Les Dents du tigre

Les Dents du tigre

de Maurice Leblanc

Partie 1
Don Luis Perenna

Chapitre 1 D’Artagnan, Porthos et Monte-Cristo

À quatre heures et demie, M. Desmalions, le préfet de police,n’étant pas encore de retour, son secrétaire particulier rangea sur le bureau un paquet de lettres et de rapports qu’il avait annotés,sonna, et dit à l’huissier qui entrait par la porte principale:

« M. le préfet a convoqué pour cinq heures plusieurs personnes dont voici les noms. Vous les ferez attendre séparément, afin qu’elles ne puissent communiquer entre elles, et vous me donnerez leurs cartes. »

L’huissier sortit. Le secrétaire se dirigeait vers la petite porte qui donnait sur son cabinet, quand la porte principale fut rouverte et livra passage à un homme qui s’arrêta et s’appuya en chancelant contre le dossier d’un fauteuil.

« Tiens, fit le secrétaire, c’est vous, Vérot ? Mais qu’ya-t-il donc ? Qu’est-ce que vous avez ? »

L’inspecteur Vérot était un homme de forte corpulence, puissant des épaules, haut en couleur. Une émotion violente devait le bouleverser, car sa face striée de filaments sanguins, d’ordinaire congestionnée, paraissait presque pâle.

« Mais rien, monsieur le secrétaire.

– Mais si, vous n’avez plus votre air de santé… Vous êteslivide… Et puis ces gouttes de sueur… »

L’inspecteur Vérot essuya son front, et, se ressaisissant :

« Un peu de fatigue… Je me suis surmené ces jours-ci… Je voulaisà tout prix éclaircir une affaire dont M. le préfet m’a chargé…Tout de même, c’est drôle, ce que j’éprouve.

– Voulez-vous un cordial ?

– Non, non, j’ai plutôt soif.

– Un verre d’eau ?

– Non… non…

– Alors ?

– Je voudrais… je voudrais… »

La voix s’embarrassait. Il eut un regard anxieux comme si, toutà coup, il n’eût pu prononcer d’autres paroles. Mais, reprenant ledessus :

« M. le préfet n’est pas là ?

– Non ; il ne sera là qu’à cinq heures, pour une réunionimportante.

– Oui… je sais… très importante. C’est aussi pour cela qu’il m’aconvoqué. Mais j’aurais voulu le voir avant. J’aurais tant voulu levoir ! »

Le secrétaire examina Vérot et lui dit :

« Comme vous êtes agité ! Votre communication a donctellement d’intérêt ?

– Un intérêt considérable. Il s’agit d’un crime qui a eu lieu ily a un mois, jour pour jour… Et il s’agit surtout d’empêcher deuxassassinats qui sont la conséquence de ce crime et qui doivent êtrecommis cette nuit… Oui, cette nuit, fatalement, si nous ne prenonspas les mesures nécessaires.

– Voyons, asseyez-vous, Vérot.

– Ah ! c’est que tout cela est combiné d’une façon sidiabolique ! Non, on ne s’imagine pas…

– Mais puisque vous êtes prévenu, Vérot… puisque M. le préfet vavous donner tout pouvoir…

– Oui, évidemment… évidemment… Mais tout de même c’est effrayantde penser que je pourrais ne pas le rencontrer. Alors j’ai eul’idée d’écrire cette lettre où je lui raconte tout ce que je saissur l’affaire. C’était plus prudent. »

Il remit une grande enveloppe jaune au secrétaire, et il ajouta:

« Tenez, voici une petite boîte également que je mets sur cettetable. Elle contient quelque chose qui sert de complément etd’explication au contenu de la lettre.

– Mais pourquoi ne gardez-vous pas tout cela ?

– J’ai peur… On me surveille… On cherche à se débarrasser demoi… Je ne serai tranquille que quand je ne serai plus seul àconnaître le secret.

– Ne craignez rien, Vérot. M. le préfet ne saurait tarder àarriver. Jusque-là je vous conseille de passer à l’infirmerie et dedemander un cordial. »

L’inspecteur parut indécis. De nouveau il essuya son front quidégouttait. Puis, se raidissant, il sortit.

Une fois seul, le secrétaire glissa la lettre dans un dossiervolumineux étalé sur le bureau du préfet et s’en alla par la portequi communiquait avec son cabinet particulier.

Il l’avait à peine refermée que la porte de l’antichambre futrouverte encore une fois et que l’inspecteur rentra, en bégayant:

« Monsieur le secrétaire… il est préférable que je vous montre…»

Le malheureux était blême. Il claquait des dents. Quand ils’aperçut que la pièce était vide, il voulut marcher vers lecabinet du secrétaire. Mais une défaillance le prit, et ils’écroula sur une chaise où il demeura quelques minutes, anéanti,la voix gémissante.

« Qu’est-ce que j’ai ?… Est-ce du poison, moi aussi ?Oh ! j’ai peur… j’ai peur… »

Le bureau se trouvait à portée de sa main. Il saisit un crayon,approcha un bloc-notes et commença à griffonner des mots. Mais ilbalbutia :

« Mais non, pas la peine, puisque le préfet va lire ma lettre…Qu’est-ce que j’ai donc ? Oh ! j’ai peur… »

D’un coup il se dressa sur ses jambes et articula :

« Monsieur le secrétaire, il faut… il faut que… C’est pour cettenuit… Rien au monde n’empêchera… »

À petits pas, comme un automate, tendu par un effort de toute savolonté, il avança vers la porte du cabinet. Mais, en route, ilvacilla et dut s’asseoir une seconde fois.

Une terreur folle le secoua et il poussa des cris, si faibles,hélas ! qu’on ne pouvait l’entendre. Il s’en rendit compte, etdu regard chercha une sonnette, un timbre, mais il n’y voyait plus.Un voile d’ombre semblait peser sur ses yeux.

Alors il tomba à genoux, rampa jusqu’au mur, battant l’air d’unemain, comme un aveugle, et finit par toucher des boiseries. C’étaitle mur de séparation. Il le longea. Malheureusement son cerveauconfus ne lui présentait plus qu’une image trompeuse de la pièce,de sorte qu’au lieu de tourner vers la gauche, comme il l’eût dû,il suivit le mur à droite, derrière un paravent qui masquait unepetite porte.

Sa main ayant rencontré la poignée de cette porte, il réussit àouvrir. Il balbutia : « Au secours… au secours… » et s’abattit dansune sorte de réduit qui servait de toilette au préfet depolice.

