Les Employés

Les Employés

d’ Honoré de Balzac

A LA COMTESSE SERAFINA SAN-SEVERINO, NEE PORCIA.

Obligé de tout lire pour tâcher de ne rien répéter, je feuilletais, il y a quelques jours, les trois cents contes plus ou moins drolatiques de Il Bandello, écrivain du seizième siècle, peu connu en France, et publiés dernièrement en entier à Florence dans l’édition compacte des Conteurs italiens : votre nom, de même que celui du comte, a aussi vivement frappé mes yeux que si c’était vous-même, madame. Je parcourais pour la première fois Il Bandello dans le texte original, et j’ai trouvé, non sans surprise, chaque conte, ne fût-il que de cinq pages, dédié par une lettre familière aux rois, aux reines, aux plus illustres personnages du temps,parmi lesquels se remarquent les nobles du Milanais, du Piémont,patrie de Il Bandello, de Florence et de Gênes. C’est les Dolcini de Mantoue, les San-Severini de Créma, les Visconti de Milan, les Guidoboni de Tortone, les Sforza, les Doria, les Frégose , les Dante Alighieri (il en existait encore un), les Frascator, la reine Marguerite de France, l’empereur d’Allemagne, le roi de Bohème,Maximilien, archiduc d’Autriche, les Medici, les Sauli,Pallavicini, Bentivoglio de Bologne , Soderi, Colonna, Scaliger,les Cardone d’Espagne. En France : les Marigny, Anne de Polignac princesse de Marsillac et comtesse de Larochefoucault, le cardinal d’Armagnac, l’évêque de Cahors, enfin toute la grande compagnie du temps, heureuse et flattée de sa correspondance avec le successeur de Boccace. J’ai vu aussi combien Il Bandello avait de noblesse dans le caractère : s’il a orné son œuvre de ces noms illustres, il n’a pas trahi la cause de ses amitiés privées. Après la signora Gallerana, comtesse de Bergame, vient le médecin à qui il a dédiéson conte de Roméo et Juliette&|160;; après la signora moltomagnifica Hypolita Visconti ed Atellana, vient le simple capitainede cavalerie légère , Livio Liviano&|160;; après le duc d’Orléans,un prédicateur&|160;; après une Riario, vient messer magnificoGirolamo Ungaro, mercante lucchese, un homme vertueux auquel ilraconte comment un gentiluomo navarese sposa una che era suasorella et figliuola, non lo sapendo, sujet qui lui avait étéenvoyé par la reine de Navarre. J’ai pensé que je pouvais, comme IlBandello, mettre un de mes récits sous la protection d ‘unavirtuosa, gentilissima, illustrissima contessa SerafinaSan-Severina, et lui adresser des vérités que l’on prendra pour desflatteries. Pourquoi ne pas avouer combien je suis fier d’attesterici et ailleurs, qu’aujourd’hui, comme, au seizième siècle, lesécrivains, à quelque étage que les mette pour un moment la mode,sont consolés des calomnies, des injures, des critiques amères, parde belles et nobles amitiés dont les suffrages aident à vaincre lesennuis de la vie littéraire. Paris, cette cervelle du monde, vous atant plu par l’agitation continuelle de ses esprits, il a été sibien compris par la délicatesse vénitienne de votreintelligence&|160;; vous avez tant aimé ce riche salon de Gérardque nous avons perdu, et où se voyaient, comme dans l’œuvre de IlBandello, les illustrations européennes de ce quart de siècle, puisles fêtes brillantes, les inaugurations enchantées que fait cettegrande et dangereuse syrène, vous ont tant émerveillée, vous avezsi naïvement dit vos impressions, que vous prendrez sans doute sousvotre protection la peinture d’un monde que vous n’avez pas dûconnaître, mais qui ne manque pas d’originalité. J’aurais vouluavoir quelque belle poésie à vous offrir, à vous qui avez autant depoésie dans l’âme et au cœur que votre personne en exprime&|160;;mais si un pauvre prosateur ne peut donner que ce qu’il a,peut-être rachètera-t-il à vos yeux la modicité du présent par leshommages respectueux d’une de ces profondes et sincères admirationsque vous inspirez.

DE BALZAC.

A Paris, où les hommes d’étude et de pensée ont quelquesanalogies en vivant dans le même milieu, vous avez dû rencontrerplusieurs figures semblables à celle de monsieur Rabourdin, que cerécit prend au moment où il est Chef de Bureau à l’un des plusimportants Ministères : quarante ans, des cheveux gris d’une sijolie nuance que les femmes peuvent à la rigueur les aimer ainsi,et qui adoucissent une physionomie mélancolique&|160;; des yeuxbleus pleins de feu, un teint encore blanc, mais chaud et parseméde quelques rougeurs violentes&|160;; un front et un nez à la LouisXV, une bouche sérieuse, une taille élevée, maigre ou plutôtmaigrie comme celle d’un homme qui relève de maladie, enfin unedémarche entre l’indolence du promeneur et la méditation de l’hommeoccupé. Si ce portrait fait préjuger un caractère, la mise del’homme contribuait peut-être à le mettre en relief. Rabourdinportait habituellement une grande redingote bleue, une cravateblanche, un gilet croisé à la Roberspierre, un pantalon noir sanssous-pieds, des bas de soie gris et des souliers découverts. Rasé,lesté de sa tasse de café dès huit heures du matin, il sortait avecune exactitude d’horloge, et passait par les mêmes rues en serendant au Ministère, mais si propre, si compassé que vousl’eussiez pris pour un Anglais allant à son ambassade. A ces traitsprincipaux, vous devinez le père de famille harassé par descontrariétés au sein du ménage, tourmenté par des ennuis auMinistère, mais assez philosophe pour prendre la vie comme elleest&|160;; un honnête homme aimant son pays et le servant, sans sedissimuler les obstacles que l’on rencontre à vouloir lebien&|160;; prudent parce qu’il connaît les hommes, d’une exquisepolitesse avec les femmes parce qu’il n’en attend rien&|160;;enfin, un homme plein d’acquis, affable avec ses inférieurs, tenantà une grande distance ses égaux, et d’une haute dignité avec seschefs. A cette époque en 1825, vous eussiez remarqué surtout en luil’air froidement résigné de l’homme qui avait enterré les illusionsde la jeunesse, qui avait renoncé à de secrètes ambitions&|160;;vous eussiez reconnu l’homme découragé mais encore sans dégoût etqui persiste dans ses premiers projets, plus pour employer sesfacultés que dans l’espoir d’un douteux triomphe. Il n’était décoréd’aucun ordre, et s’accusait comme d’une faiblesse d’avoir portécelui du Lys aux premiers jours de la Restauration.

La vie de cet homme offrait des particularités mystérieuses : iln’avait jamais connu son père&|160;; sa mère, femme chez qui leluxe éclatait, toujours parée, toujours en fête, ayant un richeéquipage. dont la beauté lui parut merveilleuse par souvenir, etqu’il voyait rarement, lui laissa peu de chose&|160;; mais elle luiavait donné l’éducation vulgaire et incomplète qui produit tantd’ambitions et si peu de capacités. A seize ans, quelques joursavant la mort de sa mère, il était sorti du lycée Napoléon pourentrer comme surnuméraire dans les Bureaux. Un protecteur inconnul’avait promptement fait appointer. A vingt-deux ans, Rabourdinétait Sous-Chef, et Chef à vingt-cinq. Depuis ce jour, la main quisoutenait ce garçon dans la vie n’avait plus fait sentir sonpouvoir que dans une seule circonstance&|160;; elle l’avait amené,lui pauvre, dans la maison de monsieur Leprince, anciencommissaire-priseur, homme veuf, passant pour très-riche et pèred’une fille unique. Xavier Rabourdin devint éperdument amoureux demademoiselle Célestine Leprince, alors âgée de dix-sept ans et quiavait les prétentions de deux cent mille francs de dot.Soigneusement élevée par une mère artiste qui lui transmit tous sestalents, cette jeune personne devait attirer les regards des hommesles plus haut placés. Elle était grande, belle et admirablementbien faite&|160;; elle peignait, était bonne musicienne, parlaitplusieurs langues et avait reçu quelque teinture de science,dangereux avantage qui oblige une femme à beaucoup de précautionssi elle veut éviter toute pédanterie. Aveuglée par une tendressemal entendue, la mère avait donné de fausses espérances à sa fillesur son avenir : à l’entendre, un duc ou un ambassadeur, unmaréchal de France ou un ministre pouvaient seuls mettre saCélestine à la place qui lui convenait dans la société. Cette filleavait d’ailleurs les manières, le langage et les façons du grandmonde. Sa toilette était plus riche et plus élégante que ne doitl’être celle d’une fille à marier : un mari ne pouvait plus luidonner que le bonheur. Et, encore, les gâteries continuelles de lamère, qui mourut deux ans avant le mariage de sa fille,rendaient-elles assez difficile la tâche d’un amant : il fallait dusang-froid pour gouverner une pareille femme. Les bourgeoiseffrayés se retirèrent. Orphelin, sans autre fortune que sa placede Chef de Bureau, Xavier fut proposé par monsieur Leprince àCélestine qui résista long-temps. Mademoiselle Leprince n’avaitaucune objection contre son prétendu : il était jeune, amoureux etbeau&|160;; mais elle ne voulait pas se nommer madame Rabourdin. Lepère dit à sa fille que Rabourdin était du bois dont on faisait lesministres. Célestine répondit que jamais homme qui avait nomRabourdin n’arriverait sous le gouvernement des Bourbons etc. etc.Forcé dans ses retranchements le père commit une grave indiscrétionen déclarant à sa fille que son futur serait Rabourdin de quelquechose avant l’âge requis pour entrer à la Chambre. Xavier devaitêtre bientôt maître des requêtes et secrétaire-général de sonMinistère. De ces deux échelons, ce jeune homme s’élancerait dansles régions supérieures de l’administration, riche d’une fortune etd’un nom transmis par certain testament à lui connu. Le mariage sefit.

Rabourdin et sa femme crurent à cette mystérieuse puissance.Emportés par l’espérance et par le laissez-aller que les premièresamours conseillent aux jeunes mariés monsieur et madame Rabourdindévorèrent en cinq ans près de cent mille bancs sur leur capital.Justement effrayée de ne pas voir avancer son mari Célestine voulutemployer en terres les cent mille francs restant de sa dot,placement qui donna peu de revenu&|160;; mais un jour la successionde monsieur Leprince récompenserait de sages privations par lesfruits d’une belle aisance. Quand le vieux commissaire-priseur vitson gendre déshérité de ses protections, il tenta par amour pour safille de réparer ce secret échec en risquant une partie de safortune dans une spéculation pleine de chances favorables&|160;;mais le pauvre homme atteint par une des liquidations de la MaisonNucingen mourut de chagrin ne laissant qu’une dizaine de beauxtableaux qui ornèrent le salon de sa fille et quelques meublesantiques qu’elle mit au grenier. Huit années de vaine attentefirent enfin comprendre à madame Rabourdin que le paternelprotecteur de son mari devait avoir été surpris par la mort, que letestament avait été supprimé ou perdu. Deux ans avant la mort deLeprince la place de Chef de Division devenue vacante avait étédonnée à un monsieur de La Billardière, parent d’un député de laDroite fait ministre en 1823. C’était à quitter le métier. MaisRabourdin pouvait-il abandonner huit mille francs de traitementavec gratifications quand son ménage s’était accoutumé à lesdépenser et qu’ils formaient les trois quarts du revenu&|160;?D’ailleurs au bout de quelques années de patience n’avait-il pasdroit à une pension&|160;? Quelle chute pour une femme dont leshautes prétentions au début de la vie étaient presque légitimes etqui passait pour être une femme supérieure&|160;!

Madame Rabourdin avait justifié les espérances que donnaitmademoiselle Leprince : elle possédait les éléments de l’apparentesupériorité qui plaît au monde, sa vaste instruction lui permettaitde parler à chacun son langage, ses talents étaient réels, ellemontrait un esprit indépendant et élevé, sa conversation captivaitautant par sa variété que par l’étrangeté des idées. Ces qualitésutiles et bien placées chez une souveraine, chez une ambassadriceservaient à peu de chose dans un ménage où tout devait allerterre-à-terre. Les personnes qui parlent bien veulent un public,aiment à parler longtemps et fatiguent quelquefois. Pour satisfaireaux besoins de son esprit, madame Rabourdin avait pris un jour deréception par semaine, elle allait beaucoup dans le monde afin d’ygoûter les jouissances auxquelles son amour-propre l’avaithabituée. Ceux qui connaissent la vie de Paris sauront ce quesouffrait une femme de cette trempe, assassinée dans son forintérieur par l’exiguïté de ses moyens pécuniaires. Malgré tant deniaises déclamations sur l’argent, il faut toujours quand on habiteParis être acculé au pied des additions, rendre hommage auxchiffres et baiser la patte fourchue du Veau d’or. Quelproblème&|160;! douze mille livres de rente pour défrayer un ménagecomposé du père, de la mère, de deux enfants, d’une femme dechambre et d’une cuisinière, le tout logé rue Duphot, au second,dans un appartement de cent louis&|160;! Prélevez la toilette etles voitures de madame avant d’évaluer les grosses dépenses demaison, car la toilette passait avant tout&|160;; voyez ce quireste pour l’éducation des enfants (une fille de sept ans, ungarçon de neuf ans, dont l’entretien, malgré une bourse entière,coûtait déjà deux mille francs), vous trouverez que madameRabourdin pouvait à peine donner trente francs par mois à son mari.Presque tous les maris parisiens en sont là, sous peine d’être desmonstres. Cette femme qui s’était cru destinée à briller dans lemonde, à le dominer, vit enfin arriver le moment où elle seraitforcée d’user son intelligence et ses facultés dans une lutteignoble, inattendue, en se mesurant corps à corps avec son livre dedépense. Déjà, grande souffrance d’amour-propre&|160;! elle avaitcongédié son domestique mâle, lors de la mort de son père. Laplupart des femmes se fatiguent dans cette lutte journalière, ellesse plaignent, et finissent par se plier à leur sort&|160;; mais aulieu de déchoir, l’ambition de Célestine grandissait avec lesdifficultés, elle ne pouvait pas les vaincre, elle voulait lesenlever&|160;; car, à ses yeux, cette complication dans lesressorts de la vie était comme le nœud gordien qui ne se dénoue paset que le génie tranche. Loin de consentir à la mesquinerie d’unedestinée bourgeoise, elle s’impatientait des retards qu’éprouvaientles grandes choses de son avenir, en accusant le sort de tromperie.Célestine se croyait de bonne foi une femme supérieure. Peut-êtreavait-elle raison, peut-être eût-elle été grande dans de grandescirconstances, peut-être n’était-elle pas à sa place.Reconnaissons-le : il existe des variétés dans la femme comme dansl’homme que se façonnent les Sociétés pour leurs besoins. Or, dansl’Ordre Social comme dans l’Ordre Naturel, il se trouve plus dejeunes pousses qu’il n’y a d’arbres, plus de frai que de poissonsarrivés à tout leur développement : beaucoup de capacités, desAthanase Granson, doivent donc mourir étouffées comme les grainesqui tombent sur une roche nue. Certes, il y a des femmes de ménage,des femmes d’agrément, des femmes de luxe, des femmes exclusivementépouses, ou mères, ou amantes, des femmes purement spirituelles oupurement matérielles, comme il y a des artistes, des soldats, desartisans, des mathématiciens, des poètes, des négociants, des gensqui entendent l’argent, l’agriculture ou l’administration. Puis labizarrerie des événements amène des contre-sens : beaucoupd’appelés et peu d’élus est une loi de la Cité aussi bien que duCiel. Madame Rabourdin se jugeait très-capable d’éclairer un hommed’état, d’échauffer l’âme d’un artiste, de servir les intérêts d’uninventeur et de l’assister dans ses luttes, de se dévouer à lapolitique financière d’un Nucingen, d’un Keller, de représenteravec éclat une haute fortune. Peut-être voulait-elle ainsis’expliquer à elle-même son horreur pour le livre du blanchisseur,pour les contrôles journaliers de la cuisine, les supputationséconomiques et les soins d’un petit ménage. Elle se faisaitsupérieure là où elle avait plaisir à l’être. En sentant sivivement les épines d’une position qui peut se comparer à celle desaint Laurent sur son gril, elle devait laisser échapper des cris.Aussi, dans ses paroxysmes d’ambition contrariée, dans les momentsoù sa vanité blessée lui causait de lancinantes douleurs, Célestines’attaquait-elle à Xavier Rabourdin. N’était-ce pas à son mari dela placer convenablement&|160;! Si elle était un homme, elle auraitbien eu l’énergie de faire une prompte fortune pour rendre heureuseune femme aimée&|160;! Elle lui reprochait d’être trop honnêtehomme, ce qui, dans la bouche de certaines femmes, est un brevetd’imbecillité. Elle lui dessinait de superbes plans dans lesquelselle négligeait les obstacles qu’y apportent les hommes et leschoses&|160;; puis, comme toutes les femmes animées par unsentiment violent, elle devenait en pensée plus machiavélique qu’unGondreville, plus rouée que Maxime de Trailles&|160;; son espritconcevait tout, et elle se contemplait elle-même dans l’étendue deses idées. Au débouché de ces belles imaginations, Rabourdin, à quila pratique était connue, restait froid. Célestine attristée jugeason mari étroit de cervelle, timide, peu compréhensif, et pritinsensiblement la plus fausse opinion sur le compagnon de sa vie :d’abord, elle l’éteignait constamment par le brillant de sadiscussion&|160;; puis, comme ses idées lui venaient par éclairs,elle l’arrêtait court quand il commençait à donner une explication,afin de ne pas perdre une étincelle de son esprit. Dès les premiersjours de leur mariage, en se sentant aimée et admirée parRabourdin, Célestine fut sans façon avec lui&|160;; elle se mitau-dessus de toutes les lois conjugales et de politesse intime, endemandant au nom de l’amour le pardon de ses petits méfaits&|160;;et comme elle ne se corrigea point, elle domina constamment. Danscette situation, un homme se trouve vis-à-vis de sa femme comme unenfant devant son précepteur, quand il ne peut ou ne veut pascroire que l’enfant qu’il a régenté petit soit devenu grand.Semblable à madame de Staël, qui criait en plein salon à un plusgrand homme qu’elle :  » Savez-vous que vous venez de dire quelquechose de bien profond&|160;!  » madame Rabourdin disait de son mari: – Il a quelquefois de l’esprit. Insensiblement la dépendance danslaquelle elle continuait à tenir Xavier se manifesta sur saphysionomie par d’imperceptibles mouvements&|160;; son attitude etses manières exprimèrent son manque de respect. Sans le savoir,elle nuisit donc à son mari, car en tout pays, avant de juger unhomme, le monde écoute ce qu’en pense sa femme, et demande ainsi ceque les Genevois appellent un préavis (en genevois on prononcepréavisse ). Quand Rabourdin s’aperçut des fautes que l’amour luiavait fait commettre, le pli était pris, il se tut et souffrit.Semblable à quelques hommes chez lesquels le sentiment et les idéessont en force égale, chez lesquels il se rencontre tout à la foisune belle âme et une cervelle bien organisée, il était l’avocat desa femme au tribunal de son jugement&|160;; il se disait que lanature l’avait destinée à un rôle manqué par sa faute, à lui&|160;;elle était comme un cheval anglais de pur sang, un coureur attelé àune charrette pleine de moellons, elle souffrait&|160;; enfin il secondamnait. Puis, à force de les répéter, sa femme lui avaitinoculé ses croyances en elle-même. Les idées sont contagieuses enménage : le Neuf Thermidor est, comme tant d’événements immenses,le résultat d’une influence féminine. Aussi, poussé par l’ambitionde Célestine, Rabourdin avait-il songé depuis long-temps au moyende la satisfaire&|160;; mais il lui cachait ses espérances pour nepas lui en infliger les tourments. Cet homme de bien était résolude se faire jour dans l’administration en y pratiquant une fortetrouée. Il voulait y produire une de ces révolutions qui placent unhomme à la tête d’une partie quelconque de la société&|160;; maisincapable de la bouleverser à son profit, il roulait des penséesutiles et rêvait un triomphe obtenu par de nobles moyens. Cetteidée à la fois ambitieuse et généreuse, il est peu d’employés quine l’aient conçue&|160;; mais chez les employés comme chez lesartistes, il y a beaucoup plus d’avortements que d’enfantements, cequi revient au mot de Buffon : Le génie c’est la patience.

Mis à portée d’étudier l’administration française et d’enobserver le mécanisme, Rabourdin avait opéré dans le milieu où lehasard faisait mouvoir sa pensée, ce qui, par parenthèse, est lesecret de beaucoup d’œuvres humaines, et il avait fini par inventerun nouveau système d’administration. Connaissant les gens auxquelsil aurait affaire, il avait respecté la machine qui fonctionnaitalors, qui fonctionne encore et qui fonctionnera long-temps&|160;;car tout le monde se serait effrayé à l’idée de la refaire, maispersonne ne pouvait se refuser à la simplifier. Le problème àrésoudre était donc un meilleur emploi des mêmes forces. Dans saplus simple expression, ce plan consistait à remanier les impôts demanière à les diminuer sans que l’Etat perdît ses revenus, et àobtenir, avec un budget égal au budget qui soulevait alors tant defolles discussions, des résultats deux fois plus considérables queles résultats actuels. Une longue pratique avait démontré àRabourdin, qu’en toute chose la perfection était produite par desimples revirements. Economiser, c’est simplifier. Simplifier,c’est supprimer un rouage inutile : il y a donc déplacement. Aussi,son système reposait-il sur un déclassement, il se traduisait parune nouvelle nomenclature administrative. Là gît peut-être laraison de la haine que s’attirent les novateurs. Les suppressionsexigées par le perfectionnement, et d’abord mal comprises, menacentdes existences qui ne se résolvent pas facilement à changer decondition. Ce qui rendait Rabourdin vraiment grand, était d’avoirsu contenir l’enthousiasme qui saisit tous les inventeurs, d’avoircherché patiemment un engrenage à chaque mesure afin d’éviter leschocs, en laissant au temps et à l’expérience le soin de démontrerl’excellence de chaque changement. La grandeur du résultat feraitcroire à son impossibilité, si l’on perdait de vue cette pensée aumilieu de la rapide analyse de ce système. Il n’est donc pasindifférent d’indiquer, d’après ses confidences, quelqu’incomplètesqu’elles furent, le point d’où il partit pour embrasser l’horizonadministratif. Ce récit, qui tient d’ailleurs au cœur del’intrigue, expliquera peut-être aussi quelques malheurs des mœursprésentes.

Xavier avait d’abord été profondément ému par les misères qu’ilavait reconnues dans l’existence des employés, il s’était demandéd’où venait leur croissante déconsidération&|160;; il en avaitrecherché les causes, et les avait trouvées dans ces petitesrévolutions partielles qui furent comme le remous de la tempête de1789 et que les historiens des grands mouvements sociaux négligentd’examiner, quoiqu’en définitif elles ayent fait nos mœurs cequ’elles sont.

Autrefois, sous la monarchie, les armées bureaucratiquesn’existaient point. Peu nombreux, les employés obéissaient à unpremier ministre toujours en communication avec le souverain, etservaient ainsi presque directement le roi. Les chefs de cesserviteurs zélés étaient simplement nommés des premiers commis .Dans les parties d’administration que le roi ne régissait paslui-même, comme les Fermes, les employés étaient à leurs chefs ceque les commis d’une maison de commerce sont à leurs patrons : ilsapprenaient une science qui devait leur servir à se faire unefortune. Ainsi, le moindre point de la circonférence se rattachaitau centre et en recevait la vie. Il y avait donc dévouement et foi.Depuis 1789, l’Etat, la patrie si l’on veut, a remplacé le Prince.Au lieu de relever directement d’un premier magistrat politique,les commis sont devenus, malgré nos belles idées sur la patrie, desemployés du gouvernement&|160;; leurs chefs flottent à tous lesvents d’un pouvoir qui ne sait pas la veille s’il existera lelendemain et qui s’appelle le Ministère . Le courant des affairesdevant toujours s’expédier, il surnage une certaine quantité decommis qui se sait indispensable quoique congéable à merci et quiveut rester en place. La bureaucratie, pouvoir gigantesque mis enmouvement par des nains, est née ainsi. Si en subordonnant toutechose et tout homme à sa volonté, Napoléon avait retardé pour unmoment l’influence de la bureaucratie, ce rideau pesant placé entrele bien à faire et celui qui peut l’ordonner, elle s’étaitdéfinitivement organisée sous le gouvernement constitutionnel,nécessairement ami des médiocrités, grand amateur de piècesprobantes et de comptes, enfin tracassier comme une petitebourgeoise. Heureux de voir les ministres en lutte constante avecquatre cents petits esprits, avec dix ou douze têtes ambitieuses etde mauvaise foi, les Bureaux se hâtèrent de se rendreindispensables en se substituant à l’action vivante par l’actionécrite, et ils créèrent une puissance d’inertie appelée le Rapport.Expliquons le Rapport.

Quand les rois eurent des ministres, ce qui n’a commencé quesous Louis XV, ils se firent faire des rapports sur les questionsimportantes, au lieu de tenir, comme autrefois, conseil avec lesgrands de l’Etat. Insensiblement, les ministres furent amenés parleurs Bureaux à faire comme les rois. Occupés de se défendre devantles deux Chambres et devant la cour, ils se laissèrent mener parles lisières du rapport. Il ne se présenta rien d’important dansl’administration, que le ministre, à la chose la plus urgente, nerépondît : – J’ai demandé un rapport. Le rapport devint ainsi, pourl’affaire et pour le ministre, ce qu’est le rapport à la Chambredes Députés pour les lois : une consultation où sont traitées lesraisons contre et pour avec plus ou moins de partialité&|160;; ensorte que le ministre, de même que la Chambre, se trouve tout aussiavancé avant qu’après le rapport. Toute espèce de parti se prend enun instant. Quoi qu’on fasse, il faut arriver au moment où l’on sedécide. Plus on met en bataille de raisons pour et de raisonscontre, moins le jugement est sain. Les plus belles choses de laFrance se sont faites quand il n’existait pas de rapport et que lesdécisions étaient spontanées. La loi suprême de l’homme d’état estd’appliquer des formules précises à tous les cas, à la manière desjuges et des médecins.

Rabourdin s’était dit : On est ministre pour avoir de ladécision, connaître les affaires et les faire marcher. Et il voyaitle rapport régnant en France depuis le colonel jusqu’au maréchal,depuis le commissaire de police jusqu’au roi, depuis les préfetsjusqu’aux ministres, depuis la Chambre jusqu’à la loi. Toutcommençait à se discuter, se balancer et se contre-balancer de vivevoix et par écrit, tout prenait la forme littéraire. La Franceallait se ruiner malgré de si beaux rapports, et disserter au lieud’agir. Il se faisait en France un million de rapports écrits parannée&|160;; aussi la bureaucratie régnait-elle&|160;! Lesdossiers, les cartons, les paperasses à l’appui des pièces sanslesquelles la France serait perdue, la circulaire sans laquelleelle n’irait pas, fleurissaient. La bureaucratie commençait àentretenir à son profit la méfiance entre la recette et la dépense,elle calomniait l’administration pour le salut de l’administrateur.Enfin elle inventait les fils lilliputiens qui enchaînent la Franceà la centralisation parisienne, comme si, de 1500 à 1088, la Francen’avait rien pu faire sans trente mille commis.

En s’attachant a la chose publique, comme le guy au poirier,l’employé s’en désintéressa complétement, et voici comme. Obligésd’obéir aux princes ou aux Chambres qui leur imposent des partiesprenantes au budget et forcés de garder des travailleurs, lesministres diminuaient les salaires et augmentaient les emplois, enpensant que plus il y aurait de monde employé par le gouvernement,plus le gouvernement serait fort. La loi contraire est un axiomeécrit dans l’univers : il n’y a d’énergie que par la rareté desprincipes agissants. Aussi l’événement a-t-il prouvé l’erreur duministérialisme. Pour implanter un gouvernement au cœur d’unenation, il faut savoir y rattacher des intérêts et non des hommes .Conduit à mépriser le gouvernement qui lui retirait à la foisconsidération et salaire, l’employé se comportait en ce moment aveclui comme une courtisane avec un vieil amant, il lui donnait dutravail pour son argent : situation aussi peu tolérable pourl’administration que pour l’employé, si tous deux osaient se tâterle pouls, et si les gros salaires n’étouffaient pas la voix despetits. Seulement occupé de se maintenir, de toucher sesappointements et d’arriver à sa pension, l’employé se croyait toutpermis pour obtenir ce grand résultat. Cet état de choses amenaitle servilisme du commis, il engendrait de perpétuelles intrigues ausein des Ministères où les pauvres employés luttaient contre unearistocratie dégénérée qui venait pâturer sur les communaux de labourgeoisie, en exigeant des places pour ses enfants ruinés. Unhomme supérieur pouvait difficilement marcher le long de ces haiestortueuses, plier, ramper, se couler dans la fange de ces sentinesoù les têtes remarquables effrayaient tout le monde. Un génieambitieux se vieillit pour obtenir la triple couronne, il n’imitepas Sixte-Quint pour devenir Chef de Bureau. Il ne restait ou nevenait que des paresseux, des incapables ou des niais. Ainsis’établissait lentement la médiocrité de l’Administrationfrançaise. Entièrement composée de petits esprits, la bureaucratiemettait un obstacle à la prospérité du pays, retardait sept ansdans ses cartons le projet d’un canal qui eût stimulé la productiond’une province, s’épouvantait de tout, perpétuait les lenteurs,éternisait les abus qui la perpétuaient et l’éternisaientelle-même&|160;; elle tenait tout et le ministre même enlisière&|160;; enfin elle étouffait les hommes de talent assezhardis pour vouloir aller sans elle ou l’éclairer sur ses sottises.Le livre des pensions venait d’être publié, Rabourdin y vit ungarçon de bureau inscrit pour une retraite supérieure à celle desvieux colonels criblés de blessures. L’histoire de la bureaucratiese lisait là tout entière. Autre plaie engendrée par les mœursmodernes, et qu’il comptait parmi les causes de cette secrètedémoralisation : l’Administration à Paris n’a point desubordination réelle, il y règne une égalité complète entre le chefd’une Division importante et le dernier expéditionnaire : l’un estaussi savant que l’autre dans une arène où l’on se rejette labesogne les uns aux autres. Les employés se jugeaient entre euxsans aucun respect. L’instruction, également dispensée sans mesureaux masses, amène le fils d’un concierge de ministère à prononcersur le sort d’un homme de mérite ou d’un grand propriétaire chezqui son père a tiré le cordon de la porte. Le dernier venu peutdonc lutter avec le plus ancien. Un riche surnuméraire éclabousseson chef en allant à Longchamp dans un tilbury qui porte une joliefemme à laquelle il indique par un mouvement de son fouet le pauvrepère de famille à pied, en disant : Voilà mon chef&|160;! LesLibéraux nommaient cet état de choses le PROGRES, Rabourdin yvoyait l’ANARCHIE au cœur du pouvoir&|160;; car il voyait enrésultat des intrigues agitées, comme celles du sérail, entre deseunuques, des femmes et des sultans imbéciles, des petitesses dereligieuses, des vexations sourdes, des tyrannies de collége, destravaux diplomatiques à effrayer un ambassadeur entrepris pour unegratification ou pour une augmentation, des sauts de puces atteléesà un char de carton&|160;; des malices de nègre faites au ministrelui-même&|160;; puis les gens réellement utiles, les travailleurs,victimes des parasites&|160;; les gens dévoués à leur pays quitranchent vigoureusement sur la masse des incapacités, succombantsous d’ignobles trahisons. Toutes les hautes places allaientappartenir à l’influence parlementaire et non à la Royauté, lesemployés se voyaient alors dans la condition de rouages vissés àune machine : il ne s’agissait plus pour eux que d’être plus oumoins graissés. Cette fatale conviction étouffait bien des mémoiresécrits en conscience sur les plaies secrètes du pays, désarmaitbien des courages, corrodait les probités les plus sévères,fatiguées de l’injustice et conviées à l’insouciance par dedissolvants ennuis. Un commis des frères Rothschild correspond avectoute l’Angleterre : un seul employé pourrait correspondre avectous les préfets&|160;; mais là où l’un vient apprendre leséléments de sa fortune, l’autre perd inutilement son temps, sa vieet sa santé. Là était le mal. Certes un pays ne semble pasimmédiatement menacé de mort parce qu’un employé de talent seretire et qu’un homme médiocre le remplace. Malheureusement pourles nations, aucun homme ne parait indispensable à leur existence.Mais quand tout s’est à la longue amoindri, les nationsdisparaissent. Chacun peut, par instruction, aller voir à Venise, àMadrid, à Amsterdam, à Stockholm et à Rome les places où existèrentd’immenses pouvoirs aujourd’hui détruits par la petitesse qui s’yest infiltrée en gagnant les sommités. Au jour d’une lutte touts’est trouvé débile, l’Etat a succombé devant une faible attaque.Adorer le sot qui réussit, ne pas s’attrister à la chute d’un hommede talent est le résultat de notre triste éducation et de nos mœursqui poussent les gens d’esprit à la raillerie et le génie audésespoir. Mais quel problème difficile à résoudre que celui de laréhabilitation des employés au moment où le libéralisme criait parses journaux dans toutes les boutiques industrielles que lestraitements des employés constituaient un vol perpétuel, quand ilconfigurait les chapitres du budget en forme de sangsues etdemandait chaque année où allait le milliard des impôts. Aux yeuxde monsieur Rabourdin l’employé relativement au budget était ce quele joueur est au jeu&|160;; tout ce qu’il en emporte, il le luirestitue. Tout gros traitement impliquait une production. Payermille francs par an à un homme pour lui demander toutes sesjournées, n’était-ce pas organiser le vol et la misère&|160;? unforçat coûte presque autant et travaille moins. Mais vouloir qu’unhomme auquel l’Etat donnerait douze mille francs par an se vouât àson pays, était un contrat profitable à tous deux et qui pouvaittenter les capacités.

