagne. De làles officiers découvrirent, dans toute son étendue, ce bassin aussiremarquable par la prodigieuse fertilité de son sol que par lavariété de ses aspects. De toutes parts, des montagnes de schistes’élèvent en amphithéâtre, elles déguisent leurs flancs rougeâtressous des forêts de chênes, et recèlent dans leurs versants desvallons pleins de fraîcheur. Ces rochers décrivent une vasteenceinte, circulaire en apparence, au fond de laquelle s’étend avecmollesse une immense prairie dessinée comme un jardin anglais. Lamultitude de haies vives qui entourent d’irréguliers et de nombreuxhéritages, tous plantés d’arbres, donnent à ce tapis de verdure unephysionomie rare parmi les paysages de la France, et il enferme deféconds secrets de beauté dans ses contrastes multipliés dont leseffets sont assez larges pour saisir les âmes les plus froides. Ence moment, la vue de ce pays était animée de cet éclat fugitif parlequel la nature se plaît à rehausser parfois ses impérissablescréations. Pendant que le détachement traversait la vallée, lesoleil levant avait lentement dissipé ces vapeurs blanches etlégères qui dans les matinées de septembre, voltigent sur lesprairies. À l’instant où les soldats se retournèrent, une invisiblemain semblait enlever à ce paysage le dernier des voiles dont ellel’aurait enveloppé, nuées fines, semblables à ce linceul de gazediaphane qui couvre les bijoux précieux et à travers lequel ilsexcitent la curiosité. Dans le vaste horizon que les officiersembrassèrent, le ciel n’offrait pas le plus léger nuage qui pûtfaire croire, par sa clarté d’argent, que cette immense voûte bleuefût le firmament. C’était plutôt un dais de soie supporté par lescimes inégales des montagnes, et, placé dans les airs pour protégercette magnifique réunion de champs, de prairies, de ruisseaux et debocages. Les officiers ne se lassaient pas d’examiner cet espace oùjaillissent tant de beautés champêtres. Les uns hésitaientlongtemps avant d’arrêter leurs regards parmi l’étonnantemultiplicité de ces bosquets que les teintes sévères de quelquestouffes jaunies enrichissaient des couleurs du , bronze, et que levert émeraude des prés irrégulièrement coupés faisait encoreressortir. Les autres s’attachaient aux contrastes offerts par deschamps rougeâtres où le sarrasin récolté se dressait en gerbesconiques semblables aux faisceaux d’armes que le soldat amoncelleau bivouac, et séparés par d’autres champs que doraient les guéretsdes seigles moissonnés. Çà et là, l’ardoise sombre de quelquestoits d’où sortaient de blanches fumées&|160;; puis les tranchéesvives et argentées que produisaient les ruisseaux tortueux duCouesnon, attiraient l’oeil par quelques-uns de ces piègesd’optique qui rendent, sans qu’on sache pourquoi, l’âme indécise etrêveuse. La fraîcheur embaumée des brises d’automne, la fortesenteur des forêts, s’élevaient comme un nuage d’encens etenivraient les admirateurs de ce beau pays, qui contemplaient avecravissement ses fleurs inconnues, sa végétation vigoureuse, saverdure rivale de celle d’Angleterre, sa voisine dont le nom estcommun aux deux pays. Quelques bestiaux animaient cette scène déjàsi dramatique. Les oiseaux chantaient, et faisaient ainsi rendre àla vallée une suave, une sourde mélodie qui frémissait dans lesairs. Si l’imagination recueillie veut apercevoir pleinement lesriches accidents d’ombre et de lumière, les horizons vaporeux desmontagnes, les fantastiques perspectives qui naissaient des placesoù manquaient les arbres, où s’étendaient les eaux, où fuyaient decoquettes sinuosités&|160;; si le souvenir colorie, pour ainsidire, ce dessin aussi fugace que le moment où il est pris, lespersonnes pour lesquelles ces tableaux ne sont pas sans mériteauront une image imparfaite du magique spectacle par lequel l’âmeencore impressionnable des jeunes officiers fut comme surprise.

Pensant alors que ces pauvres gens abandonnaient à regret leurpays et leurs chères coutumes pour aller mourir peut-être en desterres étrangères, ils leur pardonnèrent involontairement un retardqu’ils comprirent. Puis, avec cette générosité naturelle auxsoldats, ils déguisèrent leur condescendance sous un feint désird’examiner les positions militaires de cette belle contrée. MaisHulot, qu’il est nécessaire d’appeler le Commandant, pour éviter delui donner le nom peu harmonieux de Chef de demi-brigade, était unde ces militaires qui, dans un danger pressant, ne sont pas hommesà se laisser prendre aux charmes des paysages, quand même ceseraient ceux du paradis terrestre. Il secoua donc la tête par ungeste négatif, et contracta deux gros sourcils noirs qui donnaientune expression sévère à sa physionomie.

– Pourquoi diable ne viennent-ils pas&|160;? demanda-t-il pourla seconde fois de sa voix grossie par les fatigues de la guerre.Se trouve-t-il dans le village quelque bonne Vierge à laquelle ilsdonnent une poignée de main&|160;?

– Tu demandes pourquoi&|160;? répondit une voix.

En entendant des sons qui semblaient partir de la corne aveclaquelle les paysans de ces vallons rassemblent leurs troupeaux, lecommandant se retourna brusquement comme s’il eût senti la pointed’une épée, et vit à deux pas un personnage encore plus bizarrequ’aucun de ceux emmenés à Mayenne pour servir la République. Cetinconnu, homme trapu, large des épaules, lui montrait une têtepresque aussi grosse que celle d’un bœuf, avec laquelle elle avaitplus d’une ressemblance. Des narines épaisses faisaient paraîtreson nez encore plus court qu’il ne l’était. Ses larges lèvresretroussées par des dents blanches comme de la neige, ses grands etronds yeux noirs garnis de sourcils menaçants, ses oreillespendantes et ses cheveux roux appartenaient moins a notre bellerace caucasienne qu’au genre des herbivores. Enfin l’absencecomplète des autres caractères de l’homme social rendait cette têtenue plus remarquable encore. La face, comme bronzée par le soleilet dont les anguleux contours offraient une vague analogie avec legranit qui forme le sol de ces contrées, était a seule partievisible du corps de cet être singulier. À partir du cou, il étaitenveloppé d’un sarreau, espèce de blouse en toile rousse plusgrossière encore que celle des pantalons des conscrits les moinsfortunés. Ce sarreau, dans lequel un antiquaire aurait reconnu lasaye (saga) ou le sayon des Gaulois, finissait à mi-corps, en serattachant à deux fourreaux de peau de chèvre par des morceaux debois grossièrement travaillés et dont quelques-uns gardaient leurécorce. Les peaux de bique, pour parler la langue du pays, qui luigarnissaient les jambes et les cuisses, ne laissaient distingueraucune forme humaine. Des sabots énormes lui cachaient les pieds.Ses longs cheveux luisants, semblables aux poils de ses peaux dechèvres, tombaient de chaque côté de sa figure, séparés en deuxparties égales, et pareils aux chevelures de ces statues du MoyenAge qu’on voit encore dans quelques cathédrales. Au lieu du bâtonnoueux que les conscrits portaient sur leurs épaules, il tenaitappuyé sur sa poitrine, en guise de fusil, un gros fouet dont lecuir habilement tressé paraissait avoir une longueur double decelle des fouets ordinaires. La brusque apparition de cet êtrebizarre semblait facile à expliquer. Au premier aspect, quelquesofficiers supposèrent que l’inconnu était un réquisitionnaire ouconscrit (l’un se disait encore pour l’autre) qui se repliait surla colonne en la voyant arrêtée. Néanmoins, l’arrivée de cet hommeétonna singulièrement le commandant&|160;; s’il n’en parut pas lemoins du monde intimidé, son front devint soucieux&|160;; et, aprèsavoir toisé l’étranger, il répéta machinalement et comme occupé depensées sinistres :

– Oui, pourquoi ne viennent-ils pas&|160;? le sais-tu,toi&|160;?

– C’est que, répondit le sombre interlocuteur avec un accent quiprouvait une assez grande difficulté de parler français, c’est quelà, dit-il en étendant sa rude et large main vers Ernée, là est leMaine, et là finit la Bretagne.

Puis il frappa fortement le sol en jetant le pesant manche deson fouet aux pieds du commandant. L’impression produite sur lesspectateurs de cette scène par la harangue laconique de l’inconnu,ressemblait assez à celle que donnerait un coup de tam-tam frappéau milieu d’une musique. Le mot de harangue suffit à peine pourrendre la haine, les désirs de vengeance qu’exprimèrent un gestehautain, une parole brève et la contenance empreinte d’une énergiefarouche et froide. La grossièreté de cet homme taillé comme àcoups de hache, sa noueuse écorce, la stupide ignorance gravée surses traits, en faisaient une sorte de demi-dieu barbare. Il gardaitune attitude prophétique et apparaissait là comme le génie même dela Bretagne, qui se relevait d’un sommeil de trois années, pourrecommencer une guerre où la victoire ne se montra jamais sans dedoubles crêpes.

– Voilà un Joli coco, dit Hulot en se parlant à lui-même. Il m’al’air d’être l’ambassadeur de gens qui s’apprêtent à parlementer àcoups de fusil.

Après avoir grommelé ces paroles entre ses dents, le commandantpromena successivement ses regards de cet homme au paysage, dupaysage au détachement, du détachement sur les talus abrupts de laroute, dont les crêtes étaient ombragées par les hauts genêts de laBretagne, puis il les reporta tout à coup sur l’inconnu, auquel ilfit subir comme un muet interrogatoire qu’il termina en luidemandant brusquement : – D’où viens-tu&|160;?

Son oeil avide et perçant cherchait à deviner les secrets de cevisage impénétrable qui, pendant cet intervalle, avait pris laniaise expression de torpeur dont s’enveloppe un paysan aurepos.

– Du pays des Gars, répondit l’homme sans manifester aucuntrouble.

– Ton nom&|160;?

– Marche-à-terre.

– Pourquoi portes-tu, malgré la loi, ton surnom deChouan&|160;?

Marche-à-terre, puisqu’il se donnait ce nom, regarda lecommandant d’un air d’imbécillité si profondément vraie, que lemilitaire crut n’avoir pas été compris.

– Fais-tu partie de la réquisition de Fougères&|160;?

À cette demande, Marche-à-terre répondit par un de ces je nesais pas, dont l’inflexion désespérante arrête tout entretien. Ils’assit tranquillement sur le bord du chemin, tira de son sarrauquelques morceaux d’une mince et noire galette de sarrasin, repasnational dont les tristes délices ne peuvent être comprises que desBretons, et se mit à manger avec une indifférence stupide. Ilfaisait croire à une absence si complète de toute intelligence, queles officiers le comparèrent tour à tour, dans cette situation, àun des animaux qui broutaient les gras pâturages de la vallée, auxsauvages de l’Amérique ou à quelque naturel du cap deBonne-Espérance. Trompé par cette attitude, le commandant lui-mêmen’écoutait déjà plus ses inquiétudes, lorsque, jetant un dernierregard de prudence à l’homme qu’il soupçonnait d’être le hérautd’un prochain carnage, il en vit les cheveux, le sarrau, les peauxde chèvre couverts d’épines, de débris de feuilles, de brins debois et de broussailles, comme si ce Chouan eût fait une longueroute à travers les halliers. Il lança un coup d’oeil significatifà son adjudant Gérard, près duquel il se trouvait, lui serrafortement la main et dit à voix basse : – Nous sommes alléschercher de la laine, et nous allons revenir tondus.

Les officiers étonnés se regardèrent en silence.

Il convient de placer ici une digression pour faire partager lescraintes du commandant Hulot à certaines personnes casanièreshabituées à douter de tout, parce qu’elles ne voient rien, et quipourraient contredire l’existence de Marche-à-terre et des paysansde l’Ouest dont alors la conduite fut sublime.