« Cette nuit ! gémissait-il, croyant qu’on l’entendait etqu’il se trouvait dans le cabinet du secrétaire, cette nuit… lecoup est pour cette nuit… Vous verrez…, la marque des dents… quellehorreur !… Comme je souffre !… Au secours ! C’est lepoison… Sauvez-moi ! »

La voix s’éteignit. Il dit plusieurs fois, comme dans uncauchemar :

« Les dents… les dents blanches… elles se referment !…»

Puis la voix s’affaiblit encore, des sons indistincts sortirentde ses lèvres blêmes. Sa bouche parut mâcher dans le vide, commecelle de certains vieillards qui ruminent interminablement. Sa têtes’inclina peu à peu sur sa poitrine. Il poussa deux ou troissoupirs, fut secoué d’un grand frisson et ne bougea plus.

Et le râle de l’agonie commença, très bas, d’un rythme égal,avec des interruptions où un effort suprême de l’instinct semblaitranimer le souffle vacillant de l’esprit et susciter dans les yeuxéteints comme des lueurs de conscience.

À cinq heures moins dix, le préfet de police entrait dans soncabinet de travail.

M. Desmalions, qui occupait son poste depuis quelques annéesavec une autorité à laquelle tout le monde rendait hommage, étaitun homme de cinquante ans, lourd d’aspect, mais de figureintelligente et fine. Sa mise – veston et pantalon gris, guêtresblanches, cravate flottante – n’avait rien d’une mise defonctionnaire. Les manières étaient dégagées, simples, pleines debonhomie et de rondeur.

Ayant sonné, il fut aussitôt rejoint par son secrétaire auquelil demanda :

« Les personnes que j’ai convoquées sont ici ?

– Oui, monsieur le préfet, et j’ai donné l’ordre qu’on les fîtattendre dans des pièces différentes.

– Oh ! il n’y avait pas d’inconvénient à ce qu’ellespussent communiquer entre elles. Cependant… cela vaut mieux.J’espère que l’ambassadeur des États-Unis ne s’est pas dérangélui-même ?…

– Non, monsieur le préfet.

– Vous avez les cartes de ces messieurs ?

– Voici. »

Le préfet de police prit les cinq cartes qu’on lui tendait etlut :

 

ARCHIBALD BRIGHT,

premier secrétaire de l’ambassade des États-Unis.

 

MAITRE LEPERTUIS,

notaire.

 

JUAN CACÉRÈS,

attaché à la légation du Pérou.

 

LE COMMANDANT COMTE D’ASTRIGNAC,

en retraite.

 

La cinquième carte portait simplement un nom sans adresse niautre désignation :

 

DON LUIS PERENNA.

 

« J’ai bien envie de le voir, celui-là, fit M. Desmalions. Ilm’intéresse diablement !… Vous avez lu le rapport de la Légionétrangère ?

– Oui, monsieur le préfet, et j’avoue que, moi aussi, cemonsieur m’intrigue…

– N’est-ce pas ? Quel courage ! Une sorte de fouhéroïque et vraiment prodigieux. Et puis ce surnom d’Arsène Lupin,que ses camarades lui avaient donné, tellement il les dominait etles stupéfiait !… Il y a combien de temps qu’Arsène Lupin estmort ?

– Deux ans avant la guerre, monsieur le préfet. On a retrouvéson cadavre et celui de Mme Kesselbach sous les décombres d’unpetit chalet incendié, non loin de la frontière duLuxembourg[1] . L’enquête a prouvé qu’il avait étranglécette monstrueuse Mme Kesselbach, dont les crimes furent découvertspar la suite, et qu’il s’était pendu après avoir mis le feu auchalet.

– C’est bien la fin que méritait ce damné personnage, dit M.Desmalions, et j’avoue que, pour ma part, je préfère de beaucoupn’avoir pas à le combattre… Voyons, où en sommes-nous ? Ledossier de l’héritage Mornington est prêt ?

– Sur votre bureau, monsieur le préfet.

– Bien. Mais j’oubliais… L’inspecteur Vérot est-ilarrivé ?

– Oui, monsieur le préfet, il doit être à l’infirmerie, en trainde se réconforter.

– Qu’est-ce qu’il avait donc ?

– Il m’a paru dans un drôle d’état, assez malade.

– Comment ? Expliquez-moi donc… »

Le secrétaire raconta l’entrevue qu’il avait eue avecl’inspecteur Vérot.

« Et vous dites qu’il m’a laissé une lettre ? fit M.Desmalions d’un air soucieux. Où est-elle ?

– Dans le dossier, monsieur le préfet.

Bizarre… tout cela est bizarre. Vérot est un inspecteur depremier ordre, d’un esprit très rassis, et s’il s’inquiète ce n’estpas à la légère. Ayez donc l’obligeance de me l’amener. Pendant cetemps-là, je vais prendre connaissance du courrier. »

Le secrétaire s’en alla rapidement. Quand il revint, cinqminutes plus tard, il annonça, d’un air surpris, qu’il n’avait pastrouvé l’inspecteur Vérot.

« Et ce qu’il y a de plus curieux, monsieur le préfet, c’est quel’huissier qui l’avait vu sortir d’ici l’a vu rentrer presqueaussitôt, et qu’il ne l’a pas vu sortir une seconde fois.

– Peut-être n’aura-t-il fait que traverser cette pièce pourpasser chez vous.

– Chez moi, monsieur le préfet ? Je n’ai pas bougé de chezmoi.

– Alors c’est incompréhensible…

– Incompréhensible… à moins d’admettre que l’huissier ait eu unmoment d’inattention puisque Vérot n’est ni ici ni à côté.

– Évidemment. Sans doute aura-t-il été prendre l’air et va-t-ilrevenir d’un instant à l’autre. Je n’ai d’ailleurs pas besoin delui dès le début. »

Le préfet regarda sa montre.

« Cinq heures dix. Veuillez dire à l’huissier qu’il introduiseces messieurs… Ah ! cependant… »

M. Desmalions hésita. En feuilletant le dossier, il avait trouvéla lettre de Vérot. C’était une grande enveloppe de commerce jaune,au coin de laquelle se trouvait l’inscription : « Café duPont-Neuf. »

Le secrétaire insinua :

« Étant donné l’absence de Vérot et les paroles qu’il m’a dites,je crois urgent, monsieur le préfet, que vous preniez connaissancede cette lettre. »

M. Desmalions réfléchit.

« Oui, peut-être avez-vous raison. »

Puis, se décidant, il mit un stylet dans le haut de l’enveloppeet coupa vivement. Un cri lui échappa :

« Ah ! non, celle-là est raide.

– Qu’est-ce qu’il y a donc, monsieur le préfet ?

– Ce qu’il y a ? Tenez… une feuille de papier blanc… Voilàtout ce que contient l’enveloppe.