Ces réflexions avaient donc conduit Rabourdin à une refonte dupersonnel. Employer peu de monde, tripler ou doubler lestraitements et supprimer les pensions&|160;; prendre les employésjeunes, comme faisaient Napoléon, Louis XIV, Richelieu et Ximenès,mais les garder long-temps en leur réservant les hauts emplois etde grands honneurs, étaient les points capitaux d’une réforme aussiutile à l’Etat qu’à l’employé. Il est difficile de raconter endétail, chapitre par chapitre, un plan qui embrassait le budget etqui descendait dans les infiniment petits de l’Administration pourles synthétiser&|160;; mais peut-être une indication desprincipales réformes suffira-t-elle à ceux qui connaissent comme àceux qui ignorent la constitution administrative. Quoique laposition d’un historien soit dangereuse en racontant un plan quiressemble à de la politique faite au coin du feu, encore est-ilnécessaire de le crayonner, afin d’expliquer l’homme par l’œuvre.Supprimez le récit de ses travaux, vous ne voudrez plus croire lenarrateur sur parole, s’il se contentait d’affirmer le talent oul’audace d’un Chef de bureau.

Rabourdin divisait la haute administration en trois ministères.Il avait pensé que si jadis il se trouvait des têtes assez fortespour embrasser l’ensemble des affaires intérieures et extérieures,la France d’aujourd’hui ne manquerait jamais de Mazarin, de Suger,de Sully, de Choiseul, de Colbert pour diriger des ministères plusvastes que les ministères actuels. D’ailleurs,constitutionnellement parlant, trois ministres s’accordent plusfacilement que sept. Puis, il est moins difficile aussi de setromper quant au talent. Enfin, peut-être la royauté éviterait-elleainsi ses perpétuelles oscillations ministérielles qui nepermettent de suivre aucun plan de politique extérieure, nid’accomplir aucune amélioration intérieure. En Autriche, où desnations diverses réunies offrent des intérêts différents àconcilier et à conduire sous une même couronne, deux hommes d’Etatsupportaient en ce moment le poids des affaires publiques, sans enêtre accablés. La France était-elle plus pauvre que l’Allemagne encapacités politiques&|160;? D’abord n’était-il pas naturel deréunir le ministère de la marine au ministère de la guerre&|160;?Pour Rabourdin, la marine paraissait un des comptes courants duministère de la guerre, comme l’artillerie, la cavalerie,l’infanterie et l’intendance. N’était-ce pas un contre-sens dedonner aux amiraux et aux maréchaux une administration séparée,quand ils marchaient vers un but commun : la défense du pays,l’attaque de l’ennemi, la protection des possessionsnationales&|160;? Le ministère de l’intérieur devait réunir lecommerce, la police et les finances, sous peine de mentir à sonnom. Au ministère des affaires étrangères appartenaient la justice,la maison du roi, et tout ce qui, dans le ministère de l’intérieur,concerne les arts, les lettres et les grâces : toute protectiondevait découler immédiatement du souverain, et ce ministèreimpliquait la présidence du Conseil. Chacun de ces trois ministèresne comportait pas plus de deux cents employés à son administrationcentrale, où Rabourdin les logeait tous, comme jadis sous lamonarchie. En prenant pour moyenne une somme de douze mille francspar tête, il ne comptait que sept millions pour des chapitres quien coûtaient plus de vingt dans le budget actuel&|160;; car, enréduisant ainsi les ministères à trois têtes, il supprimait desadministrations entières devenues inutiles, et les énormes frais deleurs établissements dans Paris. Il prouvait qu’un arrondissementdevait être administré par dix hommes, une préfecture par douze auplus, ce qui ne supposait que cinq mille employés pour toute laFrance, Justice et Armée à part, nombre que dépassait alors lechiffre seul des employés aux ministères. Mais, dans son plan, lesgreffiers des tribunaux étaient chargés du régime hypothécaire,mais le ministère public était chargé de l’enregistrement et desdomaines, car il avait réuni dans un même centre les partiessimilaires : ainsi l’hypothèque, la succession, l’enregistrement nesortaient pas de leur cercle d’action, et ne nécessitaient quetrois surnuméraires par Tribunal, et trois par Cour royale.L’application constante de ce principe avait conduit Rabourdin à laréforme des finances. Il avait confondu toutes les perceptionsd’impôts en une seule, en taxant la consommation en masse au lieude taxer la propriété. Selon lui, la consommation était l’uniquematière imposable en temps de paix. La contribution foncière devaitêtre réservée pour les cas de guerre. Alors seulement l’Etatpouvait demander des sacrifices au sol, car alors il s’agissait dele défendre&|160;; mais, en temps de paix, c’était une lourde fautepolitique que de l’inquiéter au delà d’une certaine limite&|160;;on ne le trouvait plus dans les grandes crises. Ainsi l’ Empruntpendant la paix, parce qu’il se faisait au pair et non à cinquantepour cent de perte, comme dans les temps mauvais&|160;; puis,pendant la guerre, la contribution foncière .

– L’invasion de 1814 et de 1815, disait Rabourdin à ses amis, afondé en France et démontré une institution que ni Law ni Napoléonn’avaient pu établir : le crédit .

Malheureusement Xavier considérait les vrais principes de cetteadmirable machine comme encore peu compris. Rabourdin imposait laconsommation par le mode des contributions directes, en supprimanttout l’attirail des contributions indirectes. La recette de l’impôtse résolvait par un rôle unique composé de divers articles. Ilabattait ainsi les gênantes barrières qui barricadent les villesauxquelles il procurait de plus gros revenus en simplifiant leursmodes actuels de perception énormément coûteux. Diminuer lalourdeur de l’impôt n’est pas en matière de finance diminuerl’impôt, c’est le mieux répartir&|160;; l’alléger, c’est augmenterla masse des transactions en leur laissant plus de jeu&|160;;l’individu paye moins et l’Etat reçoit davantage. Cette réforme,qui peut sembler immense, reposait sur un mécanisme fort simple.Rabourdin avait pris l’impôt personnel et mobilier comme lareprésentation la plus fidèle de la consommation générale. Lesfortunes individuelles s’expriment admirablement en France par leloyer, par le nombre des domestiques, par les chevaux et lesvoitures de luxe qui se prêtent à la fiscalité&|160;; car leshabitations et ce qu’elles contiennent varient peu, etdisparaissent difficilement. Après avoir indiqué les moyens deconfectionner un rôle de contributions mobilières plus sincère quene l’était le rôle actuel, il répartissait les sommes queproduisaient au trésor les impôts dits indirects en un tant pourcent de chaque cote individuelle. En effet, l’impôt est unprélèvement d’argent fait sur les choses ou sur les personnes sousdes déguisements plus ou moins spécieux&|160;; mais le temps de cesdéguisements, bon quand il fallait extorquer l’argent, était passédans une époque où la classe sur laquelle pèsent les impôts saitpourquoi l’Etat les prend et par quel mécanisme il les lui rend. Eneffet, le budget n’est pas un coffre-fort, mais un arrosoir&|160;;plus il prend et répand d’eau, plus un pays prospère. Ainsisupposez six millions de cotes aisées (il en avait prouvél’existence, en y comprenant les cotes riches ), ne valait-il pasmieux leur demander directement un droit de vin qui ne serait pasplus ridicule que l’impôt des portes et fenêtres et produirait centmillions, plutôt que de les tourmenter en imposant la chosemême&|160;? Par cette régularisation de l’impôt, chaque particulierpayerait moins en réalité, l’Etat recevrait davantage, et lesconsommateurs jouiraient d’une immense réduction dans le prix deschoses que l’Etat ne soumettrait plus à des tortures infinies. Ilconservait un droit de culture sur les vignobles, afin de protégercette industrie contre la trop grande abondance de ses produits.Puis, pour atteindre les consommations des cotes pauvres, lespatentes des débitants étaient taxées d’après la population deslieux qu’ils habitaient. Ainsi, sous trois formes : droit de vin,droit de culture et patente, le Trésor levait une recette énormesans frais ni vexations, là où il y avait un impôt vexatoirepartagé entre ses employés et lui. L’impôt pesait ainsi sur leriche au lieu de tourmenter le pauvre. Un autre exemple. Supposezun franc ou deux, par cote, de droits de sel, vous obtenez dix oudouze millions, la gabelle moderne disparaît, la population pauvrerespire, l’agriculture est soulagée, l’Etat reçoit tout autant, etnulle cote ne se plaint, car toute cote est propriétaire, et peutreconnaître immédiatement les bénéfices d’un impôt ainsi réparti envoyant au fond des campagnes la vie s’améliorant. Enfin, d’année enannée, l’Etat verrait le nombre des cotes aisées croissant. Ensupprimant l’administration des contributions indirectes, machineextrêmement coûteuse, et qui est un Etat dans l’Etat, le Trésor etles particuliers y gagnaient donc énormément, à ne considérer quel’économie des frais de perception. Le tabac et la poudres’affermaient en régie, sous une surveillance. Le système sur cesdeux régies, développé par d’autres que Rabourdin lors durenouvellement de la loi sur les tabacs, était si convaincant quecette loi n’eût point passé dans une Chambre à qui l’on n’auraitpas mis le marché à la main, comme le fit alors le ministère. Cefut alors moins une question de finance qu’une question degouvernement. L’Etat ne possédait plus rien en propre, ni forets,ni mines, ni exploitations. Aux yeux de Rabourdin, l’Etat,possesseur de domaines, constituait un contre-sens administratif,car l’Etat ne sait pas faire valoir et se prive decontributions&|160;; il perd deux produits à la fois. Quant auxfabriques du gouvernement, c’était le même non-sens reporté dans lasphère de l’industrie. L’Etat obtient des produits plus coûteux queceux du commerce, plus lentement confectionnés, et manque àpercevoir ses droits sur les mouvements de l’Industrie, à laquelleil retranche des alimentations. Etait-ce administrer un pays qued’y fabriquer au lieu d’y faire fabriquer, d’y posséder au lieu decréer le plus de possessions diverses&|160;? L’Etat n’exigeait plusun seul cautionnement en argent. Rabourdin n’admettait que descautionnements hypothécaires. Voici pourquoi. Ou l’Etat gardait lecautionnement en nature, et c’était gêner le mouvement del’argent&|160;; ou il l’employait à un taux supérieur à l’intérêtqu’il en donnait, et c’était un vol ignoble&|160;; ou il y perdait,et c’était une sottise&|160;; enfin, s’il disposait un jour de lamasse des cautionnements, il préparait dans certains cas unebanqueroute horrible. L’impôt territorial disparaissait donc enpartie, Rabourdin en conservait une faible portion, ne fût-ce quecomme point de départ en cas de guerre&|160;; mais évidemment lesproductions du sol devenaient libres, et l’Industrie, en trouvantles matières premières à bas prix, pouvait lutter avec l’étrangerdans le secours trompeur des Douanes. Les riches administraientgratuitement les Départements, en ayant pour récompense la pairiesous certaines conditions. Les magistrats, les corps savants, lesofficiers inférieurs voyaient leurs services honorablementrécompensés. Il n’y avait pas d’employé qui n’obtînt une immenseconsidération, méritée par l’étendue de ses travaux et l’importancede ses appointements&|160;; chacun d’eux pensait lui-même à sonavenir, et la France n’avait plus sur le corps le cancer despensions. En résultat, Rabourdin trouvait sept cents millions dedépenses seulement et douze cents millions de recettes. Il étaitclair qu’un remboursement de cinq cents millions annuels jouaitalors avec un peu plus de force que le maigre amortissement dont levice était démontré. Là, selon lui, l’Etat se faisait encorerentier, comme l’Etat s’entêtait d’ailleurs à posséder et àfabriquer. Enfin, pour exécuter sans secousses sa réforme et pouréviter une Saint-Barthélemy d’employés, Rabourdin demandait vingtannées.

Telles étaient les pensées mûries par cet homme depuis le jouroù sa place fut donnée à monsieur de La Billardière, hommeincapable. Ce plan si vaste en apparence, si simple en réalité, quisupprimait tant de gros états-majors et tant de petites placeségalement inutiles, exigeait de continuels calculs, desstatistiques exactes, des preuves évidentes. Rabourdin avaitpendant long-temps étudié le budget sur sa double face, celle desVoies et Moyens, celle des Dépenses. Aussi avait-il passé bien desnuits à l’insu de sa femme. Ce n’était rien encore que d’avoir oséconcevoir ce plan et de l’avoir superposé sur le cadavreadministratif, il fallait s’adresser à un ministre capable del’apprécier. Le succès de Rabourdin tenait donc à la tranquillitéd’une politique alors toujours agitée. Il ne considéra legouvernement comme définitivement assis qu’au moment où trois centsdéputés eurent le courage de former une majorité compacte,systématiquement ministérielle. Une administration fondée sur cettebase s’était établie depuis que Rabourdin avait achevé ses travaux.A cette époque, le luxe de la paix due aux Bourbons faisait oublierle luxe guerrier du temps où la France brillait comme un vastecamp, prodigue et magnifique parce qu’il était victorieux. Après sacampagne en Espagne, le Ministère paraissait devoir commencer unede ces paisibles carrières où le bien peut s’accomplir, et depuistrois mois un nouveau règne avait commencé sans éprouver aucuneentrave, car le libéralisme de la Gauche avait salué Charles X avecautant d’enthousiasme que la Droite. C’était à tromper les gens lesplus clairvoyants. Le moment semblait donc propice. N’était-ce pasun gage de durée pour une administration que de proposer et demettre à fin une réforme dont les résultats étaient sigrands&|160;? Jamais donc Rabourdin ne s’était montré plussoucieux, plus préoccupé le matin quand il allait par les rues auMinistère, et le soir à quatre heures et demie quand il enrevenait.

De son côté, madame Rabourdin désolée de sa vie manquée, ennuyéede travailler en secret pour se procurer quelques jouissances detoilette, ne s’était jamais montrée plus aigrement mécontente,mais, en femme attachée à son mari, elle regardait comme indignesd’une femme supérieure les honteux commerces par lesquels certainesfemmes d’employés suppléaient à l’insuffisance des appointements.Cette raison lui fit refuser toute relation avec madame Colleville,alors liée avec François Keller, et dont les soirées effaçaientsouvent celles de la rue Duphot. Humiliée d’être mariée à un hommesans énergie, car elle prenait l’immobilité du penseur politique etla préoccupation du travailleur intrépide pour l’apathiqueabattement de l’employé dompté par l’ennui des bureaux, et vaincupar la plus détestable de toutes les misères, par une médiocritéqui permet de vivre&|160;; Célestine, vers cette époque, avait,dans sa grande âme, résolu de faire à elle seule la fortune de sonmari, de l’élever à tout prix, et de lui cacher les ressortsqu’elle ferait jouer. Elle porta dans ses conceptions cetteindépendance d’idées qui la distinguait, et se complut à s’éleverau-dessus des femmes en n’obéissant point à leurs petits préjugés,en ne s’embarrassant point des entraves que la société leur impose.Dans sa rage, elle se promit de battre les sots avec leurs armes,et de se jouer, elle-même s’il le fallait. Elle vit enfin leschoses de haut. L’occasion était favorable. Monsieur de LaBillardière, attaqué d’une maladie mortelle, allait succomber souspeu de jours. Si Rabourdin lui succédait, ses talents, carCélestine lui accordait des talents administratifs, seraient sibien appréciés, que la place de maître des requêtes, autrefoispromise, lui serait donnée&|160;; elle le voyait Commissaire duroi, défendant des projets de loi aux Chambres : elle l’aideraitalors&|160;! elle deviendrait, s’il était besoin, sonsecrétaire&|160;; elle passerait des nuits. Tout cela pour aller aubois de Boulogne dans une charmante calèche, pour marcher de pairavec madame Delphine de Nucingen, pour élever son salon à lahauteur de celui de madame de Colleville, pour être invitée auxgrandes solennités ministérielles, pour conquérir des auditeurs,pour faire dire d’elle : Madame Rabourdin de quelque chose (elle neconnaissait pas encore sa terre), comme on disait madame Firmiani,madame d’Espard, madame d’Aiglemont, madame de Carigliano&|160;;enfin pour effacer surtout l’odieux nom de Rabourdin.

Ces secrètes conceptions engendrèrent quelques changements dansl’intérieur du ménage. Madame Rabourdin commença par marcher d’unpas ferme dans la voie de la Dette . Elle reprit un domestiquemâle, lui fit porter une livrée insignifiante, drap brun à lisérésrouges. Elle rafraîchit quelques parties de son mobilier, tendit ànouveau son appartement, l’embellit de fleurs souvent renouvelées,l’encombra des futilités qui devenaient alors à la mode&|160;;puis, elle qui jadis avait quelques scrupules sur ses dépenses,n’hésita plus à remettre sa toilette en harmonie avec le rangauquel elle aspirait, et dont les bénéfices furent escomptés dansquelques magasins où elle fit ses provisions pour la guerre. Pourmettre à la mode ses mercredis, elle donna régulièrement un dînerle vendredi, les convives furent tenus à faire une visite enprenant une tasse de thé, le mercredi suivant. Elle choisithabilement ses convives parmi les députés influents, parmi les gensqui, de loin ou de près, pouvaient servir ses intérêts. Enfin ellese fit un entourage fort convenable. On s’amusait beaucoup chezelle&|160;; on le disait, du moins, ce qui suffit à Paris pourattirer le monde. Rabourdin était si profondément occupé de songrave et grand travail qu’il ne remarqua pas cette recrudescence deluxe au sein de son ménage.

Ainsi la femme et le mari assiégèrent la même place, en opérantsur des lignes parallèles, à l’insu l’un de l’antre.

Au Ministère, florissait alors comme Secrétaire-général certainmonsieur Clément Chardin des Lupeaulx, un de ces personnages que leflot des événements politiques met en saillie pendant quelquesannées, qu’il emporte en un jour d’orage, et que vous retrouvez surla rive, à je ne sais quelle distance, échoués comme la carcassed’une embarcation, mais qui semblent être encore quelque chose. Levoyageur se demande si ce débris n’a pas contenu des marchandisesprécieuses, servi dans de grandes circonstances, coopéré à quelquerésistance, supporté le velours d’un trône ou transporté le cadavred’une royauté. En ce moment, Clément des Lupeaulx (les Lupeaulxabsorbaient le Chardin) atteignait à son apogée. Dans lesexistences les plus illustres comme dans les plus obscures, n’ya-t-il pas pour l’animal comme pour les Secrétaires-généraux unzénith et un nadir, une période où le pelage est magnifique, où lafortune rayonne de tout son éclat. Dans la nomenclature créée parles fabulistes, des Lupeaulx appartenait au genre des Bertrand, etne s’occupait qu’à trouver des Ratons. Les moralistes déploientordinairement leur verve sur les abominations transcendantes. Poureux, les crimes sont à la cour d’Assises ou à la Policecorrectionnelle, mais les finesses sociales leur échappent&|160;;l’habileté qui triomphe sous les armes du Code est au-dessus ouau-dessous d’eux, ils n’ont ni loupe ni longue-vue&|160;; il leurfaut de bonnes grosses horreurs bien visibles. Toujours occupés descarnassiers, ils négligent les reptiles&|160;; et heureusement pourles poètes comiques, ils leur laissent les nuances qui colorent leChardin des Lupeaulx. Égoïste et vain, souple et fier, libertin etgourmand, avide à cause de ses dettes, discret comme une tombe d’oùrien ne sort pour démentir l’inscription destinée aux passants,intrépide et sans peur quand il sollicitait, aimable et spiritueldans toute l’acception du mot, moqueur à propos, plein de tact,sachant vous compromettre par une caresse comme par un coup decoude, ne reculant devant aucune largeur de ruisseau et sautantavec grâce, effronté voltairien et allant à la messe àSaint-Thomas-d’Aquin quand il s’y trouvait une belle assemblée, leSecrétaire-général ressemblait à toutes les médiocrités qui formentle noyau du monde politique. Savant de la science des autres, ilavait pris la position d’écouteur, et il n’en existait point deplus attentif. Aussi, pour ne pas éveiller le soupçon, était-ilflatteur jusqu’à la nausée, insinuant comme un parfum et caressantcomme une femme. Il allait accomplir sa quarantième année. Sajeunesse l’avait désespéré pendant long-temps, car il sentait quel’assiette de sa fortune politique dépendait de la députation.Comment était-il parvenu&|160;? se dira-t-on. Par un moyen biensimple : Bonneau politique, des Lupeaulx se chargeait des missionsdélicates que l’on ne peut donner ni à un homme qui se respecte, nià un homme qui ne se respecte pas, mais qui se confient à des êtressérieux et apocryphes tout ensemble, que l’on peut avouer oudésavouer à volonté. Son état était d’être toujours compromis,et ilavançait autant par la défaite que par le succès. Il avait comprisque sous la Restauration, temps de transactions continuelles entreles hommes, entre les choses, entre les faits accomplis et ceux quise massaient à l’horizon, le pouvoir aurait besoin d’une femme deménage. Une fois que dans une maison il s’introduit une vieille quisait comment se fait et se défait le lit, où se balaient lesordures, où se jette et d’où se tire le linge sale, où se serrel’argenterie, comment s’apaise un créancier, quels gens doiventêtre reçus ou mis à la porte&|160;; cette créature eût-elle desvices, fût-elle sale, bancroche ou édentée, mit-elle à la loterieet prit-elle trente sous par jour pour se faire une mise, lesmaîtres l’aiment par habitude, tiennent devant elle conseil dansles circonstances les plus critiques : elle est là, rappelle lesressources et flaire les mystères, apporte à propos le pot de rougeet le schall, se laisse gronder, rouler par les escaliers, et lelendemain, au réveil présente gaiement un excellent consommé.Quelque grand que soit un homme, il a besoin d’une femme de ménageavec laquelle il puisse être faible, indécis, disputailleur avecson propre destin, s’interroger, se répondre et s’enhardir aucombat. N’est-ce pas comme le bois mou des Sauvages, qui, frottécontre du bois dur, donne le feu&|160;? Beaucoup de géniess’allument ainsi. Napoléon faisait ménage avec Berthier, etRichelieu avec le père Joseph : des Lupeaulx faisait ménage avectout le monde. Il restait l’ami des ministres déchus en seconstituant leur intermédiaire auprès de ceux qui arrivaient&|160;;il embaumait ainsi la dernière flatterie et parfumait le premiercompliment. Il entendait d’ailleurs admirablement les petiteschoses auxquelles un homme d’état n’a pas le loisir de songer : ilcomprenait une nécessité, il obéissait bien&|160;; il relevait sabassesse en en plaisantant le premier, afin d’en relever tout leprix, et choisissait toujours dans les services à rendre celui quel’on n’oublierait pas. Ainsi, quand il fallut franchir le fossé quiséparait l’Empire de la Restauration, quand chacun cherchait uneplanche pour le passer, au moment où les roquets de l’Empire seruaient dans un dévouement de paroles, des Lupeaulx passait lafrontière après avoir emprunté de fortes sommes à des usuriers.Jouant le tout pour le tout, il rachetait en Allemagne les créancesles plus criardes sur le roi Louis XVIII, et liquidait par cemoyen, lui le premier, près de trois millions à vingt pourcent&|160;; car il eut le bonheur d’opérer à cheval sur 1814 et sur1815. Les bénéfices furent dévorés par les sieurs Gobseck, Werbrustet Gigonnet, croupiers de l’entreprise&|160;; des Lupeaulx les leuravait promis&|160;; il ne jouait pas une mise, il jouait toute labanque, en sachant bien que Louis XVIII n’était pas homme à oubliercette lessive. Des Lupeaulx fut nommé maître des requêtes,chevalier de Saint-Louis et officier de la Légion-d’Honneur. Unefois grimpé, l’homme habile chercha les moyens de se maintenir surson échelon, car dans la place forte où il s’était introduit lesgénéraux ne conservent pas long-temps les bouches inutiles. Aussi,à son métier de ménagère et d’entremetteur, avait-il joint laconsultation gratuite dans les maladies secrètes du pouvoir. Aprèsavoir reconnu chez les prétendues supériorités de la Restaurationune profonde infériorité relativement aux événements qui lesdominaient, il avait imposé leur médiocrité politique en leurapportant, leur vendant au milieu d’une crise ce mot d’ordre queles gens de talent écoutent dans l’avenir. Ne croyez point que cecivînt de lui-même&|160;; autrement, des Lupeaulx eût été un homme degénie, et ce n’était qu’un homme d’esprit. Ce Bertrand allaitpartout, recueillait les avis, sondait les consciences etsaisissait les sons qu’elles rendaient. Il récoltait la science envéritable et infatigable abeille politique. Ce dictionnaire deBayle vivant ne faisait pas comme le fameux dictionnaire, il nerapportait pas toutes les opinions sans conclure, il avait letalent de la mouche et tombait droit sur la chair la plus exquise,au milieu de la cuisine. Aussi passait-il pour un homme d’Etatindispensable&|160;; et cette croyance avait pris de si profondesracines dans les esprits, que les ambitieux arrivés jugeaientnécessaire de bien le compromettre afin de l’empêcher de monterplus haut&|160;; ils le dédommageaient par un crédit secret de sonpeu d’importance publique. Néanmoins, en se sentant appuyé sur toutle monde, ce pêcheur d’idées avait exigé des arrhes perpétuelles :il était rétribué par l’Etat-major dans la Garde Nationale où ilavait une sinécure payée par la Ville de Paris&|160;; il étaitcommissaire du gouvernement près d’une Société Anonyme&|160;; ilavait une inspection dans la Maison du roi. Ses deux placesinscrites au budget étaient celles de Secrétaire-général et demaître des requêtes. Pour le moment, il voulait être commandeur dela Légion-d’Honneur, gentilhomme de la chambre, comte et député.Pour être député, il fallait payer mille francs d’impôt, lamisérable bicoque des Lupeaulx valait à peine cinq cents francs derente. Où prendre l’argent pour y bâtir un château, pour l’entourerde plusieurs domaines respectables, et venir y jeter de la poudreaux yeux de tout un Arrondissement&|160;? Quoique dînant tous lesjours en ville, quoique logé depuis neuf ans aux frais de l’Etat,quoique voituré par le Ministère, des Lupeaulx ne possédait guèreque trente mille francs de dettes franches et liquides surlesquelles personne n’élevait de contestation. Un mariage pouvaitle mettre à flot en écopant sa barque pleine des eaux de ladette&|160;; mais le bon mariage dépendait de son avancement, etson avancement voulait la députation. En cherchant les moyens debriser ce cercle vicieux, il ne voyait qu’un immense service àrendre ou quelque bonne affaire à combiner. Mais, hélas&|160;! lesconspirations étaient usées, et les Bourbons avaient en apparencevaincu les partis. Enfin malheureusement, depuis quelques années legouvernement était si bien mis à jour par les sottes discussions dela Gauche, qui s’étudiait à rendre tout gouvernement impossible enFrance, qu’on ne pouvait plus y faire d’affaires : les dernièress’étaient accomplies en Espagne, et combien n’avait-on pascrié&|160;! Puis des Lupeaulx avait multiplié les difficultés encroyant à l’amitié de son ministre, auquel il eut l’imprudenced’exprimer le désir d’être assis sur les bancs ministériels. Lesministres devinèrent d’où venait ce désir : des Lupeaulx voulaitconsolider une position précaire et ne plus être dans leurdépendance. Le lévrier se révoltait contre le chasseur, lesministres lui donnèrent quelques coups de fouet et le caressèrenttour à tour, ils lui suscitèrent des rivaux&|160;; mais desLupeaulx se conduisit avec eux comme une habile courtisane avec desnouvelles venues : il leur tendit des piéges, ils y tombèrent, ilen fit promptement justice. Plus il se sentit menacé, plus ildésira conquérir un poste inamovible&|160;; mais il fallait jouerserré&|160;! En un instant, il pouvait tout perdre. Un coup deplume abattrait ses épaulettes de colonel civil, son inspection, sasinécure à la Société Anonyme, ses deux places et leurs avantages :en tout, six traitements conservés sous le feu de la loi sur lecumul. Souvent il menaçait son ministre comme une maîtresse menaceson amant, il se disait sur le point d’épouser une riche veuve : leministre cajolait alors le cher des Lupeaulx. Dans un de cesraccommodements, il reçut la promesse formelle d’une place àl’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, lors de la premièrevacance. C’était, disait-il, le pain d’un cheval. Dans sonadmirable position, Clément Chardin des Lupeaulx était comme unarbre planté dans un terrain favorable. Il pouvait satisfaire sesvices, ses fantaisies, ses vertus et ses défauts.