Le mot gars, que l’on prononce gâ, est un débris de la langueceltique, Il a passé du bas-breton dans le français, et ce mot est,de notre langage actuel, celui qui contient le plus de souvenirsantiques. Le gais était l’arme principale des Gaëls ouGaulois&|160;; gaisde signifiait armé&|160;; gais, bravoure&|160;;gas, force. Ces rapprochements prouvent la parenté du mot gars avecces expressions de la langue de nos ancêtres. Ce mot a del’analogie avec le mot latin vir, homme, racine de virtus, force,courage. Cette dissertation trouve son excuse dans sa nationalitépuis, peut-être, servira-t-elle à réhabiliter, dans l’esprit dequelques personnes, les mots : gars, garçon, garçonnette, garce,garcette, généralement proscrits du discours Comme mal séants, maisdont l’origine est si guerrière et qui se montreront çà et là dansle cours de cette histoire.  » C’est une fameuse garce&|160;!  » estun éloge peu compris que recueillit madame de Staël dans un petitcanton de Vendômois où elle passa quelques jours d’exil. LaBretagne est, de toute la France, le pays où les mœurs gauloisesont laissé les plus fortes empreintes. Les parties de cetteprovince où, de nos jours encore, la vie sauvage et l’espritsuperstitieux de nos rudes aïeux sont restés, pour ainsi dire,flagrants, se nomment le pays des Gars. Lorsqu’un canton est habitépar nombre de Sauvages semblables à celui qui vient de comparaîtredans cette Scène, les gens de la contrée disent : Les Gars de telleparoisse&|160;; et ce nom classique est comme une récompense de lafidélité avec laquelle ils s’efforcent de conserver les traditionsdu langage et des mœurs gaëliques&|160;; aussi leur viegarde-t-elle de profonds vestiges des croyances et des pratiquessuperstitieuses des anciens temps. Là, les coutumes féodales sontencore respectées. Là, les antiquaires retrouvent debout lesmonuments des Druides. Là, le génie de la civilisation modernes’effraie de pénétrer à travers d’immenses forêts primordiales. Uneincroyable férocité, un entêtement brutal, mais aussi la foi duserment&|160;; l’absence complète de nos lois, de nos mœurs, denotre habillement, de nos monnaies nouvelles, de notre langage,mais aussi la simplicité patriarcale et d’héroïques vertuss’accordent à rendre les habitants de ces campagnes plus pauvres decombinaisons intellectuelles que ne le sont les Mohicans et lesPeaux rouges de l’Amérique septentrionale, mais aussi grands, aussirusés, aussi durs qu’eux. La place que la Bretagne occupe au centrede l’Europe la rend beaucoup plus curieuse à observer que ne l’estle Canada. Entouré de lumières dont la bienfaisante chaleur nel’atteint pas, ce pays ressemble à un charbon glacé qui resteraitobscur et noir au sein d’un brillant foyer. Les efforts tentés parquelques grands esprits pour conquérir à la vie sociale et à laprospérité cette belle partie de la France, si riche de trésorsignorés, tout, même les tentatives du gouvernement, meurt au seinde l’immobilité d’une population vouée aux pratiques d’uneimmémoriale routine. Ce malheur s’explique assez par la nature d’unsol encore sillonné de ravins, de torrents, de lacs et demarais&|160;; hérissé de haies, espèces de bastions en terre quifont, de chaque champ, une citadelle&|160;; privé de routes et decanaux&|160;; puis, par l’esprit d’une population ignorante, livréeà des préjugés dont les dangers seront accusés par les détails decette histoire, et qui ne veut pas de notre moderne agriculture. Ladisposition pittoresque de ce pays, les superstitions de seshabitants excluent et la concentration des individus et lesbienfaits amenés par la comparaison, par l’échange des idées. Làpoint de villages. Les constructions précaires que l’on nomme deslogis sont clairsemées à travers la contrée. Chaque famille y vitcomme dans un désert. Les seules réunions connues sont lesassemblées éphémères que le dimanche ou les fêtes de la religionconsacrent à la paroisse. Ces réunions silencieuses, dominées parle Recteur, le seul maître de ces esprits grossiers, ne durent quequelques heures. Après avoir entendu la voix terrible de ce prêtre,le paysan retourne pour une semaine dans sa demeureinsalubre&|160;; il en sort pour le travail, il y rentre pourdormir. S’il y est visité, c’est par ce recteur, l’âme de lacontrée. Aussi, fut-ce à la voix de ce prêtre que des milliersd’hommes se ruèrent sur la République, et que ces parties de laBretagne fournirent cinq ans avant l’époque à laquelle commencecette histoire, des masses de soldats à la première chouannerie.Les frères Cottereau, hardis contrebandiers qui donnèrent leur nomà cette guerre, exerçaient leur périlleux métier de Laval àFougères. Mais les insurrections de ces campagnes n’eurent rien denoble et l’on peut dire avec assurance que si la Vendée fit dubrigandage une guerre, la Bretagne fit de la guerre un brigandage.La proscription des princes, la religion détruite ne furent pourles Chouans que des prétextes de pillage, et les événements decette lutte intestine contractèrent quelque chose de la sauvageâpreté qu’ont les mœurs en ces contrées. Quand de vrais défenseursde la monarchie vinrent recruter des soldats parmi ces populationsignorantes et belliqueuses, ils essayèrent mais en vain, de donner,sous le drapeau blanc, quelque grandeur à ces entreprises quiavaient rendu la chouannerie odieuse et les Chouans sont restéscomme un mémorable exemple du danger de remuer les masses peucivilisées d’un pays. Le tableau de la première vallée offerte parla Bretagne aux yeux du voyageur, la peinture des hommes quicomposaient le détachement des réquisitionnaires, la description dugars apparu sur le sommet de La Pellerine, donnent en raccourci unefidèle image de la province et de ses habitants. Une imaginationexercée peut, d’après ces détails, concevoir le théâtre et lesinstruments de la guerre&|160;; là en étaient les éléments. Leshaies si fleuries de ces belles vallées cachaient alorsd’invisibles agresseurs. Chaque champ était alors une forteresse,chaque arbre méditait un piège, chaque vieux tronc de saule creuxgardait un stratagème. Le lieu du combat était partout. Les fusilsattendaient au coin des routes les Bleus que de jeunes fillesattiraient en riant sous le feu des canons, sans croire êtreperfides&|160;; elles allaient en pèlerinage avec leurs pères etleurs frères demander des ruses et des absolutions à des vierges debois vermoulu. La religion ou plutôt le fétichisme de ces créaturesignorantes désarmait le meurtre de ses remords. Aussi une foiscette lutte engagée, tout dans le pays devenait-il dangereux : lebruit comme le silence, la grâce comme la terreur, le foyerdomestique comme le grand chemin. Il y avait de la conviction dansces trahisons. C’était des Sauvages qui servaient Dieu et le roi, àla manière dont les Mohicans font la guerre. Mais pour rendreexacte et vraie en tout point la peinture de cette lutte,l’historien doit ajouter qu’au moment où la paix de Hoche futsignée, la contrée entière redevint et riante et amie. Lesfamilles, qui, la veille, se déchiraient encore, le lendemainsoupèrent sans danger sous le même toit.

À l’instant où Hulot reconnut les perfidies secrètes quetrahissait la peau de chèvre de Marche-à-terre, il resta convaincude la rupture de cette heureuse paix due au génie de Hoche et dontle maintien lui parut impossible. Ainsi la guerre renaissait sansdoute plus terrible qu’autrefois, à la suite d’une inaction detrois années. La Révolution, adoucie depuis le 9 thermidor, allaitpeut-être reprendre le caractère de terreur qui la rendit haïssableaux bons esprits. L’or des Anglais avait donc, comme toujours, aidéaux discordes de la France. La République, abandonnée du jeuneBonaparte, qui semblait en être le génie tutélaire, semblait horsd’état de résister à tant d’ennemis, et le plus cruel se montraitle dernier. La guerre civile, annoncée par mille petitssoulèvements partiels, prenait un caractère de gravité toutnouveau, du moment où les Chouans concevaient le dessein d’attaquerune si forte escorte. Telles étaient les réflexions qui sedéroulèrent dans l’esprit de Hulot, quoique d’une manière beaucoupmoins succincte, dès qu’il crut apercevoir, dans l’apparition deMarche-à-terre, l’indice d’une embuscade habilement préparée, carlui seul fut d’abord dans le secret de son danger.

Le silence qui suivit la phrase prophétique du commandant àGérard, et qui termine la scène précédente, servit à Hulot pourrecouvrer son sang-froid. Le vieux soldat avait presque chancelé.Il ne put chasser les nuages qui couvrirent son front quand il vintà penser qu’il était environné déjà des horreurs d’une guerre dontles atrocités eussent été peut-être reniées par les Cannibales. Lecapitaine Merle et l’adjudant Gérard, ses deux amis, cherchaient às’expliquer la crainte, si nouvelle pour eux, dont témoignait lafigure de leur chef, et contemplaient Marche-à-terre mangeant sagalette au bord du chemin, sans pouvoir établir le moindre rapportentre cette espèce d’animal et l’inquiétude de leur intrépidecommandant.

Mais le visage de Hulot s’éclaircit bientôt. Tout en déplorantles malheurs de la République, il se réjouit d’avoir à combattrepour elle, il se promit joyeusement de ne pas être la dupe desChouans et de pénétrer l’homme si ténébreusement rusé qu’ils luifaisaient l’honneur d’employer contre lui. Avant de prendre aucunerésolution, il se mit à examiner la position dans laquelle sesennemis voulaient le surprendre. En voyant que le chemin au milieuduquel il se trouvait engagé passait dans une espèce de gorge peuprofonde à la vérité, mais flanquée de bois, et où aboutissaientplusieurs sentiers, il fronça fortement ses gros sourcils noirs,puis il dit à ses amis d’une voix sourde et très émue :

– Nous sommes dans un drôle de guêpier.

– Et de quoi donc avez-vous peur&|160;? demanda Gérard.

– Peur&|160;?&|160;… reprit le commandant, oui, peur. J’aitoujours eu peur d’être fusillé comme un chien au détour d’un boissans qu’on vous crie : Qui vive&|160;!

– Bah&|160;! dit Merle en riant, qui vive&|160;! est aussi unabus.

– Nous sommes donc vraiment en danger&|160;? demanda Gérardaussi étonné du sang-froid de Hulot qu’il l’avait été de sapassagère terreur.

– Chut&|160;! dit le commandant, nous sommes dans la gueule duloup, il y fait noir comme dans un four, et il faut y allumer unechandelle. Heureusement, reprit-il, que nous tenons le haut decette côte&|160;? il la décora d’une épithète énergique, et ajouta: – Je finirai peut-être bien par y voir clair. Le commandant,attirant à lui les deux officiers, cerna Marche-à-terre&|160;; leGars feignit de croire qu’il les gênait, il se leva promptement. –Reste là, chenapan&|160;! lui cria Hulot en le poussant et lefaisant retomber sur le talus où il s’était assis. Dès ce moment,le chef de demi-brigade ne cessa de regarder attentivementl’insouciant Breton. – Mes amis, reprit-il alors en parlant à voixbasse aux deux officiers, il est temps de vous dire que la boutiqueest enfoncée là-bas. Le Directoire, par suite d’un remue-ménage quia eu lieu aux Assemblées, a encore donné un coup de balai à nosaffaires. Ces pentarques, ou pantins, c’est plus français, dedirecteurs viennent de perdre une bonne lame, Bernadotte n’en veutplus.

– Qui le remplace&|160;? demanda vivement Gérard.

– Milet-Mureau, une vieille perruque. On choisit là un bienmauvais temps pour laisser naviguer des mâchoires&|160;! Voilà desfusées anglaises qui partent sur les côtes. Tous ces hannetons deVendéens et de Chouans sont en l’air, et ceux qui sont derrière cesmarionnettes-là ont bien su prendre le moment où noussuccombons.

– Comment&|160;! dit Merle.

– Nos armées sont battues sur tous les points, reprit Hulot enétouffant sa voix de plus en plus. Les Chouans ont déjà interceptédeux fois les courriers, et je n’ai reçu mes dépêches et lesderniers décrets qu’au moyen d’un exprès envoyé par Bernadotte aumoment où il quittait le Ministère. Des amis m’ont heureusementécrit confidentiellement sur cette débâcle. Fouché a découvert quele tyran Louis XVIII a été averti par des traîtres de Parisd’envoyer un chef à ses canards de l’intérieur. On pense que Barrastrahit la République. Bref, Pitt et les princes ont envoyé, ici, unci-devant, homme vigoureux, plein de talent, qui voudrait, enréunissant les efforts des Vendéens à ceux des Chouans, abattre lebonnet de la République. Ce camarade-là a débarqué dans leMorbihan, je l’ai su le premier, je l’ai appris aux malins deParis, le Gars est le nom qu’il s’est donné. Tous ces animaux-là,dit-il en montrant Marche-à-terre, chaussent des noms quidonneraient la colique à un honnête patriote s’il les portait. Or,notre homme est dans ce district. L’arrivée de ce Chouan-là, et ilindiqua de nouveau Marche-à-terre, m’annonce qu’il est sur notredos. Mais on n’apprend pas à un vieux singe à faire la grimace, etvous allez m’aider à ramener mes linottes à la cage et pus vite queça&|160;! Je serais un joli coco si je me laissais engluer commeune corneille par ce ci-devant qui arrive de Londres sous prétexted’avoir à épousseter nos chapeaux&|160;!

En apprenant ces circonstances secrètes et critiques les deuxofficiers, sachant que leur commandant ne s’alarmait jamais envain, prirent alors cette contenance grave qu’ont les militaires aufort du danger, lorsqu’ils sont fortement trempés et habitués àvoir un peu loin dans les affaires humaines. Gérard que son grade,supprimé depuis, rapprochait de son chef, voulut répondre, etdemander toutes les nouvelles politiques dont une partie étaitévidemment passée sous silence&|160;; mais un signe de Hulot luiimposa silence&|160;; et tous les trois ils se mirent à regarderMarche-à-terre. Ce Chouan ne donna pas la moindre marque d’émotionen se voyant sous la surveillance de ces hommes aussi redoutablespar leur intelligence que par leur force corporelle. La curiositédes deux officiers, pour lesquels cette sorte de guerre étaitnouvelle, fut vivement excitée par le commencement d’une affairequi offrait un intérêt presque romanesque&|160;; aussivoulurent-ils en plaisanter&|160;; mais, au premier mot qui leuréchappa, Hulot les regarda gravement et leur dit : – Tonnerre deDieu&|160;! n’allons pas fumer sur le tonneau de poudre, citoyens.C’est s’amuser à porter de l’eau dans un panier que d’avoir ducourage hors de propos. – Gérard, dit-il ensuite en se penchant àl’oreille de son adjudant, approchez-vous insensiblement de cebrigand&|160;; et au moindre mouvement suspect, soyez prêt à luipasser votre épée au travers du corps. Quant à moi, je vais prendredes mesures pour soutenir la conversation, si nos inconnus veulentbien l’entamer.

Gérard inclina légèrement la tête en signe d’obéissance, puis ilse mit à contempler les points de vue de cette vallée avec laquelleon a pu se familiariser&|160;; il parut vouloir les examiner plusattentivement et marcha pour ainsi dire sur lui-même et sansaffectation&|160;; mais on pense bien que le paysage était ladernière chose qu’il observa. De son côté, Marche-à-terre laissacomplètement ignorer si la manœuvre de l’officier le mettait enpéril&|160;; à la manière dont il jouait avec le bout de son fouet,on eût dit qu’il pêchait à la ligne dans le fossé.

Pendant que Gérard essayait ainsi de prendre position devant leChouan, le commandant dit tout bas à Merle : – Donnez dix hommesd’élite à un sergent et allez les poster vous-même au-dessus denous, à l’endroit du sommet de cette côte où le chemin s’élargit enformant un plateau, et d’où vous apercevrez un bon ruban de queuede la route d’Ernée. Choisissez une place où le chemin ne soit pasflanqué de bois et d’où le sergent puisse surveiller la campagne.Appelez La-clef-des-cœurs, il est intelligent. Il n’y a point dequoi rire, je ne donnerai pas un décime de notre peau, si nous neprenons pas notre bisque.

