Les Confidences d’Arsène Lupin

Les Confidences d’Arsène Lupin

de Maurice Leblanc

Chapitre 1Les jeux du soleil

– Lupin, racontez-moi donc quelque chose.

– Eh ! que voulez-vous que je vous raconte ? On connaît toute ma vie ! me répondit Lupin qui somnolait sur le divan de mon cabinet de travail.

– Personne ne la connaît ! m’écriai-je. On sait, par telle de vos lettres, publiée dans les journaux, que vous avez été mêlé à telle affaire, que vous avez donné le branle à telle autre… Mais votre rôle en tout cela, le fond même de l’histoire, le dénouement du drame on l’ignore.

– Bah ! Un tas de potins qui n’ont aucun intérêt.

– Aucun intérêt, votre cadeau de cinquante mille francs à la femme de Nicolas Dugrival ! Aucun intérêt, la façon mystérieuse dont vous avez déchiffré l’énigme des trois tableaux !

– Étrange énigme, en vérité, dit Lupin. Je vous propose un titre: Le signe de l’ombre.

– Et vos succès mondains ? ajoutai-je. Et le secret de vosbonnes actions ? Toutes ces histoires auxquelles vous avezsouvent fait allusion devant moi et que vous appeliez L’anneaunuptial, La mort qui rôde ! etc. Que de confidences en retard,mon pauvre Lupin ! Allons, un peu de courage…

C’était l’époque où Lupin, déjà célèbre, n’avait pourtant pasencore livré ses plus formidables batailles ; l’époque quiprécède les grandes aventures de l’Aiguille creuse et de 813. Sanssonger à s’approprier le trésor séculaire des rois de France ou àcambrioler l’Europe au nez du Kaiser, il se contentait des coups demain plus modestes et de bénéfices plus raisonnables, se dépensanten efforts quotidiens, faisant le mal au jour le jour, et faisantle bien aussi, par nature et par dilettantisme, en Don Quichottequi s’amuse et qui s’attendrit.

Comme il se taisait, je répétai :

– Lupin, je vous en prie !

A ma stupéfaction, il répliqua :

– Prenez un crayon, mon cher, et une feuille de papier.

J’obéis vivement, tout heureux à l’idée qu’il allait enfin medicter quelques-unes de ces pages où il sait mettre tant de verveet de fantaisie, et que moi, hélas ! je suis obligé d’abîmerpar de lourdes explications et de fastidieux développements.

– Vous y êtes ? dit-il.

– J’y suis.

– Inscrivez : 19 – 21 – 18 – 20 – 15 – 21 – 20

– Comment ?

– Inscrivez, vous dis-je.

Il était assis sur le divan, les yeux tournés vers la fenêtreouverte, et ses doigts roulaient une cigarette de tabacoriental.

Il prononça :

– Inscrivez : 9 – 12 – 6 – 1…

Il y eut un arrêt. Puis il reprit :

– 21.

Et, après un silence :

– 20 – 6…

Était-il fou ? Je le regardai, et peu à peu je m’aperçusqu’il n’avait plus les mêmes yeux indifférents qu’aux minutesprécédentes, mais que ses yeux étaient attentifs, et qu’ilssemblaient suivre quelque part, dans l’espace, un spectacle quidevait le captiver.

Cependant, il dictait, avec des intervalles entre chacun deschiffres :

– 21 – 9 – 18 – 5…

Par la fenêtre, on ne pouvait guère contempler qu’un morceau deciel bleu vers la droite, et que la façade de la maison opposée,façade de vieil hôtel dont les volets étaient fermés comme àl’ordinaire. Il n’y avait là rien de particulier, aucun détail quime parût nouveau parmi ceux que je considérais depuis desannées…

– 12 – 5 – 4 – 1…

Et soudain, je compris…, ou plutôt, je crus comprendre. Carcomment admettre qu’un homme comme Lupin, si raisonnable au fondsous son masque d’ironie, pût perdre son temps à de tellespuérilités ? Cependant il n’y avait pas de doute possible.C’était bien cela qu’il comptait, les reflets intermittents d’unrayon de soleil qui se jouait sur la façade noircie de la vieillemaison, à la hauteur du second étage.

– 14 – 7…, me dit Lupin.

Le reflet disparut pendant quelques secondes, puis, coup surcoup, à intervalles réguliers, frappa la façade, et disparut denouveau.

Instinctivement, j’avais compté, et je dis à haute voix :

– 5…

– Vous avez saisi ? Pas dommage ! ricana Lupin.

Il se dirigea vers la fenêtre et se pencha comme pour se rendrecompte du sens exact que suivait le rayon lumineux. Puis il alla serecoucher sur le canapé en me disant :

– A votre tour, maintenant, comptez…

J’obéis, tellement ce diable d’homme avait l’air de savoir où ilvoulait en venir. D’ailleurs, je ne pouvais m’empêcher d’avouer quec’était chose assez curieuse que cette régularité des coups delumière sur la façade, que ces apparitions et ces disparitions quise succédaient comme les signaux d’un phare.

Cela provenait évidemment d’une maison située sur le côté de larue où nous nous trouvions, puisque le soleil pénétrait alorsobliquement par mes fenêtres. On eût dit que quelqu’un ouvrait oufermait alternativement une croisée, ou plutôt se divertissait àrenvoyer des rayons de clarté à l’aide d’un petit miroir depoche.