Voici les fatigues de sa vie : entre cinq ou six invitationsjournalières, il avait à choisir la maison où se trouvait lemeilleur dîner. Il allait faire rire le matin le ministre et safemme au petit-lever, caressait les enfants et jouait avec eux.Puis il travaillait une heure ou deux, c’est-à-dire il s’étendaitdans un bon fauteuil pour lire les journaux, dicter le sens d’unelettre, recevoir quand le ministre n’y était pas, expliquer en grosla besogne, attraper ou distribuer quelques gouttes d’eau bénite decour, parcourir des pétitions d’un coup de lorgnon ou lesapostiller par une signature qui signifiait :  » Je m’en moque,faites comme vous voudrez&|160;!  » chacun savait que quand desLupeaulx s’intéressait à quelqu’un ou à quelque chose, il s’enmêlait personnellement. Il permettait aux employés supérieursquelques causeries intimes sur les affaires délicates, et ilécoutait leurs cancans. De temps en temps il allait au Châteauprendre le mot d’ordre. Enfin il attendait le ministre au retour dela Chambre quand il y avait session, pour savoir s’il fallaitinventer et diriger quelque manœuvre. Le sybarite ministériels’habillait, dînait et visitait douze ou quinze salons de huitheures à trois heures du matin. A l’Opéra, il causait avec lesjournalistes, car il était avec eux du dernier bien&|160;; il yavait entre eux un continuel échange de petits services, il leurentonnait ses fausses nouvelles et gobait les leurs&|160;; il lesempêchait d’attaquer tel ou tel ministre sur telle ou telle chosequi ferait, disait-il, une vraie peine à leurs femmes ou à leursmaîtresses.

– Dites que le projet de loi ne vaut rien, et démontrez-le sivous pouvez&|160;; mais ne dites pas que Mariette a mal dansé.Calomniez notre affection pour nos proches en jupons, mais nerévélez pas nos farces de jeune homme. Diantre&|160;! nous avonstous fait nos vaudevilles, et nous ne savons pas ce que nouspouvons devenir par le temps qui court. Vous serez peut-êtreministre, vous qui salez aujourd’hui les tartines duConstitutionnel .

En revanche, dans l’occasion il servait les rédacteurs, illevait tout obstacle à la représentation d’une pièce, il lâchait àpropos des gratifications ou quelque bon dîner, il promettait defaciliter la conclusion d’une affaire. D’ailleurs il aimait lalittérature et protégeait les arts : il avait des autographes, demagnifiques albums gratis , des esquisses, des tableaux. Il faisaitbeaucoup de bien aux artistes en ne leur nuisant pas, en lessoutenant dans certaines occasions où leur amour-propre voulait unesatisfaction peu coûteuse. Aussi était-il aimé par tout ce monde decoulisses, de journalistes et d’artistes. D’abord tous avaient lesmêmes vices et la même paresse&|160;; puis ils se moquaient si biende tout entre deux vins ou entre deux danseuses&|160;! le moyen dene pas être amis&|160;? Si des Lupeaulx n’eût pas étéSecrétaire-général, il aurait été journaliste. Aussi dans la luttedes quinze années où la batte de l’épigramme ouvrit la brèche paroù passa l’insurrection, des Lupeaulx ne reçut-il jamais le moindrecoup.

En voyant cet homme jouant à la boule dans le jardin duMinistère avec les enfants de Monseigneur, le fretin des employésse creusait la cervelle pour deviner le secret de son influence etla nature de son travail, tandis que les talons rouges de tous lesMinistères le regardaient comme le plus dangereux Méphistophélès,l’adoraient et lui rendaient avec usure les flatteries qu’ildébitait dans la sphère supérieure. Indéchiffrable comme une énigmehiéroglyphique pour les petits, l’utilité du secrétaire-généralétait claire comme une règle de trois pour les intéressés. Chargéde trier les conseils, les idées, de faire des rapports verbaux, cepetit prince de Wagram de ce Napoléon ministériel connaissait tousles secrets de la politique parlementaire, raccrochait les tièdes,portait, rapportait et enterrait les propositions, disait les nonou les oui que le ministre n’osait prononcer. Fait à recevoir lespremiers feux et les premiers coups du désespoir ou de la colère,il se lamentait ou riait avec le ministre. Anneau mystérieux parlequel bien des intérêts se rattachaient au Château et discretcomme un confesseur, tantôt il savait tout et tantôt ne savaitrien&|160;; puis, il disait du ministre ce que le ministre nepouvait pas dire de soi-même. Enfin, avec cet Ephestion politique,le ministre osait être lui-même, ôter sa perruque et son râtelier,poser ses scrupules et se mettre en pantoufles déboutonner sesroueries et déchausser sa conscience. Tout d’ailleurs n’était pasroses pour des Lupeaulx : il flattait et conseillait son ministre,obligé de flatter pour conseiller, de conseiller en flattant et dedéguiser la flatterie sous le conseil. Aussi presque tous leshommes politiques qui firent ce métier eurent-ils une figure assezjaune&|160;; leur constante habitude de toujours faire un mouvementde tête affirmatif pour approuver ce qui se dit, ou pour s’endonner l’air, communiqua quelque chose d’étrange à leur tête&|160;;ils approuvaient indifféremment tout ce qui se disait devant eux,et leur langage fut plein de mais , de cependant , de néanmoins ,de moi je ferais, moi à votre place (ils disaient souvent à votreplace ), toutes phrases qui préparent la contradiction.

Au physique, Clément des Lupeaulx était le reste d’un joli homme: taille de cinq pieds quatre pouces, embonpoint tolérable, leteint échauffé par la bonne chère, un air usé, une titus poudrée,de petites lunettes fines&|160;; au moins blond, couleur indiquéepar une main potelée comme celle d’une vieille femme blonde, un peutrop carrée, les ongles courts, une main de satrape. Le pied nemanquait pas de distinction. Passé cinq heures, des Lupeaulx étaittoujours en bas de soie à jour, en souliers, pantalon noir, giletde cachemire, mouchoir de batiste sans parfums, chaîne d’or, habitbleu de roi à boutons ciselés, et sa brochette d’ordres&|160;; lematin, des bottes craquant et un pantalon gris. Sa tenueressemblait beaucoup plus à celle d’un avoué madré qu’à lacontenance d’un ministre. Son oeil miroité par l’usage des lunettesle rendait plus laid qu’il ne l’était réellement quand par malheuril les ôtait. Pour les juges habiles, pour les gens droits que levrai seul met à l’aise, des Lupeaulx était insupportable : sesfaçons gracieuses frisaient le mensonge, ses protestationsaimables, ses vieilles gentillesses toujours neuves pour lesimbéciles, montraient trop la corde. Tout homme perspicace voyaiten lui une planche pourrie sur laquelle il fallait bien se garderde poser le pied.

Dès que la belle madame Rabourdin daigna s’occuper de la fortuneadministrative de son mari, elle devina Clément des Lupeaulx etl’étudia pour savoir si dans cette volige il y avait encorequelques fibres ligneuses assez solides pour lestement passerdessus du Bureau à la Division, de huit mille à douze mille francs.La femme supérieure crut pouvoir jouer ce roué politique. Monsieurdes Lupeaulx fut donc un peu cause des dépenses extraordinaires quis’étaient faites et qui se continuaient dans le ménage deRabourdin.

La rue Duphot, bâtie sous l’Empire, est remarquable par quelquesmaisons élégantes au dehors et dont les appartements ont étégénéralement bien entendus. Celui de madame Rabourdin avaitd’excellentes dispositions, avantage qui entre pour beaucoup dansla noblesse de la vie intérieure. C’était une jolie antichambreassez vaste, éclairée sur la cour et menant à un grand salon dontles fenêtres avaient vue sur la rue. A droite de ce salon, setrouvaient le cabinet et la chambre de Rabourdin, en retourdesquels était la salle à manger où l’on entrait parl’antichambre&|160;; à gauche, la chambre à coucher de madame etson cabinet de toilette, en retour desquels était le petitappartement de sa fille. Aux jours de réception, la porte ducabinet de Rabourdin et celle de la chambre de madame restaientouvertes. L’espace permettait de recevoir une assemblée choisie,sans se donner le ridicule qui pèse sur certaines soiréesbourgeoises où le luxe s’improvise aux dépens des habitudesjournalières et parait alors une exception. Le salon venait d’êtreretendu en soie jaune avec des agréments de couleur carmélite. Lachambre de madame était vêtue en étoffe vraie perse et meublée dansle genre rococo . Le cabinet de Rabourdin hérita de la tenture del’ancien salon nettoyée, et fut orné des beaux tableaux laissés parLeprince. La fille du commissaire-priseur utilisa dans sa salle àmanger de ravissants tapis turcs, bonne occasion saisie par sonpère, en les y encadrant dans de vieux ébènes, d’un prix devenuexorbitant. D’admirables buffets de Boulle, achetés également parle feu commissaire-priseur, meublèrent le pourtour de cette pièce,au milieu de laquelle scintillèrent les arabesques en cuivreincrustées dans l’écaille de la première horloge à socle quireparut pour remettre en honneur les chefs-d’œuvre du dix-septièmesiècle. Des fleurs embaumaient cet appartement plein de goût et debelles choses, où chaque détail était une œuvre d’art bien placéeet bien accompagnée, où madame Rabourdin, mise avec cette originalesimplicité que trouvent les artistes, se montrait comme une femmeaccoutumée à ces jouissances, n’en parlait pas et se contentaitd’achever par les grâces de son esprit l’effet produit sur seshôtes par cet ensemble. Grâce à son père, dès que le rococo fut àla mode, Célestine fit parler d’elle.

Quelque habitué qu’il fût aux fausses et aux réellesmagnificences de tout étage, des Lupeaulx fut surpris chez madameRabourdin. Le charme qui saisit cet Asmodée parisien peuts’expliquer par une comparaison. Imaginez un voyageur fatigué desmille aspects si riches de l’Italie, du Brésil, des Indes, quirevient dans sa patrie et trouvé sur son chemin un délicieux petitlac, comme est le lac d’Orta au pied du Mont-Rose, une île bienjetée dans des eaux calmes, coquette et simple, naïve et cependantparée, solitaire et bien accompagnée : élégants bouquets d’arbres,statues d’un bel effet. A l’entour, des rives à la fois sauvages etcultivées&|160;; le grandiose et ses tumultes au dehors, au dedansles proportions humaines. Le monde que le voyageur a vu se retrouveen petit, modeste et pur&|160;; son âme reposée le convie à resterlà, car un charme poétique et mélodieux l’entoure de toutes lesharmonies et réveille toutes les idées. C’est à la fois uneChartreuse et la vie&|160;!

Quelques jours auparavant, la belle madame Firmiani, l’une desplus ravissantes femmes du faubourg Saint-Germain, qui aimait etrecevait madame Rabourdin, avait dit à des Lupeaulx invité toutexprès pour entendre cette phrase :  » Pourquoi n’allez-vous doncpas chez madame&|160;?  » Et elle avait montré Célestine.  » Madame ades soirées délicieuses, et surtout on y dîne… mieux que chez moi. »

Des Lupeaulx s’était laissé surprendre une promesse par la bellemadame Rabourdin qui, pour la première fois, avait levé les yeuxsur lui en parlant. Et il était allé rue Duphot, n’est ce pas toutdire&|160;? La femme n’a qu’une ruse, s’écrie Figaro, mais elle estinfaillible. En dînant chez ce simple Chef de Bureau, des Lupeaulxse promit d’y dîner quelquefois. Grâce au jeu décent et convenablede la charmante femme que sa rivale, madame Colleville, surnommaitla Célimène de la rue Duphot , il y dînait tous les vendredisdepuis un mois, et revenait de son propre mouvement prendre unetasse de thé le mercredi.

Depuis quelques jours, après de savantes et fines perquisitions,madame Rabourdin croyait avoir trouvé dans cette plancheministérielle la place d’y mettre une fois le pied. Elle ne doutaitplus du succès. Sa joie intérieure ne peut être comprise que dansces ménages d’employés où l’on a, trois ou quatre ans durant,calculé le bien-être résultant d’une nomination espérée, caressée,choyée. Combien de souffrances apaisées&|160;! combien de vœuxélancés vers les divinités ministérielles&|160;! combien de visitesintéressées&|160;! Enfin, grâce à sa hardiesse, madame Rabourdinentendait tinter l’heure où elle allait avoir vingt mille francspar an au lieu de huit mille.

– Et je me serai bien conduite, se disait-elle. J’ai fait un peude dépense&|160;; mais nous ne sommes pas dans une époque où l’onva chercher les mérites qui se cachent, tandis qu’en se mettant envue, en restant dans le monde, en cultivant ses relations, en s’enfaisant de nouvelles, un homme arrive. Après tout, les ministres etleurs amis ne s’intéressent qu’aux gens qu’ils voient, et Rabourdinne se doute pas du monde&|160;! Si je n’avais pas entortillé cestrois députés, ils auraient peut-être voulu la place de LaBillardière&|160;; tandis que, reçus chez moi, la vergogne lesprend, ils deviennent nos appuis au lieu d’être nos rivaux. J’aifait un peu la coquette, mais je suis heureuse que les premièresniaiseries avec lesquelles on amuse les hommes aient suffi…

Le jour où commença réellement une lutte inattendue à propos decette place, après le dîner ministériel qui précèdait une de cessoirées que les ministres considèrent comme publiques, des Lupeaulxse trouvait à la cheminée auprès de la femme du ministre&|160;; et,en prenant sa tasse de café, il lui arriva de comprendre encore unefois madame Rabourdin parmi les sept ou huit femmes véritablementsupérieures de Paris&|160;; à plusieurs reprises, il avait mis aujeu madame Rabourdin comme le caporal Trim y mettait sonbonnet.

– Ne le dites pas trop, cher ami, vous lui feriez du tort, luidit la femme du ministre en riant à demi.

Aucune femme n’aime à entendre faire devant elle l’éloge d’uneautre femme, toutes se réservent en ce cas la parole, afin devinaigrer la louange.

– Ce pauvre La Billardière est en train de mourir, reprit sonExcellence, sa succession administrative revient à Rabourdin, quiest un de nos plus habiles employés, et envers qui nosprédécesseurs ne se sont pas bien conduits, quoique l’un d’eux aitdû sa Préfecture de police sous l’Empire à certain personnage payépour s’intéresser à Rabourdin. Franchement, cher ami, vous êtesencore assez jeune pour être aimé pour vous-même…

– Si la place de La Billardière est acquise à Rabourdin, je puisêtre cru quand je vante la supériorité de sa femme, répliqua desLupeaulx en sentant l’ironie du ministre&|160;; mais si madame lacomtesse veut en juger par elle-même…

– Je l’inviterai à mon premier bal, n’est-ce pas&|160;? Votrefemme supérieure arriverait quand j’aurais de ces dames quiviennent ici pour se moquer de nous, et qui entendraient annoncermadame Rabourdin .

– Mais n’annonce-t-on pas madame Firmiani chez le ministre desAffaires Étrangères&|160;?

– Une femme née Cadignan&|160;!… dit vivement le nouveau comteen lançant un coup d’oeil foudroyant à son Secrétaire général, carni lui ni sa femme n’étaient nobles.

Beaucoup de personnes crurent qu’il s’agissait d’affairesimportantes, les solliciteurs demeurèrent au fond du salon. Quanddes Lupeaulx sortit, la comtesse nouvelle dit à son mari : – Jecrois des Lupeaulx amoureux&|160;?

– Ce serait donc la première fois de sa vie, répondit-il enhaussant les épaules comme pour dire à sa femme que des Lupeaulx nes’occupait point de bagatelles.

Le ministre vit entrer un député du Centre droit et laissa safemme pour aller caresser une voix indécise. Mais, sous le coupd’un désastre imprévu qui l’accablait, ce député voulait s’assurerune protection et venait annoncer en secret qu’il serait sous peude jours obligé de donner sa démission. Ainsi prévenu, le Ministèrepouvait faire jouer ses batteries avant l’Opposition.

Le ministre, c’est-à-dire des Lupeaulx, avait invité à dîner unpersonnage inamovible dans tous les Ministères, assez embarrassé desa personne, et qui, dans son désir de prendre une contenancedigne, restait planté sur ses deux jambes réunies à la façon d’unegaine égyptienne. Ce fonctionnaire attendait près de la cheminée lemoment de remercier le Secrétaire-général, dont la retraite brusqueet imprévue le surprit au moment où il allait phraser uncompliment. C’était purement et simplement le caissier duministère, le seul employé qui ne tremblât jamais lors d’unchangement.

Dans ce temps, la Chambre ne tripotait pas mesquinement lebudget comme dans le temps déplorable où nous vivons, elle neréduisait pas ignoblement les émoluments ministériels, elle nefaisait pas ce qu’en style de cuisine on nomme des économies debouts de chandelles, elle accordait à chaque ministre qui prenaitles affaires une indemnité dite de déplacement . Il en coûtehélas&|160;! autant pour entrer au ministère que pour en sortir, etl’arrivée entraîne des frais de toute nature qu’il est peuconvenable d’inventorier. Cette indemnité consistait en vingt-cinqjolis petits mille francs. L’ordonnance apparaissait-elle auMoniteur, pendant que grands et petits, attroupés autour des poêlesou devant les cheminées, secoués par l’orage dans leurs places, sedisaient :  » Que va faire celui-là&|160;? va-t-il augmenter lenombre des employés, va-t-il en renvoyer deux pour en faire rentrertrois&|160;?  » le paisible caissier prenait vingt-cinq beauxbillets de banque, les attachait avec une épingle, et gravait sursa figure de suisse de cathédrale un expression joyeuse. Ilenfilait l’escalier des appartements et se faisait introduire chezmonseigneur à son lever par les gens qui tous confondent, en unseul et même pouvoir, l’argent et le gardien de l’argent, lecontenant et le contenu, l’idée et la forme. Le caissier saisissaitle couple ministériel à l’aurore du ravissement pendant laquelle unhomme d’Etat est bénin et bon prince. Au : – Que voulez-vous&|160;?du ministre, il répondait par l’exhibition des chiffons, en disantqu’il s’empressait d’apporter à Son Excellence l’indemnitéd’usage&|160;; il en expliquait les motifs à madame étonnée, maisheureuse, et qui ne manquait jamais de prélever quelque chose,souvent le tout. Un déplacement est une affaire de ménage. Lecaissier tournait son compliment, et glissait à monseigneurquelques phrases : – Si Son Excellence daignait lui conserver saplace, si elle était contente d’un service purement mécanique, si,etc. Comme un homme qui apporte vingt-cinq mille francs esttoujours un digne employé, le caissier ne sortait pas sans entendresa confirmation au poste d’où il voyait passer, repasser ettrépasser les ministres depuis vingt-cinq ans. Puis il se mettaitaux ordres de madame, il apportait les treize mille francs du moisen temps utile, il les avançait ou les retardait à commandement, etse ménageait ainsi, suivant une vieille expression monastique, unevoix au Chapitre. Ancien teneur de livres au Trésor quand le Trésoravait des livres tenus en parties doubles, le sieur Saillard futindemnisé par sa place actuelle quand on y renonça. C’était un groset gras bonhomme très-fort sur la tenue des livres et très-faibleen toute autre chose, rond comme un zéro, simple comme bonjour, quivenait à pas comptés comme un éléphant, et s’en allait de même à laPlace-Royale où il demeurait dans le rez-de-chaussée d’un vieilhôtel à lui. Il avait pour compagnon de route monsieur IsidoreBaudoyer, Chef de bureau dans la Division de monsieur LaBillardière et partant collègue de Rabourdin, lequel avait épousésa fille Elisabeth, et avait naturellement pris un appartementau-dessus du sien. Personne ne doutait au Ministère que le pèreSaillard ne fût une bête, mais personne n’avait jamais pu savoirjusqu’où allait sa bêtise&|160;; elle était trop compacte pour êtreinterrogée, elle ne sonnait pas le creux, elle absorbait tout sansrien rendre. Bixiou (un employé dont il sera bientôt question)avait fait sa charge en mettant une tête à perruque sur le hautd’un œuf et deux petites jambes dessous, avec cette inscription : « Né pour payer et recevoir sans jamais commettre d’erreurs. Un peumoins de bonheur, il eût été garçon de la banque de France, un peuplus d’ambition, il était remercié.  » En ce moment, le ministreregardait son caissier comme on regarde une patère ou la corniche,sans imaginer que l’ornement puisse entendre le discours, nicomprendre une pensée secrète.

– Je tiens d’autant plus à ce que nous arrangions tout avec lepréfet dans le plus profond mystère, que des Lupeaulx a desprétentions, disait le ministre au député démissionnaire, sabicoque est dans votre Arrondissement et nous ne voulons pas delui.

– Il n’a ni le cens, ni l’âge, dit le député.

– Oui, mais vous savez ce qui a été décidé pour Casimir Périer,relativement à l’âge. Quant à la possession annale, des Lupeaulxpossède quelque chose qui ne vaut pas grand chose&|160;; mais laloi n’a pas prévu les agrandissements, et il peut acquérir&|160;;or, les commissions ont la manche large pour les députés du Centre,et nous ne pourrions pas nous opposer ostensiblement à la bonnevolonté que l’on aurait pour ce cher ami.

– Mais où prendrait-il l’argent pour des acquisitions&|160;?

– Et comment Manuel a-t-il été possesseur d’une maison àParis&|160;? s’écria le ministre.

La patère écoutait, mais bien à son corps défendant. Ces vivesinterlocutions quoique murmurées aboutissaient à l’oreille deSaillard par des caprices d’acoustique encore mal observés.Savez-vous quel sentiment s’empara du bonhomme en entendant cesconfidences politiques&|160;? une terreur cuisante. Il était de cesgens naïfs qui se désespèrent de paraître écouter ce qu’ils nedoivent pas entendre, d’entrer là où ils ne sont pas appelés, deparaître hardis quand ils sont timides, curieux quand ils sontdiscrets. Le caissier se glissa sur le tapis de manière à sereculer, en sorte que le ministre le trouva fort loin quand ill’aperçut. Saillard était un séide ministériel incapable de lamoindre indiscrétion&|160;; si le ministre l’avait cru dans sonsecret, il n’aurait eu qu’à lui dire : motus&|160;! Le caissierprofita de l’affluence des courtisans, regagna un fiacre de sonquartier pris à l’heure lors de ces coûteuses invitations, etrevint à la Place-Royale.

A l’heure où le père Saillard voyageait dans Paris, son gendreet sa chère Elisabeth étaient occupés avec l’abbé Gaudron, leurdirecteur, à faire un vertueux boston en compagnie de quelquesvoisins, et d’un certain Martin Falleix, fondeur en cuivre aufaubourg Saint-Antoine, à qui Saillard avait prêté les fondsnécessaires pour créer un bénéficieux établissement. Ce Falleix,honnête Auvergnat venu le chaudron sur le dos, avait étépromptement employé chez les Brézac, grands dépeceurs de châteaux.Vers vingt-sept ans, altéré de bien-être tout comme un autre,Martin Falleix eut le bonheur d’être commandité par monsieurSaillard pour l’exploitation d’une découverte en fonderie. (Brevetd’invention et médaille d’or à l’exposition de 1825.) MadameBaudoyer, dont la fille unique marchait, suivant un mot du pèreSaillard, sur la queue de ses douze ans, avait jeté son dévolu surFalleix, garçon trapu, noiraud, actif, de probité dégourdie, dontelle faisait l’éducation. Suivant ses idées, cette éducationconsistait à apprendre au petit Auvergnat à jouer au boston, à bientenir ses cartes, à ne pas laisser voir dans son jeu, à venir chezeux rasé, les mains savonnées au gros savon ordinaire, à ne pasjurer, à parler leur français, à porter des boues au lieu desouliers, des chemises en calicot au lieu de chemises en toile àsacs, à relever ses cheveux au lieu de les tenir plats. Depuis huitjours, Elisabeth avait décidé Falleix à ôter de ses oreilles deuxénormes anneaux plats, qui ressemblaient à des cerceaux.

– Vous allez trop loin, madame Baudoyer, dit-il en la voyantheureuse de ce sacrifice, vous prenez sur moi trop d’empire : vousme faites nettoyer mes dents, ce qui les ébranle&|160;; vous meferez bientôt brosser mes ongles et friser mes cheveux, ce qui neva pas dans notre commerce : on n’y aime pas les muscadins.

Elisabeth Baudoyer, née Saillard , est une de ces figures qui sedérobent au pinceau par leur vulgarité même, et qui néanmoinsdoivent être esquissées, car elles offrent une expression de cettepetite bourgeoisie parisienne, placée au-dessus des riches artisanset au-dessous de la haute classe, dont les qualités sont presquedes vices, dont les défauts n’ont rien d’aimable, mais dont lesmœurs, quoique plates, ne manquent pas d’originalité. Elisabethavait en elle quelque chose de chétif qui faisait mal à voir. Sataille, qui dépassait à peine quatre pieds, était si mince que saceinture comportait à peine une demi-aune. Ses traits fins,ramassés vers le nez, donnaient à sa figure une vague ressemblanceavec le museau d’une belette. A trente ans passés, elle paraissaitn’en avoir que seize ou dix-sept. Ses yeux d’un bleu de faïence,opprimés par de grosses paupières unies à l’arcade des sourcils,jetaient peu d’éclat. Tout en elle était mesquin : et ses cheveuxd’un blond qui tirait sur le blanc, et son front plat éclairé pardes plans où le jour semblait s’arrêter, et son teint plein de tonsgris presque plombés. Le bas du visage plus triangulaire qu’ovaleterminait irrégulièrement des contours assez généralementtourmentés. Enfin la voix offrait une assez jolie suited’intonations aigres-douces. Elisabeth était bien la petitebourgeoise conseillant son mari le soir sur l’oreiller, n’ayant pasle moindre mérite dans ses vertus&|160;; ambitieuse sansarrière-pensée, par le seul développement de l’égoïsmedomestique&|160;; à la campagne, elle aurait voulu arrondir sespropriétés&|160;; dans l’administration, elle voulait avancer. Direla vie de son père et de sa mère, dira toute la femme en peignantl’enfance de la jeune fille.

Monsieur Saillard avait épousé la fille d’un marchand demeubles, établi sous les piliers des Halles. L’exiguïté de leurfortune avait primitivement obligé monsieur et madame Saillard à deconstantes privations. Après trente-trois ans de mariage etvingt-neuf ans de travail dans les Bureaux, la fortune des Saillard(leur société les nommait ainsi) consistait en soixante millefrancs confiés à Falleix, l’hôtel de la Place-Royale achetéquarante mille francs en 1804, et trente-six mille francs de dotdonnés à leur fille. Dans ce capital, la succession de la veuveBidault, mère de madame Saillard, représentait une somme decinquante mille francs environ. Les appointements de Saillardavaient toujours été de quatre mille cinq cents francs, car saplace était un vrai cul-de-sac administratif qui pendant long-tempsne tenta personne. Ces quatre-vingt-dix mille francs, amassés sou àsou, provenaient donc d’économies sordides et fort inintelligemmentemployées. En effet les Saillard ne connaissaient pas d’autremanière de placer leur argent que de le porter, par somme de dixmille francs, chez leur notaire, monsieur Sorbier, prédécesseur deCardot, et de le prêter à cinq pour cent par première hypothèqueavec subrogation dans les droits de la femme, quand l’emprunteurétait marié&|160;! Madame Saillard obtint en 1804 un bureau depapier timbré dont le détail détermina l’entrée d’une servante aulogis. En ce moment l’hôtel, qui valait plus de cent mille francs,en rapportait huit mille. Falleix donnait sept pour cent de sessoixante mille francs, outre un partage égal des bénéfices. Ainsiles Saillard jouissaient d’au moins dix-sept mille livres de rente.Toute l’ambition du bonhomme était d’avoir la croix en prenant saretraite.

La jeunesse d’Elisabeth fut un travail constant dans une familledont les mœurs étaient si pénibles et les idées si simples. On ydélibérait sur l’acquisition d’un chapeau pour Saillard, oncomptait combien d’années avait duré un habit, les parapluiesétaient accrochés par en haut au moyen d’une boucle en cuivre.Depuis 1804, il ne s’était pas fait une réparation à la maison. LesSaillard gardaient leur rez-de-chaussée dans l’état où le précédentpropriétaire le leur avait livré : les trumeaux étaient dédorés,les peintures des dessus de portes se voyaient à peine sous lacouche de poussière qu’y avait mise le Temps. Ils conservaient dansces grandes et belles pièces à cheminées en marbre sculpté, àplafonds dignes de ceux de Versailles, les meubles trouvés chez laveuve Bidault. C’étaient des fauteuils en bois de noyer disjointset couverts en tapisseries, des commodes en bois de rose, desguéridons à galerie en cuivre et à marbres blancs fendus, unsuperbe secrétaire de Boulle auquel la mode n’avait pas encorerendu sa valeur, enfin le tohu-bohu des bonnes occasions saisiespar la marchande des piliers des Halles : tableaux achetés à causede la beauté des cadres&|160;; vaisselle d’ordre composite,c’est-à-dire un dessert en magnifiques assiettes du Japon, et lereste en porcelaine de toutes les paroisses&|160;; argenteriedépareillée, vieux cristaux, beau linge damassé, lit en tombeaugarni de perse et à plumes. Au milieu de toutes ces reliques,madame Saillard habitait une bergère d’acajou moderne, les piedssur une chaufferette brûlée à chaque trou, prés d’une cheminéepleine de cendres et sans feu, sur laquelle se voyaient un cartel,des bronzes antiques, des candélabres à fleurs, mais sans bougies,car elle s’éclairait avec un martinet en cuivre d’où s’élevait unehaute chandelle cannelée par différents coulages.

Madame Saillard avait un visage où, malgré ses rides, sepeignaient l’entêtement et la sévérité, l’étroitesse de ses idées,une probité quadrangulaire, une religion sans pitié, une avaricenaïve et la paix d’une conscience nette. Dans certains tableauxflamands, vous voyez des femmes de bourgmestres ainsi composées parla nature et bien reproduites par le pinceau&|160;; mais elles ontde belles robes en velours ou d’étoffes précieuses, tandis quemadame Saillard n’avait pas de robes, mais ce vêtement antiquenommé, dans la Touraine et dans la Picardie, des cottes, ou plusgénéralement en France, des cotillons, espèce de jupes plisséesderrière et sur les côtés, mises les unes sur les autres. Soncorsage était serré dans un casaquin, autre mode d’un autreâge&|160;! Elle conservait le bonnet à papillon et les souliers àtalons hauts. Quoiqu’elle eût cinquante-sept ans et que ses travauxobstinés au sein du ménage lui permissent bien de se reposer, elletricotait les bas de son mari, les siens et ceux d’un oncle, commetricotent les femmes de la campagne, en marchant, en parlant, en sepromenant dans le jardin, en allant voir ce qui se passait à sacuisine.

