Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant

Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant

de Thomas de Quincey

Partie 1
Préface

Est-ce le « puissant, juste, et subtil opium » qui tira souvent Thomas De Quincey vers le plus acre des plaisirs — la dépréciation de l’idéal ? Est-ce la ténébreuse tentacule de vanité qui nous sert à aspirer avidement en nos héros toutes les bassesses de leur humanité ? Qui sait ? Les œuvres de Thomas De Quincey sont toutes pénétrées de cette passion. Il n’aima personne autant que Coleridge, mais révéla les manies de son poète préféré avec volupté. Il adora Wordsworth ; et en trois pages d’extase il montre le grand homme coupant un beau livre — qui ne lui appartient pas — avec un couteau souillé de beurre. Mais parmi les héros de Thomas De Quincey, sans contredit le premier fut Kant.

Voici donc quel est le sens du récit qui suit. De Quincey considère que jamais l’intelligence humaine ne s’éleva au point qu’elle atteignit en Emmanuel Kant. Et pourtant l’intelligence humaine, même à ce point, n’est pas divine. Non seulement elle est mortelle mais, chose affreuse, elle peut décroître, vieillir, se décrépir. Et peut-être De Quincey éprouve-t-il encore plus d’affection pour cette suprême lueur, au moment où elle vacille. Il suit ses palpitations. Il note l’heure où Kant cessa de pouvoir créer des idées générales et ordonna faussement les faits de la nature.

Il marque la minute où sa mémoire défaillit. Il inscrit la seconde où sa faculté de reconnaissance s’éteignit. Et parallèlement il peint les tableaux successifs de sa déchéance physique, jusqu’à l’agonie, jusqu’aux soubresauts du râle, jusqu’à la dernière étincelle de conscience, jusqu’au hoquet final.

Ce journal des derniers moments de Kant est composé au moyen des détails que De Quincey tira des mémoires de Wasianski, de Borowski,et de Jachmann, publiés à Kœnigsberg en 1804, année où Kant mourut ; mais il employa aussi d’autres sources. Tout cela est fictivement groupé dans un seul récit, attribué à Wasianski. En réalité l’œuvre est uniquement, ligne à ligne, l’œuvre de De Quincey : par un artifice admirable, et consacré par DeFoë dans son immortel Journal de la Peste de Londres, De Quincey s’est révélé, lui aussi, « faussaire de la nature », et a scellé son invention du sceau contrefait de la réalité.

Marcel Schwob

La Vogue, 4 avril 1899

Partie 2
Les derniers jours d’Emmanuel Kant

J’ADMETS qu’on m’accordera d’avance que toutes les personnes dequelque éducation prendront un certain intérêt à l’histoirepersonnelle d’Emmanuel Kant, si peu que leurs goûts ou lesoccasions aient pu les mettre en rapport avec l’histoire desopinions philosophiques de Kant. Un grand homme, même sur unsentier peu populaire, doit toujours être l’objet d’une libéralecuriosité. Supposer qu’un lecteur soit parfaitement indifférent àKant, c’est supposer qu’il soit parfaitement inintellectuel&|160;;en conséquence, même si en réalité il se trouvait ne pointconsidérer Kant avec intérêt, il faudrait encore feindre parpolitesse de supposer le contraire. Ce principe me permet de nepoint faire d’excuses à aucun lecteur, philosophe ou non, Goth ouVandale, Hun ou Sarrasin, pour lui imposer une courte esquisse dela vie de Kant et de ses habitudes familières, tirée des rapportsauthentiques de ses amis et disciples. Il est vrai que, sans aucunmanque de générosité de la part du public, les œuvres de Kant nesont pas, dans ce pays, considérées avec le même intérêt qui s’estamassé autour de son nom. Et ceci peut être attribué à troiscauses&|160;: premièrement au langage dans lequel ces œuvres sontécrites&|160;; secondement à l’obscurité supposée de la philosophiequ’elles contiennent, qu’elle soit inaliénable ou due au modeparticulier d’exposition de Kant&|160;; troisièmement àl’impopularité de toute philosophie spéculative quelle qu’ellesoit, et en quelque manière qu’elle soit traitée, dans un pays oùla structure et la tendance de la société impriment à toutel’activité de la nation une direction presque exclusivementpratique. Mais quelles qu’aient été les fortunes immédiates de seslivres, pas un homme de curiosité éclairée ne regardera l’auteurlui-même sans une nuance d’intérêt profond. Mesuré à une seuleévaluation du pouvoir – au nombre des livres écrits directementpour ou contre lui, pour ne rien dire de ceux qu’il a indirectementmodifiés – il n’y a point d’écrivain philosophique, si l’on excepteAristote, Descartes et Locke, qui puisse prétendre approcher deKant par l’étendue et la hauteur d’influence qu’il a exercée surles esprits des hommes. Tels étant les droits qu’il a à notreattention, je répète qu’il n’y aura de la part du lecteur qu’unacte raisonnable de respect à admettre en lui-même assez d’intérêtà Kant pour justifier ce court mémoire sur sa vie et seshabitudes.

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Emmanuel Kant, second de six enfants, naquit à Kœnigsberg enPrusse – cité qui dans ce temps comptait environ 50 000 habitants –le 22 avril 1724. Ses parents étaient des gens de rang humble,point même assez riches pour leur situation, mais qui purent, grâceà l’aide d’un proche parent et à quelques subsides qu’y ajouta ungentilhomme qui les estimait pour leur piété et leurs vertusdomestiques, donner à leur fils Emmanuel une éducationlibérale.

Il fut envoyé, enfant, à une école de charité, et en l’année1732, passa à l’Académie Royale ou Académie de Frédéric. Là ilétudia les classiques grecs et latins et entra en intimité avec unde ses camarades d’école, David Ruhnken (si connu plus tard dessavants sous son nom latin de Ruhnkenius), intimité qui durajusqu’à la mort de ce dernier. En 1737, Kant perdit sa mère, femmed’un caractère élevé, douée de qualités intellectuelles au-dessusde son rang, qui contribua à l’éminence future de son illustre filspar la direction qu’elle imprima à ses jeunes pensées, par la hautemorale à laquelle elle l’astreignit. Kant ne parla jamais d’ellejusqu’à la fin de sa vie sans la plus extrême tendresse et sans unesérieuse reconnaissance des obligations qu’il devait à son soinmaternel. En 1740, à la Saint-Michel, il entra à l’Université deKœnigsberg&|160;; en 1746, âgé d’environ 22 ans il écrivit sapremière œuvre sur une question demi-mathématique etdemi-philosophique&|160;: l’Évaluation des forces vives.Ce problème avait d’abord été proposé par Leibniz en opposition auxcartésiens. C’était, déclarait Leibniz, une nouvelle loid’évaluation, non point simplement une nouvelle évaluation&|160;;et on admit que le problème avait enfin é té résolu après avoiroccupé presque tous les grands mathématiciens d’Europe pendant plusd’un demi-siècle. La dissertation de Kant était dédiée au roi dePrusse et ne lui parvint jamais. En fait, bien qu’imprimée, jecrois, elle ne fut jamais publiée. Depuis ce moment jusqu’en 1770,Kant vécut comme précepteur auprès de différentes familles, ou endonnant des conférences privées à Königsberg, particulièrement auxmilitaires sur l’art de la fortification. En 1770, il fut nommé àla chaire de mathématiques, qu’il échangea bientôt après contrecelle de logique et de métaphysique. À cette occasion, il prononçaune dissertation inaugurale&|160;: De mundi sensibilis atqueintelligibilis forma et principiis, qui est digne de remarqueparce qu’elle contient les premiers germes de la philosophietranscendantale. En 1781, il publia sa grande œuvre&|160;: DieKritik der Reinen Vernunft ou Critique de la raisonpure. Le 12 février 1804, il mourut.

Telles sont les grandes époques de la vie de Kant. Mais cettevie fut remarquable non point tant pour ses incidents que pour lapureté et la dignité philosophiques de sa teneur journalière. On entrouvera la meilleure impression dans les mémoires de Wasianski,attestés et soutenus par les témoignages collatéraux de Jachmann,Rinke, Borowski et d’autres. Nous le voyons là lutter avec lamisère de facultés qui vont tomber en décrépitude et avec ladouleur, la dépression et l’agitation de deux maladies différentes,l’une qui lui affectait l’estomac et l’autre la tête, toutes chosesau-dessus desquelles la bonté et la noblesse de sa natures’élevèrent victorieusement, comme emportées par des ailes, jusqu’àla fin.

Le principal défaut de ce mémoire sur Kant, ainsi que tous lesautres, c’est qu’il rapporte trop peu de choses sur sa conversationet ses opinions. Et peut-être que le lecteur sera disposé à seplaindre que quelques-unes des notes soient trop minutieuses etdétaillées, tant qu’elles paraissent manquer de dignité, parfois desensibilité. En ce qui concerne la première objection, on peutrépondre qu’un commérage biographique de cette sorte et une enquêtepeu scrupuleuse sur la vie privée d’un homme, quelques difficultésqu’un homme d’honneur puisse éprouver à l’écrire, peut être luesans blâme, et là où le sujet en est un grand homme, parfois avecavantage. Quant à l’autre objection, je ne saurais trop commentexcuser M. Wasianski de s’être agenouillé au chevet de son amimourant pour noter, avec l’exactitude d’un reporter sténographe, ladernière palpitation du pouls de Kant et les luttes de la nature sedébattant dans l’agonie, sinon par la supposition que la conceptionidéalisée qu’il avait de Kant comme d’un homme appartenant à lapostérité, semblait en son esprit surpasser et étouffer lesrestrictions ordinaires de la sensibilité humaine, et que souscette impression il accomplit par un sens de devoir public ce quesans doute il aurait bien volontiers refusé de faire, s’il se fûtabandonné à ses affections privées. Maintenant donc commençons, etsupposons que c’est presque toujours Wasianski qui parle.

Mes relations avec le Professeur Kant commencèrent longtempsavant la période à laquelle se rapporte principalement ce petitmémoire. En l’anné e 1773 ou 1774, je ne saurais dire au juste, jesuivis ses leçons. Ensuite je lui servis de secrétaire et cesfonctions m’introduisirent naturellement auprès de lui dans uneintimité plus rapprochée qu’aucun autre des étudiants, si bien que,sans aucune requête de ma part, il m’accorda un privilège généralde libre accès à son amphithéâtre. En 1780, j’entrai dans lesordres et cessai tout rapport avec l’Université. Je continuaitoutefois à résider à Kœnigsberg, mais entièrement oublié, ou dumoins entièrement inaperçu par Kant. Dix ans plus tard, en 1790, jele rencontrai par hasard à une joyeuse fête. C’étaient les nocesd’un professeur de Kœnigsberg. À table, Kant distribua saconversation et ses attentions en général parmi les convives, mais,après qu’on se fut levé et que la compagnie se fut dispersée engroupes séparés, il vint s’établir fort obligeamment près de moi. Àce moment, j’étudiais les fleurs, en amateur, veux-je dire, et pourla passion que j’avais pour elles. Sitôt qu’il l’eût appris, il meparla de mon occupation favorite et avec une compétence trèsétendue. Dans le cours de notre conversation, je fus surpris dedécouvrir qu’il était parfaitement informé de toutes lescirconstances de ma situation. Il me rappela notre ancienneliaison, m’exprima sa satisfaction de me trouver heureux et futassez bon pour me prier, si mes engagements me le permettaient, devenir de temps en temps dîner avec lui. Bientôt après il se levapour prendre congé; et comme nos routes se trouvaient dans la mêmedirection, il me proposa de l’accompagner jusque chez lui. C’est ceque je fis&|160;; et alors je reçus une invitation pour la semainesuivante, avec une invitation générale pour toutes les semaines quisuivraient, et la liberté de choisir mon jour. Je trouvai difficiled’abord de m’expliquer la distinction avec laquelle Kant metraitait, et je conjecturai que quelque ami obligeant lui avaitpeut-être parlé de moi plus avantageusement qu’il ne convenait àmes humbles prétentions. Mais une expérience plus intime m’aconvaincu qu’il avait l’habitude de se tenir constamment au courantde ce qui arrivait à ses anciens disciples et qu’il se réjouissaittoujours sincèrement de leur réussite, si bien qu’il parut quej’avais eu tort de croire qu’il m’avait oublié.

Ce renouveau de mon intimité avec Kant coïncida presqueexactement avec une époque qui amena un complet changement danstoutes ses dispositions domestiques. Jusque-là, il avait eu coutumede dîner à table d’hôte, mais il commença dès lors à vivre chez luiet chaque jour invita quelques amis à dîner, de façon à ce que lasociété, lui-même compris, fût de trois au moins et de neuf auplus, et dans les petites solennités de cinq à huit. C’était, commeon le voit, un adepte ponctuel de la règle de Lord Chesterfield, àsavoir qu’une réunion de convives, l’hôte compris, ne doit pas êtreinférieure au nombre des Grâces, ni supérieur à celui des Muses.Dans toute l’économie du ménage de Kant, et en particulier de sesdîners, il y avait quelque chose de spécial et de plaisammentopposé aux conventions de la société, non point toutefois qu’il yeût aucun manque de décorum, comme il arrive parfois dans lesmaisons où il n’y a point de dames pour imposer un ton à laconversation. La routine qui, en aucune circonstance, ne variait nine se relâchait était celle-ci&|160;: à peine le dîner était-ilprêt que Lampe, le vieux valet de chambre du professeur, s’avançaitdans son cabinet de travail d’un air mesuré et annonçait qu’ilétait servi. Cet appel était suivi avec une rapidité extrême – Kantne cessant de parler jusqu’à la salle à manger de l’état de latempérature, sujet de conversation qu’il entretenait d’ordinairedurant la première partie du dîner&|160;; les sujets plus gravestels que les événements politiques du jour n’étaient jamaisintroduits avant le dîner, ni surtout dans le cabinet de travail. Àpeine Kant avait-il pris place et déplié sa serviette qu’il ouvraitles nouvelles opérations avec une formule particulière&|160;:Allons, Messieurs. Les paroles ne sont rien, mais le ton et l’airdont il les prononçait, proclamaient, d’une façon sur laquellepersonne ne pouvait se méprendre, le relâchement du labeur de lamatinée, l’abandon déterminé avec lequel il se livrait au repos età la gaieté. La table était hospitalièrement dressée&|160;: il yavait choix suffisant de plats pour la variété des goûts, et lesverres de vin étaient placés non point sur un buffet éloigné sousl’odieux contrôle d’un domestique cousin des Barmecides, maisanacréontiquement sur la table et sous la main de chaque convive.Chacun se servait lui-même et tous les retards, grâce à un espritde cérémonie trop raffinée, étaient si désagréables à Kant, qu’ilmanquait rarement d’exprimer son déplaisir s’il survenait rien dece genre, bien que sans colère. Pour cette haine des retards, Kantavait une excuse spéciale parce qu’il avait toujours travaillé sansrelâche depuis une heure fort matinale et n’avait jamais rien mangéjusqu’au dîner. De là vint que dans la dernière période de sa vie,quoique moins peut-être par un sentiment réel de faim que parquelque sensation inquiète d’habitude ou d’irritation périodique del’estomac, il pouvait à peine attendre avec patience l’arrivée dela dernière personne invitée.

