Les Deux Soeurs

Les Deux Soeurs

de Paul Bourget

Chapitre 1 SUR UN QUAI DE GARE

Le train rapide qui vient de Coire et qui passe à Ragatz vers six heures du soir, était en retard de vingt-cinq minutes. Mais les deux sœurs, en train d’aller et devenir sur le quai de la petite gare, ne pensaient pas à s’en plaindre. Pour la première fois depuis ces deux semaines que Mme de Méris – l’aînée – avait rejoint l’autre,Mme Liébaut qui faisait faire à sa petite fille la cure de seaux de Ragatz, une conversation un peu plus intime s’engageait entre elles. Le sentiment de la séparation, toujours mélancolique et surtout dans le commencement du crépuscule, leur attendrissait-il le cœur ? Cédaient-elles à la douce poésie partout répandue autour d’elles dans le paysage ? Cette longue et verdoyante vallée de Ragatz où le jeune Rhin coule, si rapide et si froid, parmi les peupliers, s’étalait, sous le soleil tombant de cette fin d’une chaude journée d’août, comme une oasis de si calme félicité ! On eût dit que les contreforts des grandes Alpes apparus de tous les côtés se dressaient là pour préserver le coquet village, les fraîches prairies, les bouquets des vieux arbres contre la brutalité du monde. Et quelle noblesse dans ces profils de montagnes ! Avec quelle délicatesse de contours la chaîne du Falknis détachait sur le clair du couchant la dentelure violette de ses cimes ! Comme la gorge sauvage, en face, qui mène à Pfäfers, s’enfonçait hardiment dans la cassure des énormesrochers ! Que la ruine de Wartenstein était romantique à voir,écroulée sur la pointe abrupte de son pic ! Le vent se levait,faible encore, chargé de la fraîcheur des glaciers sur lesquels ilpasse, là-haut, avant de descendre dans la paisible vallée, etaucune dissonance ne troublait pour les deux sœurs le charme decette heure. À peine si une douzaine de voyageurs attendaient, euxaussi, dans la gare, le train retardataire, à cette époque del’année où les express rentrent presque vides à Paris. Les porteurss’accotaient aux malles préparées sur le quai, avec un flegme touthelvétique. Dans ce silence des choses et des gens autour de leurlente promenade, le bruit le plus fort qu’elles entendissent étaitle rythme léger de leurs petits pieds quand elles arrivaient de lapartie sablée du sol de la gare à la partie bétonnée. Ellesformaient ainsi, causant avec un abandon que révélait l’accord deleur démarche, une couple d’une grâce singulière, tant laressemblance de leurs silhouettes et de leurs visages étaitsaisissante à cette minute. L’aînée, Agathe, avait trente ans, lacadette, Madeleine, en avait vingt-neuf. Cette différence,insignifiante, ne se reconnaissait pas à leur aspect, et ellesdonnaient l’impression de deux jumelles, si pareilles de traits quecette quasi-identité déconcertait les personnes qui ne les ayantpas vues souvent rencontraient l’une d’elles en l’absence del’autre. Elles étaient toutes les deux blondes, d’un blond mêlé dereflets châtains. Elles avaient toutes les deux des yeux d’un grisbleu dans un de ces teints transparents, fragiles, qui fontvraiment penser aux pétales de certaines roses. Elles avaient lemême nez délicat, la même ligne mince des joues, le même arc bienmarqué des sourcils, le même menton frappé d’une imperceptiblefossette, et une jolie et même irrégularité de leur bouchespirituelle une lèvre supérieure coupée un peu courte, qui laissaitvoir au repos des dents un peu longues, joliment rangées.