D’abord infligée par la nécessité, l’avarice des Saillard étaitdevenue une habitude. Au retour du Bureau, le caissier menait habitbas, il faisait lui-même le beau jardin fermé sur la cour par unegrille, et qu’il s’était réservé. Pendant long-temps, Elisabethétait allée le matin au marché avec sa mère, et toutes deuxsuffisaient aux soins du ménage. La mère cuisait admirablement uncanard aux navets&|160;; mais, selon le père Saillard, Elisabethn’avait pas sa pareille pour savoir accommoder aux oignons lesrestes d’un gigot.  » C’était à manger son oncle sans s’enapercevoir.  » Aussitôt qu’Elisabeth avait su tenir une aiguille, samère lui avait fait raccommoder le linge de la maison et les habitsde son père. Sans cesse occupée comme une servante, elle ne sortaitjamais seule. Quoique demeurant à deux pas du boulevard du Temple,où se trouvaient Franconi, la Gaîté, l’Ambigu-Comique, et plus loinla Porte Saint-Martin, Elisabeth n’était jamais allée à la comédie. Quand elle eut la fantaisie de voir ce que c’était , avec lapermission de monsieur Gaudron, bien entendu, monsieur Baudoyer lamena, par magnificence et afin de lui montrer le plus beau de tousles spectacles, à l’Opéra, où se donnait alors le Laboureur chinois. Elisabeth trouva la comédie ennuyeuse comme les mouches et n’yvoulut plus retourner. Le dimanche, après avoir cheminé quatre foisde la Place-Royale à l’église Saint-Paul, car sa mère lui faisaitpratiquer strictement les préceptes et les devoirs de la religion,son père et sa mère la conduisaient devant le café Turc, où ilss’asseyaient sur des chaises placées alors entre une barrière et lemur. Les Saillard se dépêchaient d’arriver les premiers afin d’êtreau bon endroit, et se divertissaient à voir passer le monde. Acette époque, le Jardin Turc était le rendez-vous des élégants etélégantes du Marais, du faubourg Saint-Antoine et lieuxcirconvoisins. Elisabeth n’avait jamais porté que des robesd’indienne en été, de mérinos en hiver, et les faisaitelle-même&|160;; sa mère ne lui donnait que vingt francs par moispour son entretien&|160;; mais son père, qui l’aimait beaucoup,tempérait cette rigueur par quelques présents. Elle n’avait jamaislu ce que l’abbé Gaudron, vicaire de Saint-Paul et le conseil de lamaison, appelait des livres profanes. Ce régime avait porté sesfruits. Obligée d’employer ses sentiments à une passion quelconque,Elisabeth devint âpre au gain. Elle ne manquait ni de sens ni deperspicacité&|160;; mais les idées religieuses et son ignoranceayant enveloppé ses qualités dans un cercle d’airain, elles nes’exercèrent que sur les choses les plus vulgaires de la vie&|160;;puis, disséminées sur peu de points, elles se portaient toutentières dans l’affaire en train. Réprimé par la dévotion, sonesprit naturel dut se déployer entre les limites posées par les casde conscience, qui sont un magasin de subtilités où l’intérêtchoisit ses échappatoires. Semblable à ces saints personnages chezqui la religion n’a pas étouffé l’ambition, elle était capable dedemander au prochain des actions blâmables pour en recueillir toutle fruit&|160;; dans l’occasion, elle eût été, comme eux,implacable pour son dû, sournoise dans les moyens. Offensée, elleeût observé ses adversaires avec la perfide patience des chats, etse serait ménagé quelque froide et complète vengeance mise sur lecompte du bon Dieu. Jusqu’au mariage d’Elisabeth, les Saillardvécurent sans autre société que celle de l’abbé Gaudron, prêtreauvergnat, nommé vicaire de Saint-Paul lors de la restauration duculte catholique. A cet ecclésiastique, ami de feu madame Bidault,se joignait l’oncle paternel de madame Saillard, vieux marchand depapier retiré depuis l’an II de la République, alors âgé desoixante-neuf ans et qui venait les voir le dimanche seulement,parce qu’on ne faisait pas d’affaires ce jour-là.

Ce petit vieillard à figure d’un teint verdâtre, prise presquetout entière par un nez rouge comme celui d’un buveur et percée dedeux yeux de vautour, laissait flotter ses cheveux gris sous untricorne, portait des culottes dont les oreilles dépassaientdémesurément les boucles, des bas de coton chinés, tricotés par sanièce, qu’il appelait toujours la petite Saillard&|160;; de grossouliers à boucles d’argent et une redingote multicolore. Ilressemblait beaucoup à ces petitssacristains-bedeaux-sonneurs-suisses-fossoyeurs-chantres devillage, que l’on prend pour des fantaisies de caricaturistejusqu’à ce qu’on les ait vus en personne. En ce moment, il arrivaitencore à pied pour dîner et s’en retournait de même rue Grenétat,où il demeurait à un troisième étage. Son métier consistait àescompter les valeurs du commerce dans le quartier Saint-Martin, oùil était connu sous le sobriquet de Gigonnet, à cause du mouvementfébrile et convulsif par lequel il levait la jambe. MonsieurBidault avait commencé l’escompte dès l’an II, avec un Hollandais,le sieur Werbrust, ami de Gobseck.

Plus tard, dans le banc de la Fabrique de Saint-Paul, Saillardfit la connaissance de monsieur et madame Transon, gros négociantsen poteries, établis rue de Lesdiguières, qui s’intéressèrent àElisabeth, et, qui, dans l’intention de la marier, produisirent lejeune Isidore Baudoyer chez les Saillard. La liaison de monsieur etmadame Baudoyer avec les Saillard se resserra par l’approbation deGigonnet, qui, pendant long-temps, avait employé dans ses affairesun sieur Mitral, huissier, frère de madame Baudoyer la mère, lequelvoulait alors se retirer dans une jolie maison à l’Ile-Adam.Monsieur et madame Baudoyer, père et mère d’lsidore, honnêtesmégissiers de la rue Censier, avaient lentement fait une fortunemédiocre dans un commerce routinier. Après avoir marié leur filsunique, auquel ils donnèrent cinquante mille francs, ils pensèrentà vivre à la campagne, et choisirent le pays de l’Ile-Adam où ilsattirèrent Mitral&|160;; mais ils vinrent fréquemment à Paris, oùils avaient conservé un pied-à-terre dans la maison de la rueCensier donnée en dot à Isidore. Les Baudoyer jouissaient encore demille écus de rente, après avoir doté leur fils.

Monsieur Mitral, homme à perruque sinistre, à visage de lacouleur de la Seine et où brillaient deux yeux tabac d’Espagne,froid comme une corde à puits, et sentant la souris, gardait lesecret sur sa fortune&|160;; mais il devait opérer dans son coincomme Werbrust et Gigonnet opéraient dans le quartierSaint-Martin.

Si le cercle de cette famille s’étendit, ni ses idées ni sesmœurs ne changèrent. On fêtait les saints du père, de la mère, dugendre, de la fille et de la petite-fille, l’anniversaire desnaissances et des mariages, Pâques, Noël, le premier jour de l’anet les Rois. Ces fêtes occasionnaient de grands balayages et unnettoiement universel au logis, ce qui ajoutait l’utilité auxdouceurs de ces cérémonies domestiques. Puis, s’offraient en grandepompe, et avec accompagnement de bouquets, des cadeaux utiles : unepaire de bas de soie ou un bonnet à poil pour Saillard, des bouclesd’or, un plat d’argent pour Elisabeth ou pour son mari à qui l’onfaisait peu à peu un service de vaisselle plate, des cottes en soieà madame Saillard qui les gardait en pièces. A propos du présent,on asseyait le gratifié dans un fauteuil en lui disant pendant uncertain temps : – Devine ce que nous t’allons donner&|160;! Enfins’entamait un dîner splendide, de cinq heures de durée, auquelétaient conviés l’abbé Gaudron, Falleix, Rabourdin, monsieurGodard, jadis Sous-chef de monsieur Baudoyer, monsieur Bataille,capitaine de la compagnie à laquelle appartenaient le gendre et lebeau-père. Monsieur Cardot, né prié, faisait comme Rabourdin, ilacceptait une invitation sur six. On chantait au dessert, l’ons’embrassait avec enthousiasme en se souhaitant tous les bonheurspossibles, et l’on exposait les cadeaux, en demandant leur avis àtous les invités. Le jour du bonnet à poil, Saillard l’avait gardésur la tête pendant le dessert, à la satisfaction générale. Lesoir, les simples connaissances venaient, et il y avait bal. Ondansait long-temps au son d’un unique violon&|160;; mais depuis sixans monsieur Godard, grand joueur de flûte, contribuait à la fêtepar l’addition d’un perçant flageolet. La cuisinière et la bonne demadame Baudoyer, la vieille Catherine, servante de madame Saillard,le portier ou sa femme faisaient galerie à la porte du salon. Lesdomestiques recevaient un écu de trois livres pour s’acheter du vinet du café. Cette société considérait Baudoyer et Saillard commedes hommes transcendants : ils étaient employés par legouvernement, ils avaient percé par leur mérite&|160;; ilstravaillaient, disait-on, avec le ministre, ils devaient leurfortune à leurs talents, ils étaient des hommes politiques&|160;;mais Baudoyer passait pour le plus capable, sa place de Chef debureau supposait des travaux beaucoup plus compliqués, plus ardusque ceux de la tenue d’une caisse. Puis, quoique fils d’unmégissier de la rue Censier, Isidore avait eu le génie de faire desétudes, l’audace de renoncer à l’établissement de son père pouraborder les Bureaux, où il était parvenu à un poste éminent. Enfin,peu communicatif, on le regardait comme un profond penseur, etpeut-être, disaient les Transon, deviendra-t-il quelque jour ledéputé du huitième arrondissement. En entendant ces propos, ilarrivait souvent à Gigonnet de pincer ses lèvres, déjà si pincées,et de jeter un coup d’oeil à sa petite-nièce Elisabeth.

Au physique, Isidore était un homme âgé de trente-sept ans,grand et gros, qui transpirait facilement, et dont la têteressemblait à celle d’un hydrocéphale. Cette tête énorme, couvertede cheveux châtains et coupés ras, se rattachait au col par unrouleau de chair qui doublait le collet de son habit. Il avait desbras d’Hercule, des mains dignes de Domitien, un ventre que sasobriété contenait au majestueux, selon le mot de Brillat-Savarin.Sa figure tenait beaucoup de celle de l’empereur Alexandre. Le typetartare se retrouvait dans ses petits yeux, dans son nez aplatirelevé du bout, dans sa bouche à lèvres froides et dans son mentoncourt. Le front était bas et étroit. Quoique d’un tempéramentlymphatique, le dévot Isidore s’adonnait à une excessive passionconjugale que le temps n’altérait point. Malgré sa ressemblanceavec le bel empereur de Russie et le terrible Domitien, Isidoreétait tout simplement un bureaucrate, peu capable comme Chef debureau, mais routinièrement formé au travail et qui cachait unenullité flasque sous une enveloppe si épaisse qu’aucun scalpel nepouvait la mettre à nu. Ses fortes études, pendant lesquelles ildéploya la patience et la sagesse d’un bœuf, sa tête carrée avaienttrompé ses parents, qui le crurent un homme extraordinaire.Méticuleux et pédant, diseur et tracassier, l’effroi de sesemployés auxquels il faisait de continuelles observations, ilexigeait les points et les virgules, accomplissait avec rigueur lesréglements, et se montrait si terriblement exact que nul à sonbureau ne manquait à s’y trouver avant lui. Baudoyer portait unhabit bleu barbeau à boutons jaunes, un gilet chamois, un pantalongris et une cravatte de couleur. Il avait de larges pieds malchaussés. La chaîne de sa montre était ornée d’un énorme paquet devieilles breloques parmi lesquelles il conservait en 1824 lesgraines d’Amérique à la mode en l’an VII.

Au sein de cette famille qui se maintenait par la force desliens religieux, par la rigueur de ses mœurs, par une penséeunique, celle de l’avarice qui devient alors comme une boussole,Elisabeth était forcée de se parler à elle-même au lieu decommuniquer ses idées, car elle se sentait sans pairs qui lacomprissent. Quoique les faits l’eussent contrainte à juger sonmari, la dévote soutenait de son mieux l’opinion favorable àmonsieur Baudoyer&|160;; elle lui témoignait un profond respect,honorant en lui le père de sa fille, son mari, le pouvoir temporel,disait le vicaire de Saint-Paul. Aussi aurait-elle regardé comme unpéché mortel de faire un seul geste, de lancer un seul coup d’oeil,de dire une seule parole qui eût pu révéler à un étranger savéritable opinion sur l’imbécile Baudoyer&|160;; elle professaitmême une obéissance passive pour toutes ses volontés. Tous lesbruits de la vie arrivaient à son oreille, elle les recueillait,les comparait pour elle seule, et jugeait si sainement des choseset des hommes, qu’au moment où cette histoire commence, elle étaitl’oracle secret des deux fonctionnaires, insensiblement arrivéstous deux à ne rien faire sans la consulter. Le père Saillarddisait naïvement :  » Est-elle futée, ct’Elisabeth&|160;?  » MaisBaudoyer, trop sot pour ne pas être gonflé par la fausse réputationdont il jouissait dans le quartier Saint Antoine, niait l’esprit desa femme, tout en le mettant à profit. Elisabeth avait deviné queson oncle Bidault dit Gigonnet devait être riche et maniait dessommes énormes. Eclairée par l’intérêt, elle connaissait monsieurdes Lupeaulx mieux que ne le connaissait le ministre. En setrouvant mariée à un imbécile, elle pensait bien que la vie auraitpu aller autrement pour elle, mais elle soupçonnait le mieux sansvouloir le connaître. Toutes ses affections douces trouvaient unaliment dans son amour pour sa fille, à qui elle évitait les peinesqu’elle avait supportées dans son enfance, et elle se croyait ainsiquitte envers le monde des sentiments. Pour sa fille seule, elleavait décidé son père à l’acte exorbitant de son association avecFalleix. Falleix avait été présenté chez les Saillard par le vieuxBidault, qui lui prêtait de l’argent sur des marchandises. Falleixtrouvait son vieux pays trop cher, il s’était plaint avec candeurdevant les Saillard de ce que Gigonnet prenait dix-huit pour cent àun Auvergnat. La vieille madame Saillard avait osé blâmer son onclequi répondit : – C’est bien parce qu’il est Auvergnat que je ne luiprends que dix-huit pour cent&|160;!

Falleix, âgé de vingt-huit ans, ayant fait une découverte et lacommuniquant à Saillard, paraissait avoir le cœur sur la main,expression du vocabulaire Saillard, et semblait promis à une grandefortune&|160;; Elisabeth conçut aussitôt de le mitonner pour safille, et de former elle-même son gendre, calculant ainsi à septans de distance. Martin Falleix rendit d’incroyables respects àmadame Baudoyer, à laquelle il reconnut un esprit supérieur. Eût-ilplus tard des millions, il devait toujours appartenir à cettemaison, où il trouvait une famille. La petite Baudoyer était déjàstylée à lui apporter gentiment à boire et à placer sonchapeau.

Au moment où monsieur Saillard rentra du Ministère, le bostonallait son train. Elisabeth conseillait Falleix. Madame Saillardtricotait au coin du feu en regardant le jeu du vicaire deSaint-Paul. Monsieur Baudoyer, immobile comme un Terme, employaitson intelligence à calculer où étaient les cartes et faisait face àMitral, venu de l’Ile-Adam pour les fêtes de Noël. Personne ne sedérangea pour le caissier, qui se promena pendant quelques instantsdans le salon, en montrant sa grosse face crispée par uneméditation insolite.

– Il est toujours comme ça quand il dîne chez le ministre, cequi n’arrive heureusement que deux fois par an, dit madameSaillard, car ils me l’extermineraient. Saillard n’était point faitpour être dans le gouvernement. – Ah çà, j’espère, Saillard, luidit-elle à haute voix, que tu ne vas pas garder ici ta culotte desoie et ton habit de drap d’Elbeuf. Va donc quitter tout cela, nel’use pas ici pour rien, ma mère.

– Ton père a quelque chose, dit Baudoyer à sa femme quand lecaissier fut dans sa chambre à se déshabiller sans feu.

– Peut-être monsieur de La Billardière est-il mort, ditsimplement Elisabeth, et comme il désire que tu le remplaces, ça letracasse.

– Si je puis vous être utile à quelque chose, dit en s’inclinantle vicaire de Saint-Paul, usez de moi, j’ai l’honneur d’être connude madame la Dauphine. Nous sommes dans un temps où il faut donnerles emplois à des gens dévoués et dont les principes religieuxsoient inébranlables.

– Tiens, dit Falleix, faut donc des protections aux gens demérite pour arriver dans vos états&|160;? J’ai bien fait de mefaire fondeur, la pratique sait dénicher les choses bienfabriquées…

– Monsieur, répondit Baudoyer, le gouvernement est legouvernement, ne l’attaquez jamais ici.

– En effet, dit le vicaire, vous parlez là comme leConstitutionnel .

– Le Constitutionnel ne dit pas autre chose, reprit Baudoyer quine le lisait jamais.

Le caissier croyait son gendre aussi supérieur en talents àRabourdin qu’il croyait Dieu au-dessus de saint Crépin, disait-il,mais le bonhomme souhaitait cet avancement avec naïveté. Mu par lesentiment qui porte tous les employés à monter en grade, passionviolente, irréfléchie, brutale, il voulait le succès, comme ilvoulait la croix de la Légion-d’Honneur, sans rien faire contre saconscience, et par la seule force du mérite. Selon lui, un hommequi avait eu la patience d’être assis pendant vingt-cinq ans dansun bureau, derrière un grillage, s’était tué pour la patrie etavait bien mérité la croix. Pour servir son gendre, il n’avait pasinventé autre chose que de glisser une phrase à la femme de sonExcellence, en lui apportant le traitement du mois.

– Hé&|160;! bien, Saillard, tu as l’air d’avoir perdu tous tesparents&|160;? Parle-nous donc, mon fils. Dis-nous donc quelquechose, lui cria sa femme quand il rentra.

Saillard tourna sur ses talons après avoir fait un signe à safille, pour se défendre de parler politique devant les étrangers.Quand monsieur Mitral et le vicaire furent partis, Saillard reculala table, se mit dans un fauteuil et se posa comme il se posaitquand il avait un cancan de bureau à répéter, mouvements semblablesaux trois coups frappés sur le théâtre à la Comédie française.Après avoir recommandé le plus profond secret à sa femme, à songendre et à sa fille, car, quelque mince que fût le cancan, leursplaces, selon lui, dépendaient toujours de leur discrétion, il leurraconta cette incompréhensible énigme de la démission d’un député,de l’envie bien légitime du Secrétaire-général d’être nommé à saplace, de la secrète opposition du Ministère au vœu d’un de sesplus fermes soutiens, d’un de ses zélés serviteurs&|160;; puisl’affaire de l’âge et du cens. Ce fut une avalanche de suppositionsnoyée dans les raisonnements des deux employés qui se renvoyèrentl’un à l’autre des tartines de bêtises. Elisabeth, elle, fit troisquestions.

– Si monsieur des Lupeaulx est pour nous, monsieur Baudoyersera-t-il sûrement nommé&|160;?

– Quien, parbleu&|160;! s’écria le caissier.

– En 1814, mon oncle Bidault et monsieur Gobseck son ami l’ontobligé, pensa-t-elle. A-t-il encore des dettes&|160;?

– Oui, fit le caissier en appuyant par un sifflement piteux etprolongé sur la dernière voyelle. Il y a eu des oppositions sur letraitement, mais elles ont été levées par ordre supérieur, unmandat à vue.

– Où donc est sa terre des Lupeaulx&|160;?

– Quien, parbleu&|160;! dans le pays de ton grand-père et de tongrand-oncle Bidault, de Falleix, pas loin de l’Arrondissement dudéputé qui descend la garde…

Quand son colosse de mari fut couché, Elisabeth se pencha surlui, et quoiqu’il eût taxé ses questions de lubies : – Mon ami,dit-elle, peut-être auras-tu la place de monsieur de LaBillardière.

– Te voilà encore avec tes imaginations, dit Baudoyer. Laissedonc monsieur Gaudron parler à la Dauphine, et ne te mêle pas desBureaux.

A onze heures, au moment où tout était calme à la Place-Royale,monsieur des Lupeaulx quittait l’Opéra pour venir rue Duphot. Cemercredi fut un des plus brillants de madame Rabourdin. Plusieursde ses habitués revinrent du théâtre et augmentèrent les groupesformés dans ses salons et où se remarquaient plusieurs célébrités :Canalis le poète, le peintre Schinner, le docteur Bianchon, Luciende Rubempré, Octave de Camps, le comte de Granville, le vicomte deFontaine, du Bruel le vaudevilliste, Andoche Finot le journaliste,Derville, une des plus fortes têtes du palais, le baron duChâtelet, député, du Tillet le banquier, des jeunes gens élégantscomme Paul de Manerville et le jeune comte d’Esgrignon. Célestineservait le thé quand le Secrétaire-général entra, sa toilette luiallait bien ce soir-là : elle avait une robe de velours noir sansornement, une écharpe de gaze noire, les cheveux bien lissés,relevés par une natte ronde, et de chaque côté les boucles tombantà l’anglaise. Ce qui distinguait cette femme, était lelaissez-aller italien de l’artiste, une facile compréhension detoute chose, et la grâce avec laquelle elle souhaitait la bienvenueau moindre désir de ses amis. La nature lui avait donné une taillesvelte pour se retourner lestement au premier mot d’interrogation,des yeux noirs fendus à l’orientale et inclinés comme ceux desChinoises pour voir de côté&|160;; elle savait ménager sa voixinsinuante et douce de manière à répandre un charme caressant surtoute parole, même celle jetée au hasard&|160;; elle avait de cespieds que l’on ne voit que dans les portraits où les peintresmentent à leur aise en chaussant leur modèle, seule flatterie quine compromette pas l’Anatomie. Son teint, un peu jaune au jourcomme est celui des brunes, jetait un vif éclat aux lumières quifaisaient briller ses cheveux et ses yeux noirs. Enfin ses formesminces et découpées rappelaient à l’artiste celles de la Vénus duMoyen-Age trouvée par Jean Goujon l’illustre statuaire de Diane dePoitiers.

Des Lupeaulx s’arrêta sur la porte en s’appuyant l’épaule auchambranle. Cet espion des idées ne se refusa pas au plaisird’espionner un sentiment, car cette femme l’intéressait beaucoupplus qu’aucune de celles auxquelles il s’était attaché. DesLupeaulx arrivait à l’âge où les hommes ont des prétentionsexcessives auprès des femmes. Les premiers cheveux blancs amènentles dernières passions, les plus violentes parce qu’elles sont àcheval sur une puissance qui finit et sur une faiblesse quicommence. Quarante ans est l’âge des folies, l’âge où l’homme veutêtre aimé pour lui, car alors son amour ne se soutient plus parlui-même, comme aux premiers jours de la vie où l’on peut êtreheureux en aimant à tort et à travers, à la façon de Chérubin. Aquarante ans, on veut tout, tant on craint de ne rien obtenir,tandis qu’à vingt-cinq ans on a tant de choses qu’on ne sait rienvouloir. A vingt-cinq ans, on marche avec tant de forces qu’on lesdissipe impunément&|160;; mais à quarante ans on prend l’abus pourla puissance. Les pensées qui saisirent en ce moment des Lupeaulxfurent sans doute mélancoliques. Les nerfs de ce vieux Beau sedétendirent, le sourire agréable qui lui servait de physionomie etlui faisait comme un masque en crispant sa figure, sedissipa&|160;; l’homme vrai parut, il fut horrible&|160;; Rabourdinl’aperçut, et se dit : – Que lui est-il arrivé&|160;? Est-il endisgrâce&|160;? Le Secrétaire-général se souvenait seulementd’avoir été trop promptement quitté naguère par la jolie madameColleville dont les intentions furent exactement celles deCélestine. Rabourdin surprit ce faux homme d’Etat les yeux attachéssur sa femme, et il enregistra ce regard dans sa mémoire. Rabourdinétait un observateur trop perspicace pour ne pas connaître desLupeaulx à fond, il le méprisait profondément&|160;; mais, commechez les hommes très-occupés, ses sentiments n’arrivaient pas à lasurface. L’emportement que cause un travail aime équivaut à la plushabile dissimulation, les opinions de Rabourdin étaient donclettres closes pour des Lupeaulx. Le Chef de bureau voyait avecpeine ce parvenu politique chez lui, mais il n’avait pas voulucontrarier sa femme. En ce moment, il causait confidentiellementavec un surnuméraire qui devait jouer un rôle dans l’intrigueengendrée par la mort certaine de La Billardière, il épia donc d’unregard fort distrait Célestine et des Lupeaulx.

Ici, peut-être doit-on expliquer, autant pour les étrangers quepour nos neveux, ce qu’est à Paris un surnuméraire.

Le surnuméraire est à l’Administration ce que l’enfant de chœurest à l’Eglise, ce que l’enfant de troupe est au Régiment, ce quele rat est au Théâtre : quelque chose de naïf, de candide, un êtreaveuglé par les illusions. Sans l’illusion, ou irions-nous&|160;?Elle donne la puissance de manger la vache enragée des Arts, dedévorer les commencements de toute science en nous donnant lacroyance. L’illusion est une foi démesurée&|160;! Or, il a foi enl’Administration, le surnuméraire&|160;! il ne la suppose pasfroide, atroce, dure comme elle est. Il n’y a que deux genres desurnuméraires : les surnuméraires riches et les surnumérairespauvres. Le surnuméraire pauvre est riche d’espérance et a besoind’une place, le surnuméraire riche est pauvre d’esprit et n’abesoin de rien. Une famille riche n’est pas assez niaise pourmettre un homme d’esprit dans l’Administration. Le surnuméraireriche est confié à un employé supérieur ou placé près duDirecteur-général, qui l’initie à ce que Bilboquet, ce profondphilosophe, appellerait la haute comédie de l’Administration : onlui adoucit les horreurs du stage jusqu’à ce qu’il soit nommé àquelque emploi. Le surnuméraire riche n’effraie jamais les Bureaux.Les employés savent qu’il ne les menace point, le surnuméraireriche ne vise que les hauts emplois de l’administration. Vers cetteépoque, bien des familles se disaient : –  » Que ferons-nous de nosenfants&|160;?  » L’Armée n’offrait point de chances de fortune. Lescarrières spéciales, le Génie civil, la Marine, les Mines, le Géniemilitaire, le Professorat étaient barricadés par des réglements oudéfendus par des concours&|160;; tandis que le mouvement rotatoirequi métamorphose les employés en préfets, sous-préfets, directeursdes contributions, receveurs, etc., en bons-hommes de lanternemagique, n’est soumis à aucune loi, à aucun stage. Par cettelacune, débouchèrent les surnuméraires à cabriolet, à beaux habits,à moustaches, et impertinents comme des parvenus. Le journalismepersécutait assez le surnuméraire riche, toujours cousin, neveu,parent de quelque ministre, de quelque député, d’un pairtrès-influent&|160;; mais les employés, complices de cesurnuméraire, en recherchaient la protection. Le surnumérairepauvre, le vrai, le seul surnuméraire, est presque toujours le filsde quelque veuve d’employé qui vit sur une maigre pension et se tueà nourrir son fils jusqu’à ce qu’il arrive à la placed’expéditionnaire, et qui meurt le laissant près du bâton demaréchal, quelque place de commis-rédacteur, de commis d’ordre, oupeut-être de Sous-chef. Toujours logé dans un quartier où lesloyers ne sont pas chers, ce surnuméraire part de bonneheure&|160;; pour lui, l’état du ciel est la seule questiond’Orient&|160;! Venir à pied, ne pas se crotter, ménager seshabits, calculer le temps qu’une trop forte averse peut lui prendres’il est forcé de se mettre à l’abri, combien depréoccupations&|160;! Les trottoirs dans les rues, le dallage desboulevards et des quais furent des bienfaits pour lui. Quand, pardes causes bizarres, vous êtes dans Paris à sept heures et demie ouhuit heures du matin, en hiver, que vous voyez, par un froidpiquant, par une pluie, par un mauvais temps quelconque, poindre uncraintif et pale jeune homme, sans cigare, faites attention à sespoches&|160;?… vous y verrez la configuration d’une flûte que samère lui a donnée, afin qu’il puisse, sans danger pour son estomac,franchir les neuf heures qui séparent son déjeuner de son dîner. Lacandeur des surnuméraires dure peu, d’ailleurs. Un jeune homme,éclairé par les lueurs de la vie parisienne, a bientôt mesuré ladistance effroyable qui se trouve entre un Sous-chef et lui, cettedistance qu’aucun mathématicien, ni Archimède, ni Newton, niPascal, ni Leibnitz, ni Kepler, ni Laplace, n’a pu évaluer, et quiexiste entre O et le chiffre 1, entre une gratificationproblématique et un traitement&|160;! Le surnuméraire aperçoit doncassez promptement les impossibilités de la carrière, il entendparler des passe-droits par des employés qui les expliquent&|160;;il découvre les intrigues des Bureaux, il voit les moyensexceptionnels par lesquels ses supérieurs sont parvenus : l’un aépousé une jeune personne qui a fait une faute, l’autre, la fillenaturelle d’un ministre : celui-ci a endossé une graveresponsabilité&|160;; celui-là, plein de talent, a risqué sa santédans des travaux forcés, il avait une persévérance de taupe, etl’on ne se sent pas toujours capable de tels prodiges&|160;! Toutse sait dans les Bureaux. L’homme incapable a une femme pleine detête qui l’a poussé par là, qui l’a fait nommer député&|160;; s’iln’a pas de talent dans les Bureaux, il intrigaille à la Chambre.Tel a pour ami intime de sa femme un homme d’Etat. Tel est lecommanditaire d’un journaliste puissant. Dès lors le surnumérairedégoûté donne sa démission. Les trois quarts des surnumérairesquittent l’Administration sans avoir été employés, il n’y reste queles jeunes gens entêtés ou les imbéciles qui se disent :  » J’y suisdepuis trois ans, je finirai par avoir une place&|160;!  » ou lesjeunes gens qui se sentent une vocation. Evidemment, lesurnumérariat est, pour l’Administration, ce que le noviciat estdans les Ordres religieux, une épreuve. Cette épreuve est rude.L’Etat y découvre ceux qui peuvent supporter la faim, la soif etl’indigence sans y succomber, le travail sans s’en dégoûter, etdont le tempérament acceptera l’horrible existence, ou, si vousvoulez, la maladie des Bureaux. De ce point de vue, lesurnumérariat, loin d’être une infâme spéculation du Gouvernementpour obtenir du travail gratis, serait une institutionbienfaisante.

Le jeune homme à qui parlait Rabourdin était un surnumérairepauvre nommé Sébastien de La Roche, venu sur la pointe de sesbottes de la rue du Roi-Doré au Marais, sans avoir attrapé lamoindre éclaboussure. Il disait maman et n’osait lever les yeux surmadame Rabourdin, dont la maison lui faisait l’effet d’unLouvre.

Il montrait peu ses gants nettoyés à la gomme élastique. Sapauvre mère lui avait mis cent sous dans sa poche au cas où ilserait absolument nécessaire de jouer, en lui recommandant de nerien prendre, de rester debout, et de bien faire attention à ne paspousser quelque lampe, quelque jolie bagatelle étalée sur uneétagère. Sa mise était le noir le plus strict. Sa figure blonde,ses yeux d’une belle teinte verte à reflets dorés étaient enharmonie avec une belle chevelure d’un ton chaud. Le pauvre enfantregardait parfois madame Rabourdin à la dérobée, en se disant : – « Quelle belle femme&|160;!  » A son retour, il devait penser à cettefée jusqu’au moment où le sommeil lui clorrait la paupière.Rabourdin avait vu dans Sébastien une vocation, et, comme ilprenait le surnumérariat au sérieux, il s’était intéressé vivementà ce pauvre enfant. Il avait d’ailleurs deviné la misère quirégnait dans le ménage d’une pauvre veuve pensionnée à sept centsfrancs, et dont le fils, sorti du collége depuis peu, avaitnécessairement absorbé bien des économies. Aussi était-il toutpaternel pour ce pauvre surnuméraire&|160;; il se battait souventau Conseil afin de lui obtenir une gratification, et quelquefois illa prenait sur la sienne propre, quand la discussion devenait tropardente entre les distributeurs des grâces et lui. Puis ilaccablait Sébastien de travail, il le formait&|160;; il lui faisaitremplir la place de du Bruel le faiseur de pièces de théâtre, connudans la littérature dramatique et sur les affiches sous le nom deCursy, lequel laissait à Sébastien cent écus sur son traitement.Rabourdin, dans l’esprit de madame de La Roche et de son fils,était à la fois un grand homme, un tyran, un ange&|160;; à lui, serattachaient toutes leurs espérances. Sébastien avait les yeuxtoujours fixés sur le moment où il devait passer employé. Ah&|160;!le jour où ils émargent est une belle journée pour lessurnuméraires&|160;! Tous ils ont long-temps manié l’argent de leurpremier mois, et ils ne le donnent pas tout entier à leurmère&|160;! Vénus sourit toujours à ces prémices de la caisseministérielle. Cette espérance ne pouvait être réalisée pourSébastien que par monsieur Rabourdin, son seul protecteur, aussison dévouement à son chef était-il sans bornes. Le surnumérairedînait deux fois par mois rue Duphot, mais en famille et amené parRabourdin&|160;; madame ne le priait jamais que pour les bals où illui fallait des danseurs. Le cœur du pauvre surnuméraire battaitquand il voyait l’imposant des Lupeaulx qu’une voitureministérielle emportait souvent à quatre heures et demie, alorsqu’il déployait son parapluie sous la porte du ministère pour s’enaller au Marais. Le Secrétaire-général de qui son sort dépendait,qui d’un mot pouvait lui donner une place de douze cents francs(oui, douze cents francs étaient toute son ambition&|160;; à ceprix, sa mère et lui pouvaient être heureux&|160;!) eh&|160;! bien,ce Secrétaire-général ne le connaissait pas&|160;! A peine desLupeaulx savait-il qu’il existât un Sébastien de la Roche. Et si lefils de La Billardière, le surnuméraire riche du bureau deBaudoyer, se trouvait aussi sous la porte, des Lupeaulx ne manquaitjamais à le saluer par un coup de tête amical. Monsieur Benjamin deLa Billardière était fils du cousin d’un ministre.

