Les Deux Consciences

Les Deux Consciences

de Camille Lemonnier

I

Les trois Bergers, sous leur bisquain gras,étaient frustes et doux. Ils avaient les pieds énormes et, pour marcher, s’appuyaient à de longs cornouillers noueux. La marne et la poussière squamaient leurs jambes rousses, sèches comme des écorces. Ils arrivaient des matins religieux du monde. L’Étoile leur avait apparu comme ils gardaient les moutons pour le boucher.Elle les avait conduits vers un pauvre bourg de Flandre. Ils avaient vu dans l’étable, à côté du bœuf, une humble femme qui tenait un enfant sur ses genoux. Et une voix, venue d’en haut, leur avait annoncé que c’était la Vierge avec l’enfant Jésus. Comme ils regagnaient leurs moutons, la voix encore une fois s’était fait entendre et leur avait dit : « À présent, suivez l’Étoile. Après mille et mille ans, elle vous mènera à Éden. »Et, ayant levé la tête, ils l’avaient aperçue comme un grand chardon d’or dans le ciel. L’aubergiste des Trois-Rois les avait régalés de riz au lait, et ensuite ils étaient partis. Quand la lassitude les prenait, ils s’asseyaient derrière une haie et ils jouaient de la cornemuse. Le soir, ils dormaient sous le toit d’une bergerie. L’Étoile aussi s’arrêtait près de la cheminée.

Ainsi marchant, ils avaient vu, dans un autre bourg de Flandre, crucifier un homme. Le boulanger, le brasseur, le marchand de lin, le maltôtier étaient là, avec toutes les petites gens des villages. Il était venu des soldats de la ville. Et ils avaient reconnu au pied de la croix la Vierge avec une autre femmequ’on appelait la Madeleine. Tous les moutons et tous les bœufs pleuraient dans la campagne. Les cloches sonnaient dans les paroisses. « Celui-là, se dirent-ils entre eux, nous l’avons vu, étant petit, dans l’étable, près de sa mère. Quel mal a-t-il pu faire pour mériter la mort ? » Et le marchand de lin leur dit : « Il a soutenu les pauvres contre nous, les riches. » Ils n’avaient pas compris.

Les Bergers allaient par les chemins couverts,sous l’aubépine et les cerisiers fleuris. Ils allaient le long despetites bordes, entre les champs d’orge et d’avoine. Le dimanche,dans les hameaux, on dansait au son du violon en se piffrant dekoekebakken et lampant la bière fraîche de mars. Ce jour-là ils sereposaient, et l’Étoile là-haut fumait une bonne pipe. C’étaitcomme une journée en paradis. Mais, le lendemain, ils reprenaientleurs cornouillers noueux. Selon que cela tombait, ils mangeaientdes sauterelles, des navets, de beaux fruits d’or et des poissonscrus. L’Étoile, toujours au bon moment, s’arrêtait par-dessus unverger, un vivier ou la mer.

Sous leurs os en pointe de clou, leur foid’anciens hommes était demeurée farouche et naïve. Ils croyaientvoir se lever Dieu dans le matin. En frappant la terre du plat deleurs paumes, ils disaient des mots bas qui faisaient sortir lesbelettes, les hérissons et les lapins. Ils causaient avec lesmoutons, les bœufs et les fauvettes. Personne ne leur avait dit cequ’était Éden, et seulement ils savaient que c’était vers Éden queles menait l’Étoile. Dans leurs grands visages, rongés par le selet le vent, le point clair des prunelles toujours regardait du côtéde l’Orient. Une chaleur d’éternité gonflait leur peau à l’endroitoù battait leur cœur. Et ils ne s’étaient plus arrêtés.

Ils avaient vu fuir, le long des petits fossésherbus, d’étranges créatures mi-hommes, mi-bêtes. Avec des voixd’accordéon, elles gémissaient d’avoir été des divinités. C’étaitlà une surprise nouvelle pour les Bergers. Ils se grattaient lanuque et regardaient rôder en déroute la horde écloppée des nympheset des égipans velus comme des bisons. Ils connurent alors quec’étaient les antiques symboles et les formes périssables du divinqui déménageaient. Ensemble, ils avaient été la joie, la grâce etles règnes. Courbés à présent vers la terre, avec des dodelinementsde tête séniles, ils se parlaient d’un Olympe dont même le maîtred’école ne parlait plus.

Un d’eux, avec une vieille barbe, par momentss’asseyait sur un débris de trône qui plutôt ressemblait à unechaise percée. Comme il était le plus âgé, il s’interrompait deradoter pour vagir comme un enfant. Il fallait alors l’amuser enremuant devant lui un tonnerre suranné qui éclatait avec un bruitléger de pois écrasés.