Il n’y avait point d’ami de Kant qui ne considérât le jour où ildevait dîner avec lui comme un jour de fête. Sans se donner un aird’instructeur, Kant l’était réellement au plus haut degré. Toutl’entretien était arrosé du débordement de son intelligence,déversée naturellement et sans affectation sur tous les sujets àmesure que les hasards de la conversation les suggéraient&|160;; etle temps s’envolait rapidement d’une heure à quatre, cinq et mêmeplus tard, en grands profits et délices. Kant ne tolérait point«&|160;d’accalmie&|160;»&|160;: c’était le nom qu’il donnait auxpauses momentanées de la conversation quand son animation languit.Il devinait toujours quelque moyen pour réattiser l’intérêt. Enquoi il était fort aidé par le tact avec lequel il tirait de chaqueconvive ses goûts spéciaux ou la nature particulière de ses études,choses sur lesquelles il était toujours préparé, quelles qu’ellesfussent, à parler avec compétence et avec l’intérêt d’unobservateur original. Il eût fallu que les affaires locales deKœnigsberg fussent bien intéressantes vraiment avant qu’il tolérâtqu’elles usurpassent l’attention à sa table&|160;; et ce qui peutparaître encore plus singulier, rarement, plutôt jamais, ildirigeait la conversation vers aucune branche de la philosophiequ’il avait fondée. Il ne souffrait aucunement du défaut qu’onttant de savants et de littérateurs, intolérants pour ceux dont lesétudes peuvent les avoir disqualifiés pour une sympathie spécialeavec les leurs propres. Son style de conversation était familier auplus haut point et dépourvu de toute scholastique, si bien qu’unétranger qui aurait connu ses œuvres, non sa personne, auraittrouvé difficile de croire que, dans ce charmant et délicieuxcompagnon, il voyait le profond auteur de la Philosophietranscendantale.

Les sujets de conversation à la table de Kant étaientprincipalement tirés de la philosophie des sciences, de la chimie,de la météorologie, de l’histoire naturelle, et par-dessus tout, dela politique. Les nouvelles du jour telles qu’elles étaientrapportées dans les gazettes étaient discutées avec une spécialevigilance d’examen. En ce qui regardait tout récit auquel ilmanquait date de temps ou origine de lieu, quelque plausible qu’ilpût paraître, Kant se montrait toujours inexorablement sceptique etle tenait comme indigne d’être raconté. Si aiguë était sapénétration intérieure des événements politiques et de la secrètepolice qui les faisait mouvoir, qu’il parlait plutôt avecl’autorité d’un diplomate qui aurait eu accès au Conseil de Cabinetque comme un simple spectateur des grandes scènes qui sedéroulaient en ces jours à travers l’Europe. Au moment de laRévolution française, il émit de nombreuses conjectures, ce quipassait alors pour des prévisions paradoxales, surtout en ce quiconcerne les opérations militaires, qui furent aussi ponctuellementaccomplies que sa fameuse conjecture sur l’hiatus du systèmeplanétaire entre Mars et Jupiter, hypothèse dont il put voir encorela confirmation, grâce à la découverte de Cérès par Piazzi et dePallas par le Dr Olbers. Ces deux découvertes, il fautle dire, l’impressionnèrent fortement, et elles lui fournirent unsujet sur lequel il parlait toujours avec plaisir quoique, suivantsa modestie habituelle, il ne mentionnât jamais la sagacité qu’ilavait montrée en établissant, bien des années avant cesdécouvertes, leur probabilité a priori.

Ce n’était pas seulement comme compagnon que Kant brillait, maisaussi comme un hôte très courtois et généreux qui n’éprouvait pasde plus grand plaisir que de voir ses convives gais et à l’aise,sortir l’esprit rasséréné (les plaisirs mêlés, intellectuels etsensuels, de ces banquets platoniques. C’était peut-être, pourentretenir cette aimable cordialité qu’il se montrait artiste dansla composition de ses dîners&|160;; il y avait deux règles qu’il yobservait manifestement et auxquelles je ne le vis jamaismanquer&|160;: la première était que la société fût mélangée, cecipour donner suffisante variété à la conversation, et en conséquenceses invités présentaient toute la variété que pouvait offrir lemonde de Kœnigsberg. Tous les genres de vie étaient représentés,fonctionnaires, professeurs, médecins, ecclésiastiques etnégociants éclairés. La seconde règle était d’avoir une justeproportion de jeunes gens, quelquefois très jeunes, choisis parmiles étudiants de l’Université afin de donner quelque mouvement degaieté et de juvénilité à la causerie&|160;; à quoi s’ajoutait,comme j’ai raison de le croire, le motif que de cette façon ilparvenait à se distraire de la tristesse qui quelquefois luienvahissait l’esprit lorsqu’il songeait à la mort précoce dequelques jeunes amis qu’il aimait.

Et ceci m’amène à citer un trait singulier dans la façon dontKant exprimait sa sympathie pour ses amis lorsqu’ils étaientmalades. Tant que le danger é tait imminent, il manifestait uneanxiété pleine d’agitation, faisait des visites perpétuelles,attendait avec impatience la crise et souvent ne pouvait accomplirson travail habituel par trouble d’esprit. Mais à peine luiavait-on annoncé la mort du malade qu’il retrouvait son calme etprenait un air de ferme tranquillité, presque d’indifférence&|160;:la raison en était qu’il considérait la vie en général, et parconséquent cette particulière affection de la vie que nous appelonsmaladie, comme un état d’oscillation et de changement perpétuelentre quoi et le flottement des sympathies de l’espoir et de lacrainte, il y avait un rapport naturel qui les justifiait pour laraison, au lieu que la mort, état permanent qui n’admet ni plus nimoins, qui terminait toute anxiété et pour toujours éteignait lesagitations de l’inquiétude, ne lui paraissait point adaptée à unautre état d’âme qu’une disposition de même nature durable etimmuable. Cependant, tout cet héroïsme philosophique céda en uneoccasion. Car bien des gens se souviendront du tumulte de ladouleur qu’il manifesta sur la mort de M. Ehrenboth, jeune homme detrès belle intelligence et extraordinairement doué pour qui ilavait la plus grande affection&|160;; et il arriva naturellementdans une vie aussi longue que la sienne, malgré la prévoyance de larègle qui le menait à choisir ses camarades autant que possibleparmi les jeunes gens, qu’il eût à souffrir le deuil de bien despertes chères impossibles à remplacer.

Revenons maintenant à l’emploi de sa journée. Immédiatementaprès le dîner, Kant sortait pour prendre de l’exercice, mais alorsil n’emmenait jamais de compagnon, d’abord peut-être parce qu’iljugeait bon, après le relâchement de la conversation avec sesinvités, de poursuivre ses méditations&|160;; ensuite, ainsi que jeme trouve le savoir, pour la raison spéciale qu’il désiraitrespirer exclusivement par les narines, chose qu’il n’aurait pufaire s’il avait été obligé d’ouvrir continuellement la bouche encausant. La raison de ce désir était que l’air atmosphérique ainsientraîné par un plus long circuit et arrivant donc aux poumonsmoins rude et à une température un peu plus élevée, devait êtremoins apte à les irriter. Par une stricte persévérance dans cettepratique, qu’il recommandait constamment à ses amis, il se flattaitd’une longue immunité de rhumes, enrouements, de catarrhes ettoutes sortes d’incommodités pulmonaires&|160;: et le fait est queces désagréables indispositions l’attaquaient bien rarement. J’aitrouvé moi-même qu’en suivant seulement cette règle par occasion,ma poitrine en devenait plus résistante.

À son retour de promenade, il s’asseyait à sa table de travailet lisait jusqu’au crépuscule. Durant cette période de lumièredouteuse, si amie de la pensée, il restait en tranquille méditationsur ce qu’il venait de lire, pourvu que le livre le valût. Sinon,il faisait le plan de sa leçon du jour suivant ou de quelque partiede l’œuvre qu’il était alors en train d’écrire.

Pendant cet état de repos, il s’établissait, hiver comme été,auprès du poêle, regardant par la fenêtre la vieille tour deLoebenicht, non point qu’on pût dire proprement qu’il la voyait,mais la tour reposait sur son œil, comme une musique éloignée surl’oreille, obscurément, en demi-conscience. Il n’y a point deparoles qui semblent assez fortes pour exprimer le sens dereconnaissance du plaisir qu’il tirait de cette vieille tour, quandil la regardait ainsi au crépuscule, dans cette calme rêverie. Cequi suivit montre vraiment combien elle était devenue importante àsa vie&|160;: car il advint que quelques peupliers d’un jardinvoisin s’élevèrent à assez de hauteur pour cacher la vue de cettetour. Sur quoi, Kant devint fort troublé, inquiet et finalement setrouva positivement incapable de continuer ses méditations du soir.Par bonheur, le propriétaire de ce jardin était une personne fortconsidérée et obligeante, qui avait d’ailleurs un profond respectpour Kant&|160;; et par la suite, le cas lui ayant été représenté,il donna ordre de couper les peupliers. La chose fut faite&|160;:la vieille tour de Lœbenicht se découvrit de nouveau, Kant retrouvason égalité d’âme, put poursuivre de nouveau ses calmes méditationscrépusculaires.

Après qu’on avait apporté les chandelles, Kant continuait detravailler jusqu’à presque dix heures. Un quart d’heure avant de semettre au lit, il retirait autant que possible son esprit de touteclasse de pensée qui demandait quelque effort ou énergied’attention, tenant que ses pensées, par stimulation et excitation,pourraient être propres à lui causer de l’insomnie&|160;; lamoindre contrariété à l’heure habituelle de s’endormir lui était auplus haut point désagréable. Heureusement, c’était un accident quilui arrivait bien rarement. Il se déshabillait sans l’aide de sonvalet de chambre, mais dans un tel ordre et avec un tel respectromain du décorum et du το πρεπου, qu’il était toujoursprêt en une seconde à pouvoir paraître sans embarras pour lui oupour les autres. Ceci fait, il s’étendait sur un matelas,s’enveloppait d’une cotte qui en été é tait toujours de coton, enautomne de laine. À l’entrée de l’hiver, il se servait des deux etcontre les froids très rudes il se protégeait par une couvertured’édredon, dont la partie qui lui couvrait les épaules n’était pasbourrée de plumes mais garnie ou plutôt ouatée de couches serréesde laine. Une longue pratique lui avait enseigné une manière forthabile de se nicher et de s’enrouler dans les couvertures. D’abordil s’asseyait sur le bord du lit, puis d’un mouvement agile ils’élançait obliquement à sa place&|160;; puis il tirait un coin descouvertures sous son épaule gauche et, la faisant passer à traversle dos, l’amenait jusque sous son épaule droite&|160;;quatrièmement, par un particulier tour d’adresse, il opérait surl’autre coin de la même manière, et parvenait finalement àl’enrouler autour de toute sa personne. Ainsi, bandé comme unemomie, ou ainsi que je le lui disais souvent, enroulé comme le verà soie dans son cocon, il attendait l’approche du sommeil, quid’ordinaire survenait immédiatement.

Car la santé de Kant était exquise&|160;: ce n’était pointseulement la santé négative ou l’absence de douleur, d’irritationou de malaise, qui bien que n’étant point douloureux sont parfoispires à supporter que la douleur&|160;; mais c’était un état desensation positive de plaisir et une possession consciente detoutes ses activités vitales. Voilà pourquoi s’étant empaqueté pourla nuit en la manière que j’ai décrite, il s’écriait souvent toutseul, comme il nous le racontait à dîner&|160;: «&|160;Est-ilpossible de concevoir un être humain qui jouisse d’une santé plusparfaite que moi&|160;!&|160;» Telle était la pureté de sa vie etson heureuse condition, qu’aucune passion troublante ne s’élevaitjamais pour l’exciter, aucun souci pour le harasser, aucune peinepour l’éveiller. Même dans l’hiver le plus rude, sa chambre àcoucher demeurait sans feu&|160;; ce n’est que dans ses dernièresannées qu’il céda aux supplications de ses amis jusqu’à permettrequ’on y en allumât un bien petit. Tout dorlotage, tout soindouillet ne trouvait point de quartier auprès de Kant. D’ailleurscinq minutes, par la température la plus froide, suffisaient poursurmonter le premier frisson du lit, par la diffusion d’une chaleurgénérale dans tout son corps. S’il avait occasion de quitter sachambre à coucher pendant la nuit (elle demeurait toujours close etsombre, jour et nuit, été comme hiver), il se guidait au moyend’une corde dûment attachée au pied de son lit toutes les nuits,qui aboutissait vers une chambre voisine.

Kant ne transpirait jamais, ni le jour, ni la nuit. Cependant lachaleur qu’il supportait habituellement dans son cabinet de travailétait surprenante, et en fait, il se sentait mal à l’aise s’ilmanquait seulement un degré à cette chaleur. Soixante-quinze degrésFahrenheit étaient la température invariable de cette chambre où ilvivait habituellement&|160;; et si elle tombait en dessous de cepoint, quelle que fût la saison de l’année, il l’élevaitartificiellement à la hauteur habituelle. Dans les chaleurs del’été, il allait vêtu d’habits légers et invariablement de bas desoie. Pourtant, comme ses vêtements ne pouvaient toujours suffire àl’assurer contre la transpiration, s’il était occupé à quelqueexercice actif, il avait un singulier remède en réserve. Il seretirait alors dans un endroit ombragé et demeurait immobile avecl’air et l’attitude d’une personne qui écoute ou qui attend,jusqu’à ce que son aridité coutumière lui eût été rendue. Même parles nuits d’été les plus étouffantes, si la plus légère trace detranspiration avait souillé ses vêtements de nuit, il en parlaitavec emphase comme d’un accident qui l’avait choqué au plus hautpoint.