En ce moment Rabourdin grondait ce pauvre petit Sébastien, leseul qui fût dans la confidence entière de ses immenses travaux. Lesurnuméraire copiait et recopiait le fameux mémoire composé de centcinquante feuillets de grand papier Tellière, outre les tableaux àl’appui, les résumés qui tenaient sur une simple feuille, lescalculs avec accolades, titres à l’anglaise et sous-titres enronde. Animé par sa participation mécanique à cette grande idée,l’enfant de vingt ans refaisait un tableau pour un simple grattage,il mettait sa gloire à peindre les écritures, éléments d’une sinoble entreprise. Sébastien avait commis l’imprudence d’emporter aubureau la minute du travail le plus dangereux, afin d’en achever lacopie. C’était un Etat général des employés des administrationscentrales de tous les ministères à Paris, avec des indications surleur fortune présente et à venir, et sur leurs entreprisespersonnelles en dehors de leur emploi.

A Paris tout employé qui n’a pas, comme Rabourdin, unepatriotique ambition ou quelque capacité supérieure, joint lesfruits d’une industrie aux produits de sa place afin de pouvoirexister. Il fait comme monsieur Saillard, il s’intéresse à uncommerce en baillant des fonds, et le soir il tient les livres deson associé. Beaucoup d’employés sont mariés à des lingères, à desdébitantes de tabac, à des directrices de bureau de loterie ou decabinets de lecture. Quelques-uns, comme le mari de madameColleville, l’antagoniste de Célestine, sont placés à l’orchestred’un Théâtre. D’autres, comme du Bruel, fabriquent des vaudevilles,des opéras-comiques, des mélodrames, ou dirigent des spectacles. Ence genre, on peut citer messieurs Sewrin, Pixerécourt, Planard,etc. Dans leur temps Pigault-Lebrun, Piis, Duvicquet avaient desplaces. Le premier libraire de monsieur Scribe fut un employé auTrésor.

Outre ces renseignements, l’Etat fait par Rabourdin contenait unexamen des capacités morales et des facultés physiques nécessairespour bien connaître les gens chez lesquels se rencontraientl’intelligence, l’aptitude au travail et la santé, trois conditionsindispensables dans des hommes qui devaient supporter le fardeaudes affaires publiques, qui devaient tout faire vite et bien. Maisce beau travail, fruit de dix années d’expérience, d’une longueconnaissance des hommes et des choses, obtenu par des liaisons avecles principaux fonctionnaires des différents Ministères, sentaitl’espionnage et la police pour qui ne comprenait pas à quoi il serattachait. Une seule feuille lue, monsieur Rabourdin pouvait êtreperdu. Admirant sans restriction son chef et ignorant encore lesméchancetés de la Bureaucratie, Sébastien avait les malheurs de lanaïveté comme il en avait toutes les grâces. Aussi quoique déjàgrondé pour avoir emporté ce travail, eut-il le courage d’avouer safaute en entier : il avait serré minute et copie dans un carton oùpersonne ne pouvait les trouver&|160;; mais en devinantl’importance de sa faute, quelques larmes roulèrent dans sesyeux.

– Allons, monsieur, lui dit avec bonté Rabourdin, plusd’imprudences, mais ne vous désolez pas. Rendez-vous demain auBureau de très-bonne heure, voici la clef d’une caisse qui est dansmon secrétaire à cylindre, elle est fermée par une serrure àcombinaisons&|160;; vous l’ouvrirez en écrivant le mot ciel , vousy serrerez copie et minute.

Ce trait de confiance sécha les larmes du gentil surnuméraire,que son chef voulut contraindre à prendre une tasse de thé et desgâteaux.

– Maman me défend de prendre du thé à cause de ma poitrine, ditSébastien.

– Hé&|160;! bien, cher enfant, reprit l’imposante madameRabourdin, qui voulait faire acte public de bonté, voici dessandwiches et de la crème, venez là près de moi.

Elle força Sébastien à s’asseoir près d’elle à table, et le cœurdu pauvre petit lui battit jusque dans la gorge en sentant la robede cette divinité effleurer son habit. En ce moment la belleRabourdin aperçut monsieur des Lupeaulx, lui sourit, et, au lieud’attendre qu’il vînt à elle, alla vers lui.

– Pourquoi restez-vous là comme si vous nous boudiez&|160;?dit-elle.

– Je ne boudais pas, reprit-il. Mais en venant vous annoncer unebonne nouvelle, je ne pouvais m’empêcher de penser que vous seriezencore plus sévère pour moi. Je me voyais dans six mois d’icipresque étranger pour vous. Oui, vous avez trop d’esprit, et moitrop d’expérience… de rouerie, si vous voulez&|160;! pour que nousnous trompions l’un et l’autre. Votre but est atteint sans qu’ilvous en coûte autre chose que des sourires et des parolesgracieuses…

– Nous tromper&|160;! que voulez-vous dire&|160;? s’écria-t-elled’un air en apparence piqué.

– Oui, monsieur de La Billardière va ce soir encore plus malqu’hier&|160;; et, d’après ce que m’a dit le ministre, votre marisera nommé Chef de Division.

Il lui raconta ce qu’il appelait sa scène chez le ministre, lajalousie de la comtesse, et ce qu’elle avait dit à propos del’invitation qu’il ménageait à madame Rabourdin.

– Monsieur des Lupeaulx, répondit avec dignité madame Rabourdin,permettez-moi de vous dire que mon mari est le plus ancien Chef debureau et le plus capable, que la nomination de ce vieux LaBillardière fut un passe-droit qui a mis les Bureaux en rumeur, quemon mari fait l’intérim depuis un an, qu’ainsi nous n’avons niconcurrent ni rival.

– Cela est vrai.

– Eh&|160;! bien, reprit-elle en souriant et montrant les plusbelles dents du monde, l’amitié que j’ai pour vous peut-elle êtreentachée par une pensée d’intérêt&|160;? M’en croyez-vouscapable&|160;?

Des Lupeaulx fit un geste de dénégation admirative.

– Ah&|160;! reprit-elle, le cœur des femmes sera toujours unsecret pour les plus habiles d’entre vous. Oui, je vous ai vu venirici avec le plus grand plaisir, et il y avait au fond de monplaisir une idée intéressée.

– Ah&|160;!

– Vous avez, lui dit-elle à l’oreille, un avenir sans bornes,vous serez député, puis ministre&|160;! (Quel plaisir pour unambitieux d’entendre dérouler ces paroles dans le tuyau de sonoreille par la jolie voix d’une jolie femme&|160;!) Oh&|160;! jevous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-même. Rabourdinest un homme qui vous sera d’une immense utilité dans votrecarrière, il fera le travail quand vous serez à la Chambre&|160;!De même que vous rêvez le Ministère, moi, je veux pour Rabourdin leConseil d’Etat et une Direction générale. Je me suis donc mis entête de réunir deux hommes qui ne se nuiront jamais l’un à l’autre,et qui peuvent se servir puissamment. N’est-ce pas là le rôle d’unefemme&|160;? Amis, vous marcherez plus vite l’un et l’autre, et ilest temps pour tous deux de voguer&|160;! J’ai brûlé mes vaisseaux,ajouta-t-elle en souriant. Vous n’êtes pas aussi franc avec moi queje le suis avec vous.

– Vous ne voulez pas m’écouter, dit-il d’un air mélancoliquemalgré le contentement intérieur et profond que lui causait madameRabourdin. Que me font vos promotions futures, si vous me destituezici&|160;?

– Avant de vous écouter, dit-elle avec sa vivacité parisienne,il faudrait pouvoir nous entendre.

Et elle laissa le vieux fat pour aller causer avec madame deChessel, une comtesse de province qui faisait mine de partir.

– Cette femme est extraordinaire, se dit des Lupeaulx, je ne mereconnais plus auprès d’elle.

Et, en effet, ce roué qui, six ans auparavant, entretenait unRat, qui, grâce à sa place, se faisait un sérail avec les joliesfemmes des employés, qui vivait dans le monde des journalistes etdes actrices, fut charmant pendant toute la soirée pour Célestine,et quitta le salon le dernier.

– Enfin, pensa madame Rabourdin en se déshabillant, nous avonsla place&|160;! douze mille francs par an, les gratifications et lerevenu de notre ferme des Grajeux, tout cela fera vingt millefrancs. Ce n’est pas l’aisance, mais ce n’est plus la misère.

Célestine s’endormit en pensant à ses dettes, en supputant qu’entrois ans, par une retenue annuelle de six mille francs, ellepourrait les acquitter. Elle était bien loin d’imaginer qu’unefemme qui n’avait jamais mis le pied dans un salon, qu’une petitebourgeoise criarde et intéressée, dévote et enterrée au Marais,sans appuis ni connaissances, songeait à emporter d’assaut la placeà laquelle elle asseyait son Rabourdin par avance. Madame Rabourdineût méprisé madame Baudoyer si elle avait su l’avoir pourantagoniste, car elle ignorait la puissance de la petitesse, cetteforce du ver qui ronge un ormeau en en faisant le tour sousl’écorce. S’il était possible de se servir en littérature dumicroscope des Leuvenhoëk, des Malpighi, des Raspail, ce qu’a tentéHoffmann le Berlinois&|160;; et si l’on grossissait et dessinaitces tarets qui ont mis la Hollande à deux doigts de sa perte enrongeant ses digues, peut-être ferait-on voir des figures à peu dechose près semblables à celles des sieurs Gigonnet, Mitral,Baudoyer, Saillard, Gaudron, Falleix, Transon, Godard et compagnie,tarets qui d’ailleurs ont montré leur puissance dans la trentièmeannée de ce siècle.

Aussi voici venir le moment de montrer les tarets quigrouillaient dans les Bureaux où se sont passées les principalesscènes de cette Etude.

A Paris, presque tous les Bureaux se ressemblent. En quelqueministère que vous erriez pour solliciter le moindre redressementde torts ou la plus légère faveur, vous trouverez des corridorsobscurs, des dégagements peu éclairés, des portes percées, commeles loges de théâtre, d’une vitre ovale qui ressemble à un oeil, etpar laquelle on voit des fantaisies dignes de Callot, et surlesquelles sont des indications incompréhensibles. Quand vous aveztrouvé l’objet de vos désirs, vous êtes dans une première pièce oùse tient le garçon de bureau&|160;; il en est une seconde où sontles employés inférieurs&|160;; le cabinet d’un Sous-chef vientensuite à droite ou à gauche&|160;; enfin plus loin ou plus haut,celui du Chef de bureau. Quant au personnage immense nommé Chef deDivision sous l’Empire, parfois Directeur sous la Restauration, etmaintenant redevenu Chef de Division, il loge au-dessus ouau-dessous de ses deux ou trois Bureaux, quelquefois après celuid’un de ses Chefs. Son appartement se distingue toujours par sonampleur, avantage bien prisé dans ces singulières alvéoles de laruche appelée Ministère ou Direction générale, si tant est qu’ilexiste une seule Direction générale&|160;! Aujourd’hui presque tousles Ministères ont absorbé ces administrations autrefois séparées.A cette agglomération, les Directeurs-généraux ont perdu tout leurlustre en perdant leurs hôtels, leurs gens, leurs salons et leurpetite cour. Qui reconnaîtrait aujourd’hui, dans l’homme arrivant àpied au Trésor, y montant à un deuxième étage, le Directeur-généraldes Forêts ou des Contributions indirectes, jadis logé dans unmagnifique hôtel, rue Sainte-Avoye ou rue Saint-Augustin,Conseiller, souvent Ministre d’Etat et Pair de France&|160;?(Messieurs Pasquier et Molé, entre autres, se sont contentés deDirections-générales après avoir été ministres, mettant ainsi enpratique le mot du duc d’Antin à Louis XIV : Sire, quandJésus-Christ mourait le vendredi, il savait bien qu’il reviendraitle dimanche.) Si, en perdant son luxe, le Directeur-général avaitgagné en étendue administrative, le mal ne serait pas énorme&|160;;mais aujourd’hui ce personnage se trouve à grand’peine Maître desrequêtes avec quelques malheureux vingt mille francs. Comme symbolede son ancienne puissance, on lui tolère un huissier en culotte, enbas de soie et en habit à la française, si toutefois l’huissier n’apas été dernièrement réformé.

En style administratif, un Bureau se compose d’un garçon, deplusieurs surnuméraires faisant la besogne gratis pendant uncertain nombre d’années, de simples expéditionnaires, decommis-rédacteurs, de commis d’ordre ou commis principaux, d’unSous-chef et d’un Chef. La Division, qui comprend ordinairementdeux ou trois Bureaux, en compte parfois davantage. Les titresdénominatifs varient selon les administrations : il peut y avoir unvérificateur au lieu d’un commis d’ordre, un teneur de livres, etc.Carrelée comme le corridor et tendue d’un papier mesquin, la pièceoù se tient le garçon de bureau est meublée d’un poêle, d’unegrande table noire, plumes, encrier, quelquefois une fontaine,enfin des banquettes sans nattes pour les pieds-de-gruespublics&|160;; mais le garçon de bureau, assis dans un bonfauteuil, repose les siens sur un paillasson. Le bureau desemployés est une grande pièce plus ou moins claire, rarementparquetée. Le parquet et la cheminée sont spécialement affectés auxChefs de Bureau et de Division, ainsi que les armoires, les bureauxet les tables d’acajou, les fauteuils de maroquin rouge ou vert,les divans, les rideaux de soie et autres objets de luxeadministratif. Le bureau des employés a un poêle dont le tuyaudonne dans une cheminée bouchée, s’il y a cheminée. Le papier detenture est uni, vert ou brun. Les tables sont en bois noir.L’industrie des employés se manifeste dans leur manière de secaser. Le frileux a sous ses pieds une espèce de pupitre en bois,l’homme à tempérament bilieux-sanguin n’a qu’une sparterie&|160;;le lymphatique qui redoute les vents coulis, l’ouverture des porteset autres causes du changement de température, se fait un petitparavent avec des cartons. Il existe une armoire où chacun metl’habit de travail, les manches en toile, les garde-vue,casquettes, calottes grecques et autres ustensiles du métier.Presque toujours la cheminée est garnie de carafes pleines d’eau,de verres et de débris de déjeuner. Dans certains locaux obscurs,il y a des lampes. La porte du cabinet où se tient le Sous-chef estouverte, en sorte qu’il peut surveiller ses employés, les empêcherde trop causer, ou venir causer avec eux dans les grandescirconstances. Le mobilier des bureaux indiquerait au besoin àl’observateur la qualité de ceux qui les habitent. Les rideaux sontblancs ou en étoffe de couleur, en coton ou en soie&|160;; leschaises sont en merisier ou en acajou, garnies de paille, demaroquin ou d’étoffes&|160;; les papiers sont plus ou moins frais.Mais, à quelque administration que toutes ces choses publiquesappartiennent, dès qu’elles sortent du Ministère, rien n’est plusétrange que ce monde de meubles qui a vu tant de maîtres et tant derégimes, qui a subi tant de désastres. Aussi de tous lesdéménagements, les plus grotesques de Paris sont-ils ceux desAdministrations. Jamais le génie d’Hoffmann, ce chantre del’impossible, n’a rien inventé de plus fantastique. On ne se rendpas compte de ce qui passe dans les charrettes. Les cartonsbaillent en laissant une traînée de poussière dans les rues. Lestables montrant leurs quatre fers en l’air, les fauteuils rongés,les incroyables ustensiles avec lesquels on administre la France,ont des physionomies effrayantes. C’est à la fois quelque chose quitient aux affaires de théâtre et aux machines des saltimbanques. Demême que sur les obélisques, on aperçoit des traces d’intelligenceet des ombres d’écriture qui troublent l’imagination, comme tout cequ’on voit sans en comprendre la fin&|160;! Enfin tout cela est sivieux, si éreinté, si fané, que la batterie de cuisine la plus saleest infiniment plus agréable à voir que les ustensiles de lacuisine administrative.

Peut-être suffira-t-il de peindre la Division de monsieur LaBillardière, pour que les étrangers et les gens qui vivent enprovince aient des idées exactes sur les mœurs intimes des Bureaux,car ces traits principaux sont sans doute communs à toutes lesadministrations européennes.

D’abord, et avant tout, figurez-vous à votre fantaisie un hommeainsi rubriqué dans l’Annuaire&|160;?

CHEF DE DIVISION.

 » Monsieur le baron Flamet de La Billardière(Athanase-Jean-François-Michel), ancien Grand-Prévôt du départementde la Corrèze, Gentilhomme ordinaire de la Chambre, Maître desrequêtes en service extraordinaire, Président du grand Collège dudépartement de la Dordogne, Officier de la Légion-d’Honneur,chevalier de Saint-Louis et des Ordres étrangers du Christ,d’Isabelle, de Saint-Wladimir, etc., Membre de l’Académie du Gerset de plusieurs autres Sociétés savantes, Vice-président de laSociété des Bonnes-Lettres, Membre de l’Association deSaint-Joseph, et de la Société des prisons, l’un des Maires deParis, etc., etc.  »

Ce personnage, qui prenait un si grand développementtypographique, occupait alors cinq pieds six pouces sur trente-sixlignes de large dans un lit, la tête ornée d’un bonnet de cotonserré par des rubans couleur feu, visité par l’illustre Desplein,chirurgien du Roi, et par le jeune docteur Bianchon, flanqué dedeux vieilles parentes, environné de fioles, linges, remèdes etautres instruments mortuaires, guetté par le curé de Saint-Roch quilui insinuait de penser à son salut. Son fils Benjamin de LaBillardière demandait tous les matins aux deux docteurs : -Croyez-vous que j’aie le bonheur de conserver mon père&|160;? Lematin même l’héritier avait fait une transposition en mettant lemot malheur à la place du mot bonheur. Or, la Division LaBillardière était située par soixante et onze marches de longitudesous la latitude des mansardes dans l’océan ministériel d’unmagnifique hôtel, au nord-est d’une cour, où jadis étaient desécuries, alors occupées par la Division Clergeot. Un palierséparait les deux bureaux, dont les portes étaient étiquetées, lelong d’un vaste corridor éclairé par des jours de souffrance. Lescabinets et antichambres de messieurs Rabourdin et Baudoyer étaientau-dessous, au deuxième étage. Après celui de Rabourdin setrouvaient l’antichambre, le salon et les deux cabinets de monsieurLa Billardière.

Au premier étage, coupé en deux par un entresol, était lelogement et le bureau de monsieur Eugène de La Brière, personnageocculte et puissant qui sera décrit en quelques phrases, car ilmérite bien une parenthèse. Ce jeune homme fut, pendant tout letemps que dura le Ministère, le secrétaire particulier du ministre.Aussi son appartement communiquait-il par une porte dérobée aucabinet réel de Son Excellence, car après le cabinet de travail ily en avait un autre en harmonie avec les grands appartements où SonExcellence recevait, afin de pouvoir conférer tour à tour avec sonsecrétaire particulier sans témoins, et, avec de grands personnagessans son secrétaire. Un secrétaire particulier est au ministre ceque des Lupeaulx était au ministère. Entre le jeune La Brière etdes Lupeaulx, il y avait la différence de l’aide-de-camp au chefd’état-major. Cet apprenti-ministre décampe et reparaît quelquefoisavec son protecteur. Si le ministre tombe avec la faveur royale ouavec des espérances parlementaires, il emmène son secrétaire pourle ramener&|160;; sinon il le met au vert en quelque pâturageadministratif, à la Cour des Comptes, par exemple, cette auberge oùles secrétaires attendent que l’orage se dissipe. Ce jeune hommen’est pas précisément un homme d’Etat mais c’est un hommepolitique, et quelquefois la politique d’un homme. Quand on penseau nombre infini de lettres qu’il doit décacheter et lire, outreses occupations, n’est-il pas évident que dans un état monarchiqueon payerait cette utilité bien cher. Une victime de ce genre coûteà Paris entre dix et vingt mille francs&|160;; mais le jeune hommeprofite des loges, des invitations et des voitures ministérielles.L’empereur de Russie serait très-heureux d’avoir pour cinquantemille francs par an, un de ces aimables caniches constitutionnels,si doux, si bien frisés, si caressants, si dociles, simerveilleusement dressés, de bonne garde, et… fidèles&|160;! Maisle secrétaire particulier ne vient, ne s’obtient, ne se découvre,ne se développe que dans les bureaux d’un gouvernementreprésentatif. Dans la monarchie vous n’avez que des courtisans etdes serviteurs&|160;; tandis qu’avec une Charte vous êtes servi,flatté, caressé par des hommes libres. Les ministres, en France,sont donc plus heureux que les femmes et que les rois : ils ontquelqu’un qui les comprend. Peut-être faut-il plaindre lessecrétaires particuliers à l’égal des femmes et du papier blanc :ils souffrent tout. Comme la femme chaste, ils doivent n’avoir detalent qu’en secret, et pour leurs ministres. S’ils ont du talenten public, ils sont perdus. Un secrétaire particulier est donc unami donné par le Gouvernement. Revenons aux Bureaux&|160;?

Trois garçons vivaient en paix à la Division La Billardière, àsavoir : un garçon pour les deux bureaux, un autre commun aux deuxchefs, et celui du directeur de la Division, tous trois chauffés ethabillés par l’Etat, portant cette livrée si connue, bleu de roi àliserés rouges en petite tenue, et pour la grande larges galonsbleus blancs et rouges. Celui de La Billardière avait une tenued’huissier. Pour flatter l’amour-propre du cousin d’un ministre, leSecrétaire-général avait toléré cet empiétement qui d’ailleursennoblissait l’Administration. Véritables piliers de ministères,experts des coutumes bureaucratiques, ces garçons, sans besoins,bien chauffés, vêtus aux dépens de l’Etat, riches de leur sobriété,sondaient jusqu’au vif les employés&|160;; ils n’avaient d’autremoyen de se désennuyer que de les observer, d’étudier leursmanies&|160;; aussi savaient-ils à quel point ils pouvaients’avancer avec eux dans le prêt , faisant d’ailleurs leurscommissions avec la plus entière discrétion, allant engager oudégager au Mont-de-Piété, achetant les reconnaissances, prêtantsans intérêt&|160;; mais aucun employé ne prenait d’eux la moindresomme sans rendre une gratification, les sommes étaient légères, etil s’ensuivait des placements dits à la petite semaine . Cesserviteurs sans maîtres avaient neuf cents francsd’appointements&|160;; les étrennes et gratifications portaient cesémoluments à douze cents francs, et ils étaient en position d’engagner presque autant avec les employés, car les déjeuners de ceuxqui déjeunaient leur passaient par les mains. Dans certainsministères, le concierge apprêtait ces déjeuners. La conciergeriedu Ministère des Finances avait autrefois valu près de quatre millefrancs au gros père Thuillier, dont le fils était un des employésde la Division La Billardière. Les garçons trouvaient quelquefoisdans leur paume droite des pièces de cent sous glissées par dessolliciteurs pressés, et reçues avec une rare impassibilité. Lesplus anciens ne portent la livrée de l’Etat qu’au Ministère, etsortent en habit bourgeois.

Celui des Bureaux, le plus riche d’ailleurs, exploitait la massedes employés. Homme de soixante ans, ayant des cheveux blancstaillés en brosse, trapu, replet, le cou d’un apoplectique, unvisage commun et bourgeonné, des yeux gris, une bouche de poêle,tel est le profil d’Antoine, le plus vieux garçon du Ministère.Antoine avait fait venir des Echelles en Savoie et placé ses deuxneveux, Laurent et Gabriel, l’un auprès des chefs, l’autre auprèsdu directeur. Taillés en plein drap, comme leur oncle : trente àquarante ans, physionomie de commissionnaire, receveurs decontremarques le soir à un Théâtre royal, places obtenues parl’influence de La Billardière, ces deux Savoyards étaient mariés àd’habiles blanchisseuses de dentelles qui reprisaient aussi lescachemires. L’oncle non marié, ses neveux et leurs femmes vivaienttous ensemble, et beaucoup mieux que la plupart des Sous-chefs.Gabriel et Laurent, ayant à peine dix ans de place, n’étaient pasarrivés à mépriser le costume du gouvernement&|160;; ils sortaienten livrée, fiers comme des auteurs dramatiques après un succèsd’argent. Leur oncle, qu’ils servaient avec fanatisme et qui leurparaissait un homme subtil, les initiait lentement aux mystères dumétier. Tous trois venaient ouvrir les Bureaux, les nettoyaiententre sept et huit heures, lisaient les journaux ou politiquaient àleur manière sur les affaires de la Division avec d’autres garçons,échangeant entre eux leurs renseignements respectifs. Aussi, commeles domestiques modernes qui savent parfaitement bien les affairesde leurs maîtres, étaient-ils dans le Ministère comme des araignéesau centre de leur toile, ils y sentaient la plus légèrecommotion.

Le jeudi matin, lendemain de la soirée ministérielle et de lasoirée Rabourdin, au moment où l’oncle se faisait la barbe assistéde ses deux neveux dans l’antichambre de la Division, au secondétage, ils furent surpris par l’arrivée imprévue d’un employé.

– C’est monsieur Dutocq, dit Antoine, je le reconnais à son pasde filou. Il a toujours l’air de patiner cet homme-là&|160;! Iltombe sur votre dos sans qu’on sache par où il est venu. Hier,contre son habitude, il est resté le dernier dans le bureau de laDivision, excès qui ne lui est pas arrivé trois fois depuis qu’ilest au Ministère.

Trente-huit ans, un visage oblong à teint bilieux, des cheveuxgris crépus, toujours taillés ras&|160;; un front bas, d’épaissourcils qui se rejoignaient, un nez tordu, des lèvres pincées, desyeux vert-clair qui fuyaient le regard du prochain, une tailleélevée, l’épaule droite légèrement plus forte que l’autre, habitbrun, gilet noir, cravate de foulard, pantalon jaunâtre, bas delaine noire, souliers à nœuds barbottants : vous voyez monsieurDutocq, commis d’ordre du bureau Rabourdin. Incapable et flâneur,il haïssait son chef. Rien de plus naturel. Rabourdin n’avait aucunvice à flatter, aucun côté mauvais par où Dutocq aurait pu serendre utile. Beaucoup trop noble pour nuire à un employé, il étaitaussi trop perspicace pour se laisser abuser par aucun semblant.Dutocq n’existait donc que par la générosité de Rabourdin etdésespérait de tout avancement tant que ce chef mènerait laDivision. Quoique se sentant sans moyens pour occuper la placesupérieure, Dutocq connaissait assez les Bureaux pour savoir quel’incapacité n’empêche point d’émarger, il en serait quitte pourchercher un Rabourdin parmi ses rédacteurs. L’exemple de LaBillardière était frappant et funeste. La méchanceté combinée avecl’intérêt personnel équivaut à beaucoup d’esprit&|160;;très-méchant et très-intéressé, cet employé avait donc tâché deconsolider sa position en se faisant l’espion des Bureaux. Dès1816, il prit une couleur religieuse très-foncée en pressentant lafaveur dont jouiraient les gens que, dans ce temps, les niaiscomprenaient tous indistinctement sous le nom de Jésuites.Appartenant à la Congrégation sans être admis à ses mystères,Dutocq allait d’un bureau à l’autre, explorait les consciences endisant des gaudrioles, et venait paraphraser ses rapports à desLupeaulx, qu’il instruisait des plus petits événements. Aussi leSecrétaire-général étonnait-il souvent le ministre par sa profondeconnaissance des affaires intimes. Bonneau tout de bon de ceBonneau politique, Dutocq briguait l’honneur des secrets messagesde des Lupeaulx, qui tolérait cet homme immonde en pensant que lehasard pouvait le lui rendre utile, ne fût-ce qu’à le tirer depeine, lui ou quelque grand personnage, par un honteux mariage.L’un et l’autre ils se comprenaient bien. Dutocq comptait sur cettebonne fortune, en y voyant une bonne place, et il restait garçon.Dutocq avait succédé à monsieur Poiret l’aîné, retiré dans unepension bourgeoise, et mis à la retraite en 1814, époque à laquelleil y eut de grandes réformes parmi les employés. Il demeurait à uncinquième étage, rue Saint-Louis-Saint-Honoré, près duPalais-Royal, dans une maison à allée. Passionné pour lescollections de vieilles gravures, il voulait avoir tout Rembrandtet tout Charlet, tout Sylvestre, Audran, Callot, Albrecht Durer,etc. Comme la plupart des gens à collections et ceux qui fonteux-mêmes leur ménage, il prétendait acheter les choses à bonmarché. Il vivait dans une pension rue de Beaune, et passait lasoirée dans le Palais-Royal, allant parfois au spectacle, grâce àdu Bruel, qui lui donnait un billet d’auteur par semaine. Un motsur du Bruel.

Quoique suppléé par Sébastien auquel il abandonnait la pauvreindemnité que vous savez, du Bruel venait cependant au Bureau, maisuniquement pour se croire, pour se dire Sous-chef et toucher desappointements. Il faisait les petits théâtres dans le feuilletond’un journal ministériel, où il écrivait aussi les articlesdemandés par les ministres : position connue, définie etinattaquable. Du Bruel ne manquait d’ailleurs à aucune des petitesruses diplomatiques qui pouvaient lui concilier la bienveillancegénérale. Il offrait une loge à madame Rabourdin à chaque premièrereprésentation, la venait chercher en voiture et la ramenait,attention à laquelle elle se montrait sensible. Aussi,Rabourdin&|160;; très-tolérant et très-peu tracassier avec sesemployés, le laissait-il aller à ses répétitions, venir à sesheures, et travailler à ses vaudevilles. Monsieur le duc deChaulieu savait du Bruel occupé d’un roman qui devait lui êtredédié. Vêtu avec le laissez-aller du vaudevilliste, le Sous-Chefportait le matin un pantalon à pied, des souliers-chaussons, ungilet mis à la réforme, une redingote olive et une cravate noire.Le soir, il avait un costume élégant, car il visait au gentleman.Du Bruel demeurait, et pour cause, dans la maison de Florine, uneactrice pour laquelle il écrivit des rôles. Florine logeait alorsdans la maison de Tullia, danseuse plus remarquable par sa beautéque par son talent. Ce voisinage permettait au Sous-Chef de voirsouvent le duc de Rhétoré, fils aîné du duc de Chaulieu, favori deCharles X. Le duc de Chaulieu avait fait obtenir à du Bruel lacroix de la Légion-d’Honneur, après une onzième pièce decirconstance. Du Bruel, ou si vous voulez, Cursy travaillait en cemoment à une pièce en cinq actes pour les Français. Sébastienaimait beaucoup du Bruel, il recevait de lui quelques billets departerre, et applaudissait avec la foi du jeune âge aux endroitsque du Bruel lui signalait comme douteux&|160;; Sébastien leregardait comme un grand écrivain. Ce fut à Sébastien que du Brueldit, le lendemain de la première représentation d’un vaudevilleproduit, comme tous les vaudevilles, par troiscollaborateurs&|160;; et où l’on avait sifflé dans quelquesendroits : – Le public a reconnu les scènes faites à deux.