Les Bergers riaient de l’entendre appeler lemaître des Dieux. Rien ne forme l’esprit comme les voyages ;ils n’ignorèrent bientôt plus la légende qui avait été chantée surles lyres. Ils surent que ces anciens locataires d’en haut un matinavaient été brutalement expulsés, laissant au magasin d’accessoiresla plupart de leurs attributs. Pour gagner leur vie, maintenant ilsdevaient danser sur la corde raide d’un arc-en-ciel décoloré. Ilsexhibaient une ménagerie de bêtes rogneuses, lions, tigres,panthères, pégases pareils aux chevaux de bois des carrousels surles foirails, les jours de liesse. Ils montraient aussi fièrementun aigle qui n’avait pu survivre à sa déchéance et que l’épouse dumaître des dieux avait fait empailler. Dans les bourgs, les rustresles prenaient pour des bateleurs à cause de leurs nudités d’un rosedéteint et plissé comme des maillots. Les vaches par-dessus leshaies, quand ils passaient, meuglaient, la corne oblique, et leschiens tiraient sur leur chaîne. Quelquefois, de froid, de faim, ilmourait une petite karite ou une muse au bord d’une mare.

Or, il était venu d’Orient de sombres dieuxlivides. C’étaient, ceux-là, les dieux de la fièvre, des vertigeset de la mort : l’Adonaï de Syrie, farouche et pleureur ;Sabas qui, en Phrygie, s’était appelé Sabaoth, roi des Sept Ciels.Et Bacchus, à lui seul, fut Attis, Adonaï et Sabas. Gras, efféminé,lubrique comme l’âne, sa monture, il déchaînait les démences,l’amour et les larmes. Le sang de la terre aux vendanges coulait,enflammait de fureurs les femmes et les hommes. La douleur, la soifivre de souffrir après l’immense joie sereine d’Ionie ameutait lesamantes sanglantes autour de la passion de Zagreus, du Jésusd’Asie, au sexe transpercé et lamenté par les saintes femmes. Lalyre était morte, la flûte aigre et saccadée rythmait les ritesfunèbres, le râle ardent des corybantes, les cris gutturaux despsylles, des jongleurs, des pythonisses et des courtisanes. Enécoutant hurler l’orgie sacrée, les vieux petits dieux harmoniquesd’autrefois se jetaient la face contre terre. Les trois Bergersriaient et par jeu leur tiraient ce qui leur restait de barbe.

Wildman en était là de ses écritures. Depuisun mois, à travers la ponctualité d’un labeur quotidien, iltravaillait à son nouveau livre. Et il l’avait appelé :Épiphanie. C’était là une parabole comme toutes sesdernières œuvres ; elle déroulait la courbe d’une humanitéqui, partie des confuses et mortelles théodicées, aboutissait à lajoie, à l’amour, à la beauté. Les Bergers, hommes de simple foi,pèlerinaient à travers les âges. Ils symbolisaient la caravanehumaine en marche pour mériter les destinées heureuses. Après deslaps millénaires, l’Étoile les menait au seuil des réalisations.Éden s’ouvrait, et l’homme qui avait fait les dieux à son tours’attestait divin et accompli.

Wildman ainsi exprimait que la souffrancen’est qu’une des formes en décours de la graduelle élaboration desâmes : toute la vie, par la connaissance de soi et du monde,est dévolue au définitif bonheur. Le thème, avec ampleur, ondulaitentre ses tempes. Il avait rêvé d’en faire une page touffue etvivante. Son art, d’une couleur sensuelle, violente et riche,évoquait Breughel et Jordaens. C’étaient les maîtres savoureux enqui naturellement se prolongeaient ses fibres flamandes. Ilsemblait s’en être assimilé la bonhomie narquoise et la truculence.Le tranquille et somptueux émail de cette peinture équivalait pourlui à un bouquet de sensations fécondes et toniques. Wildman sespécialisait par une tendance à penser optiquement : samodalité cérébrale s’exprimait en mosaïques verbales, rutilantes etfleuries comme l’art des peintres.

Ce matin-là, comme tous les autres de l’hiver,il s’était levé à la lampe pendant que Bethannie, sa femme, dormaitencore. La maison était petite, trois pièces en haut, trois piècesen bas, avec une vérandah qui s’ajourait sur la perspective larged’un lac bordé de cottages. Deux marches au bout du corridormenaient au jardin, une pente légère plantée d’arbustes et ferméed’une grille vers la levée qui longeait la pièce d’eau. C’était lademeure décente et modeste d’un honnête homme d’écrivain. Leschambres, le meuble, les aises suffisantes étaient comme desespoirs laborieux et réalisés.

