Les Deux Frères

Les Deux Frères

d’ Erckmann-Chatrian
Chapitre 1

 

À quelques lieues au-dessus de la Maladrie, en remontant la Sarre, vous trouvez, dans une gorge paisible des Vosges, le petit village des Chaumes. Une centaine de maisonnettes hautes, basses, couvertes de bardeaux ou de vieilles tuiles grises,bordent la rivière. De loin en loin un petit pont la traverse, avec ses deux perches où les enfants se penchent pour regarder le fourmillement des ablettes au soleil, autour d’un vermisseau, le mouvement des grandes herbes appelées queues de chat, et le passage des canards qui remontent le courant, en allongeant derrière eux leurs larges pattes jaunes. Ils sont là durant des heures, les cheveux ébouriffés, le pantalon et la veste déchirés, le petit sac d’école à sa ficelle sur la hanche, car le village a son école,mais jamais ils ne se pressent d’y aller. Puis c’est une femme qui passe en jupon, les pieds nus, le cuveau de sapin sur la tête,rempli de linge : Marie-Jeanne ou Catherinette vont au lavoir.Après cela des bœufs et des chèvres défilent ; le vieux Minique, sa pioche sur l’épaule et la tête penchée, va détourner l’eau sur son pré ; M. le curé, la soutane relevée et son tricorne à la main, se dépêche d’aller dire la messe ; ainsi de suite !

Tout cela se voit de loin, dans la grande prairie verdoyante, au milieu des palissades et des haies vives des jardinets, où pend la lessive des ménages.

À gauche, s’élève la colline, avec ses orges,ses avoines, ses champs de seigle et de pommes de terre, ses vieux pommiers tout noueux, déjetés et penchés par le vent.

Depuis cinquante ans que j’habite les Chaumes,je n’ai jamais pu décider les propriétaires à redresser leursarbres ; les trois quarts ne veulent connaître ni la taille nila greffe, et laissent tout pousser à la grâce de Dieu. Cela faitdu fruit bien aigre, mais ils s’en contentent !

Cette culture monte à la lisière des bois,qui, le soir couvrent champs, vergers, village et rivière de leurombre. Il ne reste qu’une bande de lumière sur les prés ; ellediminue toujours et finit par disparaître à la nuit.

C’est l’heure où les troupeaux rentrent, où lacorne du hardier chante, où chèvres et pourceaux courent dans levillage chercher leur logis ; ils ne se trompent jamais deporte, et grognent ou bêlent d’une voix plaintive, jusqu’à ce qu’onvienne leur ouvrir.

Ce bruit s’éteint à son tour.

On n’entend plus dans la vallée que le douxmurmure des crapauds, le long de la rivière, et la grande voixtraînante des grenouilles au milieu du silence.

Alors les petites lumières sont allumées dansles baraques. On soupe, on se repose de la journée. En deux outrois endroits commence la veillée ; et la vieille églisecompte les heures du bavardage, jusqu’au moment où les bonnesfemmes avec leurs rouets, les filles avec leur broderie et leurtricot retournent dormir à la maison.

Voilà le village des Chaumes.

Plus loin, à deux ou trois cents pas, setrouvent les moulins du père Lazare, où l’eau tombe en frangescomme un cristal des vieilles roues moussues, et, plus loin encore,sous bois, dans la gorge étroite, les scieries de Frentselle et duGros-Sapin.

Lorsque je reçus ma nomination d’instituteuraux Chaumes, M. Fortier en était le maire et M. Rigaud,aubergiste Au Pied de Bœuf, l’adjoint ; mais les deuxfrères Rantzau jouissaient d’une grande influence par leur richesseet gouvernaient en quelque sorte le conseil municipal. Le vieuxRantzau, leur père, mort deux ou trois ans avant, avait étécultivateur, marchand de bois et de salin. Il avait gagné del’argent ; ensuite il était mort, comme nous mourrons tous,laissant ses biens à sa fille Catherine, mariée avec Louis Picot,brasseur à Lutzelbourg, et à ses deux fils, Jean et Jacques, quimalheureusement ne trouvaient pas tous les deux le partage à leurconvenance.

C’est du moins ce qui parut alors, car eux,qui s’aimaient du vivant de leur père, qui se soutenaient contretous, et qui s’étaient mariés en même temps avec les deux filles duvieux juge de paix Lefèvre, depuis ce moment-là se détestaient etne pouvaient plus se voir.