– Pourquoi ne travaillez-vous pas seul&|160;? répondit naïvementSébastien.

Il y avait d’excellentes raisons pour que du Bruel ne travaillâtpas seul. Il était le tiers d’un auteur. Un auteur dramatique,comme peu de personnes le savent, se compose : d’abord d’un homme àidées , chargé de trouver les sujets et de construire la charpenteou scenario du vaudeville&|160;; puis d’un piocheur , chargé derédiger la pièce&|160;; enfin d’un homme-mémoire , chargé de mettreen musique les couplets, d’arranger les chœurs et les morceauxd’ensemble, de les chanter, de les superposer à la situation. L’homme-mémoire fait aussi la recette, c’est-à-dire veille à lacomposition de l’affiche, en ne quittant pas le directeur qu’iln’ait indiqué pour le lendemain une pièce de la société. Du Bruel,vrai Piocheur, lisait au Bureau les livres nouveaux, en extrayaitles mots spirituels et les enregistrait pour en émailler sondialogue. Cursy (son nom de guerre) était estimé par sescollaborateurs, à cause de sa parfaite exactitude&|160;; avec lui,sûr d’être compris, l’Homme aux sujets pouvait se croiser les bras.Les employés de la Division aimaient assez le vaudevilliste pouraller en masse à ses pièces et les soutenir, car il méritait letitre de bon enfant . La main leste à la poche, ne se faisantjamais tirer l’oreille pour payer des glaces ou du punch, ilprêtait cinquante francs sans jamais les redemander. Possédant unemaison de campagne à Aulnay, rangé, plaçant son argent, du Bruelavait, outre les quatre mille cinq cents de sa place, douze centsde pension sur la Liste Civile et huit cents sur les cent milleécus d’encouragements aux Arts votés par la Chambre. Ajoutez à cesdivers produits neuf mille francs gagnés par les quarts , les tiers, les moitiés de vaudevilles à trois théâtres différents, et vouscomprendrez qu’au physique, il fût gros, gras, rond et montrât unefigure de bon propriétaire. Au moral, amant de cœur de Tullia, duBruel se croyait préféré, comme toujours, au brillant duc deRhétoré, l’amant en titre.

Dutocq n’avait pas vu sans effroi ce qu’il nommait la liaison dedes Lupeaulx avec madame Rabourdin, et sa rage sourde s’en étaitaccrue. D’ailleurs, il avait un oeil trop fureteur pour ne pasavoir deviné que Rabourdin s’adonnait à un grand travail en dehorsde ses travaux officiels, et il se désespérait de n’en rien savoir,tandis que le petit Sébastien était, en tout ou en partie, dans lesecret. Dutocq avait essayé de se lier avec monsieur Godard,Sous-chef de Baudoyer, collègue de du Bruel, et il y était parvenu.La haute estime dans laquelle Dutocq tenait Baudoyer avait ménagéson accointance avec Godard&|160;; non que Dutocq fût sincère, maisen vantant Baudoyer et ne disant rien de Rabourdin, il satisfaisaitsa haine à la manière des petits esprits.

Joseph Godard, cousin de Mitral par sa mère, avait fondé surcette parenté avec Baudoyer, quoiqu’assez éloignée, des prétentionsà la main de mademoiselle Baudoyer&|160;; conséquemment, à ses yeuxBaudoyer brillait comme un génie. Il professait une haute estimepour Elisabeth et madame Saillard, sans s’être encore aperçu quemadame Baudoyer mitonnait Falleix pour sa fille. Il apportait àmademoiselle Baudoyer de petits cadeaux, des fleurs artificielles,des bonbons au jour de l’an, de jolies boîtes à ses jours de fête.Agé de vingt-six ans, travailleur sans portée, rangé comme unedemoiselle, monotone et apathique, ayant les cafés, le cigare etl’équitation en horreur, couché régulièrement à dix heures du soiret levé à sept, doué de plusieurs talents de société, jouant descontredanses sur le flageolet, ce qui l’avait mis en grande faveurchez les Saillard et les Baudoyer, fifre dans la Garde nationalepour ne point passer les nuits au corps-de-garde, Godard cultivaitsurtout l’histoire naturelle. Ce garçon faisait des collections deminéraux et de coquillages, savait empailler les oiseaux,emmagasinait dans sa chambre un tas de curiosités achetées à bonmarché : des pierres à paysages, des modèles de palais en liège,des pétrifications de la fontaine Saint-Allyre à Clermont(Auvergne), etc. Il accaparait tous les flacons de parfumerie pourmettre ses échantillons de baryte, ses sulfates, sels, magnésie,coraux, etc. Il entassait des papillons dans des cadres, et sur lesmurs des parasols de la Chine, des peaux de poissons séchées. Ildemeurait chez sa sœur, fleuriste, rue de Richelieu. Quoiquetrès-admiré par les mères de famille, ce jeune homme modèle étaitméprisé par les ouvrières de sa sœur, et surtout par la demoiselledu comptoir, qui pendant long-temps avait espéré l’ enganter .Maigre et fluet, de taille moyenne, les yeux cernés, ayant peu debarbe, tuant, comme disait Bixiou, les mouches au vol, JosephGodard avait peu de soin de lui-même : ses habits étaient maltaillés, ses pantalons larges formaient le sac&|160;; il portaitdes bas blancs par toutes les saisons, un chapeau à petits bords etdes souliers lacés Assis au bureau, dans un fauteuil de canne,percé au milieu du siége et garni d’un rond en maroquin vert, il seplaignait beaucoup de ses digestions. Son principal vice était deproposer des parties de campagne, le dimanche dans la belle saison,à Montmorency, des dîners sur l’herbe, et d’aller prendre dulaitage sur le boulevard du Mont-Parnasse. Depuis six mois Dutocqcommençait à aller de loin en loin chez mademoiselle Godard,espérant faire quelques affaires dans cette maison, y découvrirquelque trésor femelle.

Ainsi, dans les Bureaux, Baudoyer avait en Dutocq et Godard deuxprôneurs. Monsieur Saillard, incapable de juger Dutocq lui faisaitparfois de petites visites au Bureau. Le jeune La Billardière missurnuméraire chez Baudoyer, était de ce parti. Les têtes fortesriaient beaucoup de cette alliance entre ces incapacités. Baudoyer,Godard et Dutocq avaient été surnommés par Bixiou la Trinité sansEsprit, et le petit La Billardière l’Agneau pascal.

– Vous vous êtes levé matin, dit Antoine à Dutocq en prenant unair riant.

– Et vous, Antoine, répondit Dutocq, vous voyez bien que lesjournaux arrivent quelquefois plus tôt que vous ne nous lesdonnez.

– Aujourd’hui, par hasard, dit Antoine sans sedéconcerter&|160;; ils ne sont jamais venus deux fois de suite à lamême heure.

Les deux neveux se regardèrent à la dérobée comme pour se dire,en admirant leur oncle : – Quel toupet&|160;!

– Quoiqu’il me rapporte deux sous par déjeuner, dit en murmurantAntoine quand il entendit Dutocq fermer la porte, j’y renonceraisbien pour ne plus l’avoir dans notre Division.

– Ah&|160;! vous n’êtes pas le premier aujourd’hui, monsieurSébastien, dit un quart d’heure après Antoine au surnuméraire.

– Qui donc est arrivé&|160;? demanda le pauvre enfant enpâlissant.

– Monsieur Dutocq, répondit l’huissier Laurent.

Les natures vierges ont plus que toutes les autres uninexplicable don de seconde vue dont la cause gît peut-être dans lapureté de leur appareil nerveux en quelque sorte neuf. Sébastienavait donc deviné la haine de Dutocq contre son vénéré Rabourdin.Aussi à peine Laurent eut-il prononcé ce nom, que, saisi par unhorrible pressentiment, il s’écria : – Je m’en doutais&|160;! et ils’élança dans le corridor avec la rapidité d’une flèche.

– Il y aura du grabuge dans les Bureaux&|160;! dit Antoine enbranlant sa tête blanchie et endossant son costume officiel. Onvoit bien que monsieur le baron rend ses comptes à Dieu… Oui,madame Gruget, sa garde, m’a dit qu’il ne passerait pas la journée.Vont-ils se remuer ici&|160;! Le vont-ils&|160;! Allez voir si tousles poêles ronflent bien, vous autres&|160;! Sabre de bois, notremonde va nous tomber sur le dos.

– C’est vrai, dit Laurent, que ce pauvre petit jeune homme a euun fameux coup de soleil en apprenant que ce jésuite de monsieurDutocq l’avait devancé.

– Moi j’ai beau lui dire, car enfin on doit la vérité à un bonemployé, et ce que j’appelle un bon employé, c’est un employé commece petit qui donne recta ses dix francs au jour de l’an, repritAntoine. Je lui dis donc : Plus vous en ferez, plus on vous endemandera et l’on vous laissera sans avancement&|160;! Eh&|160;!bien, il ne m’écoute pas, il se tue à rester jusqu’à cinq heures,une heure de plus que tout le monde (il hausse les épaules). C’estdes bêtises, on n’arrive pas comme ça&|160;!… A preuve qu’il n’estpas encore question d’appointer ce pauvre enfant qui ferait un bonemployé. Après deux ans&|160;! ça scie le dos, paroled’honneur.

– Monsieur Rabourdin aime monsieur Sébastien, dit Laurent.

– Mais monsieur Rabourdin n’est pas ministre, reprit Antoine, etil fera chaud quand il le sera, les poules auront des dents, il estbien trop… Suffit&|160;! Quand je pense que je porte à émargerl’état des appointements à des farceurs qui restent chez eux, etqui y font ce qu’ils veulent, tandis que ce petit Laroche se crève,je me demande si Dieu pense aux Bureaux&|160;! Et qu’est-ce qu’ilsvous donnent, ces protégés de monsieur le maréchal, de monsieur leduc&|160;? ils vous remercient : (il fait un signe de têteprotecteur)  » Merci, mon cher Antoine&|160;!  » Tas de faignants ,travaillez donc&|160;! ou vous serez cause d’une révolution.Fallait voir s’il y avait de ces giries-là sous monsieur RobertLindet&|160;; car, moi tel que vous me voyez, je suis entré danscette baraque sous Robert Lindet. Et sous lui, l’employétravaillait&|160;! Fallait voir tous ces gratte-papier jusqu’àminuit, les poêles éteints, sans seulement s’en apercevoir&|160;;mais c’est qu’aussi la guillotine était là&|160;!… et, c’est paspour dire, mais c’était autre chose que de les pointer, commeaujourd’hui, quand ils arrivent tard.

– Père Antoine, dit Gabriel, puisque vous êtes causeur ce matin,quelle idée, là, vous faites-vous de l’employé&|160;?

– C’est, répondit gravement Antoine, un homme qui écrit, assisdans un Bureau. Qu’est-ce que je dis donc là&|160;? Sans lesemployés, que serions-nous&|160;?… Allez donc voir à vos poules etne parlez jamais en mal des employés, vous autres&|160;! Gabriel,le poêle du grand bureau tire comme un diable, il faut tourner unpeu la clef.

Antoine se plaça sur le palier, à un endroit d’où il pouvaitvoir déboucher les employés de dessous la porte cochère&|160;; ilconnaissait tous ceux du Ministère et les observait dans leurallure, en remarquant les différences que présentaient leurs mises.Avant d’entrer dans le drame, il est nécessaire de peindre ici lasilhouette des principaux acteurs de la Division La Billardière quifourniront d’ailleurs quelques variétés du Genre Commis etjustifieront non-seulement les observations de Rabourdin, maisencore le titre de cette Etude, essentiellement parisienne. Eneffet, ne vous y trompez pas&|160;! Sous le rapport des misères etde l’originalité, il y a employés et employés, comme il y a fagotset fagots. Distinguez surtout l’employé de Paris de l’employé deprovince. En province, l’employé se trouve heureux : il est logéspacieusement, il a un jardin, il est généralement à l’aise dansson bureau&|160;; il boit de bon vin, à bon marché, ne consomme pasde filet de cheval, et connaît le luxe du dessert. Au lieu de fairedes dettes, il fait des économies. Sans savoir précisément ce qu’ilmange, tout le monde vous dira qu’ il ne mange pas sesappointements&|160;! S’il est garçon, les mères de famille lesaluent quand il passe&|160;; et, s’il est marié, sa femme et luivont au bal chez le receveur général, chez le préfet, lesous-préfet, l’intendant. On s’occupe de son caractère, il a desbonnes fortunes, il se fait une renommée d’esprit, il a des chancespour être regretté, toute une ville le connaît, s’intéresse à safemme, à ses enfants. Il donne des soirées&|160;; et, s’il a desmoyens, un beau-père dans l’aisance, il peut devenir député. Safemme est surveillée par le méticuleux espionnage des petitesvilles, et s’il est malheureux dans son intérieur, il lesait&|160;; tandis qu’à Paris un employé peut n’en rien savoir.Enfin, l’employé de province est quelque chose , tandis quel’employé de Paris est à peine quelqu’un .

Le premier qui vint après Sébastien était un rédacteur du BureauRabourdin, honorable père de famille, nommé monsieur Phellion. Ildevait à la protection de son Chef une demi-bourse au collége HenriIV pour chacun de ses deux garçons : faveur bien placée, carPhellion avait encore une fille élevée gratis dans un pensionnat oùsa femme donnait des leçons de piano, où il faisait une classed’histoire et de géographie pendant la soirée. Homme dequarante-cinq ans, sergent-major de sa compagnie dans la Gardenationale, très-compatissant en paroles, mais hors d’état de donnerun liard, le commis-rédacteur demeurait rue duFaubourg-Saint-Jacques, non loin des Sourds-Muets, dans une maisonà jardin où son local (style Phellion) ne coûtait que quatre centsfrancs. Fier de sa place, heureux de son sort, il s’appliquait àservir le Gouvernement, se croyait utile à son pays, et se vantaitde son insouciance en politique, où il ne voyait jamais que lePOUVOIR. Monsieur Rabourdin faisait plaisir à Phellion en le priantde rester une demi-heure de plus pour achever quelque travail, etil disait alors aux demoiselles La Grave, car il dînait rueNotre-Dame-des-Champs dans le pensionnat où sa femme professait lamusique : –  » Mesdemoiselles, les affaires ont exigé que jerestasse au Bureau. Quand on appartient au gouvernement on n’estpas son maître&|160;!  » Il avait composé des livres par demandes etpar réponses, à l’usage des pensionnats de jeunes demoiselles. Cespetits traités substantiels , comme il les nommait, se vendaientchez le libraire de l’Université, sous le nom de Catéchismeshistorique et géographique. Se croyant obligé d’offrir à madameRabourdin un exemplaire papier vélin, relié en maroquin rouge, dechaque nouveau catéchisme, il les apportait en grande tenue :culotte de soie, bas de soie, souliers à boucles d’or, etc.Monsieur Phellion recevait le jeudi soir, après le coucher despensionnaires, il donnait de la bière et des gâteaux. On jouait labouillotte à cinq sous la cave. Malgré cette médiocre mise, parcertains jeudis enragés, monsieur Laudigeois, employé à la Mairie,perdait ses dix francs. Tendu de papier vert américain à borduresrouges, ce salon était décoré des portraits du Roi, de la Dauphineet de Madame, des deux gravures de Mazeppa d’après Horace Vernet,de celle du Convoi du pauvre d’après Vigneron,  » tableau sublime depensée, et qui, selon Phellion, devait consoler les dernièresclasses de la société en leur prouvant qu’elles avaient des amisplus dévoués que les hommes et dont les sentiments allaient plusloin que la tombe&|160;!  » A ces paroles, vous devinez l’homme quitous les ans conduisait, le jour des Morts, au cimetière de l’Ouestses trois enfants auxquels il montrait les vingt mètres de terreachetés à perpétuité, dans lesquels son père et la mère de sa femmeavaient été enterrés.  » Nous y viendrons tous,  » leur disait-ilpour les familiariser avec l’idée de la mort. L’un de ses plusgrands plaisirs consistait à explorer les environs de Paris, ils’en était donné la carte. Possédant déjà à fond Antony, Arcueil,Bièvre, Fontenay-aux-Roses, Aulnay, si célèbre par le séjour deplusieurs grands écrivains, il espérait avec le temps connaîtretoute la partie ouest des environs de Paris. Il destinait son filsaîné à l’Administration et le second à l’Ecole Polytechnique. Ildisait souvent à son aîné :  » Quand tu auras l’honneur d’êtreemployé par le Gouvernement&|160;!  » mais il lui soupçonnait unevocation pour les sciences exactes qu’il essayait de réprimer, ense réservant de l’abandonner à lui-même, s’il y persistait.Phellion n’avait jamais osé prier monsieur Rabourdin de lui fairel’honneur de dîner chez lui, quoiqu’il eût regardé ce jour comme undes plus beaux de sa vie. Il disait que s’il pouvait laisser un deses fils marchant sur les traces d’un Rabourdin, il mourrait leplus heureux père du monde. Il rebattait si bien l’éloge de cedigne et respectable Chef aux oreilles des demoiselles La Grave,qu’elles désiraient voir le grand Rabourdin comme un jeune hommepeut souhaiter de voir monsieur de Châteaubriand. –  » Elles eussentété bien heureuses, disaient-elles, d’avoir sa demoiselle àélever&|160;!  » Quand, par hasard, la voiture du ministre sortaitou rentrait, qu’il y eût ou non du monde, Phellion se découvraittrès-respectueusement, et prétendait que la France en irait bienmieux si tout le monde honorait assez le pouvoir pour l’honorerjusque dans ses insignes. Quand Rabourdin le faisait venir en baspour lui expliquer un travail, Phellion tendait son intelligence,il écoutait les moindres paroles du chef comme un dilettante écouteun air aux Italiens. Silencieux au Bureau, les pieds en l’air surun pupitre de bois et ne les bougeant point, il étudiait sa besogneen conscience. Il s’exprimait dans sa correspondance administrativeavec une gravité religieuse, prenait tout au sérieux, et appuyaitsur les ordres transmis par le ministre au moyen de phrasessolennelles. Cet homme, si ferré sur les convenances, avait eu undésastre dans sa carrière de rédacteur, et quel désastre&|160;!Malgré le soin extrême avec lequel il minutait, il lui était arrivéde laisser échapper une phrase ainsi conçue : Vous vous rendrez auxlieux indiqués, avec les papiers nécessaires . Heureux de pouvoirrire aux dépens de cette innocente créature, les expéditionnairesétaient allés consulter à son insu Rabourdin, qui songeant aucaractère de son rédacteur, ne put s’empêcher de rire, et modifiala phrase en marge par ces mots : Vous vous rendrez sur le terrainavec toutes les pièces indiquées . Phellion, à qui l’on vintmontrer la correction, l’étudia, pesa la différence desexpressions, ne craignit pas d’avouer qu’il lui aurait fallu deuxheures pour trouver ces équivalents, et s’écria :  » MonsieurRabourdin est un homme de gênie&|160;!  » Il pensa toujours que sescollègues avaient manqué de procédés à son égard en recourant sipromptement au Chef&|160;; mais il avait trop de respect dans lahiérarchie pour ne pas reconnaître leur droit d’y recourir,d’autant plus qu’alors il était absent&|160;; cependant, à leurplace, il aurait attendu, la circulaire ne pressait pas. Cetteaffaire lui fit perdre le sommeil pendant quelques nuits. Quand onvoulait le fâcher, on n’avait qu’à faire allusion à la mauditephrase en lui disant quand il sortait : –  » Avez-vous les papiersnécessaires&|160;?  » Le digne rédacteur se retournait, lançait unregard foudroyant aux employés, et leur répondait : –  » Ce que vousdites me semble fort déplacé, messieurs.  » Il y eut un jour à cesujet une querelle si forte que Rabourdin fut obligé d’interveniret de défendre aux employés de rappeler cette phrase. MonsieurPhellion avait une figure de bélier pensif, peu colorée, marquée dela petite vérole, de grosses lèvres pendantes, les yeux d’un bleuclair&|160;; une taille au-dessus de la moyenne. Propre sur luicomme doit l’être un maître d’histoire et de géographie obligé deparaître devant de jeunes demoiselles, il portait de beau linge, unjabot plissé, gilet de casimir noir ouvert, laissant voir desbretelles brodées par sa fille, un diamant à sa chemise, habitnoir, pantalon bleu. Il adoptait l’hiver le carrik noisette à troiscollets et avait une canne plombée nécessitée par la profondesolitude de quelques parties de son quartier . Il s’étaitdéshabitué de priser et citait cette réforme comme un exemplefrappant de l’empire qu’un homme peut prendre sur lui-même. Ilmontait les escaliers lentement, car il craignait un asthme, ayantce qu’il appelait la poitrine grasse . Il saluait Antoine avecdignité.

Immédiatement après monsieur Phellion, vint un expéditionnairequi formait un singulier contraste avec ce vertueux bonhomme.Vimeux était un jeune homme de vingt-cinq ans, à quinze centsfrancs d’appointements, bien fait, cambré, d’une figure élégante etromanesque, ayant les cheveux, la barbe, les yeux, les sourcilsnoirs comme du jais, de belles dents, des mains charmantes, portantdes moustaches si fournies, si bien peignées, qu’il semblait enfaire métier et marchandise. Vimeux avait une si grande aptitude àson travail qu’il l’expédiait plus promptement que personne. –  » Cejeune homme est doué&|160;!  » disait Phellion en le voyant secroiser les jambes et ne savoir à quoi employer le reste de sontemps, après avoir fait son ouvrage. –  » Et voyez&|160;! c’estperlé&|160;!  » disait le rédacteur à du Bruel. Vimeux déjeunaitd’une simple flûte et d’un verre d’eau, dînait pour vingt sous chezKatcomb et logeait en garni à douze francs par mois. Son bonheur,son seul plaisir était la toilette. Il se ruinait en giletsmirifiques, en pantalons collants, demi-collants, à plis ou àbroderies, en boites fines, en habits bien faits qui dessinaient sataille, en cols ravissants, en gants frais, en chapeaux. La mainornée d’une bague à la chevalière mise par-dessus son gant, arméd’une jolie canne, il tâchait de se donner la tournure et lesmanières d’un jeune homme riche. Puis, il allait, un cure-dent à labouche, se promener dans la grande allée des Tuileries, absolumentcomme un millionnaire sortant de table. Dans l’espérance qu’unefemme, une Anglaise, une étrangère quelconque, ou une veuvepourrait s’amouracher de lui, il étudiait l’art de jouer avec sacanne, et de lancer un regard à la manière dite américaine , parBixiou. Il riait pour montrer ses belles dents. Il se passait dechaussettes, et se faisait friser tous les jours. Vimeux, en vertude principes arrêtés, épousait une bossue à six mille livres derente, à huit mille une femme de quarante-cinq ans, à mille écusune Anglaise. Ravi de son écriture et pris de compassion pour cejeune homme, Phellion le sermonnait pour lui persuader de donnerdes leçons d’écriture, honorable profession qui pouvait améliorerson existence et la rendre même agréable&|160;; il lui promettaitle pensionnat des demoiselles La Grave. Mais Vimeux avait son idéesi fort en tête, que personne ne pouvait l’empêcher de croire à sonétoile. Donc, il continuait à s’étaler à jeun comme un esturgeon deChevet, quoiqu’il eût vainement exposé ses énormes moustachesdepuis trois ans. Endetté de trente francs pour ses déjeuners,chaque fois que Vimeux paissait devant Antoine, il baissait lesyeux pour ne pas rencontrer son regard&|160;; et cependant, versmidi, il le priait de lui aller chercher une flûte.

Après avoir essayé de faire entrer quelques idées justes danscette pauvre tête, Rabourdin avait fini par y renoncer. MonsieurVimeux père était greffier d’une Justice de paix dans ledépartement du Nord. Adolphe Vimeux avait dernièrement économiséKatcomb et vécu de petits pains, pour s’acheter des éperons et unecravache. On l’avait appelé le pigeon-Villiaume pour railler sescalculs matrimoniaux. On ne pouvait attribuer les moqueriesadressées à cet Amadis à vide qu’au génie malin qui créa levaudeville, car il était bon camarade, et ne nuisait à personnequ’à lui-même. La grande plaisanterie des Bureaux à son égardconsistait à parier qu’il portait un corset. Primitivement casédans le bureau Baudoyer, Vimeux avait intrigué pour passer chezRabourdin, à cause de la sévérité de Baudoyer relativement auxAnglais , nom donné par les employés à leurs créanciers. Le jourdes Anglais est le jour où les Bureaux sont publics. Sûrs detrouver là leurs débiteurs, les créanciers affluent, ils viennentles tourmenter en leur demandant quand ils seront payés, et lesmenacent de mettre opposition sur leur traitement. L’implacableBaudoyer obligeait ses employés à rester.  » C’était à eux,disait-il, à ne pas s’endetter.  » Il regardait sa sévérité commeune chose nécessaire au bien public. Au contraire, Rabourdinprotégeait les employés contre leurs créanciers, qu’il mettait à laporte, disant que les Bureaux n’étaient point ouverts pour lesaffaires privées, mais pour les affaires publiques. On s’étaitbeaucoup moqué de Vimeux dans les deux Bureaux, quand il avait faitsonner ses éperons à travers les corridors et les escaliers. Lemystificateur du Ministère, Bixiou avait fait passer dans les deuxDivisions Clergeot et La Billardière une feuille en tête delaquelle Vimeux était caricaturé sur un cheval de carton, et oùchacun était invité à souscrire pour lui acheter un cheval.Monsieur Baudoyer était marqué pour un quintal de foin, pris sur saconsommation particulière, et chaque employé mit une épigramme surson voisin. Vimeux, en vrai bon-enfant, souscrivit lui-même au nomde miss Fairfax.

Les employés beaux-hommes dans le Genre Vimeux, ont leur placepour vivre, et leur physique pour faire fortune. Fidèles aux balsmasqués dans le temps de carnaval, ils y vont chercher les bonnesfortunes qui les fuient souvent encore là. Beaucoup finissent parse marier soit avec des modistes qu’ils acceptent de guerre lasse,soit avec de vieilles femmes, soit aussi avec de jeunes personnesauxquelles leur physique a plu, et avec lesquelles ils ont filé unroman émaillé de lettres stupides, mais qui ont produit leur effet.Ces commis sont quelquefois hardis, ils voient passer une femme enéquipage aux Champs-Elysées, ils se procurent son adresse, ilslancent des épîtres passionnées à tout hasard, et rencontrent uneoccasion qui malheureusement encourage cette ignoblespéculation.

Ce Bixiou (prononcez Bisiou) était un dessinateur qui se moquaitde Dutocq aussi bien que de Rabourdin, surnommé par lui lavertueuse Rabourdin . Pour exprimer la vulgarité de son chef, ill’appelait la place Baudoyer , il nommait le vaudevillisteFlon-Flon . Sans contredit l’homme le plus spirituel de la Divisionet du Ministère, mais spirituel à la façon du singe, sans portée nisuite, Bixiou était d’une si grande utilité à Baudoyer et à Godardqu’ils le protégeaient malgré sa malfaisance, il expédiait leurbesogne par-dessous la jambe. Bixiou désirait la place de Godard oude du Bruel&|160;; mais sa conduite nuisait à son avancement.Tantôt il se moquait des Bureaux, et c’était quand il venait defaire une bonne affaire, comme la publication des portraits dans leprocès Fualdès pour lesquels il prit des figures au hasard, oucelle des débats du procès de Castaing&|160;; tantôt saisi par uneenvie de parvenir, il s’appliquait au travail&|160;; puis il lelaissait pour un vaudeville qu’il ne finissait point. D’ailleurségoïste, avare et dépensier tout ensemble, c’est-à-dire nedépensant son argent que pour lui&|160;; cassant, agressif etindiscret, il faisait le mal pour le mal : il attaquait surtout lesfaibles, ne respectait rien, ne croyait ni à la France, ni à Dieu,ni à l’Art, ni aux Grecs, ni aux Turcs, ni au Champ-d’Asile, ni àla monarchie, insultant surtout ce qu’il ne comprenait point. Cefut lui qui, le premier, mit des calottes noires à la tête deCharles X sur les pièces de cent sous. Il contrefaisait le docteurGall à son cours, de manière à décravater de rire le diplomate lemieux boutonné. La plaisanterie principale de ce terrible inventeurde charges consistait à chauffer les poêles outre mesure, afin deprocurer des rhumes à ceux qui sortaient imprudemment de son étuve,et il avait de plus la satisfaction de consommer le bois dugouvernement. Remarquable dans ses mystifications, il les variaitavec tant d’habileté, qu’il y prenait toujours quelqu’un. Son grandsecret en ce genre était de deviner les désirs de chacun&|160;; ilconnaissait le chemin de tous les châteaux en Espagne, le rêve oùl’homme est mystifiable parce qu’il cherche à s’attraper lui-même,et il vous faisait poser pendant des heures entières. Ainsi, ceprofond observateur, qui déployait un tact inouï pour uneraillerie, ne savait plus user de sa puissance pour employer leshommes à sa fortune ou à son avancement. Celui qu’il aimait le plusà vexer était le jeune La Billardière, sa bête noire, soncauchemar, et que néanmoins il patelinait constamment, afin de lemieux mystifier : il lui adressait des lettres de femme amoureusesignées Comtesse de M… ou Marquise de B… , l’attirait ainsi auxjours gras dans le foyer de l’Opéra devant la pendule et le lâchaità quelque grisette, après l’avoir montré à tout le monde. Allié deDutocq (il le considérait comme un mystificateur sérieux) dans sahaine contre Rabourdin et dans ses éloges de Baudoyer, ill’appuyait avec amour. Jean-Jacques Bixiou était petit-fils d’unépicier de Paris. Son père mort colonel l’avait laissé à la chargede sa grand’mère, qui s’était mariée en secondes noces à sonpremier garçon, nommé Descoings et qui mourut en 1822. Se trouvantsans état au sortir du collége, il avait tenté la peinture, etmalgré l’amitié qui le liait à Joseph Bridau, son ami d’enfance, ily avait renoncé pour se livrer à la caricature, aux vignettes, auxdessins de livres, connus, vingt ans plus tard, sous le nom d’illustrations . La protection des ducs de Maufrigneuse, de Rhétoré,qu’il connut par des danseuses, lui procura sa place, en 1819. Aumieux avec des Lupeaulx, avec qui, dans le monde, il se trouvaitsur un pied d’égalité, tutoyant du Bruel, il offrait la preuvevivante des observations de Rabourdin relativement à la destructionconstante de la hiérarchie administrative à Paris, par la valeurpersonnelle qu’un homme acquiert en dehors des Bureaux. De petitetaille, mais bien pris, une figure fine, remarquable par une vagueressemblance avec celle de Napoléon, lèvres minces, menton plattombant droit, favoris châtains, vingt-sept ans, blond, voixmordante, regard étincelant, voilà Bixiou. Cet homme, tout sens ettout esprit, se perdait par une fureur pour les plaisirs de toutgenre qui le jetait dans une dissipation continuelle. Intrépidechasseur de grisettes, fumeur, amuseur de gens, dîneur et soupeur,se mettant partout au diapason, brillant aussi bien dans lescoulisses qu’au bal des grisettes dans l’Allée des Veuves, ilétonnait autant à table que dans une partie de plaisir, en verve àminuit dans la rue, comme le matin si vous le preniez au saut dulit&|160;; mais sombre et triste avec lui-même, comme la plupartdes grands comiques. Lancé dans le monde des actrices et desacteurs, des écrivains, des artistes et de certaines femmes dont lafortune est aléatoire, il vivait bien, allait au spectacle sanspayer, jouait à Frascati, gagnait souvent. Enfin cet artiste,vraiment profond, mais par éclairs, se balançait dans la vie commesur une escarpolette, sans s’inquiéter du moment où la cordecasserait. Sa vivacité d’esprit, sa prodigalité d’idées lefaisaient rechercher par tous les gens accoutumés aux rayonnementsde l’intelligence&|160;; mais aucun de ses amis ne l’aimait.Incapable de retenir un bon mot, il immolait ses deux voisins àtable avant la fin du premier service. Malgré sa gaieté d’épiderme,il perçait dans ses discours un secret mécontentement de saposition sociale, il aspirait à quelque chose de mieux, et le fataldémon caché dans son esprit l’empêchait d’avoir le sérieux qui enimpose tant aux sots. Il demeurait rue de Ponthieu, à un secondétage où il avait trois chambres livrées à tout le désordre d’unménage de garçon, un vrai bivouac. Il parlait souvent de quitter laFrance et d’aller violer la fortune en Amérique. Aucune sorcière nepouvait prévoir l’avenir d’un jeune homme chez qui tous les talentsétaient incomplets, incapable d’assiduité, toujours ivre deplaisir, et croyant que le monde finissait le lendemain. Commecostume, il avait la prétention de n’être pas ridicule, etpeut-être était-ce le seul de tout le Ministère de qui la tenue nefît pas dire : –  » Voilà un employé&|160;!  » Il portait des bottesélégantes, un pantalon noir à sous-pieds, un gilet de fantaisie etune jolie redingote bleue, un col, éternel présent de la grisette,un chapeau de Bandoni, des gants de chevreau couleur sombre. Sadémarche, cavalière et simple à la fois, ne manquait pas de grâce.Aussi, quand il fut mandé par des Lupeaulx pour une impertinence unpeu trop forte dite sur le baron de La Billardière et menacé dedestitution, se contenta-t-il de lui répondre :  » Vous mereprendriez à cause du costume.  » Des Lupeaulx ne put s’empêcher derire. La plus jolie plaisanterie, faite par Bixiou dans lesBureaux, est celle inventée pour Godard, auquel il offrit unpapillon rapporté de la Chine que le Sous-chef garde dans sacollection et montre encore aujourd’hui, sans avoir reconnu qu’ilest en papier peint. Bixiou eut la patience de pourlécher unchef-d’œuvre pour jouer un tour à son Sous-chef.