À les étudier cependant, cette espèce detrompe-l’œil et comme de prestige s’évanouissait. Des détails toutphysiques se remarquaient d’abord : l’aînée était d’un doigtpeut-être plus petite que la cadette. La masse des cheveux decelle-ci était plus opulente, sa taille plus forte, malgré sajeunesse, son visage un rien plus potelé. On les regardaitdavantage et l’on constatait très vite une dissemblance plusessentielle, si radicale qu’une fois discernée, les analogies, lesidentités presque de ces deux êtres faisaient ressortir cetteopposition davantage encore. On devinait que deux personnalitésabsolument contraires vivaient, sentaient, pensaient sous cesformes si pareilles. Une âme difficultueuse, compliquée etmécontente se dissimulait derrière le regard des prunelles bleuesd’Agathe, aussi fermées que celles de Madeleine étaient ouvertes,caressantes et gaies. Une défiance de nature, plus aisée à sentirqu’à bien définir, crispait chez l’aînée le pli du sourire au lieuque la cadette si avenante, si indulgente, créait partout autourd’elle cette atmosphère de bonhomie fine qui fait de la seuleprésence de certaines femmes une douceur dont on est tenté de lesremercier. Leurs façons de s’habiller ne révélaient pas moinsclairement la nuance de leurs caractères. Elles étaient, l’une etl’autre, mises avec l’élégance des Parisiennes richesd’aujourd’hui. Quelques mots résumeront ce qu’il faut bien appelerleur histoire sociale. – Nous en avons tous une, dans ces tempsd’ascension hâtive, et cette histoire domine souvent toutes nosdestinées de cœur, si cachée que soit cette action d’événements enapparence très étrangers à notre intime sensibilité. – Agathe etMadeleine étaient des demoiselles Hennequin, de la maisonHENNEQUIN, Gazes et Rubans, l’une des plus importantes, ily a dix ans, de la rue des Jeûneurs. Ayant perdu leur père et leurmère, très jeunes, à quelques semaines de distance, leur dotd’orphelines avait été assez considérable pour leur permettren’importe quel mariage. Agathe avait épousé un homme titré etruiné, un comte de Méris, dont elle était veuve. Celui-ci avait,par hasard, hérité lui-même d’un oncle, avant de mourir, en sorteque la jeune femme restait seule, sans enfants, avec plus de centvingt mille francs de rente. Madeleine, elle, s’était mariée, plussimplement et plus bourgeoisement, à un médecin de grand avenirdont la clientèle grandissait chaque jour, et le ménage n’avait pasà dépenser beaucoup moins que la veuve. Ces chiffres expliqueront,à qui connaît Paris, quelles toilettes d’un luxe léger et coûteuxles deux sœurs promenaient sur ce quai de gare. C’est comme unelivrée que toutes les jolies femmes revêtent aujourd’hui, àcertaine hauteur de budget. Seulement si la robe de mohair noir etla mante de drap noir passementée de blanc qu’Agathe portait pourle voyage venaient d’une même maison et du même rang que le costumede serge blanche de Madeleine, l’une trouvait le moyen d’êtreraide, guindée, comme harnachée, là où l’autre était gracieuse etsouple. Les joyaux de demi-deuil de Mme de Méris, sachaîne en platine et en perles noires, ses broches émaillées denoir avec des diamants, soulignaient ce je ne sais quoi deprétentieux répandu sur toute sa personne. Madeleine, elle, n’avaitd’autres bijoux que l’or des grandes épingles qui piquaient sonlarge chapeau de tulle à fleurs et celui de la gourmette oùs’enchâssait la montre de son bracelet. De temps à autre, et touten causant avec la voyageuse qu’elle accompagnait à son train, –elle-même ne quittait pas encore Ragatz, – elle regardait l’heure àson poignet d’un geste qui traduisait une inquiétude. Ce n’étaitpas l’impatience de voir la locomotive déboucher du tunnel sur leRhin, là-bas. Elle appréhendait au contraire que ce train oùmonterait sa sœur n’arrivât trop vite. Agathe lui parlait, depuisces quelques minutes, avec une demi-ouverture du cœur, et desconversations de cet ordre étaient rares entre les deux sœurs.Elles n’en avaient pas eu une seule durant tout leur séjour commundans la ville d’eaux. Cette singularité de leurs rapports ne tenaitpas à la nature de Madeleine, très aimante, très spontanée. L’aînéeen était seule responsable, par quelques-uns de ces défauts decaractère pour lesquels les formules manquent, tant ils tiennent auplus intime et au plus profond de l’être. Agathe déplaisait, commeMadeleine plaisait, par cet indéfinissable ensemble de choses quel’on appelle la personnalité. Elle le sentait. Elle l’avaittoujours senti. Cette constante impression d’un secret désaccordentre elle et la vie lui avait donné cette espèce d’irritabilitéqui aboutit si vite à ce qu’un humoriste anglo-saxon appelle la« dyspepsie morale ». Malgré l’apparente réussite de sesambitions, elle avait été peu heureuse, et supportait mal lebonheur dont elle avait toujours vu au contraire sa cadettepénétrée. Elle ne l’enviait pas. Elle cachait trop de noblessevraie sous ses dehors rêches, pour qu’un aussi vil sentimenttrouvât place dans son cœur. Mais elle souffrait d’elle, etjustement des traits personnels qui contrastaient le plus avec sespropres insuffisances. Elle détestait cette facile humeur deMadeleine où elle ne pouvait s’empêcher de voir un peu devulgarité, – quoique rien ne fût moins vulgaire que cette aisanceheureuse. – Elle lui reprochait cette joie de vivre où elle n’étaitpas loin de discerner un égoïsme, ce qui était injuste. Ellehaïssait aussi des succès de société qu’elle eût pour un rienattribués à un peu de coquetterie. À quoi bon d’ailleurs analyserdes relations délicates qu’il suffisait d’indiquer ?L’aventure à qui cette causerie entre les deux sœurs sert deprologue fera ressortir ces anomalies avec une netteté qu’aucuncommentaire préalable n’égalerait.