Pendant que le capitaine Merle exécutait cet ordre avec unepromptitude dont l’importance fut comprise, le commandant agita lamain droite pour réclamer un profond silence des soldats quil’entouraient et causaient en jouant. Il ordonna, par un autregeste, de reprendre les armes. Lorsque le calme fut établi, ilporta les yeux d’un côté de la route à l’autre, écoutant avec uneattention inquiète, comme s’il espérait surprendre quelque bruitétouffé, quelques sons d’armes ou des pas précurseurs de la lutteattendue. Son oeil noir et perçant semblait sonder les bois à desprofondeurs extraordinaires&|160;; mais ne recueillant aucunindice, il consulta le sable de la route, à la manière desSauvages, pour tâcher de découvrir quelques traces de cesinvisibles ennemis dont l’audace lui était connue. Désespéré de nerien apercevoir qui justifiât ses craintes, il s’avança vers lescôtés de la route, en gravit les légères collines avec peine, puisil en parcourut lentement les sommets. Tout à coup, il sentitcombien son expérience était utile au salut de sa troupe, etdescendit. Son visage devint plus sombre&|160;; car, dans cestemps-là, les chefs regrettaient toujours de ne pas garder pour euxseuls la tâche la plus périlleuse. Les autres officiers et lessoldats, ayant remarqué la préoccupation d’un chef dont lecaractère leur plaisait et dont la valeur était connue, pensèrentalors que son extrême attention annonçait un danger&|160;; maisincapables d’en soupçonner la gravité, s’ils restèrent immobiles etretinrent presque leur respiration, ce fut par instinct. Semblablesà ces chiens qui cherchent à deviner les intentions de l’habilechasseur dont l’ordre est incompréhensible, mais qui lui obéissentponctuellement, ces soldats regardèrent alternativement la valléedu Couesnon, les bois de la route et la figure sévère de leurcommandant, en tâchant d’y lire leur sort. Ils se consultaient desyeux, et plus d’un sourire se répétait de bouche en bouche.

Quand Hulot fit la grimace, Beau-pied, jeune sergent qui passaitpour le bel esprit de la compagnie, dit à voix basse : – Où diablenous sommes-nous donc fourrés pour que ce vieux troupier de Hulotnous fasse une mine si marécageuse, il a l’air d’un conseil deguerre.

Hulot ayant jeté sur Beau-pied un regard sévère, le silenceexigé sous les armes régna tout à coup. Au milieu de ce silencesolennel, les pas tardifs des conscrits, sous les pieds desquels lesable criait sourdement, rendaient un son régulier qui ajoutait unevague émotion à cette anxiété générale. Ce sentiment indéfinissablesera compris seulement de ceux qui, en proie à une attente cruelle,ont senti dans le silence des nuits les larges battements de leurcœur, redoublés par quelque bruit dont le retour monotone semblaitleur verser la terreur, goutte à goutte. En se replaçant au milieude la route, le commandant commençait à se demander : – Metrompé-je&|160;? Il regardait déjà avec une colère concentrée, quilui sortait en éclairs par les yeux, le tranquille et stupideMarche-à-terre&|160;; mais l’ironie sauvage qu’il sut démêler dansle regard terne du Chouan lui persuada de ne pas discontinuer deprendre ses mesures salutaires. En ce moment, après avoir accompliles ordres de Hulot, le capitaine Merle revint auprès de lui. Lesmuets acteurs de cette scène, semblable à mille autres quirendirent cette guerre la plus dramatique de toutes, attendirentalors avec impatience de nouvelles impressions, curieux de voirs’illuminer par d’autres manœuvres les points obscurs de leursituation militaire.

– Nous avons bien fait, capitaine, dit le commandant, de mettreà la queue du détachement le petit nombre de patriotes que nouscomptons parmi ces réquisitionnaires. Prenez encore une douzaine debons lurons, à la tête desquels vous mettrez le sous-lieutenantLebrun, et vous les conduirez rapidement à la queue dudétachement&|160;; ils appuieront les patriotes qui s’y trouvent,et feront avancer, et vivement, toute la troupe de ces oiseaux-là,afin de la ramasser en deux temps vers la hauteur occupée par lescamarades. Je vous attends.

Le capitaine disparut au milieu de la troupe. Le commandantregarda tour à tour quatre hommes intrépides dont l’adresse etl’agilité lui étaient connues, il les appela silencieusement en lesdésignant du doigt et leur faisant ce signe amical qui consiste àramener l’index vers le nez, par un mouvement rapide etrépété&|160;; ils vinrent.

– Vous avez servi avec moi sous Hoche, leur dit-il, quand nousavons mis à la raison ces brigands qui s’appellent les Chasseurs duRoi&|160;; vous savez comment ils se cachaient pour canarder lesBleus.

À cet éloge de leur savoir-faire, les quatre soldats hochèrentla tête en faisant une moue significative. Ils montraient de cesfigures héroïquement martiales dont l’insouciante résignationannonçait que, depuis la lutte commencée entre la France etl’Europe, leurs idées n’avaient pas dépassé leur giberne en arrièreet leur baïonnette en avant. Les lèvres ramassées comme une boursedont on serre les cordons, ils regardaient leur commandant d’un airattentif et curieux.

– Eh&|160;! bien, reprit Hulot, qui possédait éminemment l’artde parler la langue pittoresque du soldat, il ne faut pas que debons lapins comme nous se laissent embêter par des Chouans, et il yen a ici, ou je ne me nomme pas Hulot. Vous allez, à vous quatre,battre les deux côtés de cette route. Le détachement va filer lecâble. Ainsi, suivez ferme, tâchez de ne pas descendre la garde, etéclairez-moi cela vivement&|160;!

Puis il leur montra les dangereux sommets du chemin. Tous, enguise de remerciement, portèrent le revers de la main devant leursvieux chapeaux à trois cornes dont le haut bord, battu par la pluieet affaibli par l’âge, se courbait sur la forme. L’un d’eux, nomméLarose, caporal connu de Hulot, lui dit en faisant sonner son fusil: – On va leur siffler un air de clarinette, mon commandant.

Ils partirent les uns à droite, les autres à gauche. Ce ne futpas sans une émotion secrète que la compagnie les vit disparaîtredes deux côtés de la route. Cette anxiété fut partagée par lecommandant, qui croyait les envoyer à une mort certaine. Il eutmême un frisson involontaire lorsqu’il ne vit plus la pointe deleurs chapeaux. Officiers et soldats écoutèrent le bruitgraduellement affaibli des pas dans les feuilles sèches, avec unsentiment d’autant plus aigu qu’il était caché plus profondément.Il se rencontre à la guerre des scènes où quatre hommes risquéscausent plus d’effroi que les milliers de morts étendus à Jemmapes.Ces physionomies militaires ont des expressions si multipliées, sifugitives, que leurs peintres sont obligés d’en appeler auxsouvenirs des soldats, et de laisser les esprits pacifiques étudierces figures si dramatiques, car ces orages si riches en détails nepourraient être complètement décrits sans d’interminableslongueurs.

Au moment où les baïonnettes des quatre soldats ne brillèrentplus, le capitaine Merle revenait, après avoir accompli les ordresdu commandant avec la rapidité de l’éclair. Hulot, par deux outrois commandements, mit alors le reste de sa troupe en bataille aumilieu du chemin&|160;; puis il ordonna de regagner le sommet de LaPellerine où stationnait sa petite avant-garde&|160;; mais ilmarcha le dernier et à reculons, afin d’observer les plus légerschangements qui surviendraient sur tous les points de cette scèneque la nature avait faite si ravissante, et que l’homme rendait siterrible. Il atteignit l’endroit où Gérard gardait Marche-à-terre,lorsque ce dernier, qui avait suivi, d’un oeil indifférent enapparence, toutes les manœuvres du commandant, mais qui regardaitalors avec une incroyable intelligence les deux soldats engagésdans les bois situés sur la droite de la route, se mit à sifflertrois ou quatre fois de manière à produire le cri clair et perçantde la chouette. Les trois célèbres contrebandiers dont les noms ontdéjà été cités employaient ainsi, pendant la nuit, certainesintonations de ce cri pour s’avertir des embuscades, de leursdangers et de tout ce qui les intéressait. De là leur était venu lesurnom de Chuin, qui signifie chouette ou hibou dans le patois dece pays. Ce mot corrompu servit à nommer ceux qui dans la premièreguerre imitèrent les allures et les signaux de ces trois frères. Enentendant ce sifflement suspect, le commandant s’arrêta pourregarder fixement Marche-à-terre. Il feignit d’être la dupe de laniaise attitude du Chouan, afin de le garder près de lui comme unbaromètre qui lui indiquât les mouvements de l’ennemi. Aussiarrêta-t-il la main de Gérard qui s’apprêtait à dépêcher le Chouan.Puis il plaça deux soldats à quelques pas de l’espion, et leurordonna, à haute et intelligible voix, de se tenir prêts à lefusiller au moindre signe qui lui échapperait. Malgré son imminentdanger, Marche-à-terre ne laissa paraître aucune émotion et lecommandant, qui l’étudiait, s’aperçut de cette insensibilité. – Leserin n’en sait pas long, dit-il à Gérard. Ah&|160;! Ah&|160;! iln’est pas facile de lire sur la figure d’un Chouan&|160;; maiscelui-ci s’est trahi par le désir de montrer son intrépidité.Vois-tu, Gérard, s’il avait joué la terreur, j’allais le prendrepour un imbécile. Lui et moi nous aurions fait la paire. J’étais aubout de ma gamme. Oh&|160;! nous allons être attaqués&|160;! Maisqu’ils viennent, maintenant je suis prêt.

Après avoir prononcé ces paroles à voix basse et d’un air detriomphe, le vieux militaire se frotta les mains, regardaMarche-à-terre d’un air goguenard&|160;; puis il se croisa les brassur la poitrine, resta au milieu du chemin entre ses deux officiersfavoris, et attendit le résultat de ses dispositions. Sûr ducombat, il contempla ses soldats d’un air calme.

– Oh&|160;! il va y avoir du foutreau, dit Beau-pied à voixbasse, le commandant s’est frotté les mains.

La situation critique dans laquelle se trouvaient placés lecommandant Hulot et son détachement est une de celles où la vie estsi réellement mise au jeu que les hommes d’énergie tiennent àhonneur de s’y montrer pleins de sang-froid et libres d’esprit. Làse jugent les hommes en dernier ressort. Aussi le commandant, plusinstruit du danger que ses deux officiers, mit-il de l’amour-propreà paraître le plus tranquille. Les yeux tour à tour fixés surMarche-à-terre, sur le chemin et sur les bois, il n’attendait passans angoisse le bruit de la décharge générale des Chouans qu’ilcroyait cachés, comme des lutins, autour de lui&|160;; mais safigure restait impassible. Au moment où tous les yeux des soldatsétaient attachés sur les siens, il plissa légèrement ses jouesbrunes marquées de petite vérole, retroussa fortement sa lèvredroite, cligna des yeux, grimace toujours prise pour un sourire parses soldats&|160;; puis, il frappa Gérard sur l’épaule en luidisant : – Maintenant nous voilà calmes, que vouliez-vous me diretout à l’heure&|160;?

– Dans quelle crise nouvelle sommes-nous donc, moncommandant&|160;?

– La chose n’est pas neuve, reprit-il à voix basse. L’Europe esttoute contre nous, et cette fois elle a beau jeu. Pendant que lesDirecteurs se battent entre eux comme des chevaux sans avoine dansune écurie, et que tout tombe par lambeaux dans leur gouvernement,ils laissent les armées sans secours. Nous sommes abîmés enItalie&|160;! Oui, mes amis, nous avons évacué Mantoue à la suitedes désastres de la Trébia, et Joubert vient de perdre la bataillede Novi. J’espère que Masséna gardera les défilés de la Suisseenvahie par Souvarov. Nous sommes enfoncés sur le Rhin. LeDirectoire y a envoyé Moreau. Ce lapin défendra-t-il lesfrontières&|160;?&|160;… je le veux bien&|160;; mais la coalitionfinira par nous écraser, et malheureusement le seul général quipuisse nous sauver est au diable, là-bas, en Égypte&|160;! Commentreviendrait-il, au surplus&|160;? l’Angleterre est maîtresse de lamer.

– L’absence de Bonaparte ne m’inquiète pas, commandant, réponditle jeune adjudant Gérard chez qui une éducation soignée avaitdéveloppé un esprit supérieur. Notre révolution s’arrêteraitdonc&|160;? Ah&|160;! nous ne sommes pas seulement chargés dedéfendre le territoire de la France, nous avons une double mission.Ne devons-nous pas aussi conserver l’âme du pays, ces principesgénéreux de liberté, d’indépendance, cette raison humaine,réveillée par nos Assemblées, et qui gagnera, j’espère, de procheen proche&|160;? La France est comme un voyageur chargé de porterune lumière, elle la garde d’une main et se défend del’autre&|160;; si vos nouvelles sont vraies, jamais, depuis dixans, nous n’aurions été entourés de plus de gens qui cherchent à lasouffler. Doctrines et pays, tout est près de périr.

– Hélas oui&|160;! dit en soupirant le commandant Hulot. Cespolichinelles de Directeurs ont su se brouiller avec tous leshommes qui pouvaient bien mener la barque. Bernadotte, Carnot,tout, jusqu’au citoyen Talleyrand, nous a quittés. Bref, il nereste plus qu’un seul bon patriote, l’ami Fouché qui tient tout parla police&|160;; voilà un homme&|160;! Aussi est-ce lui qui m’afait prévenir à temps de cette insurrection. Encore nous voilàpris, j’en suis sûr, dans quelque traquenard.

– Oh&|160;! si l’armée ne se mêle pas un peu de notregouvernement, dit Gérard, les avocats nous remettront plus mal quenous ne l’étions avant la Révolution. Est-ce que ces chafouins-làs’entendent à commander&|160;!

– J’ai toujours peur, reprit Hulot, d’apprendre qu’ils traitentavec les Bourbons. Tonnerre de Dieu&|160;! s’ils s’entendaient,dans quelle passe nous serions ici, nous autres&|160;?

– Non, non, commandant, nous n’en viendrons pas là, dit Gérard.L’armée, comme vous le dites élèvera la voix, et, pourvu qu’elle neprenne pas ses expressions dans le vocabulaire de Pichegru,j’espère que nous ne nous serons pas hachés pendant dix ans pour,après tout, faire pousser du lin et le voir filer à d’autres.