– C’est un enfant qui s’amuse, m’écriai-je au bout d’un instant,quelque peu agacé par l’occupation stupide qui m’était imposée.

– Allez toujours !

Et je comptais… Et j’alignais des chiffres… Et le soleilcontinuait à danser en face de moi, avec une précision vraimentmathématique.

– Et ensuite ? me dit Lupin, à la suite d’un silence pluslong…

– Ma foi, cela me semble terminé… Voilà plusieurs minutes qu’iln’y a rien.

Nous attendîmes, et, comme aucune lueur ne se jouait plus dansl’espace, je plaisantai :

– M’est avis que nous avons perdu notre temps. Quelques chiffressur du papier, le butin est maigre.

Sans bouger de son divan, Lupin reprit :

– Ayez l’obligeance, mon cher, de remplacer chacun de ceschiffres par la lettre de l’alphabet qui lui correspond encomptant, n’est-ce pas, A comme 1, B comme 2, etc.

– Mais c’est idiot.

– Absolument idiot, mais on fait tant de choses idiotes dans lavie… Une de plus…

Je me résignai à cette besogne stupide, et je notai lespremières lettres S-U-R-T-O-U-T…

Je m’interrompis, étonné :

– Un mot ! m’écriai-je… Voici un mot qui se forme.

– Continuez donc, mon cher.

Et je continuai, et les lettres suivantes composèrent d’autresmots que je séparais les uns des autres, au fur et à mesure. Et, àma grande stupéfaction, une phrase entière s’aligna sous mesyeux.

– Ça y est ? me dit Lupin, au bout d’un instant.

– Ça y est ! Par exemple, il y a des fautesd’orthographe.

– Ne vous occupez pas de cela, je vous prie…, lisezlentement.

Alors je lus cette phrase inachevée, que je donne ici tellequ’elle m’apparut :

Surtout il faut fuire le danger, éviter les ataques,n’affronter les forces enemies qu’avec la plus grande prudance,et…

Je me mis à rire.

– Et voilà ! La lumière se fit ! Hein nous sommeséblouis de clarté !

Mais vraiment, Lupin, confessez que ce chapelet de conseils,égrené par une cuisinière, ne vous avance pas beaucoup.

Lupin se leva sans se départir de son mutisme dédaigneux, etsaisit la feuille de papier.

Je me suis souvenu par la suite qu’un hasard, à ce moment,accrocha mes yeux à la pendule. Elle marquait cinq heuresdix-huit.

Lupin cependant restait debout, la feuille à la main, et jepouvais constater à mon aise sur son visage si jeune, cetteextraordinaire mobilité d’expression qui déroute les observateursles plus habiles et qui est sa grande force, sa meilleuresauvegarde. A quels signes se rattacher pour identifier un visagequi se transforme à volonté, sans même les secours des fards, etdont chaque expression passagère semble être l’expressiondéfinitive ? A quels signes ? Il y en avait un que jeconnaissais, un signe immuable deux petites rides en croix quicreusaient son front quand il donnait un violent effortd’attention. Et je la vis en cet instant, nette et profonde, lamenue croix révélatrice.

Il reposa la feuille de papier et murmura :

– Enfantin !

Cinq heures et demi sonnaient.

– Comment ! m’écriai-je, vous avez réussi ? en douzeminutes !

Il fit quelques pas de droite et de gauche dans la pièce, puisalluma une cigarette, et me dit :

– Ayez l’obligeance d’appeler au téléphone le baron Repstein etde le prévenir que je serai chez lui à dix heures du soir.

– Le baron Repstein ? demandai-je, le mari de la fameusebaronne ?

– Oui.

– C’est sérieux ?

– Très sérieux.

Absolument confondu, incapable de lui résister, j’ouvrisl’annuaire du téléphone et décrochai l’appareil. Mais, à ce moment,Lupin m’arrêta d’un geste autoritaire, et il prononça, les yeuxtoujours fixés sur la feuille qu’il avait reprise :

– Non, taisez-vous… C’est inutile de le prévenir… Il y a quelquechose de plus urgent quelque chose de bizarre et qui m’intrigue…Pourquoi diable cette phrase est-elle inachevée ? Pourquoicette phrase est-elle…

Rapidement, il empoigna sa canne et son chapeau.

– Partons. Si je ne me trompe pas, c’est une affaire qui demandeune solution immédiate, et je ne crois pas me tromper.

– Vous savez quelque chose ?

– Jusqu’ici, rien du tout.

Dans l’escalier, il passa son bras sous le mien et me dit :

– Je sais ce que tout le monde sait. Le baron Repstein,financier et sportsman, dont le cheval Etna a gagné cette année leDerby d’Epsom et le Grand-Prix de Longchamp, le baron Repstein aété la victime de sa femme, laquelle femme, très connue pour sescheveux blonds, ses toilettes et son luxe, s’est enfuie voilàquinze jours, emportant avec elle une somme de trois millions,volée à son mari, et toute une collection de diamants, de perles etde bijoux, que la princesse de Berny lui avait confiée et qu’elledevait acheter. Depuis deux semaines, on poursuit la baronne àtravers la France et l’Europe, ce qui est facile, la baronne semantl’or et les bijoux sur son chemin. A chaque instant, on croitl’arrêter. Avant-hier même, en Belgique, notre policier national,l’ineffable Ganimard, cueillait, dans un grand hôtel, une voyageusecontre qui les preuves les plus irréfutables s’accumulaient.Renseignements pris, c’était une théâtreuse notoire, Nelly Darbel.Quant à la baronne, introuvable. De son côté, le baron Repsteinoffre une prime de cent mille francs à qui fera retrouver sa femme.L’argent est entre les mains d’un notaire. En outre, pourdésintéresser la princesse de Berny, il vient de vendre en bloc sonécurie de courses, son hôtel du boulevard Haussmann et son châteaude Roquencourt.