– Impossible !

– Regardez… une simple feuille pliée en quatre… Pas un motdessus.

– Pourtant Vérot m’a dit, en propres termes, qu’il avait mislà-dedans tout ce qu’il savait de l’affaire…

– Il vous l’a dit, mais vous voyez bien… Vraiment, si je neconnaissais pas l’inspecteur Vérot, je croirais à uneplaisanterie…

– Une distraction, monsieur le préfet, tout au plus.

– Certes, une distraction, mais qui m’étonne de sa part. On n’apas de distraction quand il s’agit de la vie de deux personnes. Caril vous a bien averti qu’un double assassinat était combiné pourcette nuit ?

– Oui, monsieur le préfet, pour cette nuit, et dans desconditions particulièrement effrayantes… diaboliques, m’a-t-il dit»

M. Desmalions se promenait à travers la pièce, les mains au dos.Il s’arrêta devant une petite table.

« Qu’est-ce que c’est que ce paquet à mon adresse ? «Monsieur le préfet de police… À ouvrir en cas d’accident. »

– En effet, dit le secrétaire, je n’y pensais pas…

C’est encore de l’inspecteur Vérot, une chose importante selonlui, et qui sert de complément et d’explication au contenu de lalettre.

– Ma foi, dit M. Desmalions, qui ne put s’empêcher de sourire,la lettre en a besoin d’explication, et, quoiqu’il ne soit pasquestion d’accident, je n’hésite pas. »

Tout en parlant, il avait coupé une ficelle et découvert, sousle papier qui l’enveloppait, une boîte, une petite boîte en carton,comme les pharmaciens en emploient, mais salie celle-là, abîmée parl’usage qu’on en avait fait.

Il souleva le couvercle.

Dans le carton, il y avait des feuilles d’ouate, assezmalpropres également, et au milieu de ces feuilles unedemi-tablette de chocolat.

« Que diable cela veut-il dire ? » marmotta le préfet avecétonnement.

Il prit le chocolat, le regarda, et tout de suite son examen luimontra ce que cette tablette, de matière un peu molle, offrait departiculier, et les raisons certaines pour lesquelles l’inspecteurVérot l’avait conservée. En dessus et en dessous, elle portait desempreintes de dents, très nettement dessinées, très nettementdétachées les unes des autres, enfoncées de deux ou troismillimètres dans le bloc de chocolat, chacune ayant sa forme et salargeur spéciales, et chacune écartée des autres par un intervalledifférent. La mâchoire qui avait ainsi commencé à croquer latablette avait incrusté la marque de quatre de ses dentssupérieures et de cinq dents du bas.

M. Desmalions resta pensif, et, la tête baissée, il repritdurant quelques minutes sa promenade de long en large, en murmurant:

« Bizarre ! Il y a là une énigme dont je voudrais bienavoir le mot… Cette feuille de papier, ces empreintes de dents… Quesignifie toute cette histoire ? »

Mais, comme il n’était pas homme à s’attarder longtemps à uneénigme dont la solution devait lui être révélée d’un moment àl’autre, puisque l’inspecteur Vérot se trouvait dans la préfecturemême, ou aux environs, il dit à son secrétaire :

« Je ne puis faire attendre ces messieurs plus longtemps.Veuillez donner l’ordre qu’on les fasse entrer. Si l’inspecteurVérot arrive durant la réunion, comme cela est inévitable,prévenez-moi aussitôt. J’ai hâte de le voir. Sauf cela, qu’on ne medérange sous aucun prétexte, n’est-ce pas ? »

Deux minutes après, l’huissier introduisait maître Lepertuis,gros homme rubicond, à lunettes et à favoris, puis le secrétaired’ambassade, Archibald Bright, et l’attaché péruvien Cacérès. M.Desmalions, qui les connaissait tous trois, s’entretint avec eux etne les quitta que pour aller au-devant du commandant comted’Astrignac, le héros de la Chouia, que ses blessures glorieusesavaient contraint à une retraite prématurée, et auquel il adressaquelques mots chaleureux sur sa belle conduite au Maroc.

La porte s’ouvrit encore une fois.

« Don Luis Perenna, n’est-ce pas ? » dit le préfet entendant la main à un homme de taille moyenne, plutôt mince, décoréde la médaille militaire et de la Légion d’honneur, et que saphysionomie, que son regard, que sa façon de se tenir et son alluretrès jeune, permettaient de considérer comme un homme de quaranteans, bien que certaines rides au coin des yeux et sur le frontindiquassent quelques années de plus.

Il salua.

« Oui, monsieur le préfet. »

Le commandant d’Astrignac s’écria :

« C’est donc vous, Perenna ! Vous êtes donc encore de cemonde ?

– Ah ! mon commandant ! Quel plaisir de vousrevoir !

– Perenna vivant ! Mais quand j’ai quitté le Maroc, onétait sans nouvelles de vous. On vous croyait mort.

– Je n’étais que prisonnier.

– Prisonnier des tribus, c’est la même chose.

– Pas tout à fait, mon commandant, on s’évade de partout… Lapreuve… »

Durant quelques secondes, le préfet de police examina, avec unesympathie dont il ne pouvait se défendre, ce visage énergique, àl’expression souriante, aux yeux francs et résolus, au teint bronzécomme cuit et recuit par le feu du soleil.

Puis, faisant signe aux assistants de prendre place autour deson bureau, lui-même s’assit et s’expliqua de la sorte, en unpréambule articulé nettement et lentement :

« La convocation que j’ai adressée à chacun de vous, messieurs,a dû vous paraître quelque peu sommaire et mystérieuse… Et lamanière dont je vais entamer notre conversation ne sera point pouratténuer votre étonnement. Mais, si vous voulez m’accorder quelquecrédit, il vous sera facile de constater qu’il n’y a rien dans toutcela que de très simple et de très naturel. D’ailleurs, je seraiaussi bref que possible. »

Il ouvrit devant lui le dossier préparé par son secrétaire, et,tout en consultant les notes, il reprit :

« Quelques années avant la guerre de 1870, trois sœurs, troisorphelines âgées de vingt-deux, de vingt et de dix-huit ans,Ermeline, Elisabeth et Armande Roussel, habitaient Saint-Étienneavec un cousin germain du nom de Victor, plus jeune de quelquesannées.