Leur conversation avait commencé par unepetite phrase assez irréfléchie de Madeleine. Elle avait pensé touthaut et dit à son aînée, qui devait, de Ragatz, toucher seulementbarre à Paris puis aller en Normandie chez une amie à elle que sasœur n’aimait guère :

– « Tout de même je regrette deux fois dene pas te garder. Mais oui. Pour t’avoir d’abord, et ne pas resterseule avec ma pauvre Charlotte… » – Cette allusion à sa petitefille pour la santé de laquelle elle était aux eaux mit une lueurtriste dans ses yeux si gais… « Et aussi, pour que tu n’aillespas chez les Fugré. »

– « Je n’ai pas l’habitude de négligermes amies quand elles sont dans la peine, et toi-même, en yréfléchissant, tu ne m’en estimerais pas… » avait réponduAgathe d’un ton qui prouvait que l’antipathie de sa cadette pourMme de Fugré ne lui échappait pas. D’ordinaire, devantdes phrases pareilles et qui risquaient d’ouvrir entre les deuxsœurs une discussion, Mme Liébaut se taisait. Cetteréplique-ci enfermait une allusion à une difficulté récente queMadeleine et son mari avaient eue avec un des camarades de cedernier. Ils s’étaient brouillés avec cet homme parce qu’il avaithasardé la fortune de sa femme et de ses enfants dans d’imprudentesopérations de Bourse. Cette fâcherie avait coïncidé avec sa ruinetotale. L’indignation du médecin contre le spéculateur s’étaitmanifestée si vivement avant cette ruine, que l’orgueil blessé decelui-ci avait empêché toute réconciliation après le désastre.Mme de Méris, à ce sujet, avait assez vivement blâmé sonbeau-frère. Madeleine sentit le rappel de ce blâme qui, à l’époque,l’avait déjà froissée. La préoccupation qu’elle avait de l’avenirde sa sœur et son besoin de l’en entretenir, si peu que ce fût,avant son départ, la fit passer outre :

– « Si Clotilde n’est pas heureuse, tuavoueras que c’est bien sa faute, » avait-elle riposté enhochant doucement la tête, « les torts de son mari seréduisent à aimer trop sa terre, ses chevaux, sa chasse et pasassez Paris. »