– Et le prix de la vente, ajoutai-je, doit être touché tantôt.Demain, disent les journaux, la princesse de Berny aura l’argent.Seulement, je ne vois pas, en vérité, le rapport qui existe entrecette histoire, que vous avez résumée à merveille, et la phraseénigmatique…

Lupin ne daigna pas me répondre.

Nous avions suivi la rue que j’habitais et nous avions marchépendant cent cinquante ou deux cents mètres, lorsqu’il descendit dutrottoir et se mit à examiner un immeuble, de construction déjàancienne, et où devaient loger de nombreux locataires.

– D’après mes calculs, me dit-il, c’est d’ici que partaient lessignaux, sans doute de cette fenêtre encore ouverte.

– Au troisième étage ?

– Oui.

Il se dirigea vers la concierge et lui demanda :

– Est-ce qu’un de vos locataires ne serait pas en relation avecle baron Repstein ?

– Comment donc ! Mais oui, s’écria la bonne femme, nousavons ce brave M. Lavernoux, qui est le secrétaire, l’intendant dubaron. C’est moi qui fais son petit ménage.

– Et on peut le voir ?

– Le voir ? Il est bien malade, ce pauvre monsieur…

– Malade ?

– Depuis quinze jours… depuis l’aventure de la baronne… Il estrentré le lendemain avec la fièvre, et il s’est mis au lit.

– Mais il se lève ?

– Ah ! ça, j’sais pas.

– Comment, vous ne savez pas ?

– Non, son docteur défend qu’on entre dans sa chambre. Il m’arepris la clef.

– Qui ?

– Le docteur. C’est lui-même qui vient le soigner, deux ou troisfois par jour. Tenez, il sort de la maison, il n’y a pas vingtminutes…, un vieux à barbe grise et à lunettes, tout cassé… Mais oùallez-vous, monsieur ?

– Je monte, conduisez-moi, dit Lupin, qui, déjà, avait courujusqu’à l’escalier. C’est bien au troisième étage, àgauche ?

– Mais ça m’est défendu, gémissait la bonne femme en jepoursuivant. Et puis, je n’ai pas la clef, puisque le docteur…

L’un derrière l’autre, ils montèrent les trois étages. Sur lepalier, Lupin tira de sa poche un instrument, et, malgré lesprotestations de la concierge, l’introduisit dans la serrure. Laporte céda presque aussitôt. Nous entrâmes.

Au bout d’une pièce obscure, on apercevait de la clarté quifiltrait par une porte entrebâillée. Lupin se précipita, et, dès leseuil, il poussa un cri :

– Trop tard ! Ah ! crebleu !

La concierge tomba à genoux, comme évanouie.

Ayant pénétré à mon tour dans la chambre, je vis sur le tapis unhomme à moitié nu qui gisait, les jambes recroquevillées, les brastordus, et la face toute pâle, une face amaigrie, sans chair, dontles yeux gardaient une expression d’épouvante, et dont la bouche seconvulsait en un rictus effroyable.

– Il est mort, fit Lupin, après un examen rapide.

– Mais comment ? m’écriai-je, il n’y a pas trace desang.

– Si, si, répondit Lupin, en montrant sur la poitrine, par lachemise entrouverte, deux ou trois gouttes rouges… Tenez, on l’aurasaisi d’une main à la gorge, et de l’autre on l’aura piqué au cœur.Je dis « piqué », car vraiment la blessure est imperceptible. Oncroirait le trou d’une aiguille très longue.

Il regarda par terre, autour du cadavre. Il n’y avait rien quiattirât l’attention, rien qu’un petit miroir de poche, le petitmiroir avec lequel M. Lavernoux s’amusait à faire danser dansl’espace des rayons de soleil.

Mais, soudain, comme la concierge se lamentait et appelait ausecours, Lupin se jeta sur elle et la bouscula :

– Taisez-vous !… Écoutez-moi… Vous appellerez tout àl’heure… Écoutez-moi et répondez. C’est d’une importanceconsidérable. M. Lavernoux avait un ami dans cette rue, n’est-cepas ? à droite et sur le même côté un ami intime ?

– Oui.

– Un ami qu’il retrouvait tous les soirs au café, et avec lequelil échangeait des journaux illustrés ?

– Oui.

– Son nom ?

– M. Dulâtre.

– Son adresse ?

– Au 92 de la rue.

– Un mot encore ce vieux médecin, à barbe grise et à lunettes,dont vous m’avez parlé, venait depuis longtemps ?

– Non. Je ne le connaissais pas. Il est venu le soir même où M.Lavernoux est tombé malade.

Sans en dire davantage, Lupin m’entraîna de nouveau, redescenditet, une fois dans la rue, tourna sur la droite, ce qui nous fitpasser devant mon appartement. Quatre numéros plus loin, ils’arrêtait en face du 92, petite maison basse dont lerez-de-chaussée était occupé par un marchand de vins qui,justement, fumait sur le pas de sa porte, auprès du couloird’entrée. Lupin s’informa si M. Dulâtre se trouvait chez lui.