Et, puisque nous sommes en train d’exposer les notionsqu’entretenait Kant sur l’économie animale, il pourra être bond’ajouter un autre détail, qui est que, par crainte d’arrêter lacirculation du sang, il ne portait jamais de jarretières.Cependant, comme il avait trouvé difficile de garder ses bas tiréssans leur aide, il avait inventé à son usage un appareilextrêmement élaboré que je vais décrire. Dans un petit gousset, unpeu plus petit qu’un gousset de montre, mais occupant assezexactement la même place qu’un gousset de montre au-dessus dechaque cuisse, était placée une petite boîte assez semblable à unboîtier de montre, mais plus petite. Dans cette boîte avait étéintroduit un ressort de montre roulé en spirale, et autour de cettespirale était placée une cordelette élastique dont la force étaitréglée par un mécanisme spécial. Aux deux extrémités de cettecordelette étaient attachés des crochets&|160;: ces crochetspassaient à travers une petite ouverture du gousset, descendaientainsi tout le long du côté interne et externe de la cuisse etallaient saisir deux œillères fixées à la partie extérieure etintérieure de chaque bas. Ainsi qu’on peut bien le supposer, unemachinerie si compliquée était soumise, comme le système céleste dePtolémée, à des dérangements occasionnels. Mais, par bonne fortune,j’étais alors capable de remédier facilement à ces désordres quiautrement eussent menacé de troubler le confort et même la sérénitédu grand homme.

À cinq heures moins cinq précises, hiver comme été, Lampe, valetde chambre de Kant, qui avait jadis servi dans l’armée, s’avançaitdans la chambre de son maître du pas d’une sentinelle en faction etcriait à haute voix, sur un ton militaire&|160;: «&|160;Monsieur leProfesseur, voici l’heure.&|160;» À cet ordre, Kant obéissaitinvariablement sans un moment de retard, comme un soldat aucommandement, ne se donnant jamais de répit en une circonstancequelconque, même point aux rares cas où il aurait passé une nuitd’insomnie. À cinq heures sonnantes, Kant était assis à sa tableservie où il prenait ce qu’il appelait une tasse de thé, et sansdoute il le croyait&|160;; mais en réalité, par distraction derêverie, pour renouveler aussi la chaleur du thé, il remplissait satasse si souvent, qu’en général on suppose qu’il en buvait deux,trois, quelque nombre inconnu. Immédiatement après il fumait unepipe de tabac, la seule qu’il se permît de la journée entière, maissi rapidement que toute une partie de la pipe bourrée,partiellement enflammée, demeurait sans se consumer. Durant cetteopération, il réfléchissait à l’arrangement de sa journée, ainsiqu’il avait fait le soir d’avant au crépuscule. Vers sept heures,il se rendait d’ordinaire à l’amphithéâtre faire sa leçon et de làil retournaît à sa table de travail. À midi trois quarts précis, ilse levait de sa chaise et criait à haute voix à lacuisinière&|160;: «&|160;Midi trois quarts ont sonné.&|160;»Immédiatement après le potage, il avait l’habitude constanted’avaler ce qu’il appelait un tonique et qui se composait soit devin de Hongrie ou du Rhin, soit d’un cordial, ou à leur défaut, dela mixture anglaise du nom de bishop. La cuisinière montant unflacon ou un cruchon de ce breuvage à la proclamation de«&|160;Midi trois quarts&|160;», Kant l’emportait en toute hâte àla salle à manger, en versait sa suffisance, laissait le verre toutprêt, recouvert toutefois d’un papier pour prévenir l’évaporation,puis retournait à son cabinet où il attendait l’arrivée de sesinvités que jusqu’à la dernière période de sa vie il ne reçutjamais autrement qu’en costume d’apparat.

Nous voici donc revenus au dîner et le lecteur a maintenant untableau exact de la journée de Kant, selon la succession habituellede ses changements. Pour lui, la monotonie de cette successionn’était point fatigante&|160;; et probablement elle contribua, avecl’uniformité de son régime et d’autres habitudes de la mêmerégularité, à prolonger sa vie. À ce point de vue d’ailleurs, il enétait venu à regarder sa santé et le grand âge auquel il étaitparvenu comme étant en bonne partie le produit de ses propresefforts. Il se comparait souvent à un gymnaste qui aurait continuépendant près de quatre-vingts ans à conserver l’équilibre sur lacorde tendue de la vie sans jamais pencher ni à droite ni à gauche.Et certes, en dépit de toutes les maladies auxquelles l’avaientexposé les tendances de sa constitution, il gardait encoretriomphalement sa position dans sa vie.

Cette attention anxieuse pour sa santé explique le grand intérêtqu’il attachait à toutes les nouvelles découvertes en médecine, ouaux nouvelles théories pour rendre compte des anciennes. Ilconsidérait comme une œuvre aussi importante sur ces deux points,et de la plus haute valeur, la théorie du médecin écossais Brownou, selon le nom latin de son auteur, la théorie Brunonienne. Àpeine Weikard l’eut-il adoptée et popularisée en Allemagne que Kantla connut familièrement dans ses détails. Il la considérait nonseulement comme un grand pas fait dans la médecine, mais même dansl’intérêt général de l’homme, et s’imaginait y voir quelque chosed’analogue au processus que la nature humaine a suivi en desquestions encore plus importantes, à savoir une ascension continuevers le plus complexe, puis un retour par les mêmes degrésd’ascension vers le simple et élémentaire. Les essais du docteurBeddoes pour produire artificiellement et pour guérir la phtisiepulmonaire et la méthode de Reich contre les fièvres firent sur luiune impression puissante qui toutefois s’effaça à mesure que cesnouveautés, particulièrement la dernière, commencèrent à perdreleur crédit. Quant à la découverte que fit le docteur Jenner de lavaccine, il y fut moins favorablement disposé; il craignait dedangereuses conséquences qui suivraient l’absorption d’un miasmebrutal par le sang humain ou au moins par la lymphe. Et en toutcas, il pensait que cette méthode en tant que garantie contrel’infection varioleuse, exigeait un temps d’épreuve bien plus long.Quelque erronées que fussent toutes ces vues, on éprouvait unplaisir infini à entendre la fertilité d’arguments et d’analogiesqu’il apportait pour les soutenir. Un des sujets qui l’occupèrentvers la fin de sa vie fut la théorie et les phénomènes dugalvanisme dont toutefois il ne rendit jamais compte de façonsatisfaisante. Le livre d’Augustin sur ce sujet fut peut-être ledernier qu’il lut&|160;; un exemplaire porte encore en marges lesnotes que Kant y marqua au crayon sur ses doutes, sesinterrogations et ses suggestions.

Les infirmités de la vieillesse commencèrent maintenant àaffecter Kant et se manifestèrent sous bien des formes. Quoique lamémoire de Kant fût prodigieuse pour tout ce qui avait une portéeintellectuelle, il avait depuis sa jeunesse souffert d’uneextraordinaire faiblesse de cette faculté en ce qui concernait lesaffaires communes de la vie de tous les jours. Il existe de ce faitde remarquables exemples enregistrés depuis la période de sesannées d’enfance. Et maintenant que sa seconde enfance allaitcommencer, cette infirmité s’accrut en lui très sensiblement.

Un des premiers signes en fut qu’il se mit à répéter les mêmeshistoires plusieurs fois dans la même journée. La déchéance de samémoire fut si palpable même qu’elle ne put échapper à sonattention&|160;; et afin d’y remédier et de se garantir contretoute crainte d’infliger de l’ennui à ses invités, il entrepritd’écrire un Syllabus ou liste des sujets de conversationpour chaque jour, sur des cartes de visite, des enveloppes delettres, des morceaux de papier variés. Mais ces Memorandas’accumulaient si rapidement, se perdaient si aisément ou étaientsi difficiles à retrouver au moment opportun, que je le persuadaide les remplacer par un carnet qui existe encore et où on retrouvede touchants souvenirs sur la conscience qu’il avait de sa proprefaiblesse. Comme il arrive souvent d’ailleurs en de tels cas, ilconservait une mémoire parfaite des événements lointains de sa vieet pouvait réciter, à simple réquisition, de très longs passages depoèmes allemands ou latins, spécialement de l’Enéide, aulieu que des paroles qu’on venait de proférer il n’y avait qu’uneseconde, fuyaient de son souvenir. Le passé se dressait avec lanetteté et la vivacité d’une existence immédiate, tandis que leprésent s’évanouissait dans les ténèbres d’une distanceinfinie.

Un autre signe de sa déchéance mentale fut la faiblesse que pritmaintenant sa faculté de théorie. Il rendait compte de tout parl’électricité. Une singulière mortalité à cette époque s’étaitabattue sur les chats de Vienne, de Bâle, de Copenhague et autresvilles fort écartées les unes des autres. Le chat étant sinotoirement un animal électrique, il attribua naturellement cetteépidémie à l’électricité. Durant la même période, il se persuadaqu’il y avait prédominance d’une configuration spéciale des nuages,ce qui lui parut être une preuve collatérale de son hypothèseélectrique. Ses maux de tête, qui très probablement étaientindirectement causés par sa vieillesse, et immédiatement parl’incapacité de réfléchir avec autant d’aise et de netteté quejadis, lui parurent devoir être expliqués par le même principe.C’était là une notion sur laquelle ses amis ne s’empressaient pastrop à le désabuser, parce que la même nature de saison, et parconséquent sans doute la même distribution générale de pouvoirélectrique, se trouvant parfois prédominer pendant des cyclescomplets d’années, l’entrée qu’il allait faire d’un nouveau cyclesemblait devoir lui présenter quelque espérance de soulagement. Uneillusion qui pouvait promettre l’espérance, c’était ce qu’il yavait de mieux pour remplacer un remède positif et dans cesconditions un homme à qui on aurait retiré cette illusion,«&|160;Cui demptus per vim mentis gratissimus error »aurait pu s’écrier avec raison ce&|160;: «&|160;Prob meoccidistis amici »

Peut-être que le lecteur supposera que dans l’accusation del’atmosphère comme cause de déchéance, Kant était poussé par lafaiblesse de la vanité, par quelque répugnance à envisager le faitréel que c’étaient ses facultés qui déclinaient. Mais il n’en étaitpoint ainsi. Il se rendait parfaitement compte de sa condition et,dès l’année 1799, il dit devant moi à quelques-uns de sesamis&|160;: «&|160;Messieurs, je suis vieux, affaibli et tombé enenfance, et il faut me traiter en enfant.&|160;» Ou peut-être onpourrait croire qu’il reculait devant l’idée de la mort, événementqui aurait pu survenir tous les jours, puisque les douleurs qu’ilsouffrait à la tête semblaient être une menace d’apoplexie. Mais iln’en était point ainsi non plus. Il vivait maintenant dans un étatcontinu de résignation, préparé à tout décret de la Providence.«&|160;Messieurs, dit-il un jour à ses invités, je n’ai pas peur dela mort&|160;: je vous jure solennellement, comme si j’étais en laprésence de Dieu, que si cette nuit même je recevais tout à coupmon ordre de mort, je l’entendrais avec calme&|160;; je lèveraismes mains au ciel, et je dirais&|160;: Dieu soit béni&|160;!Ah&|160;! s’il était possible qu’alors j’entendisse retentir cemurmure&|160;: Tu as vécu quatre-vingts ans et, dans ce temps tu asfait bien du mal aux hommes&|160;! le cas ne serait pas lemême.&|160;» Quiconque a entendu Kant parler de sa propre mortpourra témoigner du ton de profonde sincérité qui dans ces momentsmarquait son accent et ses gestes.

Un troisième signe de la déchéance de ses facultés fut qu’ilperdit alors toute mesure exacte du temps. Une minute, même sansexagération, un espace de temps bien plus réduit, s’allongeait, enson appréhension des choses, à une lassante étendue. Je puis endonner un exemple amusant qui revenait constamment. Au commencementde la dernière année de sa vie, il prit l’habitude de boire, toutde suite après dîner, une tasse de café, particulièrement les joursoù il se trouvait que j’étais invité&|160;: et telle étaitl’importance qu’il attachait à ce petit plaisir, qu’il tenait noted’avance dans le carnet que je lui avais donné que je dînerais chezlui le lendemain et que par conséquent il y aurait du café. Parfoisil arrivait que l’intérêt de la conversation l’entretenait au-delàde l’heure à laquelle il éprouvait le besoin de sa friandise&|160;:et je n’en étais point fâché, craignant que le café auquel iln’avait jamais été habitué pût troubler son sommeil de la nuit.Mais s’il ne perdait pas de vue l’heure, il y avait une scèneinfiniment curieuse. Il fallait apporter le café«&|160;sur-le-champ&|160;» (mot qu’il avait constamment à la bouchedurant les derniers jours de sa vie) «&|160;à laseconde&|160;»&|160;: et ses expressions d’impatience, encoredouces selon son ancienne habitude, étaient pourtant si vives, etavaient tant de naïveté puérile qu’aucun de nous ne pouvait sedéfendre de sourire. Sachant ce qui devait arriver, je prenais soinque tous les préparatifs fussent faits à l’avance. Le café étaitmoulu, l’eau bouillante&|160;; et au moment même où la parole étaitprononcée, son domestique partait comme une flèche et plongeait lecafé dans l’eau. Il ne restait donc plus que le temps de le fairebouillir. Mais cet insignifiant retard semblait insupportable àKant. Toute consolation pour lui était vaine&|160;; quelque variétéqu’on pût mettre à la formule, il avait toujours une réponse prête.Si on lui disait&|160;: «&|160;Cher Professeur, on va apporter lecafé tout de suite&|160;», — «&|160;on va&|160;!disait-il&|160;; mais voilà le point, c’est qu’onva&|160;: on n’a jamais le bonheur, on va l’avoir.&|160;» Siun autre s’écriait&|160;: «&|160;Le café vient immédiatement&|160;»« Oui, répondait-il, et l’heure prochaine aussi&|160;; etd’ailleurs ce sera à peu près le temps que je l’auraiattendu.&|160;» Puis il se redressait d’un air stoïque etdisait&|160;: «&|160;Enfin, on peut mourir&|160;: après tout cen’est que mourir, et dans l’autre monde, Dieu merci, on ne boirapas de café, par conséquent on ne l’attendra pas.&|160;»Quelquefois il se levait, ouvrait la porte, et criait d’une voixfaible et plaintive comme s’il en appelait aux derniers vestigesd’humanité de ses semblables&|160;: «&|160;Du café, ducafé&|160;!&|160;» Et quand enfin il entendait les pas dudomestique sur l’escalier, il se retournait vers nous et, joyeuxcomme une vigie au grand mât, il clamait&|160;: «&|160;Terre&|160;!terre&|160;! mes chers amis, je vois terre&|160;!&|160;»