« L’aînée, Ermeline, quitta Saint-Étienne la première poursuivre à Londres un Anglais du nom de Mornington, qu’elle devaitépouser et dont elle eut un fils qui reçut le prénom de Cosmo. Leménage était pauvre et traversa de rudes épreuves. Plusieurs fois,Ermeline écrivit à ses sœurs pour leur demander quelques secours.Ne recevant pas de réponse, elle cessa toute correspondance. Vers1875, M. et Mme Mornington partirent pour l’Amérique. Cinq ans plustard, ils étaient riches. M. Mornington mourut en 1883, mais safemme continua de gérer la fortune qui lui était léguée, et commeelle avait le génie de la spéculation et des affaires elle portacette fortune à un chiffre colossal. Quand elle décéda, en 1905,elle laissait à son fils la somme de 400 millions. »

Le chiffre parut faire quelque impression sur les assistants. Lepréfet ayant surpris un regard entre le commandant et don LuisPerenna, leur dit :

« Vous avez connu Cosmo Mornington, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur le préfet, répliqua le comte d’Astrignac. Ilséjournait au Maroc quand nous y combattions, Perenna et moi.

– En effet, reprit M. Desmalions, Cosmo Mornington s’était mis àvoyager. Il s’occupait de médecine, m’a-t-on dit, et donnait sessoins, lorsque l’occasion s’en présentait, avec beaucoup decompétence, et gratuitement bien entendu. Il habita l’Égypte, puisl’Algérie et le Maroc, et, à la fin de 1914, passa en Amérique poury soutenir la cause des Alliés. L’année dernière, aprèsl’armistice, il s’établit à Paris. Il y est mort voici quatresemaines, à la suite de l’accident le plus stupide.

– Une piqûre mal faite, n’est-ce pas, monsieur le préfet ?dit le secrétaire d’ambassade des États-Unis. Les journaux ontparlé de cela, et nous-mêmes, à l’ambassade, nous avons étéprévenus.

– Oui, déclara M. Desmalions. Pour se remettre d’une longueinfluenza qui l’avait tenu au lit tout l’hiver, M. Mornington, surl’ordre de son docteur, se faisait des piqûres de glycérophosphatede soude. L’une de ces piqûres n’ayant pas été entourée,évidemment, de toutes les précautions nécessaires, la plaies’envenima avec une rapidité foudroyante. En quelques heures, M.Mornington était emporté. »

Le préfet de police se retourna vers le notaire et lui dit :

« Mon résumé est-il conforme à la réalité, maîtreLepertuis ?

– Exactement conforme, monsieur le préfet. »

M. Desmalions reprit :

« Le lendemain matin, maître Lepertuis se présentait ici, et,pour des raisons que la lecture de ce document vous expliquera, memontrait le testament de Cosmo Mornington que celui-ci avait déposéentre ses mains. »

Tandis que le préfet compulsait les papiers, maître Lepertuisajouta :

« Monsieur le préfet me permettra de spécifier que je n’ai vumon client, avant d’être appelé à son lit de mort, qu’une seulefois : le jour où il me manda dans la chambre de son hôtel pour meremettre le testament qu’il venait d’écrire. C’était au début deson influenza. Dans notre conversation, il me confia qu’il avaitfait, en vue de retrouver la famille de sa mère, quelquesrecherches qu’il comptait poursuivre sérieusement après saguérison. Les circonstances l’en empêchèrent. »

Cependant le préfet de police avait sorti du dossier uneenveloppe ouverte qui contenait deux feuilles de papier. Il dépliala plus grande et dit :

« Voici le testament. Je vous demanderai d’en écouter la lectureavec attention, ainsi que celle de la pièce annexe quil’accompagne.

« Je, soussigné Cosmo Mornington, fils légitime de HubertMornington et d’Ermeline Roussel, naturalisé citoyen desÉtats-Unis, lègue à mon pays d’adoption la moitié de ma fortune,pour être employée en œuvres de bienfaisance, conformément auxinstructions écrites de ma main, que maître Lepertuis voudra bientransmettre à l’ambassade des États-Unis.

« Pour les deux cents millions environ constitués par mes dépôtsdans diverses banques de Paris et de Londres, dépôts dont la listeest en l’étude de maître Lepertuis, je les lègue, en souvenir de mamère bien-aimée, d’abord à sa sœur préférée, Elisabeth Roussel, ouaux héritiers en ligne directe d’Elisabeth Roussel – sinon à saseconde sœur, Armande Roussel, ou aux héritiers directs d’Armande–, sinon, à leur défaut, à leur cousin Victor ou à ses héritiersdirects.

« Au cas où je disparaîtrais sans avoir retrouvé les membressurvivants de la famille Roussel ou du cousin des trois sœurs, jedemande à mon ami don Luis Perenna de faire toutes les recherchesnécessaires. Je le nomme à cet effet mon exécuteur testamentairepour la partie européenne de ma fortune, et je le prie de prendreen main la conduite des événements qui pourraient survenir après mamort, ou par suite de ma mort, de se considérer comme monreprésentant, et d’agir en tout pour le bien de ma mémoire etl’accomplissement de mes volontés. En reconnaissance de ce service,et en mémoire des deux fois où il me sauva la vie, il voudra bienaccepter la somme d’un million.

Le préfet s’interrompit quelques instants. Don Luis murmura:

« Pauvre Cosmo… Je n’avais pas besoin de cela pour remplir sesderniers vœux. »

« En outre, continua M. Desmalions reprenant sa lecture, enoutre, si, trois mois après ma mort, les recherches faites par donLuis Perenna et par maître Lepertuis n’ont pas abouti, si aucunhéritier ni aucun survivant de la famille Roussel ne s’est présentépour recueillir l’héritage, la totalité des deux cents millionssera définitivement, et quelles que puissent être les réclamationsultérieures, acquise à mon ami don Luis Perenna. Je le connaisassez pour savoir qu’il fera de cette fortune un emploi conforme àla noblesse de ses desseins et à la grandeur des projets dont ilm’entretenait, avec un tel enthousiasme, sous la tente marocaine.»

M. Desmalions s’arrêta de nouveau et leva les yeux sur don Luis.Il demeurait impassible, silencieux. Une larme pourtant brilla à lapointe de ses cils. Le comte d’Astrignac lui dit :

« Mes félicitations, Perenna.

– Mon commandant, répondit-il, je vous ferai remarquer que cethéritage est subordonné à une condition. Et je vous jure bien que,si cela dépend de moi, les survivants de la famille Roussel serontretrouvés.

– J’en suis sûr, dit l’officier, je vous connais.

– En tout cas, demanda le préfet de police à don Luis, cethéritage… conditionnel, vous ne le refusez pas ?

– Ma foi non, dit Perenna en riant. Il y a des choses qu’on nerefuse pas.

