Les Coups d’épée de M. de la Guerche

Les Coups d’épée de M. de la Guerche

de Louis Amédée Eugène Achard
Chapitre 1 CASTOR ET POLLUX

À l’époque où commence ce récit, vers l’an de grâce 16…, il n’était pas, dans toute l’ancienne province de la Marche, d’ennemis plus irréconciliables et tout à la fois d’amis plus intimes que le comte Armand-Louis de la Guerche et son voisin,le marquis Renaud de Chaufontaine. À dix lieues à la ronde, pas un bourgeois et pas un manant qui ne les connussent, pas de hobereau qui ne les eût rencontrés chevauchant de compagnie sur quelque roussin du pays, pas de maraudeur qui ne les eût surpris se livrant de furieuses batailles sur la lisière des bois. Ils fondaient ensemble les plus fameux héros de la mythologie et de l’antiquité.Le comte Armand-Louis et le marquis Renaud étaient à la fois Oresteet Pylade, Étéocle et Polynice. Ils seraient volontiers morts l’unpour l’autre, et ne passaient pas un jour sans se provoquer à d’interminables combats singuliers. Le temps qu’ils n’employaient pas à se rendre de petits services, ils le consacraient à se quereller. On débutait par des paroles affectueuses, on finissait par des coups terribles. Cela durait depuis le temps où M. de la Guerche et M. de Chaufontaine cherchaient des prunelles dans les haies et des noisettes dans les taillis.

La sympathie des deux jeunes gentilshommesprovenait de la grande similitude d’âge, de goût, decaractère ; l’antipathie avait pour cause la différence dereligion. Le comte Armand était huguenot ; le marquis Renaudbon catholique. Celui-ci se découvrait au nom de feu l’amiralColigny ; l’autre tenait M. de Guise pour un grandsaint. On avait donc six heures par jour pour s’aimer et six pourse haïr. Le reste du temps appartenait à l’escrime, à la chasse, àl’équitation. On disait de Renaud que personne, dans la province,ne montait aussi bien à cheval, si ce n’est M. de laGuerche ; et d’Armand-Louis, que nul gentilhomme de la contréene maniait aussi lestement l’épée, le poignard de merci, lapertuisane et l’arquebuse, si ce n’estM. de Chaufontaine. Le comte traversait une rivière commeun cygne ; le marquis franchissait un ravin comme unchevreuil. Ils luttaient contre les mêmes taureaux : et sil’un ne connaissait pas de barrière qui pût l’arrêter, l’autre nesavait guère de fossés devant lesquels il eût reculé.

Quand on rencontrait le jeune Renaud à cheval,courant dans la campagne, c’est qu’il cherchait Armand-Louis ;quand on voyait le comte tête nue, passant comme un cerf à traversles bruyères, c’est qu’il allait au-devant du marquis. Peu après onles apercevait au bord d’un ruisseau, déjeunant d’un morceau depain qu’ils arrosaient fraternellement d’un peu d’eaufraîche ; la chose faite, épuisés par la course, ils dormaientcôte à côte.

– C’est Nisus et Euryale ! disaientles savants du pays.

Mais si le lendemain on entendait dans uneclairière le bruit sourd d’une branche de chêne heurtant un bâtonde cornouiller, les bergers du canton savaient que les deuxinséparables étaient aux prises.

– C’est Achille et Hector !reprenait-on.

Et personne ne songeait à intervenir dans laquerelle.

Le huguenot et le catholique avaient presquemême taille ; tous deux, grands, souples, lestes, vigoureux,tels que le peuvent être deux braves gars élevés dans la pleineliberté des champs, brûlés par le soleil, battus par la pluie,hâlés par le vent, accoutumés à braver la bise et la neige, àcoucher sur la dure, à dormir à la belle étoile. L’un, blond, avecdes cheveux bouclés à reflets d’or tombant sur un front demarbre ; l’autre, brun, avec une crinière de cheveux noirsdont les ondes luisantes assombrissaient les yeux sauvages et leteint basané ; M. de la Guerche, pareil à cetEndymion pour lequel une déesse descendit de l’Olympe ;M. de Chaufontaine, tel qu’un peintre de batailleaimerait à représenter le terrible maréchal de Montluc, revêtu deson harnais de guerre. Tout naturellement, Armand-Louis commandaittous les petits protestants du pays ; Renaud avait sous sesordres les catholiques des dix clochers voisins, et les deuxgénéraux ne manquaient pas une occasion de pousser les deux arméesrivales l’une contre l’autre. Leurs qualités diverses se faisaientvoir dans ces mêlées : Renaud, prompt à l’attaque, toujours lepremier et le plus avant dans la mêlée, impétueux, hardi et loquacecomme un héros d’Homère ; Armand-Louis, tenace, inflexible,rapide dans ses évolutions, et n’oubliant jamais, au plus fort ducombat, qu’il était capitaine. Il manœuvrait ses jeunes soldatscomme de vieilles bandes ; Renaud poussait droit devant lui etse fiait au hasard, qu’il appelait le dieu de la guerre ;mais, s’il comptait plus d’ennemis renversés, la victoire restaitpresque toujours à Armand-Louis, et le marquis, tout à coup isoléde ses régiments rompus et dispersés, était fait prisonnier sur lechamp de bataille.

À quatorze ans, M. de la Guerchelisait dans le texte latin les Commentaires de César,M. de Chaufontaine, à quinze ans, se plongeait avecdélices dans les étonnantes aventures de don Galaor et leschevaleresques épopées d’Amadis des Gaules.