Ce déclin général des facultés de Kant, actives et passives,amena peu à peu une révolution de ses habitudes. Jusque-là, ainsique je l’ai déjà dit, il se mettait au lit à dix heures et selevait un peu avant cinq. Il conserva cette dernière coutume, maispoint longtemps. En 1802, il se retirait dès neuf heures, ensuiteencore plus tôt. Il se trouva si réconforté par ce reposadditionnel, que d’abord il fut prêt à crier&|160;:«&|160;Eurêka&|160;», comme s’il eût fait une grandedécouverte dans l’art de guérir l’épuisement chez l’homme. Maisplus tard, ayant poussé l’expérience plus loin, il ne trouva pasque le succès répondît à son attente. Ses promenades se bornaientmaintenant à quelque tour dans le parc royal qui était peu éloignéde sa maison. Afin de marcher avec plus de fermeté, il avait adoptéune méthode particulière de pas&|160;: il portait le pied à terrenon point en avant et obliquement, mais perpendiculairement et enfrappant de manière à s’assurer une base de soutien plus large enposant la plante entière d’un coup. Malgré cette précaution, iltomba une fois dans la rue&|160;: il fut tout à fait incapable dese relever, et deux jeunes dames qui aperçurent l’accidentcoururent l’aider. Avec sa grâce habituelle, il les remerciachaudement et présenta à l’une d’elles une rose qu’il tenait à lamain. Cette dame ne connaissait point Kant personnellement, maiselle fut charmée de son présent. Elle conserve encore la rose,frêle souvenir de sa passagère entrevue avec le grandphilosophe.

Cet accident, comme j’ai raison de croire, fut cause qu’ilrenonça désormais à tout exercice. Tous ses travaux, même leslectures, ne s’accomplissaient plus que lentement et avec un effortmanifeste, et ceux qui lui coûtaient quelque activité corporelledevinrent épuisants. Ses pieds lui refusèrent de plus en plus leuroffice&|160;: il tombait continuellement, parfois en traversant lachambre, même quand il se tenait debout immobile. Pourtant dans seschutes, il ne se blessait jamais&|160;; et il en riait sans cesse,affirmant qu’il était impossible qu’il se fit du mal par l’extrêmelégèreté de sa personne, laquelle était réduite alors à n’être plusqu’une pure ombre humaine. Très souvent, surtout le matin, ils’endormait sur sa chaise par pure lassitude et épuisement&|160;:il lui arrivait alors de tomber sur le plancher d’où il lui étaitimpossible de se relever, jusqu’à ce que le hasard ait amené un deses domestiques ou de ses amis dans la chambre. Plus tard onremédia à ces chutes en lui donnant un fauteuil à bras circulairesqui se joignaient par devant.

Ces brusques assoupissements l’exposaient à un autredanger&|160;: il tombait sans cesse pendant qu’il lisait, la têtedans les chandelles. Un bonnet de nuit en coton qu’il portaitprenait alors feu sur le cou et s’enflammait sur sa tête. Chaquefois que cet incident survenait, Kant se conduisait avec grandeprésence d’esprit&|160;; sans se soucier de la douleur, ilsaisissait le bonnet flambant, le tirait de sa tête, le déposaittranquillement à terre et éteignait les flammes sous ses pieds.Pourtant, comme cet acte mettait sa robe de chambre en un dangereuxvoisinage avec les flammes, je changeai la forme de son bonnet, luipersuadai de disposer différemment les chandelles et fisconstamment placer près de lui un grand vase plein d’eau. De cettefaçon je prévins un danger qui, autrement sans doute, lui auraitété fatal.

Les sorties impatientes que j’ai décrites au sujet du cafédonnèrent raison de craindre qu’à mesure que les infirmités de Kantaugmenteraient, il s’élevât en lui un caprice général et uneobstination d’humeur. Voilà pourquoi, autant pour moi que pour lui,je me fis une règle pour ma conduite future dans sa maison, quiétait qu’en aucune occasion je ne laisserais intervenir le respectque j’avais pour lui avec l’expression la plus ferme de ce qui meparaîtrait être une opinion juste en tout ce qui concernait sasanté, et que dans les cas de grande importance, je ne céderaisnullement à ces caprices particuliers, et que j’insisterais nonseulement sur mon point de vue, mais encore sur la mise en pratiquede mon point de vue, et que si je rencontrais un refus, jequitterais la place sur-le-champ, afin de ne point encourir laresponsabilité du bien-être d’une personne que je n’aurais point lepouvoir d’influencer.

C’est cette conduite qui me gagna la confiance de Kant, car iln’y avait rien qui lui répugnait autant que tout ce qui portaitl’empreinte de la sycophanterie ou de la concession timide. Plusson imbécillité augmentait, plus il devint de jour en jour sujetaux illusions mentales et, en particulier, il tomba en bien desidées fantastiques sur la conduite de ses serviteurs, d’où ilsuivit que parfois il les traitait avec acrimonie. En cesoccasions, j’observais généralement un profond silence et de tempsen temps il me demandait mon avis, et je ne me faisais pointscrupule de dire franchement alors&|160;: «&|160;Monsieur leProfesseur, je crois que vous avez tort.&|160;» — «&|160;Vouscroyez&|160;?&|160;» me répondait-il avec calme, puis il medemandait mes raisons qu’il écoutait avec grande patience etcandeur. Il était très évident que l’opposition la plus ferme, tantqu’elle reposait sur un terrain et des principes soutenables,rencontrait son estime&|160;; et sa noblesse de caractère n’avaitpoint cessé de le porter à son mépris habituel pour une timide etpartiale concession à ses opinions au moment même où ses infirmitéslui faisaient si anxieusement désirer cette concession.

Autrefois, dans la vie, Kant avait été peu accoutumé à lacontradiction. Sa superbe intelligence, sa conversation brillantefondée en partie sur son caustique esprit d’à-propos, en partie surla prodigieuse érudition qu’il possédait, l’air de noble confianceen lui que la conscience de ses avantages imprimait à toute safaçon d’être, la connaissance générale de la stricte pureté de sonexistence, tout cela s’unissait pour lui donner une positionsupérieure aux autres qui, généralement, le préservait contre toutecontradiction ouverte. Et, si parfois il rencontrait une oppositionbruyante et intempérante, mêlée de prétentions à l’esprit, ilabandonnait d’ordinaire avec calme une inutile discussion etdonnait à la conversation un tour grâce auquel il obtenait lafaveur générale de la société et imposait le silence, ou du moins,quelque modestie au plus hardi contradicteur. On ne pouvait doncguère espérer qu’une personne si peu familière à l’oppositionsoumît journellement ses désirs aux miens, sinon sans discussion,au moins sans déplaisir. Il en était ainsi toutefois. Quelquelongue qu’eût été une habitude, si j’y trouvais objection pour desraisons de santé, d’ordinaire il y renonçait&|160;; et il avaitalors, cette excellente coutume, ou bien d’adopter résolument etsur-le-champ son avis propre, ou bien, s’il professait de suivrecelui de son ami, de le suivre sincèrement et non point d’en faireun essai déloyal ou imparfait. Il n’y avait point de projetinsignifiant, dès lors qu’il avait consenti à l’adopter à lasuggestion d’un autre, auquel il renonçât ensuite ou qu’il gênâtpar l’intrusion de ses caprices. Ainsi la période même de sadéchéance mit en lumière tant de nouveaux traits de noblesse, decharme dans son caractère, que je sentais s’accroître de jour enjour mon affection et mon respect pour sa personne.

Et puisque j’ai parlé de ses domestiques, je profiterai ici del’occasion pour rapporter quelques détails sur son valet Lampe. Cefut un grand malheur pour Kant dans sa vieillesse et sesinfirmités, que cet homme, lui aussi, devînt vieux et fût frappéd’une espèce différente d’infirmité. Ce Lampe avait servi autrefoisdans l’armée prussienne&|160;; en la quittant, il était entré auservice de Kant. Il avait vécu en cette situation près de quaranteans, et toujours lourd et stupide, s’était à l’origine acquitté deses fonctions avec une fidélité suffisante. Mais en ces dernierstemps, persuadé qu’il était devenu indispensable par sa parfaiteconnaissance de tous les arrangements domestiques, et profitant dela faiblesse de son maître, il était tombé en de grandesirrégularités, en d’incessantes négligences. Kant s’était donc vuforcé de le menacer à plusieurs reprises de le renvoyer. Moi quisavais que Kant avait un cœur excellent, mais était aussi trèsferme, je prévoyais que ce renvoi une fois prononcé seraitirrévocable&|160;: car la parole de Kant était aussi sacrée que lesserments des autres hommes. J’avais donc saisi toutes les occasionspour montrer à Lampe la folie de sa conduite&|160;; en quoi safemme s’était jointe à moi. Et il était grand temps de réformer cetétat de choses&|160;; car il était devenu dangereux d’abandonnerKant, qui sans cesse tombait par faiblesse, aux soins d’un vieuxmisérable qui tombait lui-même continuellement par ivrognerie. Lefait est que, du moment où j’entrepris de gouverner les affaires deKant, Lampe vit que son vieux système d’abus de confiance au pointde vue pécuniaire, d’exploitation de toute sorte qu’il avait faitede l’état d’incapacité de son maître, était ruiné. Ceci le jeta audésespoir et il se conduisit de plus en plus mal jusqu’à ce qu’unmatin de janvier 1802 Kant me dît que, toute humiliante que fûtpour lui une telle confession, il devait m’avouer que Lampe venaitde le traiter d’une façon qu’il avait honte de me répéter. Je mesentis trop choqué pour le peiner en lui demandant lesdétails&|160;: mais le résultat fut que Kant insista avecmodération, mais fermeté, pour donner congé à Lampe. En effet onprit sur l’heure un nouveau domestique nommé Kauffmann et, le joursuivant, Lampe fut congédié avec une belle pension viagère.

Ici je dois mentionner une petite circonstance qui fait honneurà la bonté de Kant. Dans son testament, persuadé que Lampe leservirait jusqu’à sa mort, il lui avait ordonné une généreusedonation&|160;; mais sur cette nouvelle disposition de renteviagère, laquelle devait être payée immédiatement, il devintnécessaire de révoquer cette partie de son testament&|160;: cequ’il fit en un codicille séparé qui commençait ainsi&|160;:«&|160;Par suite de la mauvaise conduite de mon serviteur Lampe, jejuge bon, etc.&|160;» Mais bientôt après, songeant qu’un témoignagesi solennel et si délibéré sur la conduite de Lampe pourrait portersérieux préjudice à ses intérêts, il effaça ces lignes et leslibella en telle façon qu’aucune trace ne demeura de son justedéplaisir. La douceur de sa nature fut charmée par la conscienceque, cette seule phrase rayée, il n’en restait point d’autres enses nombreux écrits, publics ou confidentiels, qui portât la marquede la colère, pût laisser quelque raison de douter qu’il était morten parfait état de charité avec l’univers. Lorsque Lampe vintdemander un certificat, il fut toutefois très embarrassé. Lerespect bien connu de Kant pour la vérité, si ferme et siinexorable, était en cette circonstance cuirassé contre sespremiers mouvements de générosité. Longtemps, il demeura assis,anxieux, le certificat devant lui, se demandant comment il enremplirait les blancs. J’étais là; mais en une telle affaire, je neme permis pas de suggérer un conseil. Enfin il prit la plume etremplit le blanc ainsi qu’il suit&|160;: «&|160;M’a servi longtempset avec fidélité&|160;» – (en effet, Kant ne savait pas qu’ill’avait volé) – «&|160;mais n’a point su montrer ces qualitésparticulières qui convenaient au service d’un homme vieux etinfirme comme moi.&|160;»

Cette scène troublante terminée – et elle causa à Kant, si avidede paix et de tranquillité, un choc qu’il aurait bien voulus’épargner – il se fit par bonheur qu’aucune autre de cette naturene survint durant le reste de son existence. Kauffmann, lesuccesseur de Lampe, se trouva être un homme respectable et honnêtequi bientôt conçut un grand attachement pour son maître. Dès lors,les choses furent transformées dans le ménage de Kant. L’absenced’un des belligérants rétablit la paix parmi ses domestiques&|160;:car jusque-là il y avait eu guerre éternelle entre Lampe et lacuisinière. Quelquefois, c’était Lampe qui envahissaitbelliqueusement le domaine culinaire de la cuisine. Quelquefois,c’était la cuisinière qui se vengeait de ces insultes en exécutantdes sorties contre Lampe sur le terrain neutre de l’antichambre, oumême venait l’attaquer jusque dans son sanctuaire de l’office. Lesquerelles étaient incessantes. Là au moins ce fut un bonheur pourla paix du philosophe que d’avoir commencé à être atteint desurdité&|160;: ce qui lui épargna maintes manifestations d’horribletumulte ou d’ignoble violence qui ennuyaient ses hôtes et ses amis.Mais maintenant tout changea. Un profond silence régna dansl’office&|160;; la cuisine ne résonna plus d’alarmes martiales, etil n’y eut plus d’embuscades armées dans l’antichambre. Cependanton peut s’imaginer que pour Kant, à l’âge de 78 ans, leschangements, même en mieux, n’étaient point agréables. Si intenseavait été l’uniformité de sa vie et de ses habitudes, que lamoindre innovation dans l’arrangement d’objets aussi peu importantsqu’un canif ou une paire de ciseaux le troublait&|160;; et nonpoint seulement si on les avait placés à deux ou trois pouces deleur position habituelle, mais même si on les avait posés un peu detravers. Quant aux objets plus grands, tels que des chaises, etc.,tout dérangement dans la disposition usuelle, toute transposition,toute addition à leur nombre le jetait dans une absolue confusion.Et son oeil hantait avec inquiétude le coin dérangé jusqu’à ce quel’ancien ordre fût rétabli. Avec de telles habitudes le lecteurpeut concevoir combien il dut être troublant pour lui, à cettepériode où ses facultés s’affaiblissaient, de s’adapter à unnouveau domestique, à une nouvelle voix, à un nouveau pas, etc.