– Ma question, dit le préfet, est motivée par ce dernierparagraphe du testament :

« Si, pour une raison ou pour une autre, mon ami Perennarefusait cet héritage, ou bien s’il était mort avant la date fixéepour le recueillir, je prie M. l’ambassadeur des États-Unis et M.le préfet de police de s’entendre sur les moyens de construire àParis et d’entretenir une université réservée aux étudiants et auxartistes de nationalité américaine. M. le préfet de police voudrabien en tout cas prélever une somme de trois cent mille francsqu’il versera dans la caisse de ses agents. »

M. Desmalions replia la feuille de papier et en prit uneautre.

« À ce testament est joint un codicille constitué par une lettreque M. Mornington écrivit quelque temps après à maître Lepertuis,et où il s’explique sur certains points de façon plus précise :

« Je demande à maître Lepertuis d’ouvrir mon testament lelendemain de ma mort, en présence de M. le préfet de police, lequelvoudra bien tenir la chose entièrement secrète durant un mois. Unmois après, jour pour jour, il aura l’obligeance de réunir dans soncabinet un membre important de l’ambassade des États-Unis, maîtreLepertuis et don Luis Perenna. Après lecture, un chèque d’unmillion devra être remis à mon légataire et ami don Luis Perennasur le simple examen de ses papiers et sur la simple constatationde son identité. J’aimerais que cette constatation fût faite : aupoint de vue de la personne, par le commandant comte d’Astrignac,qui fut son chef au Maroc et qui, malheureusement, a dû prendre uneretraite prématurée ; au point de vue de l’origine, par unmembre de la légation du Pérou, puisque don Luis Perenna, bienqu’ayant conservé la nationalité espagnole, est né au Pérou.

« En outre, j’exige que mon testament ne soit communiqué auxhéritiers Roussel que deux jours plus tard, et en l’étude de maîtreLepertuis.

« Enfin – et ceci est la dernière expression de mes volontéspour ce qui concerne l’attribution de ma fortune et le mode deprocéder à cette attribution –,M. le préfet voudra bien convoquerune seconde fois les mêmes personnes dans son cabinet à une datequi pourra être choisie par lui entre le soixantième et lequatre-vingt-dixième jour qui suivra la première réunion. C’estalors, et alors seulement, que l’héritier définitif sera désignéd’après ses droits et proclamé ; et nul ne pourra l’être s’iln’assiste à cette séance, à l’issue de laquelle don Luis Perenna,qui devra s’y rendre également, deviendra l’héritier définitif, si,comme je l’ai dit, aucun survivant de la famille Roussel et ducousin Victor ne s’est présenté pour recueillir l’héritage. »

« Tel est le testament de M. Cosmo Mornington, conclut le préfetde police, et telles sont les raisons de votre présence ici,messieurs. Une sixième personne doit être introduite tout àl’heure, un de mes agents que j’ai chargé de faire une premièreenquête sur la famille Roussel et qui vous rendra compte de sesrecherches. Mais, pour l’instant, nous devons procéder conformémentaux prescriptions du testateur. Les papiers que, sur ma demande,don Luis Perenna m’a fait remettre, il y a deux semaines, et quej’ai examinés moi-même, sont parfaitement en règle. Au point de vuede l’origine, j’ai prié M. le ministre du Pérou de vouloir bienréunir les renseignements les plus précis.

– C’est à moi, monsieur le préfet, dit M. Cacérès, l’attachépéruvien, que M. le ministre du Pérou a confié cette mission. Ellefut facile à remplir. Don Luis Perenna est d’une vieille familleespagnole émigrée il y a trente ans, mais qui a conservé ses terreset ses propriétés d’Europe. De son vivant, le père de don Luis, quej’ai rencontré en Amérique, parlait de son fils unique avecferveur. C’est notre légation qui a appris au fils, voilà cinq ans,la mort du père. Voici la copie de la lettre écrite au Maroc.

– Et voilà la lettre elle-même, communiquée par don LuisPerenna, dit le préfet de police. Et vous, mon commandant, vousreconnaissez le légionnaire Perenna qui combattit sous vosordres ?

– Je le reconnais, dit le comte d’Astrignac.

– Sans erreur possible ?

– Sans erreur possible et sans le moindre sentimentd’hésitation. »

Le préfet de police se mit à rire et insinua :

« Vous reconnaissez le légionnaire Perenna que ses camarades,par une sorte d’admiration stupéfiée pour ses exploits, appelaientArsène Lupin ?

– Oui, monsieur le préfet, riposta le commandant, celui que sescamarades appelaient Arsène Lupin, mais que ses chefs appelaienttout court : le héros, celui dont nous disions qu’il était bravecomme d’Artagnan, fort comme Porthos…

– Et mystérieux comme Monte-Cristo, dit en riant le préfet depolice. Tout cela en effet se trouve dans le rapport que j’ai reçudu 4e régiment de la Légion étrangère, rapport inutile à lire dansson entier, mais où je constate ce fait inouï que le légionnairePerenna, en l’espace de deux ans, fut décoré de la médaillemilitaire, décoré de la Légion d’honneur pour servicesexceptionnels, et cité sept fois à l’ordre du jour. Je relève auhasard…

– Monsieur le préfet, je vous en supplie, protesta don Luis, cesont là des choses banales, et je ne vois pas l’intérêt…

– Un intérêt considérable, affirma M. Desmalions. Ces messieurssont ici, non pas seulement pour entendre la lecture d’untestament, mais aussi pour en autoriser l’exécution dans la seulede ses clauses qui soit immédiatement exécutoire : la délivranced’un legs s’élevant à un million. Il faut donc que la religion deces messieurs soit éclairée sur le bénéficiaire de ce legs. Parconséquent, je continue…

– Alors, monsieur le préfet, dit Perenna en se levant et en sedirigeant vers la porte, vous me permettrez…

– Demi-tour !… Halte !… Fixe ! » ordonna lecommandant d’Astrignac d’un ton de plaisanterie.

Il ramena don Luis en arrière au milieu de la pièce et le fitasseoir.

« Monsieur le préfet, je demande grâce pour mon ancien compagnond’armes, dont la modestie serait, en effet, mise à une trop rudeépreuve si on lisait devant lui le récit de ses prouesses.D’ailleurs, le rapport est ici et chacun peut le consulter.D’avance, et sans le connaître, je souscris aux éloges qu’ilcontient, et je déclare que dans ma carrière militaire, si rempliepourtant, je n’ai jamais rencontré un soldat qui pût être comparéau légionnaire Perenna. Cependant, j’en ai vu des gaillards là-bas,des sortes de démons comme on n’en trouve qu’à la Légion, qui sefont crever la peau pour le plaisir, pour la rigolade, comme ilsdisent, histoire d’épater le voisin. Mais aucun ne venait à lacheville de Perenna. Celui que nous appelions d’Artagnan, Porthos,de Bussy, méritait d’être mis en parallèle avec les héros les plusétonnants de la légende et de la réalité. Je l’ai vu accomplir deschoses que je ne voudrais pas raconter sous peine d’être traitéd’imposteur, des choses si invraisemblables qu’aujourd’hui, desang-froid, je me demande si je suis sûr de les avoir vues. Unjour, a Settat, comme nous étions poursuivis…

– Un mot de plus, mon commandant, s’écria gaiement don Luis, etje sors, tout de bon cette fois. Vrai, vous avez une façond’épargner ma modestie…

– Mon cher Perenna, reprit le comte d’Astrignac, je vous aitoujours dit que vous aviez toutes les qualités et un seul défautc’est de n’être pas Français.