– Oh&|160;! oui, s’écria le commandant, il nous en afurieusement coûté pour changer de costume.

– Eh&|160;! bien, dit le capitaine Merle, agissons toujours icien bons patriotes, et tâchons d’empêcher nos Chouans de communiqueravec la Vendée&|160;; car s’ils s’entendent et que l’Angleterres’en mêle, cette fois je ne répondrais pas du bonnet de laRépublique, une et indivisible.

Là, le cri de la chouette, qui se fit entendre à une distanceassez éloignée, interrompit la conversation. Le commandant plusinquiet, examina derechef Marche-à-terre, dont la figure impassiblene donnait, pour ainsi dire, pas signe de vie. Les conscrits,rassemblés par un officier, étaient réunis comme un troupeau debétail au milieu de la route, à trente pas environ de la compagnieen bataille. Puis derrière eux, à dix pas, se trouvaient lessoldats et les patriotes commandés par le lieutenant Lebrun. Lecommandant jeta les yeux sur cet ordre de bataille et regarda unedernière fois le piquet d’hommes postés en avant sur la route.Content de ses dispositions, il se retournait pour ordonner de semettre en marche, lorsqu’il aperçut les cocardes tricolores desdeux soldats qui revenaient après avoir fouillé les bois situés surla gauche. Le commandant, ne voyant point reparaître les deuxéclaireurs de droite, voulut attendre leur retour.

– Peut-être, est-ce de là que la bombe va partir, dit-il à sesdeux officiers en leur montrant le bois où ses deux enfants perdusétaient comme ensevelis.

Pendant que les deux tirailleurs lui faisaient une espèce derapport, Hulot cessa de regarder Marche-à-terre. Le Chouan se mitalors à siffler vivement, de manière à faire retentir son cri à unedistance prodigieuse&|160;; puis, avant qu’aucun de sessurveillants ne l’eût même couché en joue, il leur avait appliquéun coup de fouet qui les renversa sur la berme. Aussitôt, des crisou plutôt des hurlements sauvages surprirent les Républicains. Unedécharge terrible, partie du bois qui surmontait le talus où leChouan s’était assis, abattit sept ou huit soldats. Marche-à-terre,sur lequel cinq ou six hommes tirèrent sans l’atteindre, disparutdans le bois après avoir grimpé le talus avec la rapidité d’un chatsauvage&|160;; ses sabots roulèrent dans le fossé, et il fut aiséde lui voir alors aux pieds les gros souliers ferrés que portaienthabituellement les Chasseurs du Roi. Aux premiers cris jetés parles Chouans, tous les conscrits sautèrent dans le bois à droite,semblables à ces troupes d’oiseaux qui s’envolent à l’approche d’unvoyageur.

– Feu sur ces mâtins-là&|160;! cria le commandant.

La compagnie tira sur eux, mais les conscrits avaient su semettre tous à l’abri de cette fusillade en s’adossant à desarbres&|160;; et, avant que les armes eussent été rechargées, ilsavaient disparu.

– Décrétez donc des légions départementales&|160;! hein&|160;?dit Hulot à Gérard. Il faut être bête comme un Directoire pourvouloir compter sur la réquisition de ce pays-ci. Les Assembléesferaient mieux de ne pas nous voter tant d’habits, d’argent, demunitions, et de nous en donner.

– Voilà des crapauds qui aiment mieux leurs galettes que le painde munition, dit Beau-pied, le malin de la compagnie.

À ces mots, des huées et des éclats de rire partis du sein de latroupe républicaine honnirent les déserteurs, mais le silence serétablit tout à coup. Les soldats virent descendre péniblement dutalus les deux chasseurs que le commandant avait envoyés battre lesbois de la droite. Le moins blessé des deux soutenait son camarade,qui abreuvait le terrain de son sang. Les deux pauvres soldatsétaient parvenus à moitié de la pente lorsque Marche-à-terre montrasa face hideuse, il ajusta si bien les deux Bleus qu’il les achevad’un seul coup, et ils roulèrent pesamment dans le fossé. À peineavait-on vu sa grosse tête que trente canons de fusils selevèrent&|160;; mais semblable à une figure fantasmagorique, ilavait disparu derrière les fatales touffes de genêts. Cesévénements, qui exigent tant de mots, se passèrent en unmoment&|160;; puis, en un moment aussi, les patriotes et lessoldats de l’arrière-garde rejoignirent le reste de l’escorte.

– En avant&|160;! s’écria Hulot.

La compagnie se porta rapidement à l’endroit élevé et découvertoù le piquet avait été placé. Là, le commandant mit la compagnie enbataille&|160;; mais il n’aperçut aucune démonstration hostile dela part des Chouans, et crut que la délivrance des conscrits étaitle seul but de cette embuscade.

– Leurs cris, dit-il à ses deux amis, m’annoncent qu’ils ne sontpas nombreux. Marchons au pas accéléré, nous atteindrons peut-êtreErnée sans les avoir sur le dos.

Ces mots furent entendus d’un conscrit patriote qui sortit desrangs et se présenta devant Hulot.

– Mon général, dit-il, j’ai déjà fait cette guerre-là encontre-chouan. Peut-on vous toucher deux mots&|160;?

– C’est un avocat, cela se croit toujours à l’audience, dit lecommandant à l’oreille de Merle.

– Allons, plaide, répondit-il au jeune Fougerais.

– Mon commandant, les Chouans ont sans doute apporté des armesaux hommes avec lesquels ils viennent de se recruter. Or, si nouslevons la semelle devant eux, ils iront nous attendre à chaque coinde bois, et nous tueront jusqu’au dernier avant que nous arrivionsà Ernée. Il faut plaider, comme tu le dis, mais avec descartouches. Pendant l’escarmouche, qui durera encore plus de tempsque tu ne le crois, l’un de mes camarades ira chercher la gardenationale et les compagnies franches de Fougères. Quoique nous nesoyons que des conscrits, tu verras alors si nous sommes de la racedes corbeaux.

– Tu crois donc les Chouans bien nombreux&|160;?

– Juges-en toi-même, citoyen commandant&|160;!

Il amena Hulot à un endroit du plateau où le sable avait étéremué comme avec un râteau&|160;; puis, après le lui avoir faitremarquer, il le conduisit assez avant dans un sentier où ilsvirent les vestiges du passage d’un grand nombre d’hommes. Lesfeuilles y étaient empreintes dans la terre battue.

– Ceux-là sont les Gars de Vitré, dit le Fougerais, ils sontallés se joindre aux Bas-Normands.

– Comment te nommes-tu, citoyen&|160;? demanda Hulot.

– Gudin, mon commandant.

– Eh&|160;! bien, Gudin, je te fais caporal de tes bourgeois. Tum’as l’air d’un homme solide. Je te charge de choisir celui de tescamarades qu’il faut envoyer à Fougères. Tu te tiendras à côté demoi. D’abord, va avec tes réquisitionnaires prendre les fusils, lesgibernes et les habits de nos pauvres camarades que ces brigandsviennent de coucher dans le chemin. Vous ne resterez pas ici àmanger des coups de fusil sans en rendre.

Les intrépides Fougerais allèrent chercher la dépouille desmorts, et la compagnie entière les protégea par un feu bien nourridirigé sur le bois de manière qu’ils réussirent à dépouiller lesmorts sans perdre un seul homme.

– Ces Bretons-là, dit Hulot à Gérard, feront de fameuxfantassins, si jamais la gamelle leur va.

L’émissaire de Gudin partit en courant par un sentier détournédans les bois de gauche. Les soldats, occupés à visiter leursarmes, s’apprêtèrent au combat, le commandant les passa en revue,leur sourit, alla se planter à quelques pas en avant avec ses deuxofficiers favoris, et attendit de pied ferme l’attaque des Chouans.Le silence régna de nouveau pendant un instant, mais il ne fut pasde longue durée. Trois cents Chouans, dont les costumes étaientidentiques avec ceux des réquisitionnaires, débouchèrent par lesbois de la droite et vinrent sans ordre, en poussant de véritableshurlements, occuper toute la route devant le faible bataillon desBleus. Le commandant rangea ses soldats en deux parties égales quiprésentaient chacune un front de dix hommes. Il plaça au milieu deces deux troupes ses douze réquisitionnaires équipés en toute hâte,et se mit à leur tête. Cette petite armée était protégée par deuxailes de vingt-cinq hommes chacune, qui manœuvrèrent sur les deuxcôtés du chemin sous les ordres de Gérard et de Merle. Ces deuxofficiers devaient prendre à propos les Chouans en flanc et lesempêcher de s’égailler. Ce mot du patois de ces contrées exprimel’action de se répandre dans la campagne, où chaque paysan allaitse poster de manière à tirer les Bleus sans danger&|160;; lestroupes républicaines ne savaient plus alors où prendre leursennemis.

Ces dispositions, ordonnées par le commandant avec la rapiditévoulue en cette circonstance, communiquèrent sa confiance auxsoldats, et tous marchèrent en silence sur les Chouans. Au bout dequelques minutes exigées par la marche des deux corps l’un versl’autre, il se fit une décharge à bout portant qui répandit la mortdans les deux troupes. En ce moment, les deux ailes républicainesauxquelles les Chouans n’avaient pu rien opposer, arrivèrent surleurs flancs, et par une fusillade vive et serrée, semèrent la mortet le désordre au milieu de leurs ennemis. Cette manœuvre rétablitpresque l’équilibre numérique entre les deux partis. Mais lecaractère des Chouans comportait une intrépidité et une constance àtoute épreuve&|160;; ils ne bougèrent pas, leur perte ne lesébranla point, ils se serrèrent et tâchèrent d’envelopper la petitetroupe noire et bien alignée des Bleus, qui tenait si peu d’espacequ’elle ressemblait à une reine d’abeilles au milieu d’un essaim.Il s’engagea donc un de ces combats horribles où le bruit de lamousqueterie, rarement entendu, est remplacé par le cliquetis deces luttes à armes blanches pendant lesquelles on se bat corps àcorps, et où, à courage égal, le nombre décide de la victoire. LesChouans l’auraient emporté de prime abord si les deux ailes,commandées par Merle et Gérard, n’avaient réussi à opérer deux outrois décharges qui prirent en écharpe la queue de leurs ennemis.Les Bleus de ces deux ailes auraient dû rester dans leurs positionset continuer ainsi d’ajuster avec adresse leurs terriblesadversaires&|160;; mais, animés par la vue des dangers que couraitcet héroïque bataillon de soldats alors complètement entouré parles Chasseurs du Roi, ils se jetèrent sur la route comme desfurieux, la baïonnette en avant, et rendirent la partie plus égalepour quelques instants. Les deux troupes se livrèrent alors à unacharnement aiguisé par toute la fureur et la cruauté de l’espritde parti qui firent de cette guerre une exception. Chacun, attentifà son danger, devint silencieux. La scène fut sombre et froidecomme la mort. Au milieu de ce silence, on n’entendait, à traversle cliquetis des armes et le grincement du sable sous les pieds,que les exclamations sourdes et graves échappées à ceux qui,blessés grièvement ou mourants, tombaient à terre. Au sein du partirépublicain, les douze réquisitionnaires défendaient avec un telcourage le commandant, occupé à donner des avis et des ordresmultipliés, que plus d’une fois deux ou trois soldats crièrent : –Bravo&|160;! les recrues.

Hulot, impassible et l’oeil à tout, remarqua bientôt parmi lesChouans un homme qui, entouré comme lui d’une troupe d’élite,devait être le chef. Il lui parut nécessaire de bien connaître cetofficier&|160;; mais il fit à plusieurs reprises de vains effortspour en distinguer les traits que lui dérobaient toujours lesbonnets rouges et les chapeaux à grands bords. Seulement, ilaperçut Marche-à-terre qui, placé à côté de son général, répétaitles ordres d’une voix rauque, et dont la carabine ne restait jamaisinactive. Le commandant s’impatienta de cette contrariétérenaissante. Il mit l’épée à la main, anima ses réquisitionnaires,chargea sur le centre des Chouans avec une telle furie qu’il troualeur masse et put entrevoir le chef, dont malheureusement la figureétait entièrement cachée par un grand feutre à cocarde blanche.Mais l’inconnu, surpris d’une si audacieuse attaque, fit unmouvement rétrograde en relevant son chapeau avec brusquerie&|160;;alors il fut permis à Hulot de prendre à la hâte le signalement dece personnage. Ce jeune chef, auquel Hulot ne donna pas plus devingt-cinq ans, portait une veste de chasse en drap vert. Saceinture blanche contenait des pistolets. Ses gros souliers étaientferrés comme ceux des Chouans. Des guêtres de chasseur montantjusqu’aux genoux et s’adaptant à une culotte de coutil trèsgrossier complétaient ce costume qui laissait voir une taillemoyenne, mais svelte et bien prise. Furieux de voir les Bleusarrivés jusqu’à sa personne, il abaissa son chapeau et s’avançavers eux&|160;; mais il fut promptement entouré par Marche-à-terreet par quelques Chouans alarmés. Hulot crut apercevoir, à traversles intervalles laissés par les têtes qui se pressaient autour dece jeune homme, un large cordon rouge sur une veste entrouverte.Les yeux du commandant, attirés d’abord par cette royaledécoration, alors complètement oubliée, se portèrent soudain sur unvisage qu’il perdit bientôt de vue, forcé par les accidents ducombat de veiller à la sûreté et aux évolutions de sa petitetroupe. Aussi, à peine vit-il des yeux étincelants dont la couleurlui échappa, des cheveux blonds et des traits assez délicats,brunis par le soleil. Cependant il fut frappé de l’éclat d’un counu dont la blancheur était rehaussée par une cravate noire, lâcheet négligemment nouée. L’attitude fougueuse et animée du jeune chefétait militaire, à la manière de ceux qui veulent dans un combatune certaine poésie de convention. Sa main bien gantée agitait enl’air une épée qui flamboyait au soleil. Sa contenance accusaittout à la fois de l’élégance et de la force. Son exaltationconsciencieuse, relevée encore par les charmes de la jeunesse, pardes manières distinguées, faisait de cet émigré une gracieuse imagede la noblesse française&|160;; il contrastait vivement avec Hulot,qui, à quatre pas de lui, offrait à son tour une image vivante decette énergique République pour laquelle ce vieux soldatcombattait, et dont la figure sévère, l’uniforme bleu à reversrouges usés, les épaulettes noircies et pendant derrière lesépaules, peignaient si bien les besoins et le caractère.