Je ne l’ignorais pas, et j’avais, la veille du jour où il pritson service, inscrit pour le nouveau valet sur une feuille depapier l’entière routine de la vie journalière de Kant, jusqu’auxdétails les plus minutieux et les plus complets&|160;; et il lesavait saisis avec la plus grande rapidité. Pour m’en assurertoutefois, je lui fis faire une répétition de l’ensemble durituel&|160;; tandis qu’il accomplissait la manœuvre, je lesurveillais et lui donnais les indications. Toutefois, je me sentisinquiet à l’idée qu’il serait entièrement abandonné à sadiscrétion, le jour où il ferait son début pour de bon, et je mefis donc un devoir d’être présent en cette importante journée. Dansles cas peu nombreux où le nouveau conscrit n’avait point accompliexactement la manœuvre, un regard ou un signe la lui firentfacilement corriger.

Il n’y avait qu’une partie du cérémonial quotidien où nousétions tous en défaut, puisque c’était la partie qu’aucun œilmortel n’avait jamais contemplée, sauf l’œil de Lampe. C’était ledéjeuner. Toutefois, afin de faire tout ce qui était en notrepouvoir, j’arrivai moi-même à quatre heures du matin. Ce fut,autant que je m’en souviens, le 1er février 1802. À cinqheures précises, Kant apparut et rien ne saurait égaler sonétonnement lorsqu’il me trouva dans la chambre. À peine sorti de laconfusion des rêves, également abasourdi par la vue de son nouveauvalet, par l’absence de Lampe et par ma présence, ce ne fut qu’avecdifficulté que je pus lui faire comprendre le but de ma visite.C’est dans le besoin qu’on reconnaît un ami&|160;; et à cette heurenous aurions donné beaucoup d’argent au savant thébain qui auraitpu nous révéler l’arrangement nécessaire du service de latable&|160;: c’était là un mystère qui n’avait point été révélé àun autre qu’à Lampe. À la fin Kant disposa tout lui-même etapparemment tout était maintenant établi à sa satisfaction.Cependant, je remarquai en lui un certain embarras et de la gêne.Là-dessus, je lui dis qu’avec sa permission, je prendrais une tassede thé et qu’ensuite je fumerais une pipe avec lui. Il accepta maproposition avec sa courtoisie usuelle et parut incapable de sefamiliariser avec la nouveauté de cette situation. À ce momentj’étais assis droit en face de lui et à la fin il me ditfranchement, mais avec l’air le plus tendre et le plus implorant,qu’il se voyait réellement forcé de me prier de m’asseoir à unendroit où ne tomberaient pas ses yeux. Ayant pris l’habituded’être assis seul à son déjeuner pendant beaucoup plus d’un demisiècle, il ne pouvait point abruptement adapter son esprit à unchangement de cette nature et trouvait que sa pensée en était forttroublée. Je fis comme il me priait. Le valet se retira dansl’antichambre, où il attendit à portée de la voix&|160;: et Kantretrouva son calme habituel. La même scène se reproduisitexactement quand je me présentai à la même heure par un beau matind’été, quelques mois plus tard. À partir de ce moment, tout sepassa régulièrement. Et si par hasard il y avait une petite erreur,Kant montrait beaucoup de condescendance et d’indulgence, faisantobserver spontanément qu’on ne saurait demander à un nouveau valetde chambre de connaître toutes ses habitudes et tous ses caprices.Il y eut toutefois un point sur lequel ce nouveau domestiques’adapta au goût d’érudition de Kant en une façon dont Lampes’était montré incapable. Kant était un délicat en matière deprononciation, et Kauffmann avait une grande facilité à saisir leson des mots latins, les titres des livres, et les noms et lesprofessions des amis de Kant&|160;: chose à laquelle Lampe, le plusinsupportable des imbéciles, n’avait jamais pu parvenir. Enparticulier les vieux amis de Kant m’ont raconté que pendantl’espace des trente-huit ans durant lesquels Kant avait l’habitudede lire la gazette publiée par Hartung, Lampe la lui apportait àson jour de publication en proférant la même et identiquesottise&|160;: «&|160;Monsieur le Professeur, voilà le journal deHartmann&|160;», sur quoi Kant répondait&|160;: «&|160;Hein&|160;?quoi&|160;? qu’est-ce que vous dites&|160;? Journal deHartmann&|160;; je vous dis que ce n’est pas Hartmann, maisHartung&|160;; allons, répétez après moi&|160;: pas Hartmann, maisHartung.&|160;» Alors, Lampe, morose, se redressait, prenait l’airraide d’une sentinelle en faction et, du ton monotone dont il avaitpoussé jadis le cri de «&|160;Qui-vive&|160;», rugissait&|160;:«&|160;pas Hartmann, mais Hartung&|160;».«&|160;Encore&|160;!&|160;», criait Kant. Sur quoi Lampe rugissaitpour la seconde fois&|160;: «&|160;pas Hartmann, maisHartung&|160;». «&|160;Encore une fois&|160;», criait Kant. Et unetroisième fois le malheureux Lampe hurlait avec un désespoirtruculent&|160;: «&|160;pas Hartmann, mais Hartung&|160;». Et cetteridicule scène de parade militaire était répétée sans cesse le jourde la publication de la gazette&|160;; dûment, deux fois parsemaine, l’incorrigible vieux sot était soumis au même exercice,lequel était invariablement suivi de la même sottise, la foissuivante. De sorte que ce pertinace idiot répéta sans variation lamême imbécillité 104 fois par an (deux fois par semaine) multipliéepar trente-huit, nombre des années&|160;! Pendant plus de la moitiéd’une vie normale humaine, selon les limites que lui accordel’Ecriture Sainte, ce vieil âne, qu’on ne saurait assez admirer,avait buté ponctuellement sur la même pierre. Et pourtant, malgrécet avantage en son nouveau domestique qui se joignait à unesupériorité générale sur son prédécesseur, la nature de Kant étaittrop tendre, trop bonne et trop indulgente aux infirmités de toutepersonne, sauf aux siennes propres, pour que la voix et le vieuxvisage familier auquel il avait été accoutumé pendant quarante ansne lui manquassent point. Et je trouvai un trait touchant du regretqu’éprouva Kant pour son vieux serviteur qui n’avait jamais rienvalu, qui est inscrit dans son carnet. D’autres personnes notent cedont elles désirent se souvenir. Là, Kant avait noté ce qu’ildevait oublier&|160;: Mem. – février 1802 – il ne faut plus sesouvenir du nom de Lampe.

Au printemps de cette année 1802, je conseillai à Kant deprendre l’air. Il y avait longtemps qu’il n’était sorti. Il n’yavait point à songer à le faire marcher, mais je pensai quepeut-être le mouvement de la voiture et l’air pourraient avoir unechance de le ranimer. Je ne me fiais guère au pouvoir desspectacles et des sons du printemps, car depuis longtemps il avaitcessé d’en être touché.

De tous les changements que le printemps apporte, il n’y enavait plus qu’un maintenant qui intéressait Kant. Il languissaitaprès avec une avidité et une intensité d’attente qu’il étaitpresque douloureux de contempler&|160;: c’était le retour d’unpetit oiseau (moineau peut-être ou rouge-gorge&|160;?) qui chantaitdans son jardin et devant sa fenêtre. Cet oiseau, soit le même,soit son successeur dans la suite des générations, avait chantépendant des années dans la même situation. Et Kant devenait inquietquand le temps froid avait duré plus longtemps qu’à l’ordinaire etretardait son retour. Comme Lord Bacon en effet, il avait un amourenfantin pour tous les oiseaux&|160;; en particulier, ils’appliquait à encourager des moineaux à faire leur nid au-dessusdes fenêtres de son cabinet de travail. Quand ceci survenait, etc’était fréquent à cause du profond silence qui régnait dans cettepièce, il guettait leur travail avec le délice et la tendresse qued’autres donnent à un intérêt humain. Pour en revenir au point dontje parlais, Kant montra beaucoup de répugnance d’abord à adopter maproposition de promenade&|160;: «&|160;Je ne pourrai pas me tenirdans la voiture, dit-il, et je m’affaisserai comme un tas de vieuxchiffons.&|160;» Mais je persistai en insistant doucement et lepoussai à essayer en lui promettant que nous reviendrions de suite,s’il trouvait l’effort trop grand. Donc, par un jour tiède aucommencement de l’été, moi et un vieil ami de Kant, nousl’accompagnâmes à une petite maison que j’avais à la campagne.Comme nous traversions les rues, Kant fut enchanté de découvrirqu’il pouvait se tenir droit et supporter le mouvement de lavoiture, et sembla éprouver un plaisir juvénile à voir les tours etautres monuments publics qu’il n’avait pas vus depuis des années.Nous arrivâmes très gais au but de notre promenade. Kant prit unetasse de café et essaya de fumer un peu. Puis il s’assit au soleilet écouta charmé le babil des oiseaux qui s’étaient assemblés engrand nombre. Il distingua chaque oiseau à son chant, le désignapar son nom. Après avoir passé là environ une demi-heure, nous nousmîmes en route pour revenir, Kant encore joyeux mais évidemmentrassasié par le plaisir de la journée.

En cette occasion, j’avais évité à dessein de l’emmener dans unjardin public afin de ne point troubler son plaisir en l’exposant àla désagréable curiosité des regards de la foule.

Cependant, on sut à Kœnigsberg que Kant était sorti&|160;; etcomme la voiture traversait les rues pour rentrer à la maison, il yeut une ruée de gens de tous les quartiers vers cette direction.Quand la voiture pénétra dans la rue où était sa maison, nous latrouvâmes entièrement encombrée par le peuple. Comme nous nousapprochions lentement de la porte, il se fit deux haies dans lafoule entre lesquelles nous vîmes passer Kant, moi et mon ami luidonnant le bras. Je remarquai dans cette foule les visages debeaucoup de personnes de rang et d’étrangers distingués&|160;:quelques-uns voyaient maintenant Kant pour la première fois etbeaucoup d’autres pour la dernière.

Comme l’hiver de 1802-03 s’approchait, il se plaignit plus quejamais d’une maladie d’estomac qu’aucun médecin n’avait pu soulagerni même expliquer. L’hiver se passa en souffrance&|160;: il étaitlas de la vie et attendait l’heure d’en prendre congé.

«&|160;Je ne peux plus rendre service au monde, disait-il, et jeme suis un fardeau à moi-même.&|160;» Souvent, j’essayai del’égayer par la promesse d’excursions que nous pourrions faireensemble, quand l’été serait revenu. Il y comptait si sérieusementqu’il en avait fait un plan ou classification régulière&|160;: I.Promenade&|160;; II. Excursions&|160;; III. Voyages. Et rien nepouvait égaler l’avis d’impatience qu’il exprimait pour l’arrivéedu printemps et de l’été, non point tant pour le plaisirparticulier de ces saisons que parce que c’étaient celles desvoyages. Il inscrivit cette note sur son carnet&|160;: «&|160;Lestrois mois d’été sont juin, juillet et août&|160;»&|160;: ce quisignifiait que c’étaient les trois mois où l’on voyage. Dans laconversation il exprimait la force fiévreuse de ses vœux, sianxieusement et si plaintivement, que tous éprouvaient pour lui unepuissante sympathie et auraient souhaité d’avoir quelque moyenmagique pour accélérer le cours des saisons.

Durant cet hiver, on fit souvent du feu dans sa chambre àcoucher. C’était la chambre où il conservait sa petite collectionde livres, environ 450 volumes, surtout des exemplaires d’auteurqui lui avaient été offerts. Il peut sembler étrange que Kant, quiavait tant lu, n’eût point de plus grande bibliothèque&|160;; maisil en avait moins besoin que d’autres savants parce que, dans sajeunesse, il avait été bibliothécaire à la Bibliothèque du Châteauet que depuis, la libéralité de Hartknoch, son éditeur, qui à sontour avait profité des généreuses conditions auxquelles Kant luiavait cédé ses droits d’auteur sur ses œuvres, lui avait permis delire tous les nouveaux livres à mesure qu’ils paraissaient.