– M. Dulâtre est parti, répondit le marchand voilà peut-être unedemi-heure… Il semblait très agité, et il a pris une automobile, cequi n’est pas son habitude.

– Et vous ne savez pas…

– Où il se rendait ? Ma foi, il n’y a pas d’indiscrétion.Il a crié l’adresse assez fort ! « A la Préfecture de Police», qu’il a dit au chauffeur…

Lupin allait lui-même héler un taxi-auto, quand il se ravisa, etje l’entendis murmurer :

– A quoi bon, il a trop d’avance !

Il demanda encore si personne n’était venu après le départ de M.Dulâtre.

– Si, un vieux monsieur à barbe grise et à lunettes qui estmonté chez M. Dulâtre, qui a sonné et qui est reparti.

– Je vous remercie, monsieur, dit Lupin en saluant.

Il se mit à marcher lentement, sans m’adresser la parole et d’unair soucieux. Il était hors de doute que le problème lui semblaitfort difficile et qu’il ne voyait pas très clair dans les ténèbresoù il paraissait se diriger avec tant de certitude.

D’ailleurs, lui-même m’avoua :

– Ce sont là des affaires qui nécessitent beaucoup plusd’intuition que de réflexion. Seulement, celle-ci vaut fichtre lapeine qu’on s’en occupe…

Nous étions arrivés sur les boulevards. Lupin entra dans uncabinet de lecture et consulta très longuement les journaux de ladernière quinzaine. De temps à autre, il marmottait :

– Oui…, oui. Évidemment ce n’est qu’une hypothèse, mais elleexplique tout… Or une hypothèse qui répond à toutes les questionsn’est pas loin d’être une vérité.

La nuit était venue, nous dînâmes dans un petit restaurant et jeremarquai que le visage de Lupin s’animait peu à peu. Ses gestesavaient plus de décision. Il retrouvait de la gaieté, de la vie.Quand nous partîmes, et durant le trajet qu’il me fit faire sur leboulevard Haussmann, vers le domicile du baron Repstein, c’étaitvraiment le Lupin des grandes occasions, le Lupin qui a résolud’agir et de gagner la bataille.

Un peu avant la rue de Courcelies, notre allure se ralentit. Lebaron Repstein habitait à gauche, entre cette rue et le faubourgSaint-Honoré, un hôtel à trois étages dont nous pouvions apercevoirla façade enjolivée de colonnes et de cariatides.

– Halte dit Lupin tout à coup.

– Qu’y a-t-il ?

– Encore une preuve qui confirme mon hypothèse…

– Quelle preuve ? Je ne vois rien.

– Je vois… Cela suffit…

Il releva le col de son vêtement, rabattit les bords de sonchapeau mou, et prononça :

– Crebleu ! le combat sera rude. Allez vous coucher, monbon ami. Demain, je vous raconterai mon expédition si toutefoiselle ne me coûte pas la vie.

– Hein ?

– Eh, eh ! je risque gros. D’abord, mon arrestation, ce quiest peu. Ensuite, la mort, ce qui est pis ! Seulement…

Il me prit violemment par l’épaule :

– Il y a une troisième chose que je risque, c’est d’empocherdeux millions… Et quand j’aurai une première mise de deux millions,on verra de quoi je suis capable. Bonne nuit, mon cher, et si vousne me revoyez pas…

Il déclama :

« Plantez un saule au cimetière,

J’aime son feuillage éploré… »

Je m’éloignai aussitôt. Trois minutes plus tard – et je continuele récit d’après celui qu’il voulut bien me faire le lendemain –trois minutes plus tard, Lupin sonnait à la porte de l’hôtelRepstein.

– M. le baron est-il chez lui ?

– Oui, répondit le domestique, en examinant cet intrus d’un airétonné, mais M. le baron ne reçoit pas à cette heure-ci.

– M. le baron connaît l’assassinat de son intendantLavernoux ?

– Certes.

– Eh bien, veuillez lui dire que je viens à propos de cetassassinat, et qu’il n’y a pas un instant à perdre.

Une voix cria d’en haut :

– Faites monter, Antoine.

Sur cet ordre émis de façon péremptoire, le domestique conduisitLupin au premier étage. Une porte était ouverte au seuil delaquelle attendait un monsieur que Lupin reconnut pour avoir vu saphotographie dans les journaux, le baron Repstein, le mari de lafameuse baronne, et le propriétaire d’Etna, le cheval le pluscélèbre de l’année.

C’était un homme très grand, carré d’épaules, dont la figure,toute rasée, avait une expression aimable, presque souriante, quen’atténuait pas la tristesse des yeux. Il portait des vêtements decoupe élégante, un gilet de velours marron, et, à sa cravate, uneperle que Lupin estima d’une valeur considérable.

Il introduisit Lupin dans son cabinet de travail, vaste pièce àtrois fenêtres, meublée de bibliothèques, de casiers verts, d’unbureau américain et d’un coffre-fort. Et, tout de suite, avec unempressement visible, il demanda :

– Vous savez quelque chose ?

– Oui, monsieur le baron.

– Relativement à l’assassinat de ce pauvre Lavernoux ?

– Oui, monsieur le baron, et relativement aussi à Mme labaronne.