La pose gracieuse et l’expression du jeune homme n’échappèrentpas à Hulot, qui s’écria en voulant le joindre : – Allons, danseurd’Opéra, avance donc que je te démolisse.

Le chef royaliste, courroucé de son désavantage momentané,s’avança par un mouvement de désespoir&|160;; mais au moment où sesgens le virent se hasardant ainsi, tous se ruèrent sur les Bleus.Soudain une voix douce et claire domina le bruit du combat : – Icisaint Lescure est mort&|160;! Ne le vengerez-vous pas&|160;?

À ces mots magiques, l’effort des Chouans devint terrible, etles soldats de la République eurent grande peine à se maintenir,sans rompre leur petit ordre de bataille.

– Si ce n’était pas un jeune homme, se disait Hulot enrétrogradant pied à pied, nous n’aurions pas été attaqués. A-t-onjamais vu les Chouans livrant bataille&|160;? Mais tant mieux, onne nous tuera pas comme des chiens le long de la route. Puis,élevant la voix de manière à faire retentir les bois : – Allons,vivement, mes lapins&|160;! Allons-nous nous laisser embêter pardes brigands&|160;?

Le verbe par lequel nous remplaçons ici l’expression dont seservit le brave commandant, n’en est qu’un faible équivalent&|160;;mais les vétérans sauront y substituer le véritable, qui certes estd’un plus haut goût soldatesque.

– Gérard, Merle, reprit le commandant, rappelez vos hommes,formez-les en bataillon, reformez-vous en arrière, tirez sur ceschiens-là et finissons-en.

L’ordre de Hulot fut difficilement exécuté&|160;; car enentendant la voix de son adversaire, le jeune chef s’écria : – Parsainte Anne d’Auray, ne les lâchez pas&|160;! égaillez-vous, mesgars.

Quand les deux ailes commandées par Merle et Gérard seséparèrent du gros de la mêlée, chaque petit bataillon fut alorssuivi par des Chouans obstinés et bien supérieurs en nombre. Cesvieilles peaux de biques entourèrent de toutes parts les soldats deMerle et de Gérard, en poussant de nouveau leurs cris sinistres etpareils à des hurlements.

– Taisez-vous donc, messieurs, on ne s’entend pas tuer&|160;!s’écria Beau-pied.

Cette plaisanterie ranima le courage des Bleus. Au lieu de sebattre sur un seul point, les Républicains se défendirent sur troisendroits différents du plateau de La Pellerine, et le bruit de lafusillade éveilla tous les échos de ces vallées naguère sipaisibles. La victoire aurait pu rester indécise des heuresentières, ou la lutte se serait terminée faute de combattants.Bleus et Chouans déployaient une égale valeur. La furie allaitcroissant de part et d’autre, lorsque dans le lointain un tambourrésonna faiblement, et, d’après la direction du bruit, le corpsqu’il annonçait devait traverser la vallée du Couesnon.

– C’est la garde nationale de Fougères&|160;! s’écria Gudind’une voix forte, Vannier l’aura rencontrée.

À cette exclamation qui parvint à l’oreille du jeune chef desChouans et de son féroce aide de camp, les royalistes firent unmouvement rétrograde, que réprima bientôt un cri bestial jeté parMarche-à-terre. Sur deux ou trois ordres donnés à voix basse par lechef et transmis par Marche-à-terre aux Chouans en bas-breton ilsopérèrent leur retraite avec une habileté qui déconcerta lesRépublicains et même leur commandant. Au premier ordre, les plusvalides des Chouans se mirent en ligne et présentèrent un frontrespectable, derrière lequel les blessés et le reste des leurs seretirèrent pour charger leurs fusils. Puis tout à coup, avec cetteagilité dont l’exemple a déjà été donné par Marche-à-terre, lesblessés gagnèrent le haut de l’éminence qui flanquait la route àdroite, et y furent suivis par la moitié des Chouans qui lagravirent lestement pour en occuper le sommet, en ne montrant plusaux Bleus que leurs têtes énergiques. Là, ils se firent un rempartdes arbres, et dirigèrent les canons de leurs fusils sur le restede l’escorte qui, d’après les commandements réitérés de Hulot,s’était rapidement mis en ligne, afin d’opposer sur la route unfront égal à celui des Chouans. Ceux-ci reculèrent lentement etdéfendirent le terrain en pivotant de manière à se ranger sous lefeu de leurs camarades. Quand ils atteignirent le fossé qui bordaitla route, ils grimpèrent à leur tour le talus élevé dont la lisièreétait occupée par les leurs, et les rejoignirent en essuyantbravement le feu des Républicains qui les fusillèrent avec assezd’adresse pour joncher de corps le fossé. Les gens qui couronnaientl’escarpement répondirent par un feu non moins meurtrier. En cemoment, la garde nationale de Fougères arriva sur le lieu du combatau pas de course, et sa présence termina l’affaire. Les gardesnationaux et quelques soldats échauffés dépassaient déjà la bermede la route pour s’engager dans les bois&|160;; mais le commandantleur cria de sa voix martiale : – Voulez-vous vous faire démolirlà-bas&|160;!

Ils rejoignirent alors le bataillon de la République, à qui lechamp de bataille était resté non sans de grandes pertes. Tous lesvieux chapeaux furent mis au bout des baïonnettes, les fusils sehissèrent, et les soldats crièrent unanimement, à deux reprises :Vive la République&|160;! Les blessés eux-mêmes, assis surl’accotement de la route, partagèrent cet enthousiasme, et Hulotpressa la main de Gérard en lui disant : – Hein&|160;! voilà ce quis’appelle des lapins&|160;?

Merle fut chargé d’ensevelir les morts dans un ravin de laroute. D’autres soldats s’occupèrent du transport des blessés. Lescharrettes et les chevaux des fermes voisines furent mis enréquisition, et l’on s’empressa d’y placer les camarades souffrantssur les dépouilles des morts. Avant de partir, la garde nationalede Fougères remit à Hulot un Chouan dangereusement blessé qu’elleavait pris au bas de la côte abrupte par où s’échappèrent lesChouans, et où il avait roulé, trahi par ses forces expirantes.

– Merci de votre coup de main, citoyens, dit le commandant.Tonnerre de Dieu&|160;! sans vous, nous pouvions passer un rudequart d’heure. Prenez garde à vous&|160;! la guerre est commencée.Adieu, mes braves. Puis, Hulot se tournant vers le prisonnier. –Quel est le nom de ton général&|160;? lui demanda-t-il.

– Le Gars.

– Qui&|160;? Marche-à-terre.

– Non, le Gars.

– D’où le Gars est-il venu&|160;?

À cette question, le Chasseur du Roi, dont la figure rude etsauvage était abattue par la douleur, garda le silence, prit sonchapelet et se mit à réciter des prières.

– Le Gars est sans doute ce jeune ci-devant à cravatenoire&|160;? Il a été envoyé par le tyran et ses alliés Pitt etCobourg.

À ces mots, le Chouan, qui n’en savait pas si long, relevafièrement la tête : – Envoyé par Dieu et le Roi&|160;! Il prononçaces paroles avec une énergie qui épuisa ses forces. Le commandantvit qu’il était difficile de questionner un homme mourant donttoute la contenance trahissait un fanatisme obscur, et détourna latête en fronçant le sourcil. Deux soldats, amis de ceux queMarche-à-terre avait si brutalement dépêchés d’un coup de fouet surl’accotement de la route, car ils y étaient morts, se reculèrent dequelques pas, ajustèrent le Chouan, dont les yeux fixes ne sebaissèrent pas devant les canons dirigés sur lui, le tirèrent àbout portant, et il tomba. Lorsque les soldats s’approchèrent pourdépouiller le mort, il cria fortement encore : – Vive le Roi.

– Oui, oui, sournois, dit La-clef-des-cœurs, va-t’en manger dela galette chez ta bonne Vierge. Ne vient-il pas nous crier au nezvive le tyran, quand on le croit frit&|160;!

– Tenez, mon commandant, dit Beau-pied, voici les papiers dubrigand.

– Oh&|160;! oh&|160;! s’écria La-clef-des-cœurs, venez donc voirce fantassin du bon Dieu qui a des couleurs surl’estomac&|160;?

Hulot et quelques soldats vinrent entourer le corps entièrementnu du Chouan, et ils aperçurent sur sa poitrine une espèce detatouage de couleur bleuâtre qui représentait un cœur enflammé.C’était le signe de ralliement des initiés de la confrérie duSacré-Cœur. Au-dessous de cette image Hulot put lire : MarieLambrequin, sans doute le nom du Chouan.

– Tu vois bien, La-clef-des-cœurs&|160;! dit Beau-pied.Eh&|160;! bien, tu resterais cent décades sans deviner à quoi sertce fourniment-là.

– Est-ce que je me connais aux uniformes du pape&|160;! répliquaLa-clef-des-cœurs.

– Méchant pousse-caillou, tu ne t’instruiras donc jamais&|160;!reprit Beau-pied. Comment ne vois-tu pas qu’on a promis à cecoco-là qu’il ressusciterait, et qu’il s’est peint le gésier pourse reconnaître.

À cette saillie, qui n’était pas sans fondement, Hulot lui-mêmene put s’empêcher de partager l’hilarité générale. En ce momentMerle avait achevé de faire ensevelir les morts, et les blessésavaient été, tant bien que mal, arrangés dans deux charrettes parleurs camarades. Les autres soldats, rangés d’eux-mêmes sur deuxfiles le long de ces ambulances improvisées, descendaient le reversde la montagne qui regarde le Maine, et d’où l’on aperçoit la bellevallée de La Pellerine, rivale de celle du Couesnon. Hulot,accompagné de ses deux amis, Merle et Gérard, suivit alorslentement ses soldats, en souhaitant d’arriver sans malheur àErnée, où les blessés devaient trouver des secours. Ce combat,presque ignoré au milieu des grands événements qui se préparaienten France, prit le nom du lieu où il fut livré. Cependant il obtintquelque attention dans l’Ouest, dont les habitants occupés de cetteseconde prise d’armes y remarquèrent un changement dans la manièredont les Chouans recommençaient la guerre. Autrefois ces gens-làn’eussent pas attaqué des détachements si considérables. Selon lesconjectures de Hulot, le jeune royaliste qu’il avait aperçu devaitêtre le Gars, nouveau général envoyé en France par les princes, etqui, selon la coutume des chefs royalistes, cachait son titre etson nom sous un de ces sobriquets appelés noms de guerre.

Cette circonstance rendait le commandant aussi inquiet après savictoire qu’au moment où il soupçonna l’embuscade, il se retourna àplusieurs reprises pour contempler le plateau de La Pellerine qu’illaissait derrière lui, et d’où arrivait encore, par intervalles, leson étouffé des tambours de la garde nationale qui descendait dansla vallée de Couesnon en même temps que les Bleus descendaient dansla vallée de La Pellerine.

– Y a-t-il un de vous, dit-il brusquement à ses deux amis, quipuisse deviner le motif de l’attaque des Chouans&|160;? Pour eux,les coups de fusil sont un commerce, et je ne vois pas encore cequ’ils gagnent à ceux-ci. Ils auront au moins perdu cent hommes, etnous, ajouta-t-il en retroussant sa joue droite et clignant desyeux pour sourire, nous n’en avons pas perdu soixante. Tonnerre deDieu&|160;! je ne comprends pas la spéculation. Les drôlespouvaient bien se dispenser de nous attaquer, nous aurions passécomme des lettres à la poste, et je ne vois pas à quoi leur a servide trouer nos hommes. Et il montra par un geste triste les deuxcharrettes de blessés. – Ils auront peut-être voulu nous direbonjour, ajouta-t-il.

– Mais, mon commandant, ils y ont gagné nos cent cinquanteserins, répondit Merle.

– Les réquisitionnaires auraient sauté comme des grenouillesdans le bois que nous ne serions pas allés les y repêcher, surtoutaprès avoir essuyé une bordée, répliqua Hulot. – Non, non,reprit-il, il y a quelque chose là-dessous. Il se retourna encorevers La Pellerine.

– Tenez, s’écria-t-il, voyez&|160;?

Quoique les trois officiers fussent déjà éloignés de ce fatalplateau, leurs yeux exercés reconnurent facilement Marche-à-terreet quelques Chouans qui l’occupaient de nouveau.

– Allez au pas accéléré&|160;! cria Hulot à sa troupe, ouvrez lecompas et faites marcher vos chevaux plus vite que ça. Ont-ils lesjambes gelées&|160;? Ces bêtes-là seraient-elles aussi des Pitt etCobourg&|160;?

Ces paroles imprimèrent à la petite troupe un mouvementrapide.

– Quant au mystère dont l’obscurité me paraît difficile àpercer, Dieu veuille, mes amis, dit-il aux deux officiers, qu’il nese débrouille point par des coups de fusil à Ernée. J’ai bien peurd’apprendre que la route de Mayenne nous est encore coupée par lessujets du roi.

Le problème de stratégie qui hérissait la moustache ducommandant Hulot ne causait pas, en ce moment, une moins viveinquiétude aux gens qu’il avait aperçus sur le sommet de LaPellerine. Aussitôt que le bruit du tambour de la garde nationalefougeraise n’y retentit plus, et que Marche-à-terre eut aperçu lesBleus au bas de la longue rampe qu’ils avaient descendue, il fitentendre gaiement le cri de la chouette et les Chouans reparurent,mais moins nombreux. Plusieurs d’entre eux étaient sans douteoccupés à placer les blessés dans le village de La Pellerine, situésur le revers de la montagne qui regarde la vallée de Couesnon.Deux ou trois chefs des Chasseurs du Roi vinrent auprès deMarche-à-terre. À quatre pas d’eux, le jeune noble, assis sur uneroche de granit, semblait absorbé dans les nombreuses penséesexcitées par les difficultés que son entreprise présentait déjà.Marche-à-terre fit avec sa main une espèce d’auvent au-dessus deson front pour se garantir les yeux de l’éclat du soleil, etcontempla tristement la route que suivaient les Républicains àtravers la vallée de La Pellerine. Ses petits veux noirs etperçants essayaient de découvrir ce qui se passait sur l’autrerampe, à l’horizon de la vallée.