– Et je vous ai toujours répondu, mon commandant, que j’étaisFrançais par ma mère, et que je l’étais aussi de cœur et detempérament. Il y a des choses que l’on ne peut accomplir que sil’on est Français. »

Les deux hommes se serrèrent la main de nouveauaffectueusement.

« Allons, dit le préfet de police, qu’il ne soit plus questionde vos prouesses, monsieur, ni de ce rapport. J’y relèveraicependant ceci, c’est qu’au cours de l’été 1915 vous êtes tombédans une embuscade de quarante Berbères, que vous avez été capturéet que vous n’avez reparu à la Légion que le mois dernier.

– Oui, monsieur le préfet, pour être désarmé, mes cinq annéesd’engagement étant largement dépassées.

– Mais comment M. Cosmo Mornington a-t-il pu vous désigner commelégataire puisque, au moment où il rédigeait son testament, vousétiez disparu depuis quatre ans ?

– Cosmo et moi, nous correspondions.

– Hein ?

– Oui, et je lui avais annoncé mon évasion prochaine et monretour à Paris.

– Mais par quel moyen ?… Où étiez-vous ? Et commentvous fut-il possible ?… »

Don Luis sourit sans répondre.

« Monte-Cristo, cette fois, dit M. Desmalions, le mystérieuxMonte-Cristo…

– Monte-Cristo, si vous voulez, monsieur le préfet. Le mystèrede ma captivité, de mon évasion, bref, de toute ma vie pendant laguerre, est en effet assez étrange. Peut-être un jour sera-t-ilintéressant de l’éclaircir. Je demande un peu de crédit. »

Il y eut un silence. M. Desmalions examina de nouveau cesingulier personnage, et il ne put s’empêcher de dire, comme s’ileût obéi à une association d’idées dont lui-même ne se fût pasrendu compte :

« Un mot encore… le dernier. Pour quelles raisons vos camaradesvous donnaient-ils ce surnom bizarre d’Arsène Lupin ? Était-ceseulement une allusion à votre audace, à votre forcephysique ?

– Il y avait autre chose, monsieur le préfet, la découverte d’unvol très curieux, dont certains détails inexplicables en apparence,m’avaient permis de désigner l’auteur.

– Vous avez donc le sens de ces affaires ?

– Oui, monsieur le préfet, une certaine aptitude que j’eusl’occasion d’exercer plusieurs fois en Afrique. D’où mon surnomd’Arsène Lupin, dont on parlait beaucoup à cette époque, à la suitede sa mort.

– Ce vol était important ?

– Assez, et commis justement au préjudice de Cosmo Mornington,qui habitait alors la province d’Oran. C’est de là que datent nosrelations. »

Il y eut un nouveau silence, et don Luis ajouta :

« Pauvre Cosmo !… Cette aventure lui avait donné uneconfiance inébranlable dans mes petits talents de policier. Il medisait toujours « Perenna, si je meurs assassiné (c’était une idéefixe chez lui qu’il mourrait de mort violente), si je meursassassiné, jurez-moi de poursuivre le coupable. »

– Ses pressentiments n’étaient pas justifiés, dit le préfet depolice. Cosmo Mornington n’a pas été assassiné.

– C’est ce qui vous trompe, monsieur le préfet », déclara DonLuis.

M. Desmalions sursauta.

« Quoi ! Qu’est-ce que vous dites ? CosmoMornington…

– Je dis que Cosmo Mornington n’est pas mort, comme on le croit,d’une piqûre mal faite, mais il est mort, comme il le redoutait, demort violente.

– Mais, monsieur, votre assertion ne repose sur rien.

– Sur la réalité, monsieur le préfet.

– Étiez-vous là ? Savez-vous quelque chose ?

– Je n’étais pas là le mois dernier. J’avoue même que, quand jesuis arrivé à Paris, n’ayant pas lu les journaux de façonrégulière, j’ignorais la mort de Cosmo. C’est vous, monsieur lepréfet, qui me l’avez apprise tout à l’heure.

– En ce cas, monsieur, vous n’en pouvez connaître que ce quej’en connais, et vous devez vous en remettre aux constatations dumédecin.

– Je le regrette, mais, pour ma part, ces constatations sontinsuffisantes.

– Mais enfin, monsieur, de quel droit cette accusation ?Avez-vous une preuve ?

– Oui.

– Laquelle ?

– Vos propres paroles, monsieur le préfet.

– Mes paroles ?

– Celles-ci, monsieur le préfet. Vous avez dit, d’abord, queCosmo Mornington s’occupait de médecine et qu’il pratiquait avecbeaucoup de compétence, et, ensuite, qu’il s’était fait une piqûrequi, mal donnée, avait provoqué une inflammation mortelle etl’avait emporté en quelques heures.

– Oui.

– Eh bien, monsieur le préfet, j’affirme qu’un monsieur quis’occupe de médecine avec beaucoup de compétence et qui soigne desmalades comme le faisait Cosmo Mornington, est incapable de sedonner une piqûre sans l’entourer de toutes les précautionsantiseptiques nécessaires. J’ai vu Cosmo à l’œuvre, je sais commentil s’y prenait.

– Alors ?

– Alors, le médecin a écrit un certificat comme le font tous lesmédecins quand un indice quelconque n’éveille pas leurssoupçons.

– De sorte que votre avis ?…

– Maître Lepertuis, demanda Perenna en se tournant vers lenotaire, lorsque vous fûtes appelé au lit de mort de M. Mornington,vous n’avez rien remarqué d’anormal ?

– Non, rien. M. Mornington était entré dans le coma.

– Il est déjà bizarre, nota don Luis, qu’une piqûre, si mauvaisequ’elle soit, produise des résultats si rapides. Il ne souffraitpas ?

– Non… ou plutôt si… si, je me rappelle, le visage offrait destaches brunes que je n’avais pas vues la première fois.