Vers la fin de cet hiver, c’est-à-dire de 1803, Kant commença àse plaindre de rêves désagréables, quelquefois très terrifiants,qui provoquaient en lui une grande agitation. Souvent des mélodiesqu’il avait entendu chanter dans sa prime jeunesse parmi les ruesde Kœnigsberg, résonnaient douloureusement à ses oreilles et lehantaient si obstinément qu’il n’y avait point d’effort, dedistraction pour les chasser&|160;: ceci lui donnait de l’insomniejusqu’à des heures tardives. Et parfois, après que le sommeill’avait pris à la suite d’une longue veille, quelque profond quefût son sommeil, il était brusquement interrompu par de terribleshallucinations qui plongeaient Kant dans une extrême terreur.Presque toutes les nuits, le cordon de sonnette qui communiquaitavec une sonnette établie dans une chambre au-dessus de la sienneoù dormait son serviteur était violemment agité et avec une intenseprécipitation&|160;; et si vite que s’empressât le domestique, ilarrivait toujours trop tard et trouvait son maître levé et sedirigeant, terrifié, vers quelque autre partie de la maison. Encette occasion la faiblesse de ses jambes l’exposait à de si rudeschutes qu’enfin, mais avec une infinie difficulté, je le persuadaide faire coucher son domestique dans la même chambre que lui.L’état morbide de son estomac qui provoquait ces affreux rêves,devint de plus en plus lamentable, et il essaya des remèdes variésque jadis il avait hautement condamnés tels que quelques gouttes derhum sur un morceau de sucre, du naphte, etc. Mais ce ne furent làque des palliatifs, car son âge avancé empêchait tout espoir decure radicale. Ses rêves devinrent continuellement plusépouvantables. Une seule scène, un seul passage de ces rêves auraitsuffi à composer le cours entier de puissantes tragédies dontl’impression était si profonde qu’elle se prolongeait jusque bienloin dans ses heures de veille. Parmi d’autres phantasmes encoreplus angoissants et indescriptibles, ces rêves lui représentaientconstamment des formes d’assassins, qui s’approchaient de sonlit&|160;: et il était si troublé par les ténébreuses processionsde fantômes, qui glissaient tout le long de lui la nuit, que, dansle premier effarement du réveil, il prenait généralement sondomestique qui courait à son secours pour un assassin. Pendant lejour nous causions souvent de ces nombreuses illusions. Et Kant,avec son coutumier esprit et le mépris stoïque pour les faiblessesnerveuses de toutes sortes, en riait&|160;; et pour fortifier sapropre résolution de lutter contre elles, il inscrivit dans soncarnet&|160;: «&|160;Ne plus s’abandonner aux paniques desténèbres.&|160;» Cependant, sur ma suggestion, il laissa brûlermaintenant une lumière dans sa chambre, placée de façon à ce queles rayons ne vinssent pas tomber sur son visage. D’abord, il enéprouva beaucoup d’ennui, et peu à peu il s’y fit. Le fait mêmequ’il pût parvenir à la supporter fut pour moi une preuve de lagrande révolution qu’avait accomplie cette terrifiante opération deses rêves. Jusque-là l’obscurité et l’extrême silence étaient lesdeux piliers sur lesquels reposaient son sommeil. Nul pas ne devaits’approcher de sa chambre, et pour ce qui est de la lumière, s’ilvoyait seulement un rayon de lune perçant à travers une crevassedes volets, il en devenait malheureux. En fait, les fenêtres de sachambre à coucher étaient barricadées nuit et jour&|160;; maismaintenant l’obscurité était pour lui une terreur et le silence uneoppression. Il ajouta donc à sa lampe une pendule à répétitionqu’il fit placer dans sa chambre. D’abord, le battement en fut tropfort, mais on parvint à emmoufler le martelet et dès lors letic-tac et les sonneries lui devinrent des sons familiers.

Vers ce temps, au printemps 1803, son appétit commença àdiminuer, ce qui ne me parut pas un bon signe. Bien des personnesprétendirent que Kant avait l’habitude de trop manger. Je nesaurais toutefois souscrire à cette opinion, car il ne mangeaitqu’une fois par jour et ne buvait pas de bière. Il était mêmeennemi très déterminé de cette boisson (je veux dire la bière bruneforte). Si jamais un homme mourait tôt, Kant disait&|160;:«&|160;Il devait probablement boire de la bière&|160;» ou si unautre était indisposé, on pouvait s’attendre à ce qu’ildemandât&|160;: «&|160;Mais boit-il de la bière&|160;?&|160;» Etselon la réponse donnée, il formulait son pronostic du malade. Ilne cessa de maintenir en somme que la bière forte est un poisonlent. On sait que Voltaire répondit à un jeune médecin qui accusaitle café d’être aussi un poison lent&|160;: «&|160;Vous avez bienraison, mon ami&|160;: lent et horriblement lent, car j’en boisdepuis soixante-dix ans, et il ne m’a pas encore tué.&|160;» Maisc’est une réponse que Kant n’aurait point permise pour labière.

Le 22 avril I803, son jour de naissance, le dernier qu’il vit,fut célébré par une assemblée plé nière de ses amis. Il avaitlongtemps attendu cette fête et s’était plu à s’enquérir desprogrès qu’on faisait dans les préparatifs. Mais quand le jourvint, la trop grande excitation et la tension de l’attente semblas’être outrepassée. Il essaya d’avoir l’air joyeux&|160;: letumulte d’une société nombreuse le troubla, l’inquiéta et sa gaietéétait manifestement forcée.

Le premier sens de plaisir réel qu’il en éprouva parut lui venirle soir après que les invités furent partis, au moment où il sedéshabillait dans son cabinet de travail. Il parla alors avecbeaucoup de plaisir des cadeaux qu’on ferait en cette occasion,ainsi que c’est l’habitude, à ses serviteurs, car Kant n’étaitjamais joyeux s’il ne voyait autour de lui les autres joyeux. Ilétait grand donneur de cadeaux, mais en même temps ne supportaitpoint l’effet théâtral préparé, les formalités de congratulation,le pathos sentimental avec lesquels on fait en Allemagne lescadeaux de jour de naissance. En tout cela, son goût masculindécouvrait quelque chose de fade et de ridicule.

L’été de 1803 était arrivé et, rendant visite à Kant un jour, jefus atterré quand il me pria du ton le plus sérieux de rassemblerles fonds nécessaires pour un long voyage à l’étranger. Je ne fispoint d’opposition, mais lui demandai les raisons d’un tel projet.Il m’allégua les horribles souffrances qu’il éprouvait à l’estomacet qui n’étaient plus supportables. Sachant le pouvoir qu’avaittoujours eu sur Kant une citation de poète latin, je répliquaisimplement&|160;: «&|160;Post equitem sedet altracura&|160;», et sur l’instant il ne dit rien de plus. Mais lasincérité touchante et pathétique avec laquelle il ne cessaitd’implorer l’arrivée des beaux jours fit que je me demandai s’il nefallait pas au moins céder en partie à ses vœux. Je lui proposaidonc une petite excursion au cottage que nous avions visité l’annéed’avant. — «&|160;N’importe, dit-il, où vous voudrez, pourvu que cesoit loin.&|160;» Vers la fin de juin donc, nous mîmes ce dessein àexécution. En se mettant en voiture, l’ordre du jour de Kantfut&|160;: «&|160;De la distance, de la distance&|160;! Surtoutallons bien loin.&|160;» Mais à peine eûmes-nous atteint les portesde la ville que le voyage sembla avoir déjà duré trop longtemps. Enarrivant au cottage nous trouvâmes le café qui nous attendait. Maisil ne voulut pas même se donner le temps de le boire avant deredemander la voiture, et le voyage de retour lui semblainsupportablement long, quoique nous n’y mîmes qu’un peu moins devingt minutes. Il ne cessait de s’écrier&|160;: «&|160;Ce ne seradonc jamais fini&|160;?&|160;» Et grande fut sa joie quand il seretrouva dans son cabinet de travail, déshabillé, et au lit. Etcette nuit-là il dormit en paix et fut délivré pour une fois de lapersécution des rêves.

Bientôt après il commença de nouveau à parler d’excursions, devoyages dans des pays éloignés. Et en conséquence nousrecommençâmes plusieurs fois notre promenade. Et quoique lescirconstances fussent toujours les mêmes, qu’elles se terminassenttoujours par un désappointement du plaisir immédiat qu’il avaitanticipé, pourtant sans aucun doute elles furent en sommesalutaires à sa santé d’esprit. En particulier le cottage lui-mêmeabrité sous de grands ormes au pied desquels s’étendait une valléesilencieuse et solitaire où s’enlaçait un petit torrent coupé parune chute, dont la sonorité plaisait à l’oreille, donna quelquefoisde vives joies à Kant par de calmes journées de soleil. Et un jour,sous des circonstances accidentelles de nuages passagers,d’éclairage, ce petit paysage pastoral éveilla soudain le vivacesouvenir depuis longtemps assoupi d’une divine matinée d’été de sajeunesse qu’il avait passée dans un bosquet, sur les berges d’unruisselet qui traversait le parc d’un de ses anciens et chers amis,le général Von Lossow. La force de cette impression fut telle qu’ilrevivait cette matinée, qu’il pensait comme il avait pensé alors etqu’il causait avec des amis bien-aimés qui n’étaient plus.

Sa dernière excursion fut au mois d’août de cette année 1803,non dans mon cottage, mais dans le jardin d’un ami. Ce jour-là ilmanifesta une grande impatience. Il avait été convenu qu’ilrencontrerait un vieil ami dans ce jardin, et que moi, avec deuxautres messieurs, je l’accompagnerais. Il se trouva que notretroupe arriva la première et il nous fallut attendre, maisseulement quelques minutes. Telle était toutefois la faiblesse deKant et son total manque de capacité à estimer la durée du temps,qu’après avoir attendu quelques moments, il s’imagina que plusieursheures avaient dû s’écouler, si bien qu’il ne fallait plus comptersur son ami. Plein de cette conviction il voulut s’en aller, forttroublé dans son esprit. Et ainsi se terminèrent les voyages deKant en ce monde.

Au commencement de l’automne la vision de son oeil droitcommença à s’affaiblir. Il avait depuis longtemps perdu l’usage dugauche. Il est à noter que c’est grâce à un pur hasard qu’il avaitdécouvert cette première et ancienne infirmité. S’étant assis unjour pour se reposer au cours d’une promenade, il eut l’idéed’essayer la force relative de ses yeux. Mais en tirant un journalqu’il avait dans sa poche, il fut surpris de s’apercevoir qu’il nepouvait pas distinguer une seule lettre avec l’oeil gauche. Ilavait eu autrefois de notables accidents aux yeux&|160;: une fois,au retour d’une promenade, il avait vu les objets doubles pendantassez longtemps&|160;; deux autres fois il était devenu subitementaveugle. Sont-ce là des accidents anormaux&|160;? Je l’abandonne àla décision des oculistes. Il est certain qu’ils troublèrent fortpeu Kant qui, jusqu’à ce que la vieillesse eût abaissé la puissancede ses facultés, vivait dans un constant état de préparationstoïque pour le pis qui pût lui arriver. Je fus maintenant terrifiéde songer au degré auquel allait s’aggraver son sentimentd’impuissance s’il perdait totalement la vue. Déjà il lisait etécrivait avec grande difficulté, ce qu’il écrivait n’était guèreplus lisible que ce que les gens peuvent s’amuser à griffonner lesyeux fermés. Ses vieilles habitudes de travail solitaire faisaientqu’il n’avait point de plaisir à entendre lire à haute voix, ettous les jours il m’angoissait par l’accent pathétique dont ilm’implorait pour lui faire fabriquer des verres, propres à lalecture. Je tentai tout ce que ma propre science optique pouvaitsuggérer et on fit chercher les meilleurs opticiens, quiapportèrent leurs verres et les modifièrent suivant sesindications. Mais tout fut en vain.

Dans cette dernière année de sa vie, Kant eut beaucoup derépugnance à recevoir des visites d’étrangers, et sauf en descirconstances particulières, s’y refusa totalement. Pourtant, quanddes voyageurs s’étaient considérablement écartés de leur route pourvenir le voir, j’avoue que je ne savais trop comment faire. Refuseravec trop d’obstination, c’était me donner l’air de désirerm’attribuer de l’importance à moi-même. Je dois reconnaîtred’ailleurs que, malgré quelques exemples d’importunité etd’expression grossière d’une curiosité de bas étage, je constataigénéralement dans tous les rangs de la société une très délicatesensibilité pour la condition du vieux reclus. Les visiteursfaisaient d’ordinaire passer leur carte en déclarant qu’ils nedésiraient point satisfaire leur envie s’il devait en êtretourmenté. Le fait est que ces visites le tourmentaient infiniment.Il éprouvait que c’était une dégradation de s’exhiber en son étatd’impuissance et il était conscient de son incapacité de répondreconvenablement à l’attention qu’on lui portait. Quelques visiteurscependant furent introduits suivant le hasard et l’état accidentelde l’esprit de Kant au moment de la visite. Parmi ceux-là je mesouviens que nous eûmes un plaisir particulier en M. Otto, celuiqui signa le traité de paix franco-anglais avec le président lordLiverpool (alors lord Hawkesbury). Un jeune Russe aussi me revientà la mémoire pour l’enthousiasme excessif et je crois sansaffectation qu’il témoigna. Lorsqu’on le fit entrer il s’avançarapidement, saisit les deux mains de Kant et les baisa. Kant, parcequ’il avait vécu beaucoup parmi des amis anglais, avait pris unebonne part de réserve et de dignité anglaises, et détestait lesmises en scène, parut un peu effrayé par ce mode de salut et futassez embarrassé. Pourtant la manifestation de ce jeune hommecorrespondait, je crois, à des sentiments sincères, car lelendemain il revint de nouveau, s’enquit de la santé de Kant, semontra fort anxieux de savoir si sa vieillesse lui était pesante etpar-dessus tout demanda à emporter un petit souvenir du grandhomme. Par hasard le domestique avait découvert un court fragmentraturé du manuscrit original de l’Anthropologie de Kant.Avec ma sanction il le remit au Russe qui prit le papier avectransport, le baisa, puis donna au domestique le seul dollar qu’ileût sur lui. Puis, songeant que ce n’était point assez, il tira sonhabit et son gilet et obligea cet homme à les accepter. Kant, dontla naturelle simplicité de caractère le rendait très peu propre àla sympathie pour les extravagances sentimentales, ne put toutefoisse défendre d’un sourire de bonne humeur quand on lui apprit cetexemple de naïveté et d’enthousiasme chez son jeune admirateur.