– Les Bleus vont intercepter le courrier, dit d’une voixfarouche celui des chefs qui se trouvait le plus près deMarche-à-terre.

– Par sainte Anne d’Auray&|160;! reprit un autre, pourquoi nousas-tu fait battre&|160;? Etait-ce pour sauver ta peau&|160;?

Marche-à-terre lança sur le questionneur un regard commevenimeux et frappa le sol de sa lourde carabine.

– Suis-je le chef&|160;? demanda-t-il. Puis après une pause : –Si vous vous étiez battus tous comme moi, pas un de ces Bleus-làn’aurait échappé, reprit-il en montrant les restes du détachementde Hulot. Peut-être, la voiture serait-elle alors arrivéejusqu’ici.

– Crois-tu, reprit un troisième, qu’ils penseraient à l’escorterou à la retenir, si nous les avions laissé passertranquillement&|160;? Tu as voulu sauver ta peau de chien, parceque tu ne croyais pas les Bleus en route. – Pour la santé de songroin, ajouta l’orateur en se tournant vers les autres, il nous afait saigner, et nous perdrons encore vingt mille francs de bonor…

– Groin toi-même&|160;! s’écria Marche-à-terre en se reculant detrois pas et ajustant son agresseur. Ce n’est pas les Bleus que tuhais, c’est l’or que tu aimes. Tiens, tu mourras sans confession,vilain damné, qui n’as pas communié cette année.

Cette insulte irrita le Chouan au point de le faire pâlir, et unsourd grognement sortit de sa poitrine pendant qu’il se mit enmesure d’ajuster Marche-à-terre. Le jeune chef s’élança entre eux,il leur fit tomber les armes des mains en frappant leurs carabinesavec le canon de la sienne&|160;; puis il demanda l’explication decette dispute, car la conversation avait été tenue en bas-breton,idiome qui ne lui était pas très familier.

– Monsieur le marquis, dit Marche-à-terre en achevant sondiscours, c’est d’autant plus mal à eux de m’en vouloir que j’ailaissé en arrière Pille-miche qui saura peut-être sauver la voituredes griffes des voleurs.

Et il montra les Bleus qui, pour ces fidèles serviteurs del’Autel et du Trône étaient tous les assassins de Louis XVI et desbrigands.

– Comment&|160;! s’écria le jeune homme en colère, c’est doncpour arrêter une voiture que vous restez encore ici, lâches quin’avez pu remporter une victoire dans le premier combat où j’aicommandé&|160;! Mais comment triompherait-on avec de semblablesintentions&|160;? Les défenseurs de Dieu et du Roi sont-ils doncdes pillards&|160;? Par sainte Anne d’Auray&|160;! nous avons àfaire la guerre à la République et non aux diligences. Ceux quidésormais se rendront coupables d’attaques si honteuses nerecevront pas l’absolution et ne profiteront pas des faveursréservées aux braves serviteurs du Roi.

Un sourd murmure s’éleva du sein de cette troupe. Il étaitfacile de voir que l’autorité du nouveau chef, si difficile àétablir sur ces hordes indisciplinées, allait être compromise. Lejeune homme, auquel ce mouvement n’avait pas échappé, cherchaitdéjà à sauver l’honneur du commandement, lorsque le trot d’uncheval retentit au milieu du silence. Toutes les têtes setournèrent dans la direction présumée du personnage qui survenait.C’était une jeune femme assise en travers sur un petit chevalbreton, qu’elle mit au galop pour arriver promptement auprès de latroupe des Chouans en y apercevant le jeune homme.

– Qu’avez-vous donc&|160;? demanda-t-elle en regardant tour àtour les Chouans et leur chef.

– Croiriez-vous, madame, qu’ils attendent la correspondance deMayenne à Fougères, dans l’intention de la piller, quand nousvenons d’avoir, pour délivrer nos gars de Fougères, une escarmouchequi nous a coûté beaucoup d’hommes sans que nous ayons pu détruireles Bleus.

– Eh&|160;! bien, où est le mal&|160;? demanda la jeune dame àlaquelle un tact naturel aux femmes révéla le secret de la scène.Vous avez perdu des hommes, nous n’en manquerons jamais. Lecourrier porte de l’argent, et nous en manquerons toujours&|160;!Nous enterrerons nos hommes qui iront au ciel, et nous prendronsl’argent qui ira dans les poches de tous ces braves gens. Où est ladifficulté&|160;!

Les Chouans approuvèrent ce discours par des souriresunanimes.

– N’y a-t-il donc rien là-dedans qui vous fasse rougir&|160;?demanda le jeune homme à voix basse. Êtes-vous donc dans un telbesoin d’argent qu’il vous faille en prendre sur lesroutes&|160;?

– J’en suis tellement affamée, marquis, que je mettrais, jecrois, mon cœur en gage s’il n’était pas pris, dit-elle en luisouriant avec coquetterie. Mais d’où venez-vous donc, pour croireque vous vous servirez des Chouans sans leur laisser piller par-cipar-là quelques Bleus&|160;? Ne savez-vous pas le proverbe : Voleurcomme une chouette. Or, qu’est-ce qu’un Chouan&|160;? D’ailleurs,dit-elle en élevant la voix, n’est-ce pas une action juste LesBleus n’ont-ils pas pris tous les biens de l’Eglise et lesnôtres&|160;?

Un autre murmure, bien différent du grognement par lequel lesChouans avaient répondu au marquis, accueillit ces paroles. Lejeune homme, dont le front se rembrunissait, prit alors la jeunedame à part et lui dit avec la vive bouderie d’un homme bien élevé: – Ces messieurs viendront-ils à la Vivetière au jourfixé&|160;?

– Oui, dit-elle, tous, l’Intimé, Grand-Jacques et peut-êtreFerdinand.

– Permettez donc que j’y retourne&|160;; car je ne sauraissanctionner de tels brigandages par ma présence. Oui, madame, J’aidit brigandage. Il y a de la noblesse à être volé, mais…

– Eh&|160;! bien, dit-elle en l’interrompant, j’aurai votrepart, et je vous remercie de me l’abandonner. Ce surplus de priseme fera grand bien. Ma mère a tellement tardé à m’envoyer del’argent que je suis au désespoir.

– Adieu, s’écria le marquis.

Et il disparut&|160;; mais la jeune dame courut vivement aprèslui.

– Pourquoi ne restez-vous pas avec moi&|160;? demanda-t-elle enlui lança le regard à demi despotique, à demi caressant par lequelles femmes qui ont des droits au respect d’un homme savent si bienexprimer leurs désirs.

– N’allez-vous pas piller la voiture&|160;?

– Piller&|160;? reprit-elle, quel singulier terme&|160;!Laissez-moi vous expliquer…

– Rien, dit-il en lui prenant les mains et en les lui baisantavec la galanterie superficielle d’un courtisan. – Ecoutez-moi,reprit-il après une pause, si je demeurais là pendant la capture decette diligence, nos gens me tueraient, car je les…

– Vous ne les tueriez pas, reprit-elle vivement, car ils vouslieraient les mains avec les égards dus à votre rang&|160;; et,après avoir levé sur les Républicains une contribution nécessaire àleur équipement, à leur subsistance, à des achats de poudre, ilsvous obéiraient aveuglément.

– Et vous voulez que je commande ici&|160;? Si ma vie estnécessaire à la cause que je défends, permettez-moi de sauverl’honneur de mon pouvoir. En me retirant, je puis ignorer cettelâcheté. Je reviendrai pour vous accompagner.

Et il s’éloigna rapidement. La jeune dame écouta le bruit despas avec un sensible déplaisir. Quand le bruissement des feuillesséchées eut insensiblement cessé, elle resta comme interdite, puiselle revint en grande hâte vers les Chouans. Elle laissabrusquement échapper un geste de dédains, et dit à Marche-à-terre,qui l’aidait à descendre de cheval : – Ce jeune homme-là voudraitpouvoir faire une guerre régulière à la République&|160;!&|160;…ah&|160;! bien, encore quelques jours, et il changera d’opinion. –Comme il m’a traitée, se dit-elle après une pause.

Elle s’assit sur la roche qui avait servi de siège au marquis,et attendit en silence l’arrivée de la voiture. Ce n’était pas undes moindres phénomènes de l’époque que cette jeune dame noblejetée par de violentes passions dans la lutte des monarchies contrel’esprit du siècle, et poussée par la vivacité de ses sentiments àdes actions dont pour ainsi dire elle n’était pas complice&|160;;semblable en cela à tant d’autres qui furent entraînées par uneexaltation souvent fertile en grandes choses. Comme elle, beaucoupde femmes jouèrent des rôles ou héroïques ou blâmables dans cettetourmente. La cause royaliste ne trouva pas d’émissaires ni plusdévoués ni plus actifs que ces femmes, mais aucune des héroïnes dece parti ne paya les erreurs du dévouement, ou le malheur de cessituations interdites à leur sexe, par une expiation aussi terribleque le fut le désespoir de cette dame, lorsque, assise sur legranit de la route, elle ne put refuser son admiration au nobledédain et à la loyauté du jeune chef. Insensiblement, elle tombadans une profonde rêverie. D’amers souvenirs lui firent désirerl’innocence de ses premières années et regretter de n’avoir pas étéune victime de cette révolution dont la marche, alors victorieuse,ne pouvait pas être arrêtée par de si faibles mains.

La voiture qui entrait pour quelque chose dans l’attaque desChouans avait quitté la petite ville d’Ernée quelques instantsavant l’escarmouche des deux partis. Rien ne peint mieux un paysque l’état de son matériel social. Sous ce rapport, cette voituremérite une mention honorable. La Révolution elle-même n’eut pas lepouvoir de la détruire, elle roule encore de nos jours. LorsqueTurgot remboursa le privilège qu’une compagnie obtint sous LouisXIV de transporter exclusivement les voyageurs par tout le royaume,et qu’il institua les entreprises nommées les turgotines, les vieuxcarrosses des sieurs de Vouges, Chanteclaire et veuve Lacomberefluèrent dans les provinces. Une de ces mauvaises voituresétablissait donc la communication entre Mayenne et Fougères.Quelques entêtés l’avaient jadis nommée, par antiphrase, laturgotine, pour singer Paris ou en haine d’un ministre qui tentaitdes innovations. Cette turgotine était un méchant cabriolet à deuxroues très hautes, au fond duquel deux personnes un peu grassesauraient difficilement tenu. L’exiguïté de cette frêle machine nepermettant pas de la charger beaucoup, et le coffre qui formait lesiège étant exclusivement réservé au service de la poste, si lesvoyageurs avaient quelque bagage, ils étaient obligés de le garderentre leurs jambes déjà torturées dans une petite caisse que saforme faisait assez ressembler à un soufflet. Sa couleur primitiveet celle des roues fournissait aux voyageurs une insoluble énigme.Deux rideaux de cuir, peu maniables malgré de longs service,devaient protéger les patients contre le froid et la pluie. Leconducteur, assis sur une banquette semblable à celle des plusmauvais coucous parisiens, participait forcément à la conversationpar la manière dont il était placé entre ses victimes bipèdes etquadrupèdes. Cet équipage offrait de fantastiques similitudes avecces vieillards décrépits qui ont essuyé bon nombre de catarrhes,d’apoplexies, et que la mort semble respecter, il geignait enmarchant, il criait par moments. Semblable à un voyageur pris parun lourd sommeil, il se penchait alternativement en arrière et enavant, comme s’il eût essayé de résister à l’action violente dedeux petits chevaux bretons qui le traînaient sur une routepassablement raboteuse. Ce monument d’un autre âge contenait troisvoyageurs qui, à la sortie d’Ernée, où l’on avait relayé,continuèrent avec le conducteur une conversation entamée avant lerelais.

– Comment voulez-vous que les Chouans se soient montrés parici&|160;? disait le conducteur. Ceux d’Ernée viennent de me direque le commandant Hulot n’a pas encore quitté Fougères.

– Oh&|160;! oh&|160;! l’ami, lui répondit le moins âgé desvoyageurs, tu ne risques que ta carcasse&|160;! Si tu avais, commemoi, trois cents écus sur toi, et que tu fusses connu pour être unbon patriote, tu ne serais pas si tranquille.

– Vous êtes en tout cas bien bavard, répondit le conducteur enhochant la tête.

– Brebis comptées, le loup les mange, reprit le secondpersonnage.

Ce dernier, vêtu de noir, paraissait avoir une quarantained’années et devait être quelque recteur des environs. Son mentons’appuyait sur un double étage, et son teint fleuri devaitappartenir à l’ordre ecclésiastique. Quoique gros et court, ildéployait une certaine agilité chaque fois qu’il fallait descendrede voiture ou y remonter.

– Seriez-vous des Chouans&|160;? s’écria l’homme aux trois centsécus dont l’opulente peau de bique couvrait un pantalon de bon drapet une veste fort propre qui annonçaient quelque riche cultivateur.Par l’âme de saint Robespierre, je jure que vous seriez malreçus.

Puis, il promena ses yeux gris du conducteur au voyageur, enleur montrant deux pistolets à sa ceinture.

– Les Bretons n’ont pas peur de cela, dit avec dédain lerecteur. D’ailleurs avons-nous l’air d’en vouloir à votreargent&|160;?

Chaque fois que le mot argent était prononcé, le conducteurdevenait taciturne, et le recteur avait précisément assez d’espritpour douter que le patriote eût des écus et pour croire que leurguide en portait.

– Es-tu chargé aujourd’hui, Coupiau&|160;? demanda l’abbé.

– Oh&|160;! monsieur Gudin, je n’ai quasiment rin, répondit leconducteur.

L’abbé Gudin ayant interrogé la figure du patriote et celle deCouplau, les trouva, pendant cette réponse, égalementimperturbables.

– Tant mieux pour toi, répliqua le patriote, je pourrai prendrealors mes mesures pour sauver mon avoir en cas de malheur.