Wildman, en descendant, avait trouvé sur leguéridon, dans la vérandah, le plateau où fumait son café. Un jourde givre au dehors se violetait d’aurore tardive. Il avait tiré lesrideaux épais ; et, sans cesser d’empiler sur ses beurrées deslanguettes de viande fumée, il avait regardé à mesure par-dessus lelac monter la boule rouge, fumante du soleil. Ce déjeuner matinalétait une fonction grave et joyeuse dans sa vie d’homme de travail.Il appréciait la sensualité des nourritures. C’était aussi l’heureoù, dans une sorte de distillation intérieure, se décantait l’idée.La vitalité intellectuelle l’intégrait à la faveur de l’animalitérenouvelée. D’un bref raccourci il tenait ramassée la ductilesubstance qu’il allait couler au gaufrier des mots. Wildman dansson art était un instinctif furieux et sensible. Sa mentalité luiproposait une fête constante de formes et de couleurs à l’égal desplus intimes délectations voluptueuses. Il vivait la matérialitésomptueuse et dense de son œuvre comme son propre organismeextériorisé. Elle condensait sa spiritualité, ses gourmandises, lecours large de sa sève mâle.

Wildman ensuite avait allumé sa pipette, lecœur chaud, les tempes sonores. Les petites nuées améthystederrière les verrières floconnaient à la dérive. Une mincepellicule de glace étamait le lac. Les arbustes du jardin et, surles berges, les tamaris et les saules se peluchaient de frimas. Legel des rainures se filigrana d’une féerie d’argenteries et decristaux. Une filée d’or soudain glissa, prismatisa les airsamollis, irradia en rose dans les vitres. Et, en même temps quedehors la fanfare rauque d’une flottille de canards sillait parmiles légers glaçons, une intime vie frémissait dans la températurehaute de la vérandah, chauffée d’un poêle à combustion continue. Lecanari en sautillant jetait ses battements de notes suraiguës.Toute la volière aux perruches, avec ses sautes de pelotesélastiques, jabotait dans l’ambre, l’or et l’émeraude. Un frissondétendit le sommeil sacré du palmier, immobile comme un bonze danssa caisse laquée ; le terreau crépita sous le petit jardin desessences, dans les corbeilles.

Wildman alors avait senti venir l’affluxnerveux. Il aimait travailler dans la lumière légère et cristallinede la vérandah, au cœur de la vie verte, parmi le chamaillis et lesbattements d’ailes de la volière. D’un geste qui lui étaitfamilier, il avait ramassé au creux de sa main sa barbe couleurbière de mars et en avait humé l’odeur chaude. Puis, la plume aulong des feuillets avait couru.

Et à présent il était près de midi ; lesoleil écornait d’une dernière flamme en biais l’angle du vitrage.Les givres comme du sel fondaient. Wildman du pouce enfonça unepincée de tabac dans sa pipe, debout, les nerfs frémissants sous lemolleton blanc de son veston, les regards vagues, noyés de rêve etde vision. Il était content de son travail : d’une forcesouple et bandée, il avait abattu ses quatre pages de grosseécriture lourde d’encre et barrée de ratures. C’était sa moyennedes bons jours.

Ah ! son carnaval des petits dieuxvieillis, ombres falotes s’effaçant dans le crépuscule des âges,claudiquants et titubants sous leurs penaillons de pourpre etd’azur ! Ils emplissaient la parodie de leurs mines effaréeset blettes, de leurs gestes fourbus d’histrions tombés aux paradesde banlieue. Wildman, avec une verve paroxyste, en avait fait unefarce macabre et bouffonne. C’était la dégringolade des antiquesidoles sous les cieux renversés, le grand Olympe errant et bafouéaprès les ivresses cuvées, comme une mascarade de chie-en-lit dansl’aube blafarde. Tout le morceau, gras, tumultueux, outré,concertait une symphonie verbale, sonore de rires et de huées, oùd’abord les sanglots des dieux ressemblaient au hoquet des derniersfestins, où tout de même à la longue leur grande plainte continue,à travers la violence bourrue de la satire, finissait par remuercomme l’agonie d’un monde.

Maintenant, en tirant sur sa pipe, il relisaitl’écriture toute fraîche, et soi-même se prenait à la grosse gaîtébruyante du morceau. Une puissance d’endosmose l’intégrait ;il s’incarnait la surprise amusée des Bergers, leur hilaritéfarouche d’humanité en marche devant ces spectres cocasses etfunèbres, tout saignants de gloire humiliée et plus ridiculesd’avoir été les maîtres des destinées. Sa barbe d’or s’agita sousla secousse intérieure : il eut le rire fort des hommessimples devant la joie des images. Mais bientôt leur lamentation legagnait ; il cessait de rire et, avec des hochements de tête,à son tour s’apitoyait sur leur tragique aventure.