Jean, l’aîné, était un grand gaillard chauve,rempli d’orgueil et de l’amour des biens de la terre. Par sontestament le père lui donnait la maison hors part, d’abord commeétant l’aîné de la famille, ensuite pour l’avoir soutenu de sontravail. Ce partage était injuste, car si Jean avait aidé le pèredans sa culture et son commerce de salin, Jacques ne lui avait pasété moins utile pour l’exploitation des coupes.

On ne connaissait pas de plus grande maison aupays que celle du vieux Rantzau, avec hangars, jardin sur larivière, des écuries pour quinze pièces de gros bétail et desgranges pour entasser foin, paille, fourrages de toute sorte,autant qu’il en faut pour toute l’année.

En outre, belles caves, distillerie etbuanderie, enfin une maison superbe, recrépite à neuf et les voletspeints en vert.

Jean était content. Il trouvait tout natureld’avoir la maison du père ; mais cet article du testament neplaisait pas à Jacques, qui fit bâtir aussitôt une maison en facede l’autre, séparée seulement par la rue, hangar contre hangar,grange contre grange, écuries contre écuries, portes contre portes,fenêtres contre fenêtres, avec une place semblable pour le fumier,le fagotage et le bois. – C’était une déclaration de guerre !Jean le comprit. Mais ce qui l’ennuya bien plus, c’est que troismois après Jacques acheta le grand pré de Guîsi, le plus beau prédu vallon, et qu’il le paya comptant douze mille francs, ce qui nes’était jamais vu et ne se reverra sans doute jamais auxChaumes.

Jean, en apprenant cela, devint toutpâle ; il ne dit rien, car les Rantzau sont trop fiers pourcrier contre leur propre famille ; mais les deux frères, l’unen face de l’autre, forcés de se voir vingt fois tous les jours, nes’adressaient plus la parole. Ils allaient et venaient, sans avoirl’air de se connaître. La femme de Jean venait de mettre au mondeune petite fille, celle de Jacques un garçon. Tout le village et lavallée se partageaient entre ces deux hommes, donnant raison outort à Jacques ou à Jean, chacun selon ses intérêts.

C’est dans cet état que je trouvai le pays,sous le règne de Louis XVIII, lorsque je vins remplacer aux Chaumesl’ancien instituteur Labadie, hors de service à cause de son grandâge, et que j’épousai sa fille unique Marie-Anne, à laquelle jedois tout le bonheur de ma vie depuis cinquante ans et qui m’adonné de braves enfants.

Le beau-père et moi nous continuâmes de vivreensemble au logement de la maison d’école ; il m’aidait encorequelquefois dans mon travail, et me prodiguait les meilleursconseils.

« Ne vous mêlez jamais des affaires duvillage, Florence, me disait-il ; n’entrez dans aucunequerelle particulière ; tâchez d’être bien avec tout le monde.Remplissez vos devoirs à l’école, à l’église, à la mairie, aveczèle, et respectez ceux qui peuvent vous donner des ordres. Cela nevous empêchera pas d’avoir votre opinion sur tout, mais n’en ditesrien. De cette manière vous pourrez vivre en paix et faire quelquebien autour de vous. »

Ainsi parlait cet excellent homme. Il meraconta la haine terrible que se portaient les frères Rantzau, merecommandant pour eux, encore plus que pour tous les autres, d’êtreprudent ; recommandation d’autant plus sage, que les enfantsde Jean et de Jacques devaient tôt ou tard venir à mon école, etque la moindre préférence marquée pour l’un ou pour l’autre pouvaitme faire le plus grand tort.

Ces premières années où le jeune homme quitteson pays et va chercher fortune ailleurs sont les plus pénibles dela vie ; heureux celui qui trouve un bon conseiller, il évitesouvent des fautes irréparables. Moi, je n’ai pas eu de regrets parla suite, ayant toujours écouté les conseils de la prudence, et cespremiers temps me reviennent avec plaisir.

Quelle différence entre la plaine, que jequittais, et la montagne où je me trouvais alors ! Mon vieuxmaître de Dieuze en Lorraine, homme instruit pour l’époque, m’avaitdonné le goût des choses naturelles, l’amour des plantes et desinsectes, il m’avait appris le peu de musique qu’il savait. Combiences premières études me furent utiles !… Combien ellesservirent à me faire prendre en patience le travail souvent ingratde l’école !… Tous les soirs, aussitôt après la classe, jepassais la bretelle de mon petit herbier sur l’épaule, et jegrimpais le sentier de la côte. Les grands genêts en fleur, lesbruyères roses, les mille plantes sauvages attachées auxrochers ; les mouches dorées, argentées, couvertes de velourssombre ou de soie éclatante, qui s’élevaient à chaque pas etproduisaient aux derniers rayons du jour, un bourdonnement immense,toutes ces choses me remplissaient le cœur d’attendrissement.