– Serait-ce possible ? Vite, je vous en supplie…

Il avança une chaise. Lupin s’assit, et commença :

– Monsieur le baron, les circonstances sont graves. Je serairapide.

– Au fait ! Au fait !

– Eh bien, monsieur le baron, voici en quelques mots, et sanspréambule. Tantôt, de sa chambre, Lavernoux, qui, depuis quinzejours, était tenu par son docteur en une sorte de réclusion,Lavernoux a – comment dirais-je ? – a télégraphié certainesrévélations à l’aide de signaux, que j’ai notés en partie, et quim’ont mis sur la trace de cette affaire. Lui-même a été surpris aumilieu de cette communication et assassiné.

– Mais par qui ? Par qui ?

– Par son docteur.

– Le nom de ce docteur ?

– Je l’ignore. Mais un des amis de M. Lavernoux, M. Dulâtre,celui-là précisément avec lequel il communiquait, doit le savoir,et il doit savoir également le sens exact et complet de lacommunication car, sans en attendre la fin, il a sauté dans uneautomobile et s’est fait conduire à la Préfecture de Police.

– Pourquoi ? Pourquoi ? et quel est le résultat decette démarche ?

– Le résultat, monsieur le baron, c’est que votre hôtel estcerné. Douze agents se promènent sous vos fenêtres. Dès que lesoleil sera levé, ils entreront au nom de la loi, et ils arrêterontle coupable.

– L’assassin de Lavernoux se cache donc dans cet hôtel ? Unde mes domestiques ? Mais non, puisque vous parlez d’undocteur !

– Je vous ferai remarquer, monsieur le baron, que, en allanttransmettre à la Préfecture de Police les révélations de son amiLavernoux, le sieur Dulâtre ignorait que son ami Lavernoux allaitêtre assassiné. La démarche du sieur Dulâtre visait autrechose…

– Quelle chose ?

– La disparition de Mme la baronne, dont il connaissait lesecret par la communication de Lavernoux.

– Quoi ! On sait enfin ! On a retrouvé labaronne ! Où est-elle ? Et l’argent qu’elle m’aextorqué ?

Le baron Repstein parlait avec une surexcitation extraordinaire.Il se leva et, apostrophant Lupin :

– Allez jusqu’au bout, monsieur. Il m’est impossible d’attendredavantage.

Lupin reprit d’une voix lente et qui hésitait :

– C’est que voilà…, l’explication devient difficile étant donnéque nous partons d’un point de vue tout à fait opposé.

– Je ne comprends pas.

– Il faut pourtant que vous compreniez, monsieur le baron… Nousdisons, n’est-ce pas – je m’en rapporte aux journaux – nous disonsque la baronne Repstein partageait le secret de toutes vosaffaires, et qu’elle pouvait non seulement ouvrir ce coffre-fort,mais aussi celui du Crédit Lyonnais où vous enfermiez toutes vosvaleurs.

– Oui.

– Or, il y a quinze jours, un soir, tandis que vous étiez aucercle, la baronne Repstein, qui avait réalisé toutes ces valeurs àvotre insu, est sortie d’ici avec un sac de voyage où se trouvaitvotre argent, ainsi que tous les bijoux de la princesse deBerny ?

– Oui.

– Et depuis on ne l’a pas revue ?

– Non.

– Eh bien, il y a une excellente raison pour qu’on ne l’ait pasrevue.

– Laquelle ?

– C’est que la baronne Repstein a été assassinée…

– Assassinée la baronne ! Mais vous êtes fou !

– Assassinée, et ce soir-là, tout probablement.

– Je vous répète que vous êtes fou ! Comment la baronneaurait-elle été assassinée, puisqu’on suit sa trace, pour ainsidire, pas à pas ?

– On suit la trace d’une autre femme.

– Quelle femme ?

– La complice de l’assassin.

– Et cet assassin ?

– Celui-là même qui, depuis quinze jours, sachant que Lavernoux,par la situation qu’il occupait dans cet hôtel, a découvert lavérité, le tient enfermé, l’oblige au silence, le menace, leterrorise ; celui-là même qui, surprenant Lavernoux en trainde communiquer avec un de ses amis, le supprime froidement d’uncoup de stylet au cœur.

– Le docteur, alors ?

– Oui.

– Mais qui est ce docteur ? Quel est ce génie malfaisant,cet être infernal qui apparaît et qui disparaît, qui tue dansl’ombre et que nul ne soupçonne ?

– Vous ne devinez pas ?

– Non.

– Et vous voulez savoir ?

– Si je le veux ! Mais parlez ! Parlez donc !Vous savez où il se cache ?

– Oui.

– Dans cet hôtel ?

– Oui.

– C’est lui que la police recherche ?

– Oui.

– Qui est-ce ?

– Vous !

– Moi !

Il n’y avait certes pas dix minutes que Lupin se trouvait enface du baron, et le duel commençait. L’accusation était portée,précise, violente, implacable.

Il répéta :

– Vous-même, affublé d’une fausse barbe et d’une paire delunettes, courbé en deux comme un vieillard. Bref, vous, le baronRepstein, et c’est vous, pour une bonne raison à laquelle personnen’a songé, c’est que si ce n’est pas vous qui avez combiné toutecette machination, l’affaire est inexplicable. Tandis que, vouscoupable, vous assassinant la baronne pour vous débarrasser d’elleet manger les millions avec une autre femme, vous assassinant votreintendant Lavernoux pour supprimer un témoin irrécusable –oh ! alors, tout s’explique.