– « Tu sais aussi bien que moi ce qui enest, » reprit l’aînée sur un ton d’impatience. « Il estjaloux d’elle, ignoblement jaloux. Voilà la vérité. Je lerépète : ignoblement. Il a imaginé ce moyen de la séquestrer,à vingt-cinq ans, à l’âge où une jeune femme a cependant le droitde s’épanouir, surtout quand elle est aussi vraiment honnête queClotilde. C’est abominable… »

– « Pourquoi l’a-t-elle laissé devenirjaloux ? » demanda Madeleine. « Oui.Pourquoi ?… C’était si simple ! Quand elle a vu commencercette maladie, car c’en est une, pourquoi n’a-t-elle pas cédé àFugré sur tous les points où il s’irritait ?… D’ailleurs, elleaurait toutes les raisons et lui tous les torts, »rectifia-t-elle afin d’empêcher la protestation de sa sœur,« je n’en redouterais pas moins ton séjour chez eux. Pour unecause ou pour une autre, les Fugré sont un mauvais ménage. Ce n’estpas dans leur compagnie que tu prendras l’idée de teremarier… »

– « De me remarier ?… » fitAgathe, et elle eut de nouveau un de ces sourires dont l’expressionrendait soudain son visage si différent de celui de l’autre. Unléger tremblement agitait dans ces moments-là ses lèvres qui secreusaient davantage sur le côté droit, et cette inégalité eûtdéfiguré une physionomie moins jolie que la sienne. « Tu n’asdonc pas encore quitté cette idée-là ? » continua-t-elle.« Tu trouves que je n’en ai pas assez de ma premièreexpérience ? »

– « Je trouve que tu tires d’un hasardtrès particulier des conclusions générales qui ne sont pasjustes, » répondit tendrement Madeleine. « Tu es maltombée une première fois. Ce devrait être un motif pour essayer debien tomber une seconde. Tu étais si jeune quand tu as épouséRaoul ! Tu as été prise par ses manières, par son élégance.C’était bien naturel aussi que tu fusses attirée par le monde où ilallait t’introduire… »

– « Dis-moi tout de suite que je me suismariée par vanité, puisque ton mari et toi vous l’avez toujourspensé, » dit Agathe.

– « Jamais nous n’avons pensécela, » répondit, vivement cette fois, Mme Liébaut.« Il n’y a aucun rapport entre ce vilain sentiment etl’innocent, le naïf attrait que la haute société exerce sur uneenfant de dix-neuf ans quand elle est si jolie, si fine, si faitepour devenir tout naturellement une grande dame !… Ce que jeveux dire c’est qu’à présent tu peux refaire ta vie, et que tudois la refaire… » Elle insista sur cette fin de phrase.« C’est ma grande maxime, tu sais : on doit vouloirvivre. Pour une femme de trente ans, belle comme toi, intelligentecomme toi, sensible comme toi, ce n’est pas vivre que de n’avoirrien, ni personne à aimer vraiment. Une femme qui n’est pas épouseet qui n’est pas mère, c’est une trop grande misère. Tu es ma sœur,ma chère sœur, et je ne veux pas de ce sort pour toi… »