Une dictature si despotiquement réclamée révolta Couplau, quireprit brutalement : – Je suis le maître de ma voiture, et pourvuque je vous conduise…

– Es-tu patriote, es-tu Chouan&|160;? lui demanda vivement sonadversaire en l’interrompant.

– Ni l’un ni l’autre, lui répondit Coupiau. Je suis postillon,et Breton qui plus est&|160;; partant, je ne crains ni les Bleus niles gentilshommes.

– Tu veux dire les gens-pille-hommes, reprit le patriote avecironie.

– Ils ne font que reprendre ce qu’on leur a ôté, dit vivement lerecteur.

Les deux voyageurs se regardèrent, s’il est permis d’emprunterce terme à la conversation, jusque dans le blanc des yeux. Ilexistait au fond de la voiture un troisième voyageur qui gardait,au milieu de ces débats, le plus profond silence. Le conducteur, lepatriote et même Gudin ne faisaient aucune attention à ce muetpersonnage. C’était en effet un de ces voyageurs incommodes et peusociables qui sont dans une voiture comme un veau résigné que l’onmène, les pattes liées, au marché voisin. Ils commencent pars’emparer de toute leur place légale, et finissent par dormir sansaucun respect humain sur les épaules de leurs voisins. Le patriote,Gudin et le conducteur l’avaient donc laissé à lui-même sur la foide son sommeil, après s’être aperçus qu’il était inutile de parlerà un homme dont la figure pétrifiée annonçait une vie passée àmesurer des aunes de toiles et une intelligence occupée à lesvendre tout bonnement plus cher qu’elles ne coûtaient. Ce grospetit homme, pelotonné dans son coin, ouvrait de temps en temps sespetits yeux d’un bleu-faïence, et les avait successivement portéssur chaque interlocuteur avec des expressions d’effroi, de doute etde défiance pendant cette discussion. Mais il paraissait necraindre que ses compagnons de voyage et se soucier fort peu desChouans. Quand il regardait le conducteur, on eût dit de deuxfrancs-maçons. En ce moment la fusillade de La Pellerine commença.Coupiau, déconcerté, arrêta sa voiture.

– Oh&|160;! oh&|160;! dit l’ecclésiastique qui paraissait s’yconnaître, c’est un engagement sérieux, il y a beaucoup demonde.

– L’embarrassant, monsieur Gudin, est de savoir quil’emportera&|160;? s’écria Coupiau.

Cette fois les figures furent unanimes dans leur anxiété.

– Entrons la voiture, dit le patriote, dans cette aubergelà-bas, et nous l’y cacherons en attendant le résultat de labataille.

Cet avis parut si sage que Coupiau s’y rendit. Le patriote aidale conducteur à cacher la voiture à tous les regards, derrière untas de fagots. Le prétendu recteur saisit une occasion de dire toutbas à Coupiau :

– Est-ce qu’il aurait réellement de l’argent&|160;?

– Hé&|160;! monsieur Gudin, si ce qu’il en a entrait dans lespoches de Votre Révérence, elles ne seraient pas lourdes.

Les Républicains, pressés de gagner Ernée, passèrent devantl’auberge sans y entrer. Au bruit de leur marche précipitée, Gudinet l’aubergiste stimulés par la curiosité avancèrent sur la portede la cour pour les voir. Tout à coup le gros ecclésiastique courutà un soldat qui restait en arrière.

– Eh&|160;! bien, Gudin&|160;! s’écria-t-il, entêté, tu vas doncavec les Bleus. Mon enfant, y penses-tu&|160;?

– Oui, mon oncle, répondit le caporal. J’ai juré de défendre laFrance.

– Eh&|160;! malheureux, tu perds ton âme&|160;! dit l’oncle enessayant de réveiller chez son neveu les sentiments religieux sipuissants dans le cœur des Bretons.

– Mon oncle, si le Roi s’était mis à la tête de ses armées, jene dis pas que…

– Eh&|160;! imbécile, qui te parle du Roi&|160;? Ta Républiquedonne-t-elle des abbayes&|160;? Elle a tout renversé. À quoiveux-tu parvenir&|160;? Reste avec nous, nous triompherons, un jourou l’autre, et tu deviendras conseiller à quelque parlement.

– Des parlements&|160;… dit Gudin d’un ton moqueur. Adieu, mononcle.

– Tu n’auras pas de moi trois louis vaillant, dit l’oncle encolère. Je te déshérite&|160;!

– Merci, dit le Républicain.

Ils se séparèrent. Les fumées du cidre versé par le patriote àCoupiau pendant le passage de la petite troupe avaient réussi àobscurcir l’intelligence du conducteur&|160;; mais il se réveillatout joyeux quand l’aubergiste, après s’être informé du résultat dela lutte, annonça que les Bleus avaient eu l’avantage. Coupiauremit alors en route sa voiture qui ne tarda pas à se montrer aufond de la vallée de La Pellerine où il était facile del’apercevoir et des plateaux du Maine et de ceux de la Bretagne,semblable à un débris de vaisseau qui nage sur les flots après unetempête.

Arrivé sur le sommet d’une côte que les Bleus gravissaient alorset d’où l’on apercevait encore La Pellerine dans le lointain, Hulotse retourna pour voir si les Chouans y séjournaient toujours&|160;;le soleil, qui faisait reluire les canons de leurs fusils, les luiindiqua comme des points brillants. En jetant un dernier regard surla vallée qu’il allait quitter pour entrer dans celle d’Ernée, ilcrut distinguer sur la grande route l’équipage de Coupiau.

– N’est-ce pas la voiture de Mayenne&|160;? demanda-t-il à sesdeux amis.

Les deux officiers, qui dirigèrent leurs regards sur la vieilleturgotine, la reconnurent parfaitement.

– Hé&|160;! bien, dit Hulot, comment ne l’avons-nous pasrencontrée&|160;?

Ils se regardèrent en silence.

– Voilà encore une énigme&|160;? s’écria le commandant. Jecommence à entrevoir la vérité cependant.

En ce moment Marche-à-terre, qui reconnaissait aussi laturgotine, la signala à ses camarades, et les éclats d’une joiegénérale tirèrent la jeune dame de sa rêverie. L’inconnue s’avançaet vit la voiture qui s’approchait du revers de La Pellerine avecune fatale rapidité. La malheureuse turgotine arriva bientôt sur leplateau. Les Chouans, qui s’y étaient cachés de nouveau, fondirentalors sur leur proie avec une avide célérité. Le voyageur muet selaissa couler au fond de la voiture et se blottit soudain encherchant à garder l’apparence d’un ballot.

– Ah&|160;! bien, s’écria Coupiau de dessus son siège en leurdésignant le paysan, vous avez senti le patriote que voilà, car ila de l’or, un plein sac&|160;!

Les Chouans accueillirent ces paroles par un éclat de riregénéral et s’écrièrent Pille-miche&|160;! Pille-miche&|160;!Pille-miche&|160;!

Au milieu de ce rire, auquel Pille-miche lui-même répondit commeun écho, Coupiau descendit tout honteux de son siège. Lorsque lefameux Cibot, dit Pille-miche, aida son voisin à quitter lavoiture, il s’éleva un murmure de respect.

– C’est l’abbé Gudin&|160;! crièrent plusieurs hommes.

À ce nom respecté, tous les chapeaux furent ôtés, les Chouanss’agenouillèrent devant le prêtre et lui demandèrent sabénédiction, que l’abbé leur donna gravement.

– Il tromperait saint Pierre et lui volerait les clefs duparadis, dit le recteur en frappant sur l’épaule de Pille-miche.Sans lui, les Bleus nous interceptaient.

Mais, en apercevant la jeune dame, l’abbé Gudin allas’entretenir avec elle à quelques pas de là. Marche-à-terre, quiavait ouvert lestement le coffre du cabriolet, fit voir avec unejoie sauvage un sac dont la forme annonçait des rouleaux d’or. Ilne resta pas longtemps à faire les parts. Chaque Chouan reçut delui son contingent avec une telle exactitude, que ce partagen’excita pas la moindre querelle. Puis il s’avança vers la jeunedame et le prêtre, en leur présentant six mille francs environ.

– Puis-je accepter en conscience, monsieur Gudin&|160;? dit-elleen sentant le besoin d’une approbation.

– Comment donc, madame&|160;? l’Eglise n’a-t-elle pas autrefoisapprouvé la confiscation du bien des Protestants&|160;; à plusforte raison, celles des Révolutionnaires qui renient Dieu,détruisent les chapelles et persécutent la religion. L’abbé Gudinjoignit l’exemple à la prédication, en acceptant sans scrupule ladîme de nouvelle espèce que lui offrait Marche-à-terre. – Au reste,ajouta-t-il, je pins maintenant consacrer tout ce que je possède àla défense de Dieu et du Roi. Mon neveu part avec lesBleus&|160;!

Coupiau se lamentait et criait qu’il était ruiné.

– Viens avec nous, lui dit Marche-à-terre, tu auras ta part.

– Mais on croira que j’ai fait exprès de me laisser voler, si jereviens sans avoir essuyé de violence.

– N’est-ce que ça&|160;?&|160;… dit Marche-à-terre.

Il fit un signal et une décharge cribla la turgotine. À cettefusillade imprévue, la vieille voiture poussa un cri si lamentable,que les Chouans, naturellement superstitieux, reculèrentd’effroi&|160;; mais Marche-à-terre avait vu sauter et retomberdans un coin de la caisse la figure pâle du voyageur taciturne.

– Tu as encore une volaille dans ton poulailler, dit tout basMarche-à-terre à Couplau.

Pille-miche, qui comprit la question, cligna des yeux en signed’intelligence.

– Oui, répondit le conducteur&|160;; mais je mets pour conditionà mon enrôlement avec vous autres, que vous me laisserez conduirece brave homme sain et sauf à Fougères. Je m’y suis engagé au nomde la sainte d’Auray.

– Qui est-ce&|160;? demanda Pille-miche.

– Je ne puis pas vous le dire, répondit Coupiau.

– Laisse-le donc&|160;! reprit Marche-à-terre en poussantPille-miche par le coude, il a juré par Sainte-Anne d’Auray, fautqu’il tienne ses promesses.

– Mais, dit le Chouan en s’adressant à Coupiau, ne descends pastrop vite la montagne, nous allons te rejoindre, et pour cause. Jeveux voir le museau de ton voyageur, et nous lui donnerons unpasseport.

En ce moment on entendit le galop d’un cheval dont le bruit serapprochait vivement de La Pellerine. Bientôt le jeune chefapparut. La dame cacha promptement le sac qu’elle tenait à lamain.

– Vous pouvez garder cet argent sans scrupule, dit le jeunehomme en ramenant en avant le bras de la dame. Voici une lettre quej’ai trouvée pour vous parmi celles qui m’attendaient à laVivetière, elle est de madame votre mère. Après avoir tour à tourregardé les Chouans qui regagnaient le bois, et la voiture quidescendait la vallée du Couesnon, il ajouta : – Malgré madiligence, je ne suis pas arrivé à temps. Fasse le ciel que je mesois trompé dans mes soupçons&|160;!

– C’est l’argent de ma pauvre mère, s’écria la dame après avoirdécacheté la lettre dont les premières lignes lui arrachèrent cetteexclamation.

Quelques rires étouffés retentirent dans le bois. Le jeune hommelui-même ne put s’empêcher de sourire en voyant la dame gardant àla main le sac qui renfermait sa part dans le pillage de son propreargent. Elle-même se mit à rire.

– Eh&|160;! bien, marquis, Dieu soit loué&|160;! pour cette foisje m’en tire sans blâme, dit-elle au chef.

– Vous mettez donc de la légèreté en toute chose, même dans vosremords&|160;?&|160;… dit le jeune homme.

Elle rougit et regarda le marquis avec une contrition sivéritable, qu’il en fut désarmé. L’abbé rendit poliment, mais d’unair équivoque, la dîme qu’il venait d’accepter&|160;; puis ilsuivit le jeune chef qui se dirigeait vers le chemin détourné parlequel il était venu. Avant de les rejoindre, la jeune dame fit unsigne à Marche-à-terre, qui vint près d’elle.

– Vous vous porterez en avant de Mortagne, lui dit-elle à voixbasse. Je sais que les Bleus doivent envoyer incessamment à Alençonune forte somme en numéraire pour subvenir aux préparatifs de laguerre. Si j’abandonne à tes camarades la prise d’aujourd’hui,c’est à condition qu’ils sauront m’en indemniser. Surtout que leGars ne sache rien du but de cette expédition, peut-être s’yopposerait-il&|160;; mais, en cas de malheur, je l’adoucirai.

– Madame, dit le marquis, sur le cheval duquel elle se mit encroupe en abandonnant le sien à l’abbé, nos amis de Parism’écrivent de prendre garde à nous. La République veut essayer denous combattre par la ruse et par la trahison.

– Ce n’est pas trop mal, répondit-elle. Ils ont d’assez bonnesidées, ces gens-là&|160;! je pourrai prendre part à la guerre ettrouver des adversaires.

– Je le crois, s’écria le marquis. Pichegru m’engage à êtrescrupuleux et circonspect dans mes amitiés de toute espèce. LaRépublique me fait l’honneur de me supposer plus dangereux que tousles Vendéens ensemble, et compte sur mes faiblesses pour s’emparerde ma personne.

– Vous défieriez-vous de moi&|160;? dit-elle en lui frappant lecœur avec la main par laquelle elle se cramponnait à lui.

– Seriez-vous là&|160;?&|160;… madame, dit-il en tournant verselle son front qu’elle embrassa.

– Ainsi, reprit l’abbé, la police de Fouché sera plus dangereusepour nous que ne le sont les bataillons mobiles et lescontre-Chouans.

– Comme vous le dites, mon révérend.

– Ha&|160;! ha&|160;! s’écria la dame, Fouché va donc envoyerdes femmes contre vous&|160;?&|160;… je les attends, ajouta-t-elled’un son de voix profond et après une légère pause.

À trois ou quatre portées de fusil du plateau désert que leschefs abandonnaient, il se passait une de ces scènes qui, pendantquelque temps encore, devinrent assez fréquentes sur les grandesroutes. Au sortir du petit village de La Pellerine, Pille-miche etMarche-à-terre avaient arrêté de nouveau la voiture dans unenfoncement du chemin. Couplau était descendu de son siège aprèsune molle résistance. Le voyageur taciturne, exhumé de sa cachettepar les deux Chouans, se trouvait agenouillé dans un genêt.