Le diable pose toujours une victime auprès d’un Bixiou. LeBureau Baudoyer avait donc sa victime, un pauvre expéditionnaire,âgé de vingt-deux ans, aux appointements de quinze cents francs,nommé Auguste-Jean-François Minard. Minard s’était marié par amouravec une ouvrière fleuriste, fille d’un portier, qui travaillaitchez elle pour mademoiselle Godard et que Minard avait vue rue deRichelieu dans la boutique. Etant fille, Zélie Lorain avait eu biendes fantaisies pour sortir de son état. D’abord élève duConservatoire, tour à tour danseuse, chanteuse et actrice, elleavait songé à faire comme font beaucoup d’ouvrières, mais la peurde mal tourner et de tomber dans une effroyable misère l’avaitpréservée du vice. Elle flottait entre mille partis, lorsque Minards’était dessiné nettement, une proposition de mariage à la main.Zélie gagnait cinq cents francs par an, Minard en avait quinzecents. En croyant pouvoir vivre avec deux mille francs, ils semarièrent sans contrat, avec la plus grande économie. Minard etZélie étaient allés se loger auprès de la barrière de Courcelles,comme deux tourtereaux, dans un appartement de cent écus, autroisième : des rideaux de calicot blanc aux fenêtres, sur les mursun petit papier écossais à quinze sous le rouleau, carreau frotté,meubles en noyer, petite cuisine bien propre&|160;; d’abord unepremière pièce où Zélie faisait ses fleurs, puis un salon meublé dechaises foncées en crin, une table ronde au milieu, une glace, unependule représentant une fontaine à cristal tournant, des flambeauxdorés enveloppés de gaze&|160;; enfin une chambre à coucher blancheet bleue&|160;; lit, commode et secrétaire en acajou, petit tapisrayé au bas du lit, six fauteuils et quatre chaises&|160;; dans uncoin, le berceau en merisier où dormaient un fils et une fille.Zélie nourrissait ses enfants elle-même, faisait sa cuisine, sesfleurs et son ménage. Il y avait quelque chose de touchant danscette heureuse et laborieuse médiocrité. En se sentant aimée parMinard, Zélie l’aima sincèrement. L’amour attire l’amour, c’est l’abyssus abyssum de la Bible. Ce pauvre homme quittait son lit lematin pendant que sa femme dormait, et lui allait chercher sesprovisions. Il portait les fleurs terminées en se rendant à sonbureau, en revenant il achetait les matières premières&|160;; puis,en attendant le dîner, il taillait ou estampait les feuilles,garnissait les tiges, délayait les couleurs. Petit, maigre, fluet,nerveux, ayant des cheveux rouges et crépus, des yeux d’un jauneclair, un teint d’une éclatante blancheur, mais marqué derousseurs, il avait un courage sourd et sans apparat. Il possédaitla science de l’écriture au même degré que Vimeux. Au Bureau, il setenait coi, faisait sa besogne et gardait l’attitude recueillied’un homme souffrant et songeur. Ses cils blancs et son peu desourcils l’avaient fait surnommer le lapin blanc par l’implacableBixiou. Minard, ce Rabourdin d’une sphère inférieure, dévoré dudésir de mettre sa Zélie dans une heureuse situation, cherchaitdans l’océan des besoins du luxe et de l’industrie parisienne uneidée, une découverte, un perfectionnement qui lui procurât uneprompte fortune. Son apparente bêtise était produite par la tensioncontinuelle de son esprit : il allait de la Double Pâte desSultanes à l’Huile Céphalique, des briquets phosphoriques au gazportatif, des socques articulés aux lampes hydrostatiques,embrassant ainsi les infiniment petits de la civilisationmatérielle. Il supportait les plaisanteries de Bixiou comme unhomme occupé supporte les bourdonnements d’un insecte, il ne s’enimpatientait même point. Malgré son esprit, Bixiou ne devinait pasle profond mépris que Minard avait pour lui. Minard se souciait peud’une querelle, il y voyait une perte de temps. Aussi avait-il finipar lasser son persécuteur. Il venait au Bureau habillé fortsimplement, gardait le pantalon de coutil jusqu’en octobre, portaitdes souliers et des guêtres, un gilet en poil de chèvre, un habitde castorine en hiver et de gros mérinos en été, un chapeau depaille ou un chapeau de soie à onze francs, selon les saisons, carsa gloire était sa Zélie : il se serait passé de manger pour luiacheter une robe. Il déjeunait avec sa femme et ne mangeait rien auBureau. Une fois par mois il menait Zélie au spectacle avec unbillet donné par du Bruel ou par Bixiou, car Bixiou faisait detout, même du bien. La mère de Zélie quittait alors sa loge, etvenait garder l’enfant. Minard avait remplacé Vimeux dans le Bureaude Baudoyer. Madame et monsieur Minard rendaient en personne leursvisites du jour de l’an. En les voyant, on se demandait commentfaisait la femme d’un pauvre employé à quinze cents francs pourmaintenir son mari dans un costume noir, et porter des chapeaux depaille d’Italie à fleurs, des robes de mousseline brodée, despardessous en soie, des souliers de prunelle, des fichusmagnifiques, une ombrelle chinoise, et venir en fiacre et restervertueuse&|160;; tandis que madame Colleville ou telle autre damepouvaient à peine joindre les deux bouts, elles qui avaient deuxmille quatre cents francs&|160;!…

Dans chacun de ces Bureaux, il se trouvait un employé ami l’unde l’autre jusqu’à rendre leur amitié ridicule, car on rit de toutdans les Bureaux. Celui du Bureau Baudoyer, nommé Colleville, yétait Commis principal, et, sous la Restauration, il eut étéSous-chef ou même Chef, depuis longtemps. Il avait en madameColleville une femme aussi supérieure dans son genre que madameRabourdin dans le sien. Colleville, fils d’un premier violon del’Opéra, s’était amouraché de la fille d’une célèbre danseuse.Flavie Minoret, une de ces habiles et charmantes Parisiennes quisavent rendre leurs maris heureux tout en gardant leur liberté,faisait de la maison de Colleville le rendez-vous de nos meilleursartistes, des orateurs de la Chambre. On ignorait presque chez ellel’humble place occupée par Colleville. La conduite de Flavie, femmeun peu trop féconde, offrait tant de prise à la médisance, quemadame Rabourdin avait refusé toutes ses invitations. L’ami deColleville, nommé Thuillier, occupait dans le Bureau Rabourdin uneplace absolument pareille à celle de Colleville, et s’était vu parles mêmes motifs arrêté dans sa carrière administrative commeColleville. Qui connaissait Colleville connaissait Thuillier, etréciproquement. Leur amitié, née au bureau, venait de lacoïncidence de leurs débuts dans l’administration. La jolie madameColleville avait, disait-on dans les Bureaux, accepté les soins deThuillier que sa femme laissait sans enfants. Thuillier, dit lebeau Thuillier, ex-homme à bonnes fortunes, menait une vie aussioisive que celle de Colleville était occupée. Colleville premièreclarinette à l’Opéra-Comique, et teneur de livres le matin, sedonnait beaucoup de mal pour élever sa famille, quoique lesprotections ne lui manquassent pas. On le regardait comme un hommetrès-fin, d’autant plus qu’il cachait son ambition sous une espèced’indifférence. En apparence content de son sort, aimant letravail&|160;; il trouvait tout le monde, même les chefs, disposésà protéger sa courageuse existence. Depuis quelques jours seulementmadame Colleville avait réformé son train de maison, et semblaittourner à la dévotion&|160;; aussi disait-on vaguement dans lesBureaux qu’elle pensait à prendre dans la Congrégation un pointd’appui plus sûr que le fameux orateur François Keller, un de sesplus constants adorateurs dont le crédit n’avait pas jusqu’àprésent fait obtenir une place supérieure à Colleville. Flavies’était adressée, et ce fut une de ses erreurs, à des Lupeaulx.Colleville avait la passion de chercher l’horoscope des hommescélèbres dans l’anagramme de leurs noms. Il passait des moisentiers à décomposer des noms et les recomposer afin d’y découvrirun sens. Un corse la finira trouvé dans révolution française. -Vierge de son mari dans Marie de Vigneros , nièce du cardinal deRichelieu. – Henrici mei casta dea dans Catharina de Médicis. – Ehc’est large nez dans Charles Genest , l’abbé de la cour de LouisXIV, si connu par son gros nez qui amusait le duc deBourgogne&|160;; enfin tous les anagrammes connus avaientémerveillé Colleville. Erigeant l’anagramme en science, ilprétendait que le sort de tout homme était écrit dans la phrase quedonnait la combinaison des lettres de ses nom, prénoms et qualités.Depuis l’avénement de Charles X, il s’occupait de l’anagramme duRoi. Thuillier, qui lâchait quelques calembours, prétendait quel’anagramme était un calembour en lettres. Colleville, homme pleinde cœur, lié presqu’indissolublement à Thuillier, le modèle del’égoïste, présentait un problème insoluble et que beaucoupd’employés de la Division expliquaient par ces mots :  » Thuillierest riche et le ménage Colleville est lourd&|160;!  » En effet,Thuillier passait pour joindre aux émoluments de sa place lesbénéfices de l’escompte&|160;; on venait souvent le chercher pourparler à des négociants avec lesquels il avait des conférences dequelques minutes dans la cour, mais pour le compte de mademoiselleThuillier sa sœur. Cette amitié consolidée par le temps était baséesur des sentiments, sur des faits assez naturels qui trouverontleur place ailleurs (voyez les Petits Bourgeois ) et quiformeraient ici ce que les critiques appellent des longueurs. Iln’est peut-être pas inutile de faire observer néanmoins que si l’onconnaissait beaucoup madame Colleville dans les Bureaux, onignorait presque l’existence de madame Thuillier. Colleville,l’homme actif, chargé d’enfants, était gros, gras, réjoui&|160;;tandis que Thuillier, le Beau de l’Empire , sans soucis apparents,oisif, d’une taille svelte, offrait aux regards une figure blême etpresque mélancolique. –  » Nous ne savons pas, disait Rabourdin enparlant de ces deux employés, si nos amitiés naissent plutôt descontrastes que des similitudes.  »

Au contraire de ces deux frères siamois, Chazelle et Paulmierétaient deux employés toujours en guerre : l’un fumait, l’autreprisait, et ils se disputaient sans cesse à qui pratiquait lemeilleur mode d’absorber le tabac. Un défaut qui leur était communet qui les rendait aussi ennuyeux l’un que l’autre aux employésconsistait à se quereller à propos des valeurs mobilières, du tauxdes petits pois, du prix des maquereaux, des étoffes, desparapluies, des habits, chapeaux, cannes et gants de leurscollègues. Ils vantaient à l’envi l’un de l’autre les nouvellesdécouvertes sans jamais y participer.

Chazelle colligeait les prospectus de librairie, les affiches àlithographies et à dessins&|160;; mais il ne souscrivait à rien.Paulmier, le collègue de Chazelle en bavardage, passait son temps àdire que, s’il avait telle ou telle fortune, il se donnerait bientelle ou telle chose. Un jour Paulmier alla chez le fameux Dauriatpour le complimenter d’avoir amené la librairie à produire deslivres satinés avec couvertures imprimées, et l’engager àpersévérer dans sa voie d’améliorations. Paulmier ne possédait pasun livre&|160;! Le ménage de Chazelle, tyrannisé par sa femme etvoulant paraître indépendant, fournissait d’éternellesplaisanteries à Paulmier&|160;; tandis que Paulmier, garçon,souvent à jeun comme Vimeux, offrait à Chazelle un texte fécondavec ses habits râpés et son indigence déguisée. Chazelle etPaulmier prenaient du ventre : celui de Chazelle, rond, petit,pointu, avait, suivant un mot de Bixiou, l’impertinence de toujourspasser le premier&|160;; celui de Paulmier flottait de droite àgauche&|160;; Bixiou le leur faisait mesurer une fois partrimestre. Tous deux ils étaient entre trente et quaranteans&|160;; tous deux, assez niais, ne faisant rien en dehors duBureau, présentaient le type de l’employé pur sang, hébété par lespaperasses, par l’habitation des Bureaux. Chazelle s’endormaitsouvent en travaillant&|160;; et sa plume, qu’il tenait toujours,marquait par de petits points ses aspirations. Paulmier attribuaitalors ce sommeil à des exigences conjugales. En réponse à cetteplaisanterie, Chazelle accusait Paulmier de boire de la tisanequatre mois de l’année sur les douze et lui disait qu’il mourraitd’une grisette. Paulmier démontrait alors que Chazelle indiquaitsur un almanach les jours où madame Chazelle le trouvait aimable.Ces deux employés, à force de laver leur linge sale ens’apostrophant à propos des plus menus détails de leur vie privée,avaient obtenu la déconsidération qu’ils méritaient. –  » Meprenez-vous pour un Chazelle&|160;?  » était un mot qui servait àclore une discussion ennuyeuse.

Monsieur Poiret jeune, pour le distinguer de son frère Poiretl’aîné, retiré dans la Maison-Vauquer, où Poiret jeune allaitparfois dîner, se proposant d’y finir également ses jours, avaittrente ans de service. La nature n’était pas si invariable dans sesrévolutions que le pauvre homme dans les actes de sa vie : ilmettait toujours ses effets dans le même endroit, posait sa plumeau même fil du bois, s’asseyait à sa place à la même heure, sechauffait au poêle à la même minute, car sa seule vanité consistaità porter une montre infaillible, réglée d’ailleurs tous les jourssur l’Hôtel-de-Ville devant lequel il passait, demeurant rue duMartroi. De six heures à huit heures du matin, il tenait les livresd’une forte maison de nouveautés de la rue Saint-Antoine, et de sixheures à huit heures du soir ceux dans la maison Camusot rue desBourdonnais. Il gagnait ainsi mille écus, y compris les émolumentsde sa place. Atteignant, à quelques mois près, le temps voulu pouravoir sa pension, il montrait une grande indifférence aux intriguesdes Bureaux. Semblable à son frère à qui sa retraite avait porté uncoup fatal, il baisserait sans doute beaucoup quand il n’auraitplus à venir de la rue du Martroi au Ministère, à s’asseoir sur sachaise et à expédier. Chargé de faire la collection du journalauquel s’abonnait le bureau et celle du Moniteur , il avait lefanatisme de cette collection. Si quelque employé perdait unnuméro, l’emportait et ne le rapportait pas, Poiret jeune sefaisait autoriser à sortir, se rendait immédiatement au bureau dujournal, réclamait le numéro manquant et revenait enthousiasmé dela politesse du caissier. Il avait toujours eu affaire à uncharmant garçon&|160;; et, selon lui, les journalistes étaientdécidément des gens aimables et peu connus. Homme de taillemédiocre, Poiret avait des yeux à demi éteints, un regard faible etsans chaleur, une peau tannée, ridée, grise de ton, parsemée depetits grains bleuâtres, un nez camard et une bouche rentrée oùflânaient quelques dents gâtées. Aussi Thuillier disait-il quePoiret avait beau se regarder dans un miroir, il ne se voyait pasdedans (de dents). Ses bras maigres et longs étaient terminés pard’énormes mains sans aucune blancheur. Ses cheveux gris, collés parla pression de son chapeau, lui donnaient l’air d’unecclésiastique, ressemblance peu flatteuse pour lui, car ilhaïssait les prêtres et le clergé, sans pouvoir expliquer sesopinions religieuses. Cette antipathie ne l’empêchait pas d’êtreextrêmement attaché au gouvernement quel qu’il fût. Il neboutonnait jamais sa vieille redingote verdâtre, même par lesfroids les plus violents&|160;; il ne portait que des souliers àcordons, et un pantalon noir. Il se fournissait dans les mêmesmaisons depuis trente ans. Quand son tailleur mourut, il demanda uncongé pour aller à son enterrement, et serra la main au fils sur lafosse du père en lui assurant sa pratique. L’ami de tous sesfournisseurs, il s’informait de leurs affaires, causait avec eux,écoutait leurs doléances et les payait comptant. S’il écrivait àquelqu’un de ces messieurs pour ordonner un changement dans sacommande, il observait les formules les plus polies, mettaitMonsieur en vedette, datait et faisait un brouillon de la lettrequ’il gardait dans un carton étiqueté : Ma correspondance . Aucunevie n’était plus en règle. Poiret possédait tous ses mémoiresacquittés, toutes ses quittances même minimes et ses livres dedépense annuelle enveloppés dans des chemises et par années, depuisson entrée au Ministère. Il dînait au même restaurant, à la mêmeplace, par abonnement, au Veau-qui-tette, place du Châtelet&|160;;les garçons lui gardaient sa place. Ne donnant pas au Cocon d’or ,la fameuse maison de soierie, cinq minutes au delà du temps dû, àhuit heures et demie il arrivait au café David, le plus célèbre duquartier, et y restait jusqu’à onze heures&|160;; il y venait commeau Veau-qui-tette depuis trente ans, et prenait une bavaroise à dixheures et demie. Il y écoutait les discussions politiques, les brascroisés sur sa canne, et le menton dans sa main droite, sans jamaisy participer. La dame du comptoir, seule femme à laquelle il parlâtavec plaisir, était la confidente des petits accidents de sa vie,car il possédait sa place à la table située près du comptoir. Iljouait au domino, seul jeu qu’il eût compris. Quand ses partners nevenaient pas, on le trouvait quelquefois endormi, le dos appuyé surla boiserie et tenant un journal dont la planchette reposait sur lemarbre de sa table. Il s’intéressait à tout ce qui se faisait dansParis, et consacrait le dimanche à surveiller les constructionsnouvelles. Il questionnait l’invalide chargé d’empêcher le publicd’entrer dans l’enceinte en planches, et s’inquiétait des retardsqu’éprouvaient les bâtisses, du manque de matériaux ou d’argent,des difficultés que rencontrait l’architecte. On lui entendait dire:  » J’ai vu sortir le Louvre de ses décombres, j’ai vu naître laplace du Châtelet, le quai aux Fleurs, les marchés&|160;!  » Lui etson frère, nés à Troyes d’un commis des Fermes, avaient été envoyésà Paris étudier dans les Bureaux. Leur mère se fit remarquer parune inconduite désastreuse, car les deux frères eurent le chagrind’apprendre sa mort à l’hôpital de Troyes, nonobstant de nombreuxenvois de fonds. Non-seulement tous deux jurèrent alors de nejamais se marier, mais ils prirent les enfants en horreur : mal àleur aise auprès d’eux, ils les craignaient comme on peut craindreles fous, et les examinaient d’un oeil hagard. L’un et l’autre, ilsavaient été écrasés de besogne sous Robert Lindet. L’Administrationne fut pas juste alors envers eux, mais ils se regardaient commeheureux d’avoir conservé leurs têtes, et ne se plaignaient qu’entreeux de cette ingratitude, car ils avaient organisé le maximum .Quand on joua le tour à Phellion de faire réformer sa fameusephrase par Rabourdin, Poiret prit Phellion à part dans le corridoren sortant et lui dit : –  » Croyez bien, monsieur, que je me suisopposé de tout mon pouvoir à ce qui a eu lieu.  » Depuis son arrivéeà Paris, il n’était jamais sorti de la ville. Dès ce temps, ilavait commencé un journal de sa vie où il marquait les événementssaillants de la journée&|160;; du Bruel lui apprit que lord Byronfaisait ainsi. Cette similitude combla Poiret de joie, et l’engageaà acheter les œuvres de lord Byron, traduction de Chastopalli àlaquelle il ne comprit rien du tout. On le surprenait souvent auBureau dans une pose mélancolique, il avait l’air de penserprofondément et ne songeait à rien. Il ne connaissait pas un seuldes locataires de sa maison, et gardait sur lui la clef de sondomicile. Au jour de l’an, il portait lui-même ses cartes chez tousles employés de la Division, et ne faisait jamais de visites.Bixiou s’avisa, par un jour de canicule, de graisser de saindouxl’intérieur d’un vieux chapeau que Poiret jeune (il avaitcinquante-deux ans) ménageait depuis neuf années. Bixiou, quin’avait jamais vu que ce chapeau-là sur la tête de Poiret, enrêvait, il le voyait en mangeant&|160;; il avait résolu, dansl’intérêt de ses digestions, de débarrasser les Bureaux de cetimmonde chapeau. Poiret jeune sortit vers quatre heures. Ens’avançant dans les rues de Paris, où les rayons du soleilréfléchis par les pavés et les murailles produisent des chaleurstropicales, il sentit sa tête inondée, lui qui suait rarement.S’estimant dès lors malade ou sur le point de le devenir , au lieud’aller au Veau-qui-tette, il rentra chez lui, tira de sonsecrétaire le journal de sa vie, et consigna le fait de la manièresuivant :

Aujourd’hui, 3 juillet 1823, surpris par une sueur étrange etannonçant peut-être la suette, maladie particulière à la Champagne,je me dispose à consulter le docteur Haudry. L’invasion du mal acommencé à la hauteur du quai de l’Ecole .

Tout à coup, étant sans chapeau, il reconnut que la prétenduesueur avait une cause indépendante de sa personne. Il s’essuya lafigure, examina le chapeau, ne put rien découvrir, car il n’osadécoudre la coiffe. Il nota donc ceci sur son journal :

Porté le chapeau chez le sieur Tournan, chapelier rueSaint-Martin, vu que je soupçonne une autre cause à cette sueur,qui ne serait pas alors une sueur mais bien l’effet d’une additionquelconque nouvellement ou anciennement faite au chapeau .

Monsieur Tournan notifia sur-le-champ à sa pratique la présenced’un corps gras obtenu par la distillation d’un porc ou d’unetruie. Le lendemain Poiret vint avec un chapeau prêté par monsieurTournan en attendant le neuf&|160;; mais il ne s’était pas couchésans ajouter cette phrase à son journal : Il est avéré que monchapeau contenait du saindoux ou graisse de porc . Ce faitinexplicable occupa pendant plus de quinze jours l’intelligence dePoiret, qui ne sut jamais comment ce phénomène avait pu seproduire. On l’entretint au Bureau des pluies de crapauds et autresaventures caniculaires, de la tête de Napoléon trouvée dans uneracine d’ormeau, de mille bizarreries d’histoire naturelle. Vimeuxlui dit qu’un jour son chapeau, à lui Vimeux, avait déteint en noirsur son visage, et que les chapeliers vendaient des drogues. Poiretalla plusieurs fois chez le sieur Tournan, afin de s’assurer de sesprocédés de fabrication.

Il y avait encore chez Rabourdin un employé qui faisait l’hommecourageux, professait les opinions du Centre gauche et s’insurgeaitcontre les tyrannies de Baudoyer pour le compte des malheureuxesclaves de ce Bureau. Ce garçon, nommé Fleury, s’abonnaithardiment à une feuille de l’Opposition, portait un chapeau gris àgrands bords, des bandes rouges à ses pantalons bleus, un giletbleu à boutons dorés, et une redingote qui croisait sur la poitrinecomme celle d’un maréchal-des-logis de gendarmerie. Quoiqueinébranlable dans ses principes, il restait néanmoins employé dansles Bureaux&|160;; mais il y prédisait un fatal avenir augouvernement s’il persistait à donner dans la religion. Il avouaitses sympathies pour Napoléon, depuis que la mort du grand hommefaisait tomber en désuétude les lois contre les partisans del’usurpateur. Fleury, ex-capitaine dans un régiment de la Lignesous l’Empereur, grand, beau brun, était contrôleur au CirqueOlympique. Bixiou ne s’était jamais permis de charge sur Fleury,car ce rude troupier, qui tirait très-bien le pistolet, fort àl’escrime, paraissait capable dans l’occasion de se livrer à degrandes brutalités. Passionné souscripteur des Victoires etConquêtes , Fleury refusait de payer, tout en gardant leslivraisons, se fondant sur ce qu’elles dépassaient le nombre promispar le prospectus. Il adorait monsieur Rabourdin, qui l’avaitempêché d’être destitué. Il lui était échappé de dire que, sijamais il arrivait malheur à monsieur Rabourdin par le fait dequelqu’un, il tuerait ce quelqu’un. Dutocq caressait bassementFleury, tant il le redoutait. Fleury, criblé de dettes, jouaitmille tours à ses créanciers. Expert en législation, il ne signaitpoint de lettres de change, et avait lui-même mis sur sontraitement des oppositions sous le nom de créanciers supposés, ensorte qu’il le touchait presque en entier. Lié très-intimement avecune comparse de la Porte Saint-Martin, chez laquelle étaient sesmeubles, il jouait heureusement l’écarté, faisait le charme desréunions par ses talents, il buvait un verre de vin de Champagned’un seul coup sans mouiller ses lèvres, et savait toutes leschansons de Béranger par cœur. Il se montrait fier de sa voixpleine et sonore. Ses trois grands hommes étaient Napoléon, Bolivaret Béranger. Foy, Laffitte et Casimir Delavigne n’avaient que sonestime. Fleury, vous le devinez, homme du Midi, devait finir parêtre éditeur responsable de quelque journal libéral.

Desroys, l’homme mystérieux de la Division, ne frayait avecpersonne, causait peu, cachait si bien sa vie que l’on ignorait sondomicile, ses protecteurs et ses moyens d’existence. En cherchantdes causes à ce silence, les uns faisaient de Desroys un carbonaro,les autres un orléaniste&|160;; ceux-ci un espion, ceux-là un hommeprofond. Desroys était tout uniment le fils d’un conventionnel quin’avait pas voté la mort. Froid et discret par tempérament, ilavait jugé le monde et ne comptait que sur lui-même. Républicain ensecret, admirateur de Paul-Louis Courier, ami de Michel Chrestien,il attendait du temps et de la raison publique le triomphe de sesopinions en Europe. Aussi rêvait-il la Jeune Allemagne et la JeuneItalie. Son cœur s’enflait de ce stupide amour collectif qu’il fautnommer l’ humanitarisme , fils aîné de défunte Philanthropie, etqui est à la divine Charité catholique ce que le Système est àl’Art, le Raisonnement substitué à l’Oeuvre. Ce consciencieuxpuritain de la liberté, cet apôtre d’une impossible égalité,regrettait d’être forcé par la misère de servir le gouvernement, etfaisait des démarches pour entrer dans quelque administration deMessageries. Long, sec, filandreux et grave comme un homme qui secroyait appelé à donner un jour sa tête pour le grand œuvre, ilvivait d’une page de Volney, étudiait Saint-Just et s’occupaitd’une réhabilitation de Roberspierre, considéré comme lecontinuateur de Jésus-Christ.

Le dernier de ces personnages qui mérite un coup de crayon estle petit La Billardière. Ayant, pour son malheur, perdu sa mère,protégé par le ministre, exempt des rebuffades de laPlace-Baudoyer, reçu dans tous les salons ministériels, il étaithaï de tout le monde à cause de son impertinence et de sa fatuité.Les chefs se montraient polis avec lui, mais les employés l’avaientmis en dehors de leur camaraderie par une politesse grotesqueinventée pour lui. Bellâtre de vingt-deux ans, long et fluet, ayantles manières d’un Anglais, insultant les Bureaux par sa tenue dedandy, frisé, parfumé, colleté, venant en gants jaunes, en chapeauxà coiffes toujours neuves, ayant un lorgnon, allant déjeuner auPalais-Royal, étant d’une bêtise vernissée par des manières quisentaient l’imitation, Benjamin de La Billardière se croyait joligarçon, et avait tous les vices de la haute société sans en avoirles grâces. Sûr d’être fait quelque chose , il pensait à écrire unlivre pour avoir la croix comme littérateur et l’imputer à sestalents administratifs. Il cajolait donc Bixiou dans le dessein del’exploiter, mais sans avoir encore osé s’ouvrir à lui sur ceprojet. Ce noble cœur attendait avec impatience la mort de son pèrepour succéder à un titre de baron accordé récemment, il mettait surses cartes le chevalier de La Billardière , et avait exposé dansson cabinet ses armes encadrées ( chef d’azur à trois étoiles, etdeux épées en sautoir sur un fond de sable, avec cette devise :TOUJOURS FIDELE)&|160;! Ayant la manie de s’entretenir de l’arthéraldique, il avait demandé au jeune vicomte de Portenduèrepourquoi ses armes étaient si chargées, et s’était attiré cettejolie réponse :  » Je ne les ai pas fait faire.  » Il parlait de sondévouement à la monarchie, et des bontés que la Dauphine avait pourlui. Très-bien avec des Lupeaulx, il déjeunait souvent avec lui, etle croyait son ami. Bixiou, posé comme son mentor, espéraitdébarrasser la Division et la France de ce jeune fat en le jetantdans la débauche, et il avouait hautement son projet.