– « Je te remercie de l’intention, »répliqua Mme de Méris avec la même ironie. Puissérieusement : « Tu ne m’as jamais tout à fait comprise,ma pauvre Madeleine. Je ne t’en veux pas. Ce que tu appelles tagrande maxime, ce sont tes goûts. C’est ton caractère. Tu auraisépousé Raoul, toi, que tu aurais trouvé le moyen d’être heureuse…Je vois cela d’ici, comme si j’y étais », continua-t-elle ensoulignant son persiflage d’un petit rire sec. « Sesbrutalités seraient devenues de la franchise. Il t’aurait trahie,comme il m’a trahie. Tu te serais dit que c’était ta faute, commetu le dis de Clotilde. Veux-tu que je précise la chose qui noussépare, qui nous séparera toujours ? Tu as toujoursaccepté, tu accepteras toujours ta vie quelle qu’ellesoit. Moi j’ai voulu choisir la mienne. Cela ne m’a pasréussi. Peut-être y a-t-il plus de noblesse dans certains malheursque dans certains bonheurs… Et puis on ne se refait point. Je ne meremarierai pas pour me remarier, mets-toi cette idée dans la tête,une fois pour toutes. Je me remarierai, si je me remarie, quand jecroirai avoir rencontré quelqu’un que je puisse, – je reprends taphrase, – aimer, oui, aimer, mais vraiment, mais absolument.Va ! Les querelles de ménage de Clotilde et de Julien nem’empêcheraient pas d’épouser ce quelqu’un qui m’eût pris le cœur,si je l’avais rencontré. Mais tes exhortations ne me feront pas nonplus changer mon existence, pour la changer. Elle a ses heures decruelle solitude, c’est vrai, cette existence. Elle n’a pas de trèsdoux souvenirs auxquels se rattacher. C’est mon existence à moi,telle que je l’ai voulue, et sa fierté me suffit… » –« Tu te fais plus forte que tu n’es, heureusement, »répondit l’autre. « Si tu pensais réellement ce que tu dis, tune serais qu’une orgueilleuse, et tu ne l’es pas. Je te répète quetu es une femme, une vraie femme, et si tendre ! Tu t’endéfends, mais on ne trompe pas sa petite sœur quand on est sagrande… Autorise-moi seulement à te le chercher, ce quelqu’un quite prendrait le cœur ?… Et je le trouverai. »

Elle avait dit ces mots avec le mélange dedemi-badinage et de demi-émotion, habituel aux êtres trop sensiblesquand ils veulent apprivoiser un cœur qu’ils aiment et qu’ilsdevinent hostile. La grâce de sa voix et de son regard pourformuler sa paradoxale proposition détendit une minute lamalveillance latente de Mme de Méris, qui se reprit àsourire, et, comme se prêtant à cette enfantine fantaisie, ellerépliqua, sans amertume cette fois :

– « Je ne t’ai jamais empêchée dechercher, pourvu que je reste libre de refuser. »

– « Tu sais que je suis très sérieusedans mon offre, » riposta la cadette, « et que je vais memettre en campagne aussitôt, du moment que j’ai tonconsentement. »

– « Tu l’as, dit l’aînée sur le même tonde plaisanterie affectueuse. « Mais si c’est parmi lesrhumatisants et les neurasthéniques de Ragatz… »

– « Tout arrive, » interrompitMadeleine qui ajouta, en montrant à l’extrémité de la voie lasilhouette de la locomotive : « même les trainssuisses… »