J’arrive maintenant à un événement de la vie de Kant qui fut leprécurseur des scènes finales. Le 8 octobre 1803, pour la premièrefois depuis sa jeunesse, il tomba sérieusement malade. Etantétudiant à l’Université, il avait autrefois souffert d’une fièvrequi avait d’ailleurs cessé grâce à l’exercice forcé de lamarche&|160;; et dans les dernières années il avait éprouvéquelques douleurs d’une contusion à la tête&|160;; mais sauf cesdeux exceptions, si on peut ainsi les considérer, il n’avait jamaisété à proprement dire malade. À présent la cause de sa maladie futtelle&|160;: son appétit devint irrégulier ou plutôt, devrais-jedire, se déprava, et il ne prenait plus plaisir à rien manger quedu pain beurré et du fromage d’Angleterre. Le 7 octobre à dîner, ilne prit guère autre chose malgré tout ce que moi et un autre amiqui dînait avec lui, nous pûmes faire pour l’en dissuader. Pour lapremière fois il me sembla que mon importunité paraissait luidéplaire, comme si j’eusse dépassé les justes limites de mesdevoirs. Il affirma que le fromage ne lui avait jamais fait de malet ne lui en ferait pas maintenant. Il ne me restait qu’à me taireet il fit ce qui lui plut. La conséquence fut celle qu’on aurait puanticiper&|160;: nuit d’insomnie à laquelle succéda une journée degrave malaise. Le matin suivant, tout alla comme d’ordinairejusqu’à neuf heures, où Kant, jusqu’à ce moment appuyé sur le brasde sa sœur, tomba soudain par terre sans connaissance. On me fitchercher immédiatement, et je courus chez lui où je le trouvaiétendu sur son lit qu’on avait déplacé dans son cabinet de travail.Il n’avait plus la parole et aucune conscience. J’avais déjàprévenu le médecin, mais avant qu’il arrivât, la nature avait faitles efforts nécessaires pour ramener un peu Kant à lui-même. Aubout d’une heure environ il ouvrit les yeux et continua à marmotterdes mots inintelligibles jusque vers le soir, où il se remit un peuet commença à parler raisonnablement. Pour la première fois de savie il fut pendant quelques jours confiné dans son lit, sans rienmanger. Le 12 octobre, il reprit de nouveau quelque nourriture etréclama ses aliments favoris, mais j’étais maintenant résolu, mêmeau risque de lui déplaire, à m’y opposer fermement. Je lui exposaidonc toutes les conséquences de sa dernière imprudence, chose dontil n’avait manifestement aucun souvenir. II écouta tout ce que jedis avec beaucoup d’attention et exprima tranquillement laconviction que j’avais parfaitement tort, mais il se soumit pour lemoment. Toutefois quelques jours après, je découvris qu’il avaitoffert un florin pour un peu de pain et de fromage ensuite undollar et même davantage. Quand on lui refusa il se plaignitamèrement&|160;; mais peu à peu il se résigna à cesser sesdemandes, quoique souvent il ne pût se dé fendre de trahir combienson désir était violent.

Le 13 octobre, il reprit ses dîners habituels et on le considéracomme convalescent, mais en réalité, il ne retrouva guère le calmed’esprit qu’il avait conservé jusqu’à cette attaque. Il avaittoujours aimé autrefois à prolonger son repas, le seul qu’il prît,ou, ainsi qu’il s’exprimait selon la phrase classique, cenamducere, mais il devint difficile maintenant de le presserassez à son gré. Après le dîner qui se terminait à environ deuxheures, il se mettait aussitôt au lit et s’assoupissait parintervalles, et ces sommes étaient régulièrement interrompus pardes hallucinations ou des rêves terribles. À sept heures du soirarrivait une période de grande détresse qui durait jusqu’à cinq ousix heures du matin, quelquefois plus tard&|160;; et il ne cessaitpendant toute la nuit alternativement de se promener et des’étendre, parfois calme, mais plus souvent très agité.

Il devenait nécessaire maintenant de prendre une personne pourle veiller, parce que son domestique était épuisé par le service dela journée. Aucune ne semblait si propre à cet office que sasœur&|160;; d’abord elle avait longtemps reçu de lui une pensionfort généreuse et de plus, sa plus proche parente, elle pourraitporter le meilleur témoignage de ce que son illustre frère n’auraitmanqué à ses dernières heures d’aucun des soins et des attentionsqu’exigeait sa situation. On s’adressa donc à elle et elleentreprit de le veiller alternativement avec son valet de chambre.Elle prit ses repas à part et on fit une large addition à sa rente.On vit bientôt que c’était une femme tranquille, d’espritconciliant, qui ne soulevait point de discussion parmi lesdomestiques, et elle acquit vite l’estime de son frère par samodestie et sa réserve, et, ajouterai-je, par l’affection vraimentfraternelle qu’elle lui témoigna jusqu’à la fin.

La journée du 8 octobre avait gravement frappé les facultés deKant, mais ne les avait pas totalement détruites. Pendant de brefsintervalles, les nuages qui s’étaient assemblés sur sa majestueuseintelligence semblaient s’écarter pour la laisser briller commejadis. Durant ces moments de brève conscience d’esprit, sa bontécoutumière lui revenait, et il exprimait d’une manière bientouchante sa reconnaissance pour les efforts de ceux quil’entouraient, et le sentiment qu’il avait de leur peine. En ce quiregardait spécialement son domestique, il se montrait fort inquietqu’on le récompensât par de larges présents, et il me priaitinstamment de ne point montrer de parcimonie. Il faut dire que Kantn’était rien moins que princier dans son usage de l’argent et iln’y avait point d’occasion où il exprimât plus fortement sonsentiment de mépris que lorsqu’il appréciait des actions d’avariceou de basse cupidité. Ceux qui ne l’avaient vu que dans la rues’imaginaient qu’il n’était pas généreux, car il refusait fermementet par principe toute aumône à de communs mendiants. Mais, d’autrepart, il était très généreux à l’égard des institutions charitablespubliques&|160;; il avait assisté ses parents pauvres de façonbeaucoup plus large qu’on n’aurait pu raisonnablement le prévoir eton vit maintenant qu’il avait beaucoup d’autres pensionnairesdépendant de ses libéralités, fait qui nous était entièrementinconnu, jusqu’à ce que la faiblesse de sa vue et d’autresinfirmités m’obligèrent au devoir de payer ces pensions moi-même.Il faut se souvenir aussi que la fortune entière de Kant, qui endehors de son traitement officiel ne s’élevait pas à plus de 20 000dollars, était le produit de son travail honorable pendant près desoixante ans et qu’il avait lui-même subi toutes les affres de lapauvreté dans sa jeunesse, quoique ne s’étant jamais endettévis-à-vis d’aucun homme&|160;; circonstances de son histoire qui,ainsi qu’elles expriment la conscience qu’il devait avoir de lavaleur de l’argent, rehaussent infiniment le mérite de sagénérosité.

En décembre 1803, il devint incapable de signer son nom. Sa vues’était abaissée au point qu’à table il ne pouvait trouver sacuillère sans qu’on la lui donnât, et quand je me trouvais dîneravec lui, je commençais par couper en petits morceaux ce qu’il yavait sur son assiette&|160;; puis je les plaçais dans une cuillèreà dessert&|160;; puis enfin je lui conduisais la main jusqu’à lacuillère. Mais son incapacité à signer son nom n’avait pas pourseule cause la cécité. La vérité était que, par impuissance demémoire, il ne pouvait se souvenir des lettres qui composaient sonnom et quand on les lui répétait, il ne pouvait représenter lafigure de ces lettres dans son imagination. Vers la fin de novembrej’avais remarqué que cette incapacité s’accentuait rapidement, etj’avais donc obtenu de lui de signer d’avance tous les reçus, etc.,dont on aurait besoin à la fin de l’année. Plus tard, à ma prière,et, pour éviter toute difficulté, il me donna un pouvoir régulierde signature.

Quoique Kant fût maintenant bien déprimé, il avait parfois desmoments de gaieté. Son jour de naissance était toujours pour lui unsujet agréable. Quelques semaines avant sa mort je calculais letemps qui s’écoulerait encore jusqu’à cet anniversaire, et jel’égayais de la perspective des réjouissances qu’on y célébrerait.«&|160;Tous vos vieux amis, lui dis-je, se réuniront et boiront àvotre santé une coupe de champagne.&|160;» — «&|160;Oui, dit-il,mais il faut le faire sur-le-champ.&|160;» Et il ne fut satisfaitque lorsqu’on eut réuni la compagnie. Il but un verre de vin avecses invités, et avec une grande élévation d’esprit, célébra paranticipation ce jour de naissance qu’il ne devait jamais voir.

Cependant dans les dernières semaines de sa vie, un grandchangement se fit dans son humeur. À sa table, où jadis régnait unserein esprit de gaieté, il n’y avait plus qu’un mélancoliquesilence. Il était troublé de voir deux convives causer l’un avecl’autre, tandis que lui-même restait en scène comme un figurant quin’a pas de rôle. Et pourtant, l’engager dans la conversation auraitété encore plus désolant, car il n’entendait plus que très mal.L’effort qu’il faisait pour s’écouter lui était pénible et sesexpressions, même quand ses pensées étaient suffisamment précises,étaient devenues presque inintelligibles. Il est remarquabletoutefois que dans les plus profondes dépressions, devenuparfaitement incapable de s’entretenir raisonnablement des affairesordinaires de la vie, il pouvait encore répondre avec unecorrection et une distinction véritablement extraordinaires à toutequestion de philosophie ou de sciences, particulièrement degéographie physique, de chimie ou d’histoire naturelle. Il parlafort bien, dans sa pire condition, des lois des gaz et cita fortexactement différentes propositions de Kepler, notamment la loi desmouvements planétaires. Et je me souviens précisément que ledernier lundi de sa vie, où l’extrémité de sa faiblesse faisaitfondre en larmes ses amis qui l’assistaient, il était assis parminous, insensible à tout ce que nous pouvions lui dire, affaissé ouplutôt, faudrait-il dire, écroulé en une masse sans forme sur sachaise, sourd, aveugle, en torpeur, paralysé. À ce moment-là mêmeje dis à voix basse aux autres, que je m’engageais à faire entrerKant dans la conversation avec justesse et animation. C’est cequ’ils trouvèrent difficile de croire. Là-dessus je m’approchai deson oreille et je lui adressai une question sur les Barbaresques. Àla surprise de tous, excepté la mienne, il nous fit immédiatementun exposé sommaire de leurs mœurs et de leurs coutumes et nous dità ce propos que dans le mot Algiers il faudrait prononcerle g dur, comme dans le mot anglais gear.

Pendant les derniers quinze jours de la vie de Kant, ils’occupait incessamment à un travail qui semblait non seulementdépourvu de but, mais en lui-même contradictoire. Vingt fois à laminute il détachait et rattachait son foulard, de même une sorte deceinture qu’il portait à sa robe de chambre&|160;: sitôt qu’ elleétait agrafée il la dégrafait avec impatience, puis témoignaitautant d’impatience pour la faire agrafer de nouveau. Mais aucunedescription ne saurait donner une impression adéquate de lalassante inquiétude avec laquelle du matin à la nuit il poursuivaitce labeur de Sisyphe&|160;: faire et défaire, s’irriter de nepouvoir agir, s’irriter d’avoir agi.

Dès ce temps, il reconnaissait rarement ceux qui étaient autourde lui et nous prenait tous pour des étrangers. Ceci arriva d’abordpour sa sœur, puis pour moi, enfin pour son domestique. Cetteespèce de séparation me désola plus que toutes les autresmanifestations de déchéance. Je savais bien qu’il ne m’avait pasréellement retiré son affection et pourtant son air et sa manièrede s’adresser à moi me donnaient constamment cette sensation. Jen’en étais que plus ému, quand la santé de ses perceptions et deses souvenirs lui revenait mais à des intervalles de plus en pluslointains. En cette condition, silencieux ou babillant comme unenfant, absorbé et enfoncé dans la torpeur, ou bien occupé à deshallucinations et à d’imaginaires visions, s’éveillant un instantpour des bagatelles, retombant pendant des heures à ce quipeut-être étaient les fragments disjoints de grandes rêveriespérissantes, quel contraste avec ce Kant qui jadis avait été lecentre brillant des cercles les plus brillants de noblesse,d’esprit, ou de science, que possédait la Prusse&|160;! Unepersonne distinguée de Berlin qui lui avait rendu visite durantl’été précédent fut profondément émue et dit&|160;: «&|160;Ce n’estpas le Kant que j’ai vu, mais la coquille de Kant.&|160;» Etcombien cette parole eût été plus vraie, si elle l’eût vumaintenant&|160;!

Car voici que vint février 1804, qui fut le dernier mois queKant fut destiné à voir. Il est remarquable que, dans le carnetdont j’ai parlé, j’aie trouvé un fragment de vieille chanson queKant y avait noté, daté de l’été, environ six mois avant sa mort,et où il était dit que février était le mois où les hommes avaientà porter le plus léger fardeau pour la simple raison qu’il étaitplus court que les autres de deux ou trois jours. Et la conclusionétait dans un sentiment de fantaisie ému&|160;: «&|160;O heureuxmois de février où l’homme a le moins à supporter, le moins depeine, le moins de douleur, le moins de remords.&|160;» Même en cebref mois Kant n’eut pas à supporter douze jours entiers, car cefut le douzième qu’il mourut et véritablement on peut dire qu’ilétait mourant depuis le premier. Il ne faisait plus que végétermalgré les capricieuses lueurs passagères qui jaillissaient encoredes tisons de son ancienne et magnifique intelligence.

Le 3 février, les ressorts de la vie semblèrent s’arrêter dejouer, car à partir de ce jour il ne mangea littéralement plusrien&|160;: son existence ne sembla plus être que la prolongationde force acquise par une vie de quatre-vingts ans, après lacessation du pouvoir moteur du mécanisme. Son médecin lui rendaitvisite chaque jour à la même heure et il était convenu que jedevais toujours être là pour le rencontrer. Neuf jours avant samort, au moment de la visite ordinaire, survint cette petitecirconstance qui nous émut tous deux en nous rappelantinvinciblement l’ineffaçable courtoisie, et la tendresse de lanature de Kant.