Le baron, qui, durant le début de l’entretien, demeurait inclinévers son interlocuteur, épiant chacune de ses paroles avec uneavidité fiévreuse, le baron s’était redressé et il regardait Lupincomme si, décidément, il avait affaire à un fou. Lorsque Lupin eutterminé son discours, il recula de deux ou trois pas, parut prêt àdire des mots que, en fin de compte, il ne prononça point, puis ilse dirigea vers la cheminée et sonna.

Lupin ne fit pas un geste. Il attendait en souriant.

Le domestique entra. Son maître lui dit :

– Vous pouvez vous coucher, Antoine. Je reconduiraiMonsieur.

– Dois-je éteindre, Monsieur ?

– Laissez le vestibule allumé.

Antoine se retira, et aussitôt, le baron, ayant sorti de sonbureau un revolver, revint auprès de Lupin, mit l’arme dans sapoche, et dit très calmement :

– Vous excuserez, monsieur, cette petite précaution, que je suisobligé de prendre au cas, d’ailleurs invraisemblable, où vousseriez devenu fou. Non, vous n’êtes pas fou. Mais vous venez icidans un but que je ne m’explique pas, et vous avez lancé contre moiune accusation si stupéfiante que je suis curieux d’en connaître laraison.

Il avait une voix émue, et ses yeux tristes semblaient mouillésde larmes.

Lupin frissonna. S’était-il trompé ? L’hypothèse que sonintuition lui avait suggérée et qui reposait sur une base fragilede petits faits, cette hypothèse était-elle fausse ? Un détailattira son attention par l’échancrure du gilet, il aperçut lapointe de l’épingle fixée à la cravate du baron, et il constataainsi la longueur insolite de cette épingle. De plus, la tige d’oren était triangulaire, et formait comme un menu poignard, très fin,très délicat, mais redoutable en des mains expertes.

Et Lupin ne douta pas que l’épingle, ornée de la perlemagnifique, n’eût été l’arme qui avait perforé le cœur de ce pauvreM. Lavernoux.

Il murmura :

– Vous êtes rudement fort, monsieur le baron.

L’autre, toujours grave, garda le silence comme s’il necomprenait pas, et comme s’il attendait les explications auxquellesil avait droit. Et malgré tout, cette attitude impassible troublaitArsène Lupin.

– Oui, rudement fort, car il est évident que la baronne n’a faitqu’obéir à vos ordres en réalisant vos valeurs, de même qu’enempruntant, pour les acheter, les bijoux de la princesse. Et il estévident que la personne qui est sortie de votre hôtel avec un sacde voyage n’était pas votre femme, mais une complice, votre amie,probablement, et que c’est votre amie qui se fait pourchasservolontairement à travers l’Europe par notre bon Ganimard. Et jetrouve la combinaison merveilleuse. Que risque cette femme puisquec’est la baronne que l’on cherche ? Et comment chercherait-onune autre femme que la baronne, puisque vous avez promis une primede cent mille francs à qui retrouverait la baronne ? Oh !les cent mille francs déposés chez un notaire, quel coup degénie ! Ils ont ébloui la police. Ils ont bouché les yeux desplus perspicaces. Un monsieur qui dépose cent mille francs chez unnotaire dit la vérité. Et l’on poursuit la baronne ! Et onvous laisse mijoter tranquillement vos petites affaires, vendre aumieux votre écurie de courses et vos meubles, et préparer votrefuite ! Dieu que c’est drôle !

Le baron ne bronchait pas. Il s’avança vers Lupin et lui dit,toujours avec le même flegme :

– Qui êtes-vous ?

Lupin éclata de rire :

– Quel intérêt cela peut-il avoir en l’occurrence ? Mettonsque je sois l’envoyé du destin, et que je surgisse de l’ombre pourvous perdre !

Il se leva précipitamment, saisit le baron à l’épaule et luijeta en mots saccadés :

– Ou pour te sauver, baron. Écoute-moi ! Les trois millionsde la baronne, presque tous les bijoux de la princesse, l’argentque tu as touché aujourd’hui pour la vente de ton écurie et de tesimmeubles, tout est là, dans ta poche ou dans ce coffre-fort. Tafuite est prête. Tiens, derrière cette tenture, on aperçoit le cuirde ta valise. Les papiers de ton bureau sont en ordre. Cette nuit,tu filais à l’anglaise. Cette nuit, bien déguisé, méconnaissable,toutes tes précautions prises, tu rejoignais ta maîtresse, cellepour qui tu as tué : Nelly Darbel, sans doute, que Ganimardarrêtait en Belgique. Un seul obstacle, soudain, imprévu, lapolice, les douze agents que les révélations de Lavernoux ontpostés sous tes fenêtres. Tu es fichu ! Eh bien, je te sauve.Un coup de téléphone et, vers trois ou quatre heures du matin,vingt de mes amis suppriment l’obstacle, escamotent les douzeagents et, sans tambours ni trompettes, on détale. Comme condition,presque rien, une bêtise pour toi, le partage des millions et desbijoux. Ça colle ?