– Qui es-tu&|160;? lui demanda Marche-à-terre d’une voixsinistre.

Le voyageur gardait le silence, lorsque Pille-miche recommençala question en lui donnant un coup de crosse.

– Je suis, dit-il alors en jetant un regard sur Coupiau, JacquesPinaud, un pauvre marchand de toile.

Coupiau fit un signe négatif, sans croire enfreindre sespromesses. Ce signe éclaira Pille-miche, qui ajusta le voyageur,pendant que Marche-à-terre lui signifia catégoriquement ce terribleultimatum : – Tu es trop gras pour avoir les soucis despauvres&|160;! Si tu te fais encore demander une fois ton véritablenom, voici mon ami Pille-miche qui par un seul coup de fusilacquerra l’estime et la reconnaissance de tes héritiers. – Quies-tu&|160;? ajouta-t-il après une pause.

– Je suis d’Orgemont de Fougères.

– Ah&|160;! ah&|160;! s’écrièrent les deux Chouans.

– Ce n’est pas moi qui vous ai nommé, monsieur d’Orgemont, ditCoupiau. La sainte Vierge m’est témoin que je vous ai biendéfendu.

– Puisque vous êtes monsieur d’Orgemont de Fougères, repritMarche-à-terre d’un air respectueusement ironique, nous allons vouslaisser aller bien tranquillement. Mais comme vous n’êtes ni un bonChouan, ni un vrai Bleu, quoique ce soit vous qui ayez acheté lesbiens de l’abbaye de Juvigny, vous nous payerez, ajouta le Chouanen ayant l’air de compter ses associés, trois cents écus de sixfrancs pour votre rançon. La neutralité vaut bien cela.

– Trois cents écus de six francs&|160;! répétèrent en chœur lemalheureux banquier, Pille-miche et Coupiau, mais avec desexpressions diverses.

– Hélas&|160;! mon cher monsieur, continua d’Orgemont, je suisruiné. L’emprunt forcé de cent millions fait par cette Républiquedu diable, qui me taxe à une somme énorme, m’a mis à sec.

– Combien t’a-t-elle donc demandé, ta République&|160;?

– Mille écus, mon cher monsieur, répondit le banquier d’un airpiteux en croyant obtenir une remise.

– Si ta République t’arrache des emprunts forcés siconsidérables, tu vois bien qu’il y a tout à gagner avec nousautres, notre gouvernement est moins cher. Trois cents écus, est-cedonc trop pour ta peau&|160;?

– Où les prendrai-je&|160;?

– Dans ta caisse, dit Pille-miche. Et que tes écus ne soient pasrognés, ou nous te rognerons les ongles au feu.

– Où vous les paierai-je&|160;? demanda d’Orgemont.

– Ta maison de campagne de Fougères n’est pas loin de la fermede Gibarry, où demeure mon cousin Galope-Chopine, autrement dit legrand Cibot, tu les lui remettras, dit Pille-miche.

– Ce n’est pas régulier, dit d’Orgemont.

– Qu’est-ce que cela nous fait&|160;? reprit Marche-à-terre.Songe que, s’ils ne sont pas remis à Galope-Chopine d’ici à quinzejours, nous te rendrons une petite visite qui te guérira de lagoutte, si tu l’as aux pieds.

– Quant à toi, Coupiau, reprit Marche-à-terre, ton nom désormaissera Mène-à-bien.

À ces mots les deux Chouans s’éloignèrent. Le voyageur remontadans la voiture, qui, grâce au fouet de Couplau, se dirigearapidement vers Fougères.

– Si vous aviez eu des armes, lui dit Coupiau, nous aurions punous défendre un peu mieux.

– Imbécile, j’ai dix mille francs là, reprit d’Orgemont enmontrant ses gros souliers. Est-ce qu’on peut se défendre avec unesi forte somme sur soi&|160;?

Mène-à-bien se gratta l’oreille et regarda derrière lui, maisses nouveaux camarades avaient complètement disparu.

Hulot et ses soldats s’arrêtèrent à Ernée pour déposer lesblessés à l’hôpital de cette petite ville&|160;; puis, sans que nulévénement fâcheux interrompît la marche des troupes républicaines,elles arrivèrent à Mayenne. Là le commandant put, le lendemain,résoudre tous ses doutes relativement à la marche dumessager&|160;; car le lendemain, les habitants apprirent lepillage de la voiture. Peu de jours après, les autorités dirigèrentsur Mayenne assez de conscrits patriotes pour que Hulot pût yremplir le cadre de sa demi-brigade. Bientôt se succédèrent desouï-dire peu rassurants sur l’insurrection. La révolte étaitcomplète sur tous les points où, pendant la dernière guerre, lesChouans et les Vendéens avaient établi les principaux foyers de cetincendie. En Bretagne, les royalistes s’étaient rendus maîtres dePontorson, afin de se mettre en communication avec la mer. Lapetite ville de Saint-James, située entre Pontorson et Fougères,avait été prise par eux, et ils paraissaient vouloir en fairemomentanément leur place d’armes, le centre de leurs magasins ou deleurs opérations. De là, ils pouvaient correspondre sans dangeravec la Normandie et le Morbihan. Les chefs subalternesparcouraient ces trois pays pour y soulever les partisans de lamonarchie et arriver à mettre de l’ensemble dans leur entreprise.Ces menées coïncidaient avec les nouvelles de la Vendée, où desintrigues semblables agitaient la contrée, sous l’influence dequatre chefs célèbres, messieurs l’abbé Vernal, le comte deFontaine, de Châtillon et Suzannet. Le chevalier de Valois, lemarquis d’Esgrignon et les Troisville étaient, disait-on, leurscorrespondants dans le département de l’Orne. Le chef du vaste pland’opérations qui se déroulait lentement, mais d’une manièreformidable, était réellement le Gars, surnom donné par les Chouansà monsieur le marquis de Montauran, lors de son débarquement. Lesrenseignements transmis aux ministres par Hulot se trouvaientexacts en tout point. L’autorité de ce chef envoyé du dehors avaitété aussitôt reconnue. Le marquis prenait même assez d’empire surles Chouans pour leur faire concevoir le véritable but de la guerreet leur persuader que les excès dont ils se rendaient coupablessouillaient la cause généreuse qu’ils avaient embrassée. Lecaractère hardi, la bravoure, le sang-froid, la capacité de cejeune seigneur réveillaient les espérances des ennemis de laRépublique et flattaient si vivement la sombre exaltation de cescontrées que les moins zélés coopéraient à y préparer desévénements décisifs pour la monarchie abattue. Hulot ne recevaitaucune réponse aux demandes et aux rapports réitérés qu’iladressait à Paris. Ce silence étonnant annonçait, sans doute, unenouvelle crise révolutionnaire.

– En serait-il maintenant, disait le vieux chef à ses amis, enfait de gouvernement comme en fait d’argent, met-on néant à toutesles pétitions&|160;?

Mais le bruit du magique retour du général Bonaparte et desévénements du Dix-huit Brumaire ne tarda pas à se répandre. Lescommandants militaires de l’Ouest comprirent alors le silence desministres. Néanmoins ces chefs n’en furent que plus impatientsd’être délivrés de la responsabilité qui pesait sur eux, etdevinrent assez curieux de connaître les mesures qu’allait prendrele nouveau gouvernement. En apprenant que le général Bonaparteavait été nommé premier consul de la République, les militaireséprouvèrent une joie très vive : ils voyaient, pour la premièrefois, un des leurs arrivant au maniement des affaires. La France,qui avait fait une idole de ce jeune général, tressaillitd’espérance. L’énergie de la nation se renouvela. La capitale,fatiguée de sa sombre attitude, se livra aux fêtes et aux plaisirsdesquels elle était depuis si longtemps sevrée. Les premiers actesdu Consulat ne diminuèrent aucun espoir, et la Liberté ne s’eneffaroucha pas. Le premier consul fit une proclamation auxhabitants de l’Ouest. Les éloquentes allocutions adressées auxmasses et que Bonaparte avait, pour ainsi dire, inventées,produisaient, dans ces temps de patriotisme et de miracles, deseffets prodigieux. Sa voix retentissait dans le monde comme la voixd’un prophète, car aucune de ses proclamations n’avait encore étédémentie par la victoire.

 » HABITANTS,

Une guerre impie embrase une seconde fois les départements del’Ouest.

Les artisans de ces troubles sont des traîtres vendus àl’Anglais ou des brigands qui ne cherchent dans les discordesciviles que l’aliment et l’impunité de leurs forfaits.

À de tels hommes le gouvernement ne doit ni ménagements nidéclaration de ses principes.

Mais il est des citoyens chers à la patrie qui ont été séduitspar leurs artifices&|160;; c’est à ces citoyens que sont dues leslumières et la vérité.

Des lois injustes ont été promulguées et exécutées&|160;; desactes arbitraires ont alarmé la sécurité des citoyens et la libertédes consciences&|160;; partout des inscriptions hasardées sur deslistes d’émigrés ont frappé des citoyens&|160;; enfin de grandsprincipes d’ordre social ont été violés.

Les consuls déclarent que la liberté des cultes étant garantiepar la Constitution, la loi du 11 prairial an III, qui laisse auxcitoyens l’usage des édifices destinés aux cultes religieux, seraexécutée.

Le gouvernement pardonnera : il fera grâce au repentir,l’indulgence sera entière et absolue&|160;; mais il frapperaquiconque, après cette déclaration, oserait encore résister à lasouveraineté nationale.  »

– Eh&|160;! bien, disait Hulot après la lecture publique de cediscours consulaire, est-ce assez paternel&|160;? Vous verrezcependant que pas un brigand royaliste ne changera d’opinion.

Le commandant avait raison. Cette proclamation ne servit qu’àraffermir chacun dans son parti. Quelques jours après, Hulot et sescollègues reçurent des renforts. Le nouveau ministre de la guerreleur manda que le général Brune était désigné pour aller prendre lecommandement des troupes dans l’ouest de la France. Hulot, dontl’expérience était connue, eut provisoirement l’autorité dans lesdépartements de l’Orne et de la Mayenne. Une activité inconnueanima bientôt tous les ressorts du gouvernement. Une circulaire duministre de la Guerre et du ministre de la Police Générale annonçaque des mesures vigoureuses confiées aux chefs des commandementsmilitaires avaient été prises pour étouffer l’insurrection dans sonprincipe. Mais les Chouans et les Vendéens avaient déjà profité del’inaction de la République pour soulever les campagnes et s’enemparer entièrement. Aussi, une nouvelle proclamation consulairefut-elle adressée. Cette fois le général parlait aux troupes.

 » SOLDATS,

Il ne reste plus dans l’Ouest que des brigands, des émigrés, desstipendiés de l’Angleterre.

L’armée est composée de plus de soixante mille braves&|160;; quej’apprenne bientôt que les chefs des rebelles ont vécu. La gloirene s’acquiert que par les fatigues&|160;; si on pouvait l’acquériren tenant son quartier général dans les grandes villes, qui n’enaurait pas&|160;?&|160;…

Soldats, quel que soit le rang que vous occupiez dans l’armée,la reconnaissance de la nation vous attend. Pour en être dignes, ilfaut braver l’intempérie des saisons, les glaces, les neiges, lefroid excessif des nuits&|160;; surprendre vos ennemis à la pointedu jour et exterminer ces misérables, le déshonneur du nomfrançais.

Faites une campagne courte et bonne&|160;; soyez inexorablespour les brigands, mais observez une discipline sévère.

Gardes nationales, joignez les efforts de vos bras à celui destroupes de ligne.

Si vous connaissez parmi vous des hommes partisans des brigands,arrêtez-les&|160;! Que nulle part ils ne trouvent d’asile contre lesoldat qui va les poursuivre&|160;; et s’il était des traîtres quiosassent les recevoir et les défendre, qu’ils périssent aveceux&|160;!  »

– Quel compère&|160;! s’écria Hulot, c’est comme à l’arméed’Italie, il sonne la messe et il la dit. Est-ce parler,cela&|160;?

– Oui, mais il parle tout seul et en son nom, dit Gérard, quicommençait à s’alarmer des suites du Dix-huit Brumaire.

– Hé&|160;! sainte guérite, qu’est-ce que cela fait, puisquec’est un militaire, s’écria Merle.

À quelques pas de là, plusieurs soldats s’étaient attroupésdevant la proclamation affichée sur le mur.

Or, comme pas un d’eux ne savait lire, ils la contemplaient, lesuns d’un air insouciant, les autres avec curiosité, pendant quedeux ou trois cherchaient parmi les passants un citoyen qui eût lamine d’un savant.

– Vois donc, La-clef-des-cœurs, ce que c’est que ce chiffon depapier-là, dit Beau-pied d’un air goguenard à son camarade.

– C’est bien facile à deviner, répondit La-clef-des-cœurs.

À ces mots, tous regardèrent les deux camarades toujours prêts àjouer leurs rôles.

– Tiens, regarde, reprit La-clef-des-cœurs en montrant en têtede la proclamation une grossière vignette où, depuis peu de jours,un compas remplaçait le niveau de 1793. Cela veut dire qu’il faudraque, nous autres troupiers, nous marchions ferme&|160;! Ils ont mislà un compas toujours ouvert, c’est un emblème.

– Mon garçon, ça ne te va pas de faire le savant, cela s’appelleun problème. J’ai servi d’abord dans l’artillerie, repritBeau-pied, mes officiers ne mangeaient que de ça.

– C’est un emblème.

– C’est un problème.

– Gageons&|160;!

– Quoi&|160;!

– Ta pipe allemande&|160;!

– Tope&|160;!

– Sans vous commander, mon adjudant, n’est-ce pas que c’est unemblème, et non un problème, demanda La-clef-des-cœurs à Gérard,qui, tout pensif, suivait Hulot et Merle.

– C’est l’un et l’autre, répondit-il gravement.

– L’adjudant s’est moqué de nous, reprit Beau-pied. Ce papier-làveut dire que notre général d’Italie est passé consul, ce qui estun fameux grade, et que nous allons avoir des capotes et dessouliers.

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