– Des taches brunes ? Cela confirme mon hypothèse !Cosmo Mornington a été empoisonné.

– Mais comment ? s’écria le préfet.

– Par une substance quelconque que l’on aura introduite dans unedes ampoules de glycérophosphate, ou dans la seringue dont seservait le malade.

– Mais le médecin ? ajouta M. Desmalions.

– Maître Lepertuis, reprit Perenna, avez-vous fait observer aumédecin la présence de ces taches brunes ?

– Oui, il n’y attacha aucune importance.

– C’était son médecin ordinaire ?

– Non. Son médecin ordinaire, le docteur Pujol, un de mes amisprécisément, et qui m’avait adressé à lui comme notaire, étaitmalade. Celui que j’ai vu à son lit de mort devait être un médecindu quartier.

– Voici son nom et son adresse, dit le préfet de police quiavait cherché le certificat dans le dossier. Docteur Bellavoine,14, rue d’Astorg.

Vous avez un annuaire des médecins, monsieur le préfet ?»

M. Desmalions ouvrit un annuaire qu’il feuilleta. Au bout d’uninstant, il déclarait :

« Il n’y a pas de docteur Bellavoine, et aucun docteur n’habiteau 14 de la rue d’Astorg. »

Un assez long silence suivit cette déclaration. Le secrétaired’ambassade et l’attaché péruvien avaient suivi l’entretien avec unintérêt passionné. Le commandant d’Astrignac hochait la tête d’unair approbateur : pour lui Perenna ne pouvait pas se tromper.

Le préfet de police avoua :

« Évidemment… évidemment… il y a là un ensemble decirconstances… plutôt équivoques… Ces taches brunes… ce médecin…C’est une affaire à étudier… »

Et, comme malgré lui, interrogeant don Luis Perenna, il dit:

« Et sans doute, selon vous, il y aurait corrélation entre lecrime… possible et le testament de M. Mornington ?

– Cela je l’ignore, monsieur le préfet. Ou alors il faudraitsupposer que quelqu’un connaissait le testament. Croyez-vous que cesoit le cas, maître Lepertuis ?

– Je ne crois pas, car M. Mornington semblait agir avec beaucoupde circonspection.

– Et il n’est pas admissible, n’est-ce pas, qu’une indiscrétionait pu être commise en votre étude ?

– Par qui ? Moi seul ai manié ce testament, et moi seuld’ailleurs ai la clef du coffre où je range tous les soirs lesdocuments de cette importance.

– Ce coffre n’a pas été l’objet d’une effraction ? Il n’y apas eu de cambriolage dans votre étude ?

– Non.

– C’est un matin que vous avez vu Cosmo Mornington ?

– Un vendredi matin.

– Qu’avez-vous fait du testament jusqu’au soir, jusqu’àl’instant où vous l’avez rangé dans votre coffre-fort ?

– Probablement l’aurai-je mis dans le tiroir de mon bureau.

– Et ce tiroir n’a pas été forcé ?

Maître Lepertuis parut stupéfait et ne répondit pas.

– Eh bien ? reprit Perenna.

– Eh bien… oui… je me rappelle… il y a eu quelque chose… cejour-là, ce même vendredi.

– Vous êtes sûr ?

– Oui. Quand je suis revenu après mon déjeuner, j’ai constatéque le tiroir n’était pas fermé à clef. Pourtant je l’avais fermé,cela sans aucune espèce de doute. Sur le moment, je n’ai attaché àcet incident qu’une importance relative. Aujourd’hui, je comprends…je comprends…

Ainsi se vérifiaient au fur et à mesure toutes les hypothèsesimaginées par don Luis Perenna, hypothèses appuyées, il est vrai,sur quelques indices, mais où il y avait, avant tout, une partd’intuition et de divination, réellement surprenante chez un hommequi n’avait assisté à aucun des événements qu’il reliait entre euxavec tant d’habileté.

« Nous n’allons pas tarder, monsieur, dit le préfet de police, àcontrôler vos assertions, un peu hasardées, avouez-le, avec letémoignage plus rigoureux d’un de mes agents que j’ai chargé decette affaire… et qui devrait être ici.

– Son témoignage porte-t-il sur les héritiers de CosmoMornington ? demanda le notaire.

– Sur les héritiers d’abord, puisque avant-hier il metéléphonait qu’il avait réuni tous les renseignements, et aussi surles points mêmes dont… Mais tenez… je me rappelle qu’il a parlé àmon secrétaire d’un crime commis il y a un mois, jour pour jour.Or, il y a un mois, jour pour jour, que M. Cosmo Mornington… »

D’un coup sec, M. Desmalions appuya sur un timbre.

Aussitôt son secrétaire particulier accourut.

L’inspecteur Vérot ? demanda vivement le préfet depolice.

– Il n’est pas encore de retour.

– Qu’on le cherche ! Qu’on l’amène ! Il faut letrouver à tout prix et sans retard. »

Et, s’adressant à don Luis Perenna :

« Voilà une heure que l’inspecteur Vérot est venu ici assezsouffrant, très agité, paraît-il, en se disant surveillé,poursuivi. Il avait à me communiquer les déclarations les plusimportantes sur l’affaire Mornington et à mettre la police en gardecontre deux assassinats qui doivent être commis cette nuit et quiseraient la conséquence du meurtre de Cosmo Mornington.

– Et il était souffrant ?

– Oui, mal à son aise, et très bizarre même, l’imaginationfrappée. Par prudence, il m’a fait remettre un rapport détaillé surl’affaire. Or, ce rapport n’est autre chose qu’une feuille depapier blanc. Voici cette feuille et son enveloppe. Et voici uneboîte de carton qu’il a déposée également et qui contenait unetablette de chocolat avec des empreintes de dents.

– Puis-je voir ces deux objets, monsieur le préfet ?

– Oui, mais ils ne vous apprendront rien du tout.

– Peut-être… »

Don Luis examina longuement la boîte en carton et l’enveloppejaune où se lisait l’inscription « Café du Pont-Neuf ». Onattendait ses paroles comme si elles eussent dû apporter unelumière imprévue. Il dit simplement :

« L’écriture n’est pas la même sur l’enveloppe et sur la petiteboîte. L’écriture de l’enveloppe est moins nette, un peutremblante, visiblement imitée.

– Ce qui prouve ?…

– Ce qui prouve, monsieur le préfet, que cette enveloppe jaunene provient pas de votre agent. Je suppose qu’après avoir écrit sonrapport sur une table du café du Pont-Neuf et l’avoir cacheté, ilaura eu un moment de distraction pendant lequel on a substitué àson enveloppe une autre enveloppe portant la même adresse, mais necontenant qu’une feuille blanche.