L’express débouchait en effet du pont entunnel construit sur le Rhin, et la petite gare changeait d’aspect.Les voyageurs plus nombreux se pressaient sur le bord du quai. Lesfacteurs manœuvraient les lourds haquets chargés de malles. Lafemme de chambre de Mme de Méris était maintenant auprèsde sa maîtresse. D’une main elle tenait le nécessaire, de l’autrele paquet de châles. La rumeur des wagons roulant plus doucementavant l’arrêt définitif couvrait à peine l’éclat des voixs’interpellant à présent autour des deux sœurs qui marchaient lelong du convoi. Elles ne pensaient plus qu’à découvrir le numéro ducompartiment réservé à la voyageuse. Quand il fut trouvé et Agatheinstallée parmi les innombrables objets dont s’encombre inutilementet élégamment toute femme qui se respecte : minusculescoussins pour le dos, minuscule sac de cuir pour le livre et lesflacons d’odeurs, minuscule pendule pour y mesurer la longueur dutemps, – et ainsi du reste ! – elle s’accouda quelquesinstants à la fenêtre ouverte de la portière, pour échanger undernier adieu avec Madeleine. Elles faisaient toutes deux à cetinstant un groupe d’une exquise beauté, tournant l’une vers l’autreleurs visages si semblables de traits, se regardant avec desprunelles de nouveau si pareilles, avec la grâce jumelle de leursourire. Comme à travers toutes sortes de complications de la partde l’aînée et toutes sortes de délicats pardons de la part de lacadette elles se chérissaient véritablement, une émotion identiqueles possédait, qui augmentait la similitude de leurs physionomies.Elles se trouvaient l’une et l’autre sous la lumière du soleil déjàtrès baissé qui dorait de reflets plus chauds la soie de leursclairs cheveux et la transparence de leur teint si frais. Cettedouble et charmante apparition était si originale qu’elle auraitpartout ailleurs provoqué la curiosité des témoins de ce joliadieu. Dans les dernières minutes d’un départ, de tels tableauxsont perdus. Les deux sœurs pouvaient donc se regarder et sesourire, en liberté, comme si elles n’eussent pas été dans un lieupublic, exposées à toutes les indiscrétions… Soudain cependant, cesourire s’arrêta sur les lèvres de la voyageuse. Ses yeuxs’éteignirent, une rougeur colora ses joues et presque aussitôt lemême changement d’expression s’accomplit pour Madeleine. L’une etl’autre venaient de constater qu’elles étaient regardées fixementpar un inconnu, immobile à quelques pas d’elles. C’était un hommed’environ trente ans, lui-même d’une physionomie trop particulièrepour qu’il passât aisément inaperçu. Il était assez petit, habilléavec ce rien de gaucherie qui distingue les soldats professionnelslorsqu’ils revêtent le costume civil. L’extrême énergie de sonmasque, tout creusé sous la barbe courte, était comme voilée, commenoyée d’une mélancolie qui ne s’accordait ni avec l’orgueil presqueimpérieux de son regard, ni avec le pli sévère de sa bouche. Lamaigreur et la nuance bronzée de son teint, où brûlaientlittéralement deux yeux très bruns, presque noirs, indiquaient unétat maladif, qui n’avait pourtant rien de commun avec l’épuisementdes citadins, traité d’ordinaire à Ragatz. Sa physionomie militairesuggérait l’idée de quelque campagne lointaine, d’énormes fatiguessupportées dans des climats meurtriers. Il tenait une lettre à lamain qu’il venait, ayant manqué l’heure du courrier, jeter à laboîte du train. Et puis, la rencontre des deux femmes l’avait, pourune seconde, arrêté dans une contemplation dont il sentit lui-mêmel’inconvenance, car il rougit de son côté, sous son hâle, et ilmarcha vers le wagon de la poste, d’un pas hâtif, sans plus seretourner, tandis que la cadette disait plaisamment àl’aînée :

– « Avoue que, parmi les rhumatisants etles neurasthéniques de ces eaux, on rencontre aussi des figures dehéros de roman. »

– « Tu veux dire de messieurs pas trèsbien élevés, » répondit Agathe.

– « Parce que celui-là te regardait dansun moment où il croyait que tu ne le voyais pas ?… » fitMadeleine. « La manière dont il a rougi, quand nous l’avonssurpris, prouve qu’il n’a pas l’habitude de ces mauvaisesfaçons. »

– « Pourquoi prétends-tu que c’était moiqu’il regardait ?… » interrogea Mme de Méris…« c’était toi. »

– « C’était toi… » repritMme Liébaut en riant ; « moi, il ne pouvait pas mevoir. »

– « Mettons que c’était nous »,répondit Agathe. Il est donc deux fois mal élevé, quoi que tu endises, voilà tout… » Puis, riant aussi : – « Ne meprésente toujours pas ce candidat à mine de jaunisse, il n’auraitpas de chances … Je n’ai aucune vocation pour le métier degarde-malade… »

Le train commençait de s’ébranler tandisqu’elle prononçait ces mots de raillerie. Elle envoya un baiser dubout de sa main gantée à sa sœur qui longtemps demeura debout surle petit quai, maintenant désert, à regarder la file des wagonsserpenter dans la vallée.

– « Pauvre Agathe ! » sedisait-elle… « C’est pourtant vrai que sa vie est trop triste,trop dénudée. Elle est aigrie quelquefois, bien peu, quand on penseà ce qu’elle a traversé, à ce qu’elle traverse… Ah ! si jepouvais réellement lui trouver ce mari dont elle prétend qu’elle neveut pas !… C’est étrange. Elle est si sensible et l’on diraitqu’elle craint de sentir, si aimante et elle a peurd’aimer… »

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