Il était penché sur le baron et l’apostrophait avec une énergieirrésistible. Le baron chuchota :

– Je commence à comprendre, c’est du chantage…

– Chantage ou non, appelle ça comme tu veux, mon bonhomme, maisil faut que tu en passes par où j’ai décidé. Et ne crois pas que jeflanche au dernier moment. Ne te dis pas « Voilà un gentleman quela crainte de la police fera réfléchir. Si je joue gros jeu enrefusant, lui, il risque également les menottes, la cellule, toutle diable et son train, puisque nous sommes traqués tous deux commedes bêtes fauves. » Erreur, monsieur le baron. Moi, je m’en tiretoujours. Il s’agit uniquement de toi… La bourse ou la vie,monseigneur. Part à deux, sinon…, sinon, l’échafaud ! Çacolle ?

Un geste brusque. Le baron se dégagea, empoigna son revolver ettira.

Mais Lupin prévoyait l’attaque, d’autant que le visage du baronavait perdu son assurance et pris peu à peu, sous une poussée lentede peur et de rage, une expression féroce, presque bestiale, quiannonçait la révolte, si longtemps contenue.

Deux fois il tira. Lupin se jeta de côté d’abord, puis s’abattitaux genoux du baron qu’il saisit par les jambes et fit basculer.D’un effort, le baron se dégagea. Les deux ennemis s’agrippèrent àbras-le-corps, et la lutte fut acharnée, sournoise, sauvage.

Tout à coup, Lupin sentit une douleur à la poitrine.

– Ah ! canaille hurla-t-il. C’est comme avec Lavernoux.L’épingle !

Il se raidit désespérément, maîtrisa le baron et l’étreignit àla gorge, vainqueur enfin, et tout-puissant.

– Imbécile… Si tu n’avais pas abattu ton jeu, j’étais capable delâcher la partie. T’as une telle figure d’honnête homme ! Maisquels muscles, monseigneur ! Un moment, j’ai bien cru…Seulement, cette fois, ça y est ! Allons, mon bon ami, donnezl’épingle et faites risette… Mais non, c’est une grimace, ça… Jeserre trop fort, peut-être ? Monsieur va tourner del’œil ? Alors, soyez sage… Bien, une toute petite ficelleautour des poignets… Vous permettez ? Mon Dieu, quel accordparfait entre nous ! C’est touchant ! Au fond, tu sais,j’ai de la sympathie pour toi… Et maintenant, petit frère,attention ! Et mille excuses !

Il se dressa à demi et, de toutes ses forces, lui assena aucreux de l’estomac un coup de poing formidable. L’autre râla,étourdi, sans connaissance.

– Voilà ce que c’est que de manquer de logique, mon bon ami, ditLupin. Je t’offrais la moitié de tes richesses. Je ne t’accordeplus rien du tout…, si tant est que je puisse avoir quelque chose.Car c’est là l’essentiel. Où le bougre a-t-il caché sonmagot ? Dans le coffre-fort ? Bigre, ça sera dur.Heureusement que j’ai toute la nuit…

Il se mit à fouiller les poches du baron, prit un trousseau declefs, s’assura d’abord que la valise, dissimulée derrière latenture, ne contenait pas les papiers et les bijoux, et se dirigeavers le coffre-fort.

Mais à ce moment, il s’arrêta court il entendait du bruitquelque part. Les domestiques ? Impossible ! Leursmansardes se trouvaient au troisième étage. Il écouta. Le bruitprovenait d’en bas. Et subitement il comprit : les agents, ayantperçu les deux détonations, frappaient à la grande porte sansattendre le lever du jour.

– Crebleu ! dit-il, je suis dans de beaux draps. Voilà cesmessieurs maintenant…, et à la minute même où nous allionsrecueillir le fruit de nos laborieux efforts. Voyons, voyons,Lupin, du sang-froid ! De quoi s’agit-il ? D’ouvrir envingt secondes un coffre dont tu ignores le secret. Et tu perds latête pour si peu ? Voyons, t’as qu’à le trouver, ce secret.Combien qu’il y a de lettres dans le mot ? Quatre ?

Il continuait à réfléchir tout en parlant et tout en écoutantles allées et venues de l’extérieur. Il ferma à double tour laporte de l’antichambre, puis il revint au coffre.

– Quatre chiffres… Quatre lettres… Quatre lettres… Qui diablepourrait me donner un petit coup de main ? un petit bout detuyau ? Qui ? Mais Lavernoux, parbleu ! Ce bonLavernoux, puisqu’il a pris la peine, au risque de ses jours, defaire de la télégraphie optique… Dieu que je suis bête. Mais oui,mais oui, nous y sommes ! Crénom ! ça m’émeut. Lupin, tuvas compter jusqu’à dix et comprimer les battements trop rapides deton cœur. Sinon, c’est de la mauvaise ouvrage.

Ayant compté jusqu’à dix, tout à fait calme, il s’agenouilladevant le coffre-fort. Il manœuvra les quatre boutons avec uneattention minutieuse. Ensuite, il examina le trousseau de clefs,choisit l’une d’elles, puis une autre, et tenta vainement de lesintroduire.

– Au troisième coup l’on gagne, murmura-t-il, en essayant unetroisième clef Victoire ! Celle-ci marche ! Sésame,ouvre-toi !

La serrure fonctionna. Le battant fut ébranlé. Lupin l’entraînavers lui en reprenant le trousseau.

– A nous les millions, dit-il. Sans rancune, baron Repstein.