– Supposition ! dit le préfet.

– Peut-être, mais ce qu’il y a de sûr, monsieur le préfet, c’estque les pressentiments de votre inspecteur sont motivés, qu’il estl’objet d’une surveillance étroite, que les découvertes qu’il a pufaire sur l’héritage Mornington contrarient des manœuvrescriminelles, et qu’il court des dangers terribles.

– Oh ! Oh !

– Il faut le secourir, monsieur le préfet. Depuis le début decette réunion, la conviction s’impose à moi que nous nous heurtonsà une entreprise déjà commencée. Je souhaite qu’il ne soit pas troptard et que votre inspecteur n’en soit pas la première victime.

– Eh ! monsieur, s’écria le préfet de police, vous affirmeztout cela avec une conviction que j’admire, mais qui ne suffit pasà établir que vos craintes sont justifiées. Le retour del’inspecteur Vérot en sera la meilleure démonstration.

– L’inspecteur Vérot ne reviendra pas.

– Mais enfin pourquoi ?

– Parce qu’il est déjà revenu. L’huissier l’a vu revenir.

– L’huissier a la berlue. Si vous n’avez pas d’autre preuve quele témoignage de cet homme…

– J’en ai une autre, monsieur le préfet, et que l’inspecteurVérot a laissée ici même de sa présence… Ces quelques mots presqueindéchiffrables, qu’il a griffonnés sur le bloc-notes, que votresecrétaire ne l’a pas vu écrire, et qui viennent de me tomber sousles yeux. Les voici. N’est-ce pas une preuve qu’il estrevenu ? Et une preuve formelle ! »

Le préfet ne cacha pas son trouble. Tous les assistantsparaissaient émus. Le retour du secrétaire ne fit qu’augmenter lesappréhensions. Personne n’avait vu l’inspecteur Vérot.

« Monsieur le préfet, prononça don Luis, j’insiste vivement pourqu’on interroge l’huissier. »

Et dès que l’huissier fut là il lui demanda, sans même attendrel’intervention de M. Desmalions :

« Êtes-vous sûr que l’inspecteur Vérot soit rentré une secondefois dans cette pièce ?

– Absolument sûr.

– Et qu’il n’en soit pas sorti ?

– Absolument sûr. Vous n’avez pas eu la moindre minuted’inattention ?

– Pas la moindre. »

Le préfet s’écria :

« Vous voyez bien, monsieur ! Si l’inspecteur Vérot étaitici, nous le saurions.

– Il est ici, monsieur le préfet.

– Quoi ?

– Excusez mon obstination, monsieur le préfet, mais je dis quequand quelqu’un entre dans une pièce et qu’il n’en sort pas, c’estqu’il s’y trouve encore.

– Caché ? fit M. Desmalions qui s’irritait de plus enplus.

– Non, mais évanoui, malade… mort peut-être.

– Mais où ? que diable !

– Derrière ce paravent.

– Il n’y a rien derrière ce paravent, rien qu’une porte.

– Et cette porte ?

– Donne sur un cabinet de toilette.

– Eh bien, monsieur le préfet, l’inspecteur Vérot, étourdi,titubant, croyant passer de votre bureau dans celui de votresecrétaire, est tombé dans ce cabinet de toilette. »

M. Desmalions se précipita, mais, au moment d’ouvrir la porte,il eut un geste de recul. Était-ce appréhension ? désir de sesoustraire à l’influence de cet homme stupéfiant qui donnait desordres avec tant d’autorité et qui semblait commander auxévénements eux-mêmes ? Don Luis demeurait imperturbable, enune attitude pleine de déférence.

« Je ne puis croire… dit M. Desmalions.

– Monsieur le préfet, je vous rappelle que les révélations del’inspecteur Vérot peuvent sauver la vie à deux personnes quidoivent mourir cette nuit. Chaque minute perdue est irréparable.»

M. Desmalions haussa les épaules. Mais cet homme le dominait detoute sa conviction. Il ouvrit.

Il ne fit pas un mouvement, il ne poussa pas un cri. Il murmurasimplement :

« Oh ! est-ce possible !… »

À la lueur pâle d’un peu de jour qui entrait par une fenêtre auxvitres dépolies, on apercevait le corps d’un homme qui gisait àterre.

« L’inspecteur… l’inspecteur Vérot… » balbutia l’huissier quis’était élancé.

Avec l’aide du secrétaire, il put soulever le corps et l’asseoirsur un fauteuil du cabinet de travail.

L’inspecteur Vérot vivait encore, mais si faiblement qu’onentendait à peine les battements de son cœur. Un peu de salivecoulait au coin de sa bouche. Les yeux n’avaient pas d’expression.Cependant certains muscles du visage remuaient, peut-être sousl’effort d’une volonté qui persistait, au-delà de la vie aurait-onpu dire.

Don Luis murmura :

« Regardez, monsieur le préfet… les taches brunes… »

Une même épouvante bouleversa les assistants qui se mirent àsonner et à ouvrir les portes en appelant au secours.

« Le docteur !… ordonnait M. Desmalions, qu’on amène undocteur… le premier venu, et un prêtre… On ne peut pourtant paslaisser cet homme… »

Don Luis leva le bras pour réclamer du silence.

« Il n’y a plus rien à faire, dit-il… Tâchons plutôt de profiterde ces dernières minutes… Voulez-vous me permettre, monsieur lepréfet ?… »

Il s’inclina sur le moribond, renversa la tête branlante contrele dossier du fauteuil, et, d’une voix très douce, chuchota :

« Vérot, c’est le préfet qui vous parle. Nous voudrions avoirquelques renseignements sur ce qui doit se passer cette nuit. Vousm’entendez bien, Vérot ? Si vous m’entendez, fermez lespaupières. »

Les paupières s’abaissèrent. Mais n’était-ce pas lehasard ? Don Luis continua :

« Vous avez retrouvé les héritiers des sœurs Roussel, cela nousle savons, et ce sont deux de ces héritiers qui sont menacés demort… Le double crime doit être commis cette nuit. Mais le nom deces héritiers, qui sans doute ne s’appellent plus Roussel, nous estinconnu. Il faut nous le dire. Écoutez-moi bien : vous avez inscritsur un bloc-notes trois lettres qui paraissent former la syllabeFAU… Est-ce que je me trompe ? Est-ce le commencement d’unnom ? Quelle est la lettre qui suit ces trois lettres ?…Est-ce un B ? un C ? »

Mais plus rien ne remuait dans le visage blême de l’inspecteur.La tête retomba lourdement sur la poitrine. Il poussa deux ou troissoupirs, fut secoué d’un grand frisson, et ne bougea plus.

Il était mort.

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