Quand on annonça le médecin, je montai chez Kant et luidit&|160;: «&|160;Voici le docteur A…&|160;» Kant se leva de sachaise, tendit sa main au docteur et murmura quelque chose où lemot postes était répété à plusieurs reprises, mais avec l’air dedésirer qu’on l’aidât à achever la phrase. Le docteur A… quipensait que par postes, il voulait dire des relais de chevaux deposte, et que par conséquent il délirait, lui répondit que tous leschevaux avaient été commandés et le supplia de se calmer. Mais Kantcontinua avec un grand effort sur lui-même et ajouta&|160;:«&|160;Beaucoup de postes, bien de la bonté, beaucoup de bonté,beaucoup de reconnaissance.&|160;» Tout cela fut dit avec uneincohérence apparente mais avec une grande chaleur et une visibleconscience. Cependant je devinai parfaitement ce que Kant sous sabrume d’imbécillité désirait dire et j’interprétai&|160;: « Ce quele professeur désire dire, docteur A…, c’est ceci&|160;: étantdonné les postes nombreux et pesants que vous remplissez en villeet dans l’Université, cela témoigne d’une grande bonté de votrepart de lui donner autant de votre temps (car le docteur A… nevoulut jamais se laisser payer par Kant) et il vous a la plusprofonde reconnaissance de cette bonté.&|160;» — «&|160;C’est cela,dit Kant, gravement, c’est cela.&|160;» Mais il continua encore dese tenir debout et il allait tomber. Sur quoi j’avertis le médecinque j’étais persuadé que Kant ne voudrait point s’asseoir quelleque fût sa fatigue, jusqu’à ce que ses visiteurs se fussent assis.Le docteur sembla en douter, mais Kant qui avait entendu ce quej’avais dit, par un prodigieux effort confirma mon explication desa conduite et prononça distinctement ces paroles&|160;:«&|160;Dieu me préserve d’être tombé assez bas pour oublier lesoffices de l’humanité.&|160;»

Quand le dîner fut annoncé, le docteur A… prit congé. Un autreinvité venait d’arriver et j’espérais, à cause de l’animation queKant venait de montrer, que ce jour-là le repas serait agréable.Mon espérance fut vaine&|160;: Kant était plus épuisé que decoutume et il eut beau lever la cuillère jusqu’à sa bouche, il neput rien avaler. Depuis quelque temps tous les aliments avaientperdu leur goût pour lui, et je m’étais efforcé, mais sans succès,de stimuler les organes du goût par de la muscade, du cinnamome,etc. Ce jour-là rien ne réussit et je ne pus l’amener à goûter mêmeun biscuit. Je lui avais entendu dire une fois que plusieurs de sesamis, tombés dans le coma, avaient terminé leur maladie par quatreou cinq jours d’entière absence de douleur, mais totalement sansappétit, puis s’étaient endormis paisiblement dans le sommeilfinal, et je craignais bien de le voir maintenant lui-même dans cetétat.

Le samedi 4 février, j’entendis ses invités exprimer à hautevoix la crainte de ne plus le revoir et je ne pus que partager cescraintes. Pourtant le dimanche 5, je dînai à sa table avec son amiintime M. R.-R.-V. Kant était encore là, mais si faible que sa têteétait affaissée sur ses genoux et qu’il était tombé contre le brasdroit de son fauteuil. J’allai arranger ses oreillers de manière àsoulever et supporter sa tête, puis je lui dis&|160;:«&|160;Maintenant, mon cher Monsieur, vous êtes remis enordre.&|160;» Grand fut notre étonnement quand il répondit d’unevoix claire et nette par la phrase militaire romaine&|160;:«&|160;Oui, testudine et facie&|160;» et il ajoutaimmédiatement&|160;: «&|160;Prêt pour l’ennemi et en ordre debataille.&|160;» Ses facultés se réduisaient en cendres, mais detemps à autre quelque langue de flamme ou grande émanation delumière s’élançait pour nous montrer que l’ancien feu dormaitau-dessous.

Le lundi 6, il fut beaucoup plus faible et plus plongé dans satorpeur, il ne prononça pas une parole, sauf lorsque je luiadressai ma question sur les Barbaresques, ainsi que je l’ai dit,et demeura assis, les yeux ouverts sans voir, perdu en lui-même, nemanifestant aucun sens de notre présence, de sorte que nous avionsla sensation de quelque gigantesque fantôme, d’un siècle oublié,qui serait venu s’asseoir parmi nous.

À ce moment Kant était devenu beaucoup plus calme et composé.Dans la première période de sa maladie, quand sa force n’avaitpoint encore été brisée, et qu’elle se trouvait en conflit actifavec les premières attaques de la décrépitude, il avait montréquelque humeur, et parfois dit des paroles dures ou même rudes àses domestiques. C’était une chose bien opposée à ses dispositionsnaturelles, mais très excusable dans ces circonstances. Il nepouvait se faire comprendre. Par suite on lui apportaitcontinuellement des objets qu’il n’avait pas demandés, et ce qu’ildésirait réellement, souvent il ne pouvait l’obtenir parce que tousses efforts pour le nommer étaient inintelligibles. De plus uneviolente irritation nerveuse le possédait par la rupture del’équilibre des différentes fonctions. La faiblesse d’un organe luiétait rendue plus palpable par la disproportion de la force queconservait l’autre. Mais à la fin cette lutte fut terminée. Sonsystème tout entier était miné, et maintenant se mouvait rapidementet harmonieusement vers la dissolution. Depuis ce moment jusqu’à ceque tout fût fini, pas un mouvement d’impatience, pas uneexpression d’agacement ne lui échappa.

Je venais le voir maintenant trois fois par jour, et le mardi 7février, y allant à l’heure du dîner, je trouvai ses invitésordinaires assis à table seuls. Kant était au lit. C’était unescène nouvelle dans sa maison. Nos craintes pour la proximité de safin en furent accrues. Néanmoins l’ayant vu se remettre si souvent,je ne voulus pas courir le risque de le laisser sans société lesjours suivants. Donc à une heure comme d’ordinaire nous nousréunîmes dans la maison, le mercredi 8 février. Je lui présentaimes devoirs avec autant de gaieté que possible et j’ordonnai deservir le dîner. Kant était assis à table avec nous et levant unecuillère avec un peu de soupe, il la porta à ses lèvres, maisaussitôt après la posa et se retira à son lit d’où il ne se relevaplus.

Le jeudi 9, il était tombé dans la faiblesse d’un moribond etl’aspect cadavérique (facies hippocratica) s’était déjàemparé de lui. Je revins le voir fréquemment pendant toute lajournée et y retournant pour la dernière fois vers dix heures dusoir, je le trouvai en état d’inconscience&|160;: je ne pus luitirer de signe de reconnaissance et je le laissai aux soins de sasœur et de son domestique.

Le vendredi 10, j’allai le voir à 6 heures du matin. C’était unjour de tempête, et une épaisse neige était tombée pendant la nuit,et je me souviens qu’une bande de voleurs avait fait effractiondans la cour de Kant afin d’entrer chez son voisin qui étaitbijoutier. Comme je m’approchais de son lit, je lui dis bonjour. Ilme rendit mon salut en disant&|160;: «&|160;Bonjour&|160;», maisd’une voix si faible et si défaillante qu’elle était à peinearticulée. Je me réjouis de le trouver conscient et je lui demandais’il me reconnaissait&|160;: «&|160;Oui&|160;», répondit-il, ettendant la main il me toucha doucement la joue. Pendant le reste dela journée, chaque fois que je le vis, il sembla être retombé enétat d’inconscience.

Le samedi 11, il était couché les yeux fixes et ternes et selontoute apparence dans une paix parfaite. Je lui demandai encore cejour-là s’il me reconnaissait. Il ne pouvait parler, mais il tournasa figure vers moi et me fit signe que je devais l’embrasser. Uneprofonde émotion me traversa comme je m’inclinais pour baiser seslèvres pâles, car je savais que, dans cet acte solennel detendresse, il voulait exprimer sa reconnaissance pour notre longueamitié et signifier son dernier adieu. Je ne l’avais vu donnercette marque d’amour à personne, sauf une fois, et c’était peu desemaines avant sa mort qu’il attira sa sœur vers lui et l’embrassa.Le baiser qu’il me donna alors fut son dernier témoignage dereconnaissance.

Toutes les boissons qu’on lui offrait maintenant traversaientl’œsophage avec un son de râle, comme il arrive souvent chez lesmoribonds, et on apercevait tous les signes de la mortprochaine.

Je souhaitais rester avec lui jusqu’à la fin et, ainsi quej’avais été parmi les plus proches témoins de sa vie, être témoinaussi de sa mort, et en conséquence, je ne le quittai plus, saufquand on m’appelait quelques minutes pour m’occuper de quelquebesogne. Je passai la nuit entière à son chevet. Quoiqu’il fûtdemeuré tout le jour en état d’inconscience, le soir il fit dessignes intelligibles pour exprimer le désir qu’on remît son lit enordre. Nous le soulevâmes donc dans nos bras&|160;; on arrangea àla hâte les couvertures et les oreillers et nous le replaçâmes. Ilne dormit pas et à l’ordinaire il repoussa la cuillerée de boissonqu’on lui mettait parfois aux lèvres. Mais vers une heure du matinil fit lui-même un mouvement vers la cuillère, d’où je comprisqu’il avait soif, et je lui donnai très peu de vin et d’eau sucrée.Les muscles de sa bouche n’eurent pas la force de le retenir, desorte que, pour l’empêcher de s’échapper, il leva sa main à seslèvres, jusqu’à ce que la gorgée fût avalée avec un bruit de râle.Il sembla en désirer encore et je continuai à lui en donner jusqu’àce qu’il dît de façon que je fus juste capable de comprendre&|160;:«&|160;C’est assez.&|160;» Et ce furent ses dernières paroles.«&|160;C’est assez.&|160;» Sufficit&|160;! Puissantes etsymboliques paroles&|160;! Par intervalles il repoussait ses drapset se découvrait. Je les replaçais constamment. Dans une de cesoccasions je m’aperçus que tout le corps et les extrémitésdevenaient déjà froids et que le pouls était intermittent.

À trois heures un quart, le dimanche matin 12 février 1804, Kants’étendit comme s’il prenait position pour son acte final, ets’établit dans la posture précise qu’il conserva jusqu’au moment dela mort. Le pouls n’était plus perceptible maintenant au toucher niaux mains, ni aux pieds, ni au cou. J’examinai toutes les partiesoù il y a un battement du pouls et n’en trouvai qu’à la hanchegauche où il continuait de battre avec violence, mais souventintermittent.

Vers dix heures du matin, Kant subit une remarquabletransformation&|160;: son oeil devint rigide&|160;; son visage etses lèvres se décolorèrent par une pâleur cadavérique. Pourtanttelle était l’intensité des habitudes de sa constitution qu’aucunetrace ne parut de la sueur froide qui accompagne régulièrement ladernière agonie mortelle.

Il était près de onze heures quand le moment de la dissolutions’approcha. Sa sœur était debout au pied du lit&|160;; le fils desa sœur au chevet&|160;; moi, afin d’observer toujours lesfluctuations de son pouls, j’étais agenouillé à son côté etj’appelai son domestique pour venir voir la mort de son bon maître.La dernière agonie maintenant allait se terminer, si on peutappeler agonie ce qui n’était point une lutte. Précisément à cemoment son distingué ami, que j’avais fait demander, M. R.-R.-V,entra dans la chambre. D’abord la respiration devint plus faible,puis elle se fit irrégulière, puis il y eut intermittence totale etla lèvre supérieure se révulsa légèrement&|160;; ensuite il y eutune faible respiration ou un soupir, puis plus rien&|160;; mais lepouls battit encore quelques secondes plus lentement, plusfaiblement, jusqu’à ce qu’il cesse tout à fait&|160;; le mécanismes’arrêta&|160;; le dernier mouvement fut interrompu&|160;; etexactement à ce moment la pendule sonna onze heures.

Peu après sa mort, on rasa la tête de Kant, et sous la directiondu professeur Knorr, on en fit un moulage en plâtre, non seulementdu masque, mais de la tête entière, dans le dessein, je crois,d’enrichir la collection craniologique du docteur Gall.

Le corps ayant été disposé et habillé, une immense foule de gensde tous les rangs, du plus haut au plus bas, se pressa pour levoir. Chacun était anxieux de saisir la dernière occasion, depouvoir se dire&|160;: «&|160;Moi aussi, j’ai vu Kant.&|160;» Cecicontinua bien des jours durant lesquels, du matin au soir, lamaison était encombrée de foule. Grand fut l’étonnement des gensdevant la maigreur de Kant, et on s’accorda à convenir que jamaison n’avait vu corps si épuisé et si décharné. Sa tête reposait surle coussin sur lequel jadis ces messieurs de l’Université luiavaient présenté une adresse, et je crus ne pouvoir en faire unusage plus honorable qu’en le plaçant dans le cercueil commeoreiller final pour cette tête immortelle.

Kant avait exprimé ses vœux plusieurs années auparavant dans unmémorandum spécial sur le mode de ses obsèques. Il priait qu’elleseussent lieu de bonne heure le matin, avec aussi peu de bruit et dedérangement que possible, et suivies seulement par ses amis lesplus intimes. Comme j’avais trouvé ce mémorandum en rangeant sespapiers à sa requête, je lui avais franchement dit que cesdispositions me placeraient, comme exécuteur testamentaire, dans ungrand embarras, parce que très probablement les circonstancesrendraient presque impossible de les accomplir. Sur quoi Kantdéchira le papier et laissa le tout à ma discrétion. En effet, jeprévoyais que les étudiants de l’Université ne se laisseraient paspriver de cette occasion de témoigner leur vénération par desfunérailles publiques.

L’événement montra que j’avais raison. La cité de Kœnigsbergn’avait jamais vu et ne vit plus de funérailles telles que furentcelles de Kant, aussi solennelles et aussi magnifiques. Lesgazettes publiques et les brochures, etc., ont rendu compte siminutieusement des détails que je marquerai seulement les grandstraits de la cérémonie.

Le 28 février, à deux heures de l’après-midi, tous lesdignitaires de l’Église et de l’État en résidence à Kœnigsberg ouvenant des parties les plus éloignées de la Prusse s’assemblèrent àla chapelle du château. De là ils furent escortés par le corpsentier de l’Université en robe d’apparat et par beaucoupd’officiers supérieurs qui avaient toujours eu beaucoup d’affectionpour Kant, jusqu’à la maison du professeur mort. Le corps fut levéà la lumière des torches, tandis que les cloches de toutes leséglises de Kœnigsberg sonnaient le glas, puis porté à lacathédrale, éclairée par d’innombrables cierges. Un prodigieuxcortège suivait à pied. À la cathédrale, après l’ordinaire ritefunéraire accompagné de toutes les expressions possibles devénération nationale pour le mort, il y eut un grand servicemusical très admirablement exécuté, puis les restes mortels de Kantfurent descendus dans la crypte académique, et là maintenant ilrepose parmi les patriarches de l’Université.

PAIX À SA POUSSIÈRE ; ET À SA MÉMOIRE ÉTERNEL HONNEUR !

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