J’allais, je choisissais ; n’ayant pasgrande science, je croyais toujours faire quelque découverte. Etpuis en haut, contre les ruines du vieux château, où les ronces etle vieux lierre de cent ans tout flétri s’étendent sous les jeunescouches vivaces, je m’arrêtais, regardant la vallée calme etpaisible, la rivière miroitante, les petits toits à la file,l’église, la maison de cure avec sa gloriette et son rucher, lemoulin, les scieries lointaines déjà dans l’ombre, et ce spectacleme faisait rêver… Je me disais :

« Voilà le coin du monde où tu vas passerton existence. Regarde ! C’est ici que tu dois rendre serviceà tes semblables, élever les enfants que Dieu te donnera, et puiste reposer dans la paix du Seigneur. Travaille, étudie… Qui sait siparmi les élèves assis sur les bancs de ton école, en guenilles etles pieds nus, pauvres ignorants, presque abandonnés comme lessauvageons de la forêt, qui sait s’il ne se trouvera pas un hommeutile, bienfaisant et même remarquable par ses lumières ? Carle Seigneur ne regarde pas aux conditions, il sème partout le bongrain. Tâche de suivre son exemple ! Beaucoup de tes leçonstomberont dans les ronces, beaucoup sur le rocher ; maispourvu qu’une seule graine utile tombe dans la bonne terre, tuseras heureux. »

Ainsi venait le soir.

Alors je redescendais lentement la côte,songeant aux nouvelles plantes que j’avais recueillies, auxnouveaux insectes que j’avais piqués sur mon chapeau, et tâchant deles classer, non d’après la science, je n’avais pas assez de savoirni de livres pour cela, mais d’après les familles de plantes et lesappellations du pays.

Le beau-père, qui m’attendait sur la porte, enme voyant revenir à la nuit close s’écriait :

« Vous êtes en retard, Florence ;Marie-Anne a la table mise depuis une heure, la soupe ne sera pluschaude. »

Il riait.

« Hé ! monsieur Labadie, luidisais-je, que voulez-vous ? On trouve tant de belles chosesdans vos montagnes !… c’est une vraie bénédiction.

– Allons, montons, montons ! »faisait-il de bonne humeur.

Ma femme était là, souriante. Onsoupait ; on causait, je parlais de botanique et le beau-pères’écriait :

« Oui, je comprends cela ! De montemps c’était affaire de grands savants. Nous autres, dans nosmontagnes, nous n’entendions parler de M. de Billion, deLinné, de Jussieu que par hasard. Ah ! que nous aurionspourtant été bien placés pour étudier l’herbage des Vosges etrendre aux savants de vrais services ; mais on ne pensait pasà nous, et toute la science des plantes, qui devrait être répanduejusqu’au fond des hameaux, est dans les bibliothèques des grandesvilles. »

Il s’égayait, non sans conserver un regret desbelles années perdues au milieu de toutes ces richesses.

Après cela, son amour à lui, c’était lamusique !… Nous avions un petit clavecin de quatre octavesdans la salle à manger et, la nuit venue, les volets fermés, lepère Labadie s’asseyait dans son fauteuil de cuir, ses larges piedssur les pédales et ses mains osseuses sur les touches noires,jouant des requiem, des alleluia, des inexcelsis, accompagnant le plain-chant qu’il se figuraitentendre, et se balançant, les yeux en l’air, avec un véritableattendrissement. Il possédait une caisse pleine de vieilleriesd’anciens maîtres allemands, qu’il élevait jusqu’aux nues, et toutle pays savait que le père Labadie, des Chaumes, était le premierorganiste parmi les catholiques. Les luthériens en ont beaucoup debons, ils s’adonnent à la musique et s’en font un grand honneur. Jen’espérais pas devenir jamais aussi fort que le beau-père ;mais grâce à ses bonnes leçons, j’en sus bientôt autant que Letcherde Dâbo, ce qui suffisait pour tenir l’orgue, même dans lesoccasions solennelles, comme les jours de confirmation, en présencede Mgr de Forbin-Janson, l’évêque de notre diocèse.

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