Mais, d’un bond, il sauta en arrière, avec un hoquetd’épouvante. Ses jambes vacillèrent sous lui. Les clefss’entrechoquaient dans sa main fébrile avec un cliquetis sinistre.Et durant vingt, trente secondes, malgré le vacarme que l’onfaisait en bas, et les sonneries électriques qui retentissaient àtravers l’hôtel, il resta là, les yeux hagards, à contempler laplus horrible, la plus abominable vision un corps de femme à moitiévêtu, courbé en deux dans le coffre, tassé comme un paquet tropgros et des cheveux blonds qui pendaient…, et du sang…

– La baronne ! bégaya-t-il, la baronne ! Oh ! lemonstre !

Il s’éveilla de sa torpeur, subitement, pour cracher à la figurede l’assassin et pour le marteler à coups de talon.

– Tiens, misérable !… Tiens, canaille ! Et avec ça,l’échafaud, le panier à son !

Cependant, aux étages supérieurs, des cris répondaient à l’appeldes agents. Lupin entendit des pas qui dégringolaient l’escalier.Il était temps de songer à la retraite.

En réalité cela l’embarrassait peu. Durant son entretien avec lebaron Repstein, il avait eu l’impression, tellement l’ennemimontrait de sang-froid, qu’il devait exister une issueparticulière. Pourquoi, d’ailleurs, le baron eût-il engagé lalutte, s’il n’avait été sûr d’échapper à la police ?

Lupin passa dans la chambre voisine. Elle donnait sur un jardin.A la minute même où les agents étaient introduits, il enjambait lebalcon et se laissait glisser le long d’une gouttière. Il fit letour des bâtiments. En face, il y avait un mur bordé d’arbustes. Ils’engagea entre ce mur et les arbustes, et trouva une petite portequ’il lui fut facile d’ouvrir avec une des clefs du trousseau. Dèslors, il n’eut qu’à franchir une cour, à traverser les pièces videsd’un pavillon, et, quelques instants plus tard, il se trouvait dansla rue du Faubourg-Saint-Honoré. Bien entendu – et de cela il nedoutait point – la police n’avait pas prévu cette issuesecrète.

– Eh bien, qu’en dites-vous, du baron Repstein ? s’écriaLupin, après m’avoir raconté tous les détails de cette nuittragique. Hein quel immonde personnage ! Et comme il fautparfois se méfier des apparences ! Je vous jure que celui-làavait l’air d’un véritable honnête homme !

Je lui demandai :

– Mais les millions ? Les bijoux de la princesse ?

– Ils étaient dans le coffre. Je me rappelle très bien avoiraperçu le paquet.

– Alors ?

– Ils y sont toujours.

– Pas possible…

– Ma foi, oui. Je pourrais vous dire que j’ai eu peur desagents, ou bien alléguer une délicatesse subite. La vérité est plussimple et plus prosaïque Ça sentait trop mauvais !

– Quoi ?

– Oui, mon cher, l’odeur qui se dégageait de ce coffre, de cecercueil… Non, je n’ai pas pu… la tête m’a tourné… Une seconde deplus, je me trouvais mal. Est-ce assez idiot ? Tenez, voilàtout ce que j’ai rapporté de mon expédition, l’épingle de cravate.La perle vaut au bas mot cinquante mille francs… Mais, tout demême, je vous l’avoue, je suis fichtrement vexé. Quellegaffe !

– Encore une question, repris-je. Le mot ducoffre-fort ?

– Eh bien ?

– Comment l’avez-vous deviné ?

– Oh ! très facilement. Je m’étonne même de n’y avoir passongé plus tôt.

– Bref ? Il était contenu dans les révélationstélégraphiées par ce pauvre Lavernoux.

– Hein ? Voyons, mon cher, les fautes d’orthographe…

– Les fautes d’orthographe ?

– Crebleu ! mais elles sont voulues. Serait-il admissibleque le secrétaire, que l’intendant du baron, fit des fautesd’orthographe et qu’il écrivît fuire avec un e final, ataque avecun seul t, enemies avec un seul n et prudance avec un a ? Moi,cela m’a frappé aussitôt. J’ai réuni les quatre lettres, et j’aiobtenu le mot ETNA, le nom du fameux cheval.

– Et ce seul mot a suffi ?

– Parbleu ! Il a suffi, d’abord, pour me lancer sur lapiste de l’affaire Repstein, dont tous les journaux parlaient, etensuite, pour faire naître en moi l’hypothèse que c’était là le motdu coffre-fort, puisque, d’une part, Lavernoux connaissait lecontenu macabre du coffre-fort, et que, de l’autre, il dénonçait lebaron. Et c’est ainsi, également, que j’ai été conduit à supposerque Lavernoux avait un ami dans la rue, qu’ils fréquentaient tousdeux le même café, qu’ils s’amusaient à déchiffrer les problèmes etles devinettes cryptographiques des journaux illustrés, et qu’ilss’ingéniaient à correspondre télégraphiquement d’une fenêtre àl’autre.

– Et voilà, m’écriai-je, c’est tout simple !

– Très simple. Et l’aventure prouve une fois de plus qu’il y a,dans la découverte des crimes, quelque chose de bien supérieur àl’examen des faits, à l’observation, déduction, raisonnement etautres balivernes, c’est, je le répète, l’intuition…, l’intuitionet l’intelligence… Et Arsène, sans se vanter, ne manque ni de l’uneni de l’autre.

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