– Ah ! mes clairs dieuxd’Ionie ! regretta-t-il d’une tristesse sincère qui tout àcoup embrassait le cycle entier des adorables mythologies.

Par-dessus le pataugement de la cohue desgrands et des petits dieux dans la boue des désastres, domina lagrâce blessée des Vénus. Elles avaient été, celles-là, l’éterniténuptiale et heureuse ; leurs flancs, dédiés aux races,n’avaient pas cessé de palpiter au vent lascif des origines. Lerire extasié des âges les avait suivies le long des fontaines sousles myrtes et les oliviers. Tout l’antique Olympe demeurait éblouide leur clarté jeune et fraîche. Les roses naissaient sous leurspas ; les monts se modelaient sur la courbe de leursseins ; l’éclat pourpré de leurs épaules, en se reflétant auxmiroirs du ciel, faisait naître l’aurore. C’étaient les mythessacrés de l’amour, de la beauté et de la joie. Et voilà que lagrande nuit, pêle-mêle avec les dieux abolis, les balayait sur lespentes du monde. Une irrémissible flétrissure ratatinait leuressence d’anciennes petites belles. Comme une horde de bichesmalades, elles trottaient frileuses, pleurantes, mi-évanouiesd’affres, râlant une petite toux de phtisiques, sur les pas enfuite de leurs livides compagnons. Wildman à la volée éparpilla sesfeuillets sur la table.

– Ah ! dit-il, plus rien àfaire ! Dodo les grâces et les ris ! Deprofundis, les Karites, les Muses et les Vénus, petiteéternité finie ! Voici venir les vertus théologales.

Son âme sensuelle et panthéiste gémit. Il eutfroid au cœur de sa riche vie nerveuse, sentant approcher la grandeombre. De l’autre côté des arbres, justement des clochess’ébranlaient. C’était sa colère, cette église qu’un jour on luiavait plantée droit dans l’axe de sa maison avec ses briques rougesd’abattoir et de caserne, et là-haut, derrière les abat-sons duclocher, les fracas noirs, bourrus des cloches comme les roulementsd’un jeu de boules dans le ciel. Ça lui cassait son paysage, sonsoleil, ses silences d’eau d’un bruit bête, monotone de gongs etd’os choqués, comme de funèbres mélopées, comme une litanie de mortet de ténèbres.

Les volées se gonflèrent, tournoyèrent sur lavision agonisante du vieux Pan. Tout croula, les symboles, lesmythes, l’anthropomorphe universel. Aux dieux humains, à l’hommedivinisé des fables allait succéder une métaphysique barbare, lesang et les épines d’une loi d’immolation.

Wildman voulut échapper à la sensationdéprimante. Il s’approcha de la verrière pour regarder au dehors lavie. La vue d’un passant lui eût fait du bien. Mais l’hiversolitaire régnait, le lac se glaçait sous les matités ternes d’unmidi plombé. Le soleil, derrière les nues gelées, avaitsombré ; des flocons, de légers cristaux de neige commençaientà flotter. Et il demeurait près des vitres, sous la volée descloches, un pli épais au front.

Tout à coup sur la chaussée, de l’autre côtéde la grille, un jeune homme s’arrêtait, le saluait d’un coup dechapeau respectueux. Il reconnut Robartz, le reporter duClairon qui, à chaque livre nouveau, arrivait lui demanderune interview. Tout de suite il songea : « Robartzsûrement vient me proposer un article sur mon Épiphanie.Non, non, cette fois je ne dirai rien. »

La substance du livre, complexe, largementnourrie d’humanité, sorte d’épopée de la vie en lutte contre lespuissances noires, eût perdu à se résumer dans une brève exégèse.Déjà les revues çà et là en avaient altéré le sens dans des échosindiscrets.

Le journaliste à présent, en riant, tirait samontre. Wildman, à ce signe, comprit qu’il attendait la trêveconvenue pour se présenter dans la maison. Tout le monde savaitque, pendant la matinée, l’écrivain se vouait à son œuvre et nerecevait pas. À son tour il se prit à rire, cordial, bienveillant,et d’un geste l’invita à pousser la grille.

À petits coups pressés il l’entendit secouerses semelles sur le paillasson du vestibule. Et, tout en bourrantsa pipe, il traversait la salle à manger, allait au-devant duvisiteur.

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