M. de Chaufontaine n’avait pasuniquement la prétention de vaincre M. de la Guerche ladague au poing : il voulait encore le convertir. Pouratteindre ce résultat mirifique et arracher ainsi une âme auxgriffes maudites du Malin, il se nourrissait par intervalles delectures pieuses, d’oraisons et de thèses scolastiques dont ilretenait au hasard quelques lambeaux. Quelquefois même il apprenaitpar cœur certains passages qui lui paraissaient d’une éloquenceédifiante, et il les récitait aux arbres du jardin.

Un gros cerisier, dont il pillait dévotementles fruits, était chargé, dans ces occasions solennelles, dereprésenter Armand-Louis. Renaud l’accablait d’argumentsvictorieux ; l’arbre ne soufflait mot. Renaud, enchanté,redoublait ; et, la mémoire bourrée de citations, la bouchepleine de cerises, il prenait à témoin de son triomphe les poirierset les pommiers d’alentour.

– Qu’as-tu à répondre, mauditparpaillot ? s’écriait-il. Quelle hérésie peux-tu opposer àcette dialectique ? Te voilà réduit au silence, vaincu,abîmé ; mais la perversité de ton âme est telle, empoisonnéequ’elle est par le souffle de Calvin, que tu t’obstines dans tonerreur ! Va donc périr dans la géhenne, réprouvé ! cen’est pas moi qui intercéderai auprès des saints, que tu renies,pour sauver ton âme ! Vade retro ! Si tu brûles,in secula seculorum, ce sera bien fait !

Il déchargeait un coup de bâton sur le troncdu cerisier et partait pour chercher le véritable la Guerche, qu’ilpoursuivait d’arguments et bombardait de citations avec unevéhémence que rien ne lassait.

Le plus plaisant était que, si on eût appris àM. de Chaufontaine que le parpaillot son ennemi avait lafièvre au moment même où il le vouait aux flammes de l’enfer, onl’aurait vu changer de couleur et trembler comme une feuille.

À ces heures charmantes où l’aube s’éveille,il n’était pas rare d’entendre sa voix éclatante au bord d’uneclairière devant laquelle il venait d’apercevoir Armand-Louisguettant les lapins.

– Viens çà, parpaillot du diable ;viens çà que je te pulvérise ! s’écriait-il. Viens confesserque tu n’es qu’un mécréant de la pire espèce ; je veux que tonhérésie morde la poussière, et te faire voir que tu es un misérabledamné, prédestiné à la cuisine de l’enfer ! Viens, te dis-je,et que tous les huguenots tes cousins crèvent de dépit en voyant taconfusion !

Dès les premières syllabes de ce petitdiscours, Armand-Louis s’armait d’une gaule.

Il savait comment finirait l’homélie.

Armand-Louis ne se mêlait pas d’éloquence. Ilrépondait aux démonstrations du prédicateur imberbe par dessourires ; quelquefois même, au plus beau de sonimprovisation, il l’interrompait par un sarcasme. Renaud devenaitpourpre.

– Ah ! tu railles, coquin ! Àmoi les armes temporelles ! Elles auront raison de tonimpertinence ! disait-il alors.

Et les poings fermés il tombait surl’auditoire ; mais l’auditoire, qui n’avait pas peur del’excommunication, ne reculait pas devant le prédicateur.

Nous devons ajouter qu’au bout de cinq ou sixans mêlés de coups et d’oraisons, Armand-Louis n’était pas encoreconverti.

Dans leurs rencontres de tous les jours,M. de la Guerche ne se montrait pas si prompt auxescarmouches que son adversaire M. de Chaufontaine. On ne levoyait pas non plus éternellement occupé à battre la plaine ou lesbois, en quête de perdrix et de lièvres, et cherchant querelle auxpetits pâtres qui gardaient les brebis dans les landes. Il ne semontrait pas davantage amoureux de disputes théologiques ou friandd’aventures. Si autrefois, aux premiers temps de son adolescence,il était l’un des premiers à organiser une expédition dans le butglorieux de dépouiller de ses fruits le verger d’un monastère, oude provoquer en champ clos la jeune population d’un village voisin,maintenant qu’une moustache naissante commençait à ombrager salèvre, on le surprenait errant seul à l’écart au fond des vallées.Quelquefois même il ne suivait pas ses camarades qui, armés delignes et d’éperviers, livraient bataille aux brochets d’un étanget l’invitaient à partager leurs jeux. Il ne répondait plus avec lemême élan aux provocations de Renaud. On l’avait vu déserter lesleçons d’escrime d’un maître italien pour s’égarer dans unbois ; et si quelqu’un alors l’eût suivi, peut-êtrel’aurait-on vu graver deux lettres sur l’écorce fragile d’unbouleau, comme autrefois les bergers de Virgile.

Renaud souriait de pitié. Les petitscatholiques se réjouissaient de ne plus avoir affaire au terriblegénéral qui les avait vaincus si souvent ; les petitshuguenots pleuraient sur leur capitaine.

– Il sait que le sort du démon terrassépar saint Michel lui est réservé ; il a peur de succomber sousmes coups, disait M. de Chaufontaine, qui prenait degrands airs, et, modestement, se comparait à l’archange.

– Un moine lui aura jeté quelquesortilège, pensait un jeune calviniste naguère promu aux fonctionsde lieutenant.

– Il rêve comme un savant !

– Il dort comme un abbé !

Hélas ! s’il rêvait sans cesse,M. de la Guerche, ne dormait plus guère. Le sortilège quil’avait terrassé, l’archange qui l’avait vaincu, c’était lacompagne de ses premiers ans, Mlle Adrienne deSouvigny. On peut presque dire qu’Armand-Louis l’avait toujoursconnue ; mais il ne la regardait que depuis quelques mois. Et,à présent qu’il la regardait, il ne pouvait se lasser del’admirer.

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