Telles étaient les principales physionomies de la Division LaBillardière, où il se trouvait encore quelques autres employés dontles mœurs ou les figures se rapprochaient ou s’éloignaient plus oumoins de celles-ci. On rencontrait dans le Bureau Baudoyer desemployés à front chauve, frileux, bardés de flanelles, perchés àdes cinquièmes étages, y cultivant des fleurs, ayant des cannesd’épine, de vieux habits râpés, le parapluie en permanence. Cesgens, qui tiennent le milieu entre les portiers heureux et lesouvriers gênés, trop loin des centres administratifs pour songer àun avancement quelconque, représentent les pions de l’échiquierbureaucratique. Heureux d’être de garde pour ne pas aller auBureau, capables de tout pour une gratification, leur existence estun problème pour ceux-là mêmes qui les employent, et une accusationcontre l’Etat qui, certes, engendre ces misères en les acceptant. Al’aspect de ces étranges physionomies, il est difficile de décidersi ces mammifères à plumes se crétinisent à ce métier, ou s’ils nefont pas ce métier parce qu’ils sont un peu crétins de naissance.Peut-être la part est-elle égale entre la Nature et leGouvernement.  » Les villageois, a dit un inconnu, subissent, sanss’en rendre compte, l’action des circonstances atmosphériques etdes faits extérieurs. Identifiés en quelque sorte avec la nature aumilieu de laquelle ils vivent, ils se pénètrent insensiblement desidées et des sentiments qu’elle éveille et les reproduisent dansleurs actions et sur leur physionomie, selon leur organisation etleur caractère individuel. Moulés ainsi et façonnés de longue mainsur les objets qui les entourent sans cesse, ils sont le livre leplus intéressant et le plus vrai pour quiconque se sent attiré verscette partie de la physiologie, si peu connue et si féconde, quiexplique les rapports de l’être moral avec les agents extérieurs dela Nature.  » Or, la Nature, pour l’employé, c’est lesBureaux&|160;; son horizon est de toutes parts borné par descartons verts&|160;; pour lui, les circonstances atmosphériques,c’est l’air des corridors, les exhalaisons masculines contenuesdans des chambres sans ventilateurs, la senteur des papiers et desplumes&|160;; son terroir est un carreau, ou un parquet émaillé dedébris singuliers, humecté par l’arrosoir du garçon debureau&|160;; son ciel est un plafond auquel il adresse sesbâillements, et son élément est la poussière. L’observation sur lesvillageois tombe à plomb sur les employés identifiés avec la natureau milieu de laquelle ils vivent. Si plusieurs médecins distinguésredoutent l’influence de cette nature, à la fois sauvage etcivilisée, sur l’être moral contenu dans ces affreux compartiments,nommés Bureaux, où le soleil pénètre peu, où la pensée est bornéeen des occupations semblables à celle des chevaux qui tournent unmanége, qui bâillent horriblement et meurent promptement&|160;;Rabourdin avait donc profondément raison en raréfiant les employés,en demandant pour eux et de forts appointements et d’immensestravaux. On ne s’ennuye jamais à faire de grandes choses. Or, telsqu’ils sont constitués, les Bureaux, sur les neuf heures que leursemployés doivent à l’Etat, en perdent quatre en conversations,comme on va le voir, en narrés, en disputes, et surtout enintrigues. Aussi faut-il avoir hanté les Bureaux pour reconnaître àquel point la vie rapetissée y ressemble à celle descolléges&|160;; mais partout où les hommes vivent collectivement,cette similitude est frappante : au Régiment, dans les Tribunaux,vous retrouvez le collége plus ou moins agrandi. Tous ces employés,réunis pendant leurs séances de huit heures dans les bureaux, yvoyaient une espèce de classe où il y avait des devoirs à faire, oùles chefs remplaçaient les préfets d’études, où les gratificationsétaient comme des prix de bonne conduite donnés à des protégés, oùl’on se moquait les uns des autres, où l’on se haïssait et où ilexistait néanmoins une sorte de camaraderie, mais déjà plus froideque celle du régiment, qui elle-même est moins forte que celle descolléges. A mesure que l’homme s’avance dans la vie, l’égoïsme sedéveloppe et relâche les liens secondaires en affection. Enfin, lesBureaux, n’est-ce pas le monde en petit, avec ses bizarreries, sesamitiés, ses haines, son envie et sa cupidité, son mouvement demarche quand même&|160;! ses frivoles discours qui font tant deplaies, et son espionnage incessant.

En ce moment, la Division de monsieur le baron de La Billardièreétait en proie à une agitation extraordinaire bien justifiée parl’événement qui allait s’y accomplir, car les chefs de Division nemeurent pas tous les jours, et il n’y a pas de tontine où lesprobabilités de vie ou de mort se calculent avec plus de sagacitéque dans les Bureaux. L’intérêt y étouffe toute pitié, comme chezles enfants&|160;; mais les employés ont l’hypocrisie de plus.

Vers huit heures, les employés du Bureau Baudoyer arrivaient àleur poste, tandis qu’à neuf heures ceux de Rabourdin commençaientà peine à se montrer, ce qui n’empêchait pas d’expédier la besognebeaucoup plus rapidement chez Rabourdin que chez Baudoyer. Dutocqavait de graves raisons pour être venu de si bonne heure. Entréfurtivement la veille dans le cabinet où travaillait Sébastien, ill’avait surpris copiant un travail pour Rabourdin&|160;; il s’étaitcaché, et avait vu sortir Sébastien sans papiers. Sûr alors detrouver cette minute assez volumineuse et la copie cachées en unendroit quelconque, en fouillant tous les cartons l’un aprèsl’autre, il avait fini par trouver ce terrible état. Il s’étaitempressé d’aller chez le directeur d’un établissement autographiquefaire tirer deux exemplaires de ce travail au moyen d’une presse àcopier, et possédait ainsi l’écriture même de Rabourdin. Pour nepas éveiller le soupçon, il s’était hâté de replacer la minute dansle carton, en se rendant le premier au Bureau. Retenu jusqu’àminuit rue Duphot, Sébastien fut, malgré sa diligence, devancé parla haine. La haine demeurait rue Saint-Louis-Saint-Honoré, tandisque le dévouement demeurait rue du Roi-Doré au Marais. Ce simpleretard pesa sur toute la vie de Rabourdin. Sébastien, presséd’ouvrir le carton, y trouva sa copie inachevée, la minute enordre, et les serra dans la caisse de son chef. Vers la fin dedécembre, il fait souvent peu clair le matin dans les Bureaux, ilen est même plusieurs où l’on gardait des lampes jusqu’à dixheures, Sébastien ne put donc remarquer la pression de la pierresur le papier. Mais quand, à neuf heures et demie, Rabourdinexamina sa minute, il aperçut d’autant mieux l’effet produit parles procédés de l’autographie, qu’il s’en était beaucoup occupépour vérifier si les presses autographiques remplaceraient lesexpéditionnaires. Le Chef de Bureau s’assit dans son fauteuil, pritses pincettes et se mit à arranger méthodiquement son feu, tant ilfut absorbé par ses réflexions&|160;; puis, curieux de savoir entreles mains de qui se trouvait son secret, il manda Sébastien.

– Quelqu’un est venu avant vous au Bureau&|160;? luidemanda-t-il.

– Oui, dit Sébastien, monsieur Dutocq.

– Bien, il est exact. Envoyez-moi Antoine.

Trop grand pour affliger inutilement Sébastien en lui reprochantun malheur consommé, Rabourdin ne lui dit pas autre chose. Antoinevint, Rabourdin lui demanda si la veille il n’était pas restéquelques employés après quatre heures&|160;; le garçon de bureaului nomma Dutocq comme ayant travaillé plus tard que monsieur de laRoche. Rabourdin congédia le garçon par un signe de tête, et repritle cours de ses réflexions.

– A deux fois j’ai empêché sa destitution, se dit-il, voilà marécompense.

Cette matinée devait être pour le Chef de Bureau comme le momentsolennel où les grands capitaines décident d’une bataille en pesanttoutes les chances. Connaissant mieux que personne l’esprit desBureaux, il savait qu’on n’y pardonne pas plus là qu’on ne lepardonne au Collége, au Bagne, ou à l’Armée, ce qui ressemble à ladélation, à l’espionnage. Un homme capable de fournir des notes surses camarades est honni, perdu, vilipendé&|160;; les ministresabandonnent en ce cas leurs propres instruments. Un employé doitalors donner sa démission et quitter Paris, son honneur est àjamais taché : les explications sont inutiles, personne n’endemande ni n’en veut écouter. A ce jeu, un ministre est un grandhomme, il est censé choisir les hommes&|160;; mais un simpleemployé passe pour un espion, quels que soient ses motifs. Tout enmesurant le vide de ces sottises, Rabourdin les savait immenses ets’en voyait accablé. Plus surpris qu’atterré, il chercha lameilleure conduite à tenir dans cette circonstance, et resta doncétranger au mouvement des Bureaux mis en émoi par la mort demonsieur de La Billardière, il ne l’apprit que par le petit de LaBrière qui savait apprécier l’immense valeur du Chef de Bureau.

Or donc, dans le Bureau des Baudoyer (on disait les Baudoyer,les Rabourdin), vers dix heures Bixiou racontait les derniersmoments du directeur de la Division à Minard, à Desroys, à monsieurGodard qu’il avait fait sortir de son cabinet, à Dutocq accouruchez les Baudoyer par un double motif. Colleville et Chazellemanquaient. BIXIOU ( debout devant le poêle, à la bouche duquel ilprésente alternativement la semelle de chaque botte pour la fairesécher .)

Ce matin, à sept heures et demie, je suis allé savoir desnouvelles de notre digne et respectable Directeur, chevalier duChrist, etc., etc. Eh&|160;! mon Dieu, oui, messieurs, le baronétait encore hier vingt et coetera&|160;; mais aujourd’hui il n’estplus rien, pas même employé. J’ai demandé les détails de sa nuit.Sa garde, qui se rend et ne meurt pas, m’a dit que, le matin dèscinq heures, il s’était inquiété de la famille royale. Il s’étaitfait lire les noms de ceux d’entre nous qui venaient savoir de sesnouvelles. Enfin, il avait dit :  » Emplissez ma tabatière,donnez-moi le journal, apportez-moi mes besicles&|160;; changez monruban de la Légion-d’Honneur, il est bien sale.  » Vous le savez, ilporte ses Ordres au lit. Il avait donc toute sa connaissance, toutesa tête, toutes ses idées habituelles. Mais, bah&|160;! dix minutesaprès, l’eau avait gagné, gagné, gagné le cœur, gagné lapoitrine&|160;; il s’était senti mourir en sentant les kystescrever. En ce moment fatal, il a prouvé combien il avait la têteforte et combien était vaste son intelligence&|160;! Ah&|160;! nousne l’avons pas apprécié, nous autres&|160;! Nous nous moquions delui, nous le regardions comme une ganache, tout ce qu’il y a deplus ganache, n’est-ce pas, monsieur Godard&|160;?

GODARD.

Moi, j’estimais les talents de monsieur de La Billardière mieuxque qui que ce soit.

BIXIOU.

Vous vous compreniez&|160;!

GODARD.

Enfin, ce n’était pas un méchant homme&|160;; il n’a jamais faitde mal à personne.

BIXIOU.

Pour faire le mal, il faut faire quelque chose, et il ne faisaitrien. Si ce n’est pas vous qui l’aviez jugé tout à fait incapable,c’est donc Minard.

MINARD ( en haussant les épaules ).

Moi&|160;!

BIXIOU.

Hé&|160;! bien vous, Dutocq&|160;? ( Dutocq fait un signe deviolente dénégation .) Bon&|160;! allons, personne&|160;! Il étaitdonc accepté par tout le monde ici pour une tête herculéenne&|160;!Hé&|160;! bien, vous aviez raison : il a fini en homme d’esprit, detalent, de tête, enfin comme un grand homme qu’il était.

DESROYS ( impatienté ).

Mon Dieu, qu’a-t-il fait de si grand&|160;? il s’estconfessé&|160;!

BIXIOU.

Oui, monsieur, et il a voulu recevoir les saints sacrements.Mais pour les recevoir, savez-vous comment il s’y est pris&|160;?il a mis ses habits de Gentilhomme ordinaire de la chambre, tousses Ordres, enfin il s’est fait poudrer&|160;; on lui a serré saqueue (pauvre queue) dans un ruban neuf. Or, je dis qu’il n’y aqu’un homme de beaucoup de caractère qui puisse se faire faire laqueue au moment de sa mort&|160;; nous voilà huit ici, il n’y en apas un seul de nous qui se la ferait faire. Ce n’est pas tout, il adit, car vous savez qu’en mourant tous les hommes célèbres font undernier speech (mot anglais qui signifie tartine parlementaire ),il a dit… Comment a-t-il dit cela&|160;? Ah&|160;!  » Je dois bienme parer pour recevoir le Roi du ciel, moi qui me suis tant de foismis sur mon quarante et un pour aller chez le Roi de laterre&|160;!  » Voilà comment a fini monsieur de La Billardière, ila pris à tâche de justifier ce mot de Pythagore : On ne connaîtbien les hommes qu’après leur mort.

COLLEVILLE ( entrant ).

Enfin, messieurs, je vous annonce une fameuse nouvelle…

TOUS.

Nous la savons.

COLLEVILLE.

Je vous en défie bien, de la savoir&|160;! J’y suis depuisl’avénement de Sa Majesté aux trônes collectifs de France et deNavarre. Je l’ai achevée cette nuit avec tant de peine que madameColleville me demandait ce que j’avais à me tant tracasser.

DUTOCQ.

Croyez-vous qu’on ait le temps de s’occuper de vos anagrammesquand le respectable monsieur de La Billardière vientd’expirer&|160;?…

COLLEVILLE.

Je reconnais mon Bixiou&|160;! je viens de chez monsieur LaBillardière, il vivait encore&|160;; mais on l’attend à passer… (Godard comprend la charge, et s’en va mécontent dans son cabinet .)Messieurs, vous ne devineriez jamais les événements que supposel’anagramme de cette phrase sacramentale. ( Il montre un papier .)Charles dix, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre.

GODARD ( revenant .)

Dites-le tout de suite, et n’amusez pas ces messieurs.

COLLEVILLE ( triomphant et développant la partie cachée de safeuille de papier .)

A H. V. il cedera

De S. C. l. d. partira.

En nauf errera.

Decede à Gorix.

Toutes les lettres y sont&|160;! ( Il répète .) A Henri cinqcédera (sa couronne), de Saint-Cloud partira&|160;; en nauf(esquif, vaisseau, felouque, corvette, tout ce que vous voudrez,c’est un vieux mot français), errera…

DUTOCQ.

Quel tissu d’absurdités&|160;! Comment voulez – vous que le roicède la couronne à Henri V, qui dans votre hypothèse serait sonpetit-fils, quand il y a monseigneur le Dauphin&|160;? Vousprophétisez déjà la mort du Dauphin.

BIXIOU.

Qu’est-ce que Gorix&|160;? un nom de chat.

COLLEVILLE ( piqué ).

L’abréviation lapidaire d’un nom de ville, mon cher ami, je l’aicherché dans Malte-Brun : Goritz, en latin Gorixia , située enBohême ou Hongrie, enfin en Autriche…

BIXIOU.

Tyrol, provinces basques, ou Amérique du sud. Vous auriez dûchercher aussi un air pour jouer cela sur la clarinette.

GODARD ( levant les épaules et s’en allant ).

Quelles bêtises&|160;!

COLLEVILLE.

Bêtises, bêtises&|160;! je voudrais bien que vous vousdonnassiez la peine d’étudier le fatalisme, religion de l’empereurNapoléon.

GODARD ( piqué du ton de Colleville ).

Monsieur Colleville, Bonaparte peut être dit empereur par leshistoriens, mais on ne doit pas le reconnaître en cette qualitédans les Bureaux.

BIXIOU ( souriant ).

Cherchez cet anagramme-là, mon cher ami&|160;? Tenez, en faitd’anagrammes, j’aime mieux votre femme, c’est plus facile àretourner. ( A voix basse .) Flavie devait bien vous faire faire, àses moments perdus, Chef de Bureau, ne fût-ce que pour voussoustraire aux sottises d’un Godard&|160;!…

DUTOCQ ( appuyant Godard ).

Si ce n’était pas des bêtises, vous perdriez votre place, carvous prophétisez des événements peu agréables au roi&|160;; toutbon royaliste doit présumer qu’il a eu assez de séjour àl’étranger.

COLLEVILLE.

Si l’on m’ôtait ma place, François Keller secouerait drôlementvotre ministre. ( Silence profond .) Sachez, maître Dutocq, quetous les anagrammes connus ont été accomplis. Tenez, vous&|160;!…Eh&|160;! bien, ne vous mariez pas : on trouve coqu dans votrenom&|160;!

BIXIOU.

D, t, reste alors pour détestable .

DUTOCQ ( sans paraître fâché ).

J’aime mieux que ce ne soit que dans mon nom.

PAULMIER ( tout bas à Desroys ).

Attrape, mons Colleville.

DUTOCQ ( à Colleville ).

Avez-vous fait celui de : Xavier Rabourdin, chef de bureau .

COLLEVILLE.

Parbleu&|160;!

BIXIOU ( taillant sa plume ).

Qu’avez-vous trouvé&|160;?

COLLEVILLE.

Il fait ceci : D’abord rêva bureaux, E-u&|160;… Saisissez-vousbien&|160;?… ET IL EUT&|160;! E-u fin riche . Ce qui signifiequ’après avoir commencé dans l’administration, il la plantera la,pour faire fortune ailleurs. ( Il répète .) D’abord rêva bureaux,E-u fin riche .

DUTOCQ.

C’est au moins singulier.

BIXIOU.

Et Isidore Baudoyer&|160;?

COLLEVILLE ( avec mystère ).

Je ne voudrais pas le dire à d’autres qu’à Thuillier.

BIXIOU.

Gage un déjeuner que je vous le dis.

COLLEVILLE.

Je le paie, si vous le trouvez&|160;?

BIXIOU.

Vous me régalerez donc&|160;; mais n’en soyez pas fâché : deuxartistes comme nous s’amuseront à mort&|160;!… Isidore Baudoyerdonne Ris d’aboyeur d’oie&|160;!

COLLEVILLE ( frappé d’étonnement ).

Vous me l’avez volé.

BIXIOU ( cérémonieusement ).

Monsieur de Colleville, faites-moi l’honneur de me croire assezriche en niaiseries pour ne pas dérober celles de mon prochain.

BAUDOYER ( entrant un dossier à la main ).

Messieurs, je vous en prie, parlez encore un peu plus haut, vousmettez le Bureau en très-bon renom auprès des administrateurs. Ledigne monsieur Clergeot, qui m’a fait l’honneur de venir medemander un renseignement, entendait vos propos. ( Il passe chezmonsieur Godard .)

BIXIOU ( à voix basse ).

L’aboyeur est bien doux ce matin, nous aurons un changement dansl’atmosphère.

DUTOCQ ( bas à Bixiou ).

J’ai quelque chose à vous dire.

BIXIOU ( tâtant le gilet de Dutocq ).

Vous avez un joli gilet qui sans doute ne vous coûte presquerien. Est-ce là le secret&|160;?

DUTOCQ.

Comment, pour rien&|160;! je n’ai jamais rien payé de si cher.Cela vaut six francs l’aune au grand magasin de la rue de la Paix,une belle étoffe mate qui va bien en grand deuil.

BIXIOU.

Vous vous connaissez en gravures, mais vous ignorez les lois del’étiquette. On ne peut pas être universel. La soie n’est pasadmise dans le grand deuil. Aussi n’ai-je que de la laine. MonsieurRabourdin, monsieur Clergeot, le ministre sont tout laine&|160;; lefaubourg Saint-Germain tout laine. Il n’y a que Minard qui ne portepas de laine, il a peur d’être pris pour un mouton, nommé Lanigeren latin de Bucolique&|160;; il s’est dispensé, sous ce prétexte,de se mettre en deuil de Louis XVIII, grand législateur, auteur dela charte et homme d’esprit, un roi qui tiendra bien sa place dansl’histoire, comme il la tenait sur le trône, comme il la tenaitbien partout&|160;; car savez-vous le plus beau trait de savie&|160;? non. Eh&|160;! bien, à sa seconde rentrée, en recevanttous les souverains alliés, il a passé le premier en allant àtable.

PAULMIER ( regardant Dutocq ).

Je ne vois pas…

DUTOCQ ( regardant Paulmier ).

Ni moi non plus.

BIXIOU.

Vous ne comprenez pas&|160;? Eh&|160;! bien, il ne se regardaitpas comme chez lui. C’était spirituel, grand et épigrammatique. Lessouverains n’ont pas plus compris que vous, même en se cotisantpour comprendre&|160;; il est vrai qu’ils étaient tousétrangers…

( Baudoyer, pendant cette conversation, est au coin de lacheminée dans le cabinet de son Sous-chef, et tous deux ils parlentà voix basse .)

BAUDOYER.

Oui, le digne homme expire. Les deux ministres y sont pourrecevoir son dernier soupir, mon beau-père vient d’être averti del’événement. Si vous voulez me rendre un signalé service, vousprendrez un cabriolet et vous irez prévenir madame Baudoyer, carmonsieur Saillard ne peut quitter sa caisse et moi je n’ose laisserle Bureau seul. Mettez-vous à sa disposition : elle a, je crois,ses vues, et pourrait vouloir faire faire simultanément quelquesdémarches. ( Les deux fonctionnaires sortent ensemble .)

GODARD.

Monsieur Bixiou, je quitte le bureau pour la journée, ainsiremplacez-moi.

BAUDOYER ( à Bixiou d’un air benin ).

Vous me consulterez, s’il y avait lieu.

BIXIOU.

Pour le coup, La Billardière est mort&|160;!

DUTOCQ ( à l’oreille de Bixiou ).

Venez un peu dehors me reconduire. ( Bixiou et Dutocq sortentdans le corridor et se regardent comme deux augures .)

DUTOCQ ( parlant dans l’oreille de Bixiou ).

Ecoutez. Voici le moment de nous entendre pour avancer. Quediriez-vous, si nous devenions vous Chef et moiSous-chef&|160;?

BIXIOU ( haussant les épaules ).

Allons, pas de farces&|160;!

DUTOCQ.

Si Baudoyer était nommé, Rabourdin ne resterait pas, ildonnerait sa démission. Entre nous, Baudoyer est si incapable quesi du Bruel et vous, vous voulez ne pas l’aider, dans deux mois ilsera renvoyé. Si je sais compter, nous aurons devant nous troisplaces vides.

BIXIOU.

Trois places qui nous passeront sous le nez, et qui serontdonnées à des ventrus, à des laquais, à des espions, à des hommesde la Congrégation, à Colleville dont la femme a fini par oùfinissent les jolies femmes… par la dévotion…

DUTOCQ.

A vous, mon cher, si vous voulez une fois dans votre vieemployer votre esprit logiquement. ( Il s’arrête comme pour étudiersur la figure de Bixiou l’effet de son adverbe ). Jouons ensemblecartes sur table.

BIXIOU ( impassible ).

Voyons votre jeu&|160;?

DUTOCQ.

Moi je ne veux pas être autre chose que Sous-chef, je meconnais, je sais que je n’ai pas, comme vous, les moyens d’êtreChef. Du Bruel peut devenir directeur, vous serez son Chef debureau, il vous laissera sa place quand il aura fait sa pelote, etmoi je boulotterai, protégé par vous, jusqu’à ma retraite.

BIXIOU.

Finaud&|160;! Mais par quels moyens comptez-vous mener à bienune entreprise où il s’agit de forcer la main au ministre, etd’expectorer un homme de talent&|160;? Entre nous, Rabourdin est leseul homme capable de la Division, et peut-être du Ministère. Or ils’agit de mettre à sa place le carré de la sottise, le cube de laniaiserie, la Place Baudoyer&|160;!

DUTOCQ ( se rengorgeant ).

Mon cher, je puis soulever contre Rabourdin tous lesBureaux&|160;! vous savez combien Fleury l’aime&|160;? eh&|160;!bien, Fleury le méprisera.

BIXIOU.

Etre méprisé par Fleury&|160;!

DUTOCQ.

Il ne restera personne au Rabourdin : les employés en masseiront se plaindre de lui au ministre, et ce ne sera pas seulementnotre Division, mais la Division Clergeot, mais la DivisionBois-Levant et les autres Ministères…

BIXIOU.

C’est cela&|160;! cavalerie, infanterie, artillerie et le corpsdes marins de la Garde, en avant&|160;! Vous délirez, moncher&|160;! Et moi, qu’ai-je à faire là-dedans&|160;?

DUTOCQ.

Une caricature mordante, un dessin à tuer un homme.

BIXIOU.

Le paierez-vous&|160;?

DUTOCQ.

Cent francs.

BIXIOU ( en lui-même ).

Il y a quelque chose.

DUTOCQ ( continuant ).

Il faudrait représenter Rabourdin habillé en boucher, mais bienressemblant, chercher des analogies entre un bureau et une cuisine,lui mettre à la main un tranche-lard, peindre les principauxemployés des ministères en volailles, les encager dans une immensesouricière sur laquelle on écrirait : Exécutions administratives ,et il serait censé leur couper le cou un à un. Il y aurait desoies, des canards à têtes conformées comme les nôtres, desportraits vagues, vous comprenez&|160;! il tiendrait un volatile àla main, Baudoyer, par exemple, fait en dindon.

BIXIOU.

Ris d’aboyeur d’oie&|160;! ( Il a regardé pendant long-tempsDutocq .) Vous avez trouvé cela, vous&|160;?

DUTOCQ.

Oui, moi.

BIXIOU ( se parlant à lui-même ).

Les sentiments violents conduiraient-ils donc au même but que letalent&|160;? ( A Dutocq .) Mon cher, je ferai cela… ( Dutocqlaisse échapper un mouvement de joie ) quand ( point d’orgue ) jesaurai sur quoi m’appuyer&|160;; car si vous ne réussissez pas, jeperds ma place, et il faut que je vive. Vous êtes encoresingulièrement bon enfant , mon cher collègue&|160;!

DUTOCQ.

Eh&|160;! bien, ne faites la lithographie que quand le succèsvous sera démontré…

BIXIOU.

Pourquoi ne videz-vous pas votre sac tout de suite&|160;?

DUTOCQ.

Il faut auparavant aller flairer l’air du bureau, nousreparlerons de cela tantôt. ( Il s’en va .)

BIXIOU ( seul dans le corridor ).

Cette raie au beurre noir, car il ressemble plus à un poissonqu’à un oiseau, ce Dutocq a eu là une bonne idée, je ne sais pas oùil l’a prise. Si la Place Baudoyer succède à La Billardière, ceserait drôle, mieux que drôle, nous y gagnerions&|160;! ( Il rentredans le Bureau .) Messieurs, il va y avoir de fameux changements,le papa La Billardière est décidément mort. Sans blague&|160;!parole d’honneur&|160;! Voilà Godard en course pour notrerespectable chef Baudoyer, successeur présumé du défunt ( Minard,Desroys, Colleville lèvent la tête avec étonnement, tous posentleurs plumes, Colleville se mouche ). Nous allons avancer, nousautres&|160;! Colleville sera Sous-Chef au moins, Minard serapeut-être commis principal, et pourquoi ne le serait-il pas&|160;?il est aussi bête que moi. Hein&|160;! Minard, si vous étiez à deuxmille cinq cents, votre petite femme serait joliment contente etvous pourriez vous acheter des bottes.

COLLEVILLE.

Mais vous ne les avez pas encore, deux mille cinq cents.

BIXIOU.

Monsieur Dutocq les a chez les Rabourdin, pourquoi ne lesaurais-je pas cette année&|160;? Monsieur Baudoyer les a eus.

COLLEVILLE.

Par l’influence de monsieur Saillard. Aucun commis principal neles a dans la Division Clergeot.

PAULMIER.

Par exemple&|160;! Monsieur Cochin n’a peut-être pas troismille&|160;? Il a succédé à monsieur Vavasseur, qui a été dix anssous l’Empire à quatre mille, il a été remis à trois mille à lapremière rentrée, et est mort à deux mille cinq cents. Mais par laprotection de son frère, monsieur Cochin s’est fait augmenter, il atrois mille.

COLLEVILLE.

Monsieur Cochin signe E L. L. E. Cochin , il se nommeEmile-Louis-Lucien-Emmanuel, ce qui anagrammé donne Cochenille .Eh&|160;! bien, il est associé d’une maison de droguerie, rue desLombards, la maison Matifat qui s’est enrichie par des spéculationssur cette denrée coloniale.

BIXIOU.

Pauvre homme, il a fait un an de Florine.

COLLEVILLE.

Cochin assiste quelquefois à nos soirées, il est de premièreforce sur le violon. ( A Bixiou qui ne s’est pas encore mis autravail .) Vous devriez venir chez nous entendre un concert, mardiprochain. On joue un quintetto de Reicha.

BIXIOU.

Merci, je préfère regarder la partition.

COLLEVILLE.

Est-ce pour un faire un mot que vous dites cela&|160;?… car unartiste de votre force doit aimer la musique.

BIXIOU.

J’irai, mais à cause de madame.

BAUDOYER ( revenant ).

Monsieur Chazelle n’est pas encore venu, vous lui ferez mescompliments, messieurs.

BIXIOU ( qui a mis un chapeau à la place de Chazelle enentendant le pas Baudoyer ).

Pardon, monsieur, il est allé demander un renseignement pourvous chez les Rabourdin.

CHAZELLE ( entrant son chapeau sur la tête et sans voir Baudoyer).

Le père La Billardière est enfoncé, messieurs&|160;! Rabourdinest Chef de Division, maître des requêtes&|160;! il n’a pas voléson avancement, celui-là…

BAUDOYER ( à Chazelle ).

Vous avez trouvé cette nomination dans votre second chapeau,monsieur, n’est-ce pas&|160;? ( Il lui montre le chapeau qui est àsa place ). Voilà la troisième fois depuis le commencement du moisque vous venez après neuf heures&|160;; si vous continuez ainsi,vous ferez du chemin, mais savoir en quel sens&|160;! ( A Bixiouqui lit le journal ). Mon cher monsieur Bixiou, de grâce laissez lejournal à ces messieurs qui s’apprêtent à déjeuner, et venezprendre la besogne d’aujourd’hui. Je ne sais pas ce que monsieurRabourdin fait de Gabriel&|160;; il le garde, je crois, pour sonusage particulier, je l’ai sonné trois fois. ( Baudoyer et Bixiourentrent dans le cabinet .)

CHAZELLE.

Damné sort&|160;!

PAULMIER ( enchanté de tracasser Chazelle ).

Ils ne vous ont donc pas dit en bas qu’il était monté&|160;?D’ailleurs ne pouviez-vous regarder en entrant, voir le chapeau àvotre place, et l’éléphant…

COLLEVILLE ( riant ).

Dans la ménagerie.

PAULMIER.

Il est assez gros pour être visible.

CHAZELLE ( au désespoir ).

Parbleu, pour quatre francs soixante-quinze centimes que nousdonne le gouvernement par jour, je ne vois pas que l’on doive êtrecomme des esclaves.

FLEURY ( entrant ).

A bas Baudoyer&|160;! vive Rabourdin&|160;! voilà le cri de laDivision.

CHAZELLE ( s’exaspérant ).

Baudoyer peut bien me faire destituer s’il le veut, je n’enserai pas plus triste. A Paris, il existe mille moyens de gagnercinq francs par jour&|160;! on les gagne au Palais à faire descopies pour les avoués..

PAULMIER ( hasticotant toujours Chazelle ).

Vous dites cela, mais une place est une place, et le courageuxColleville qui se donne un mal de galérien en dehors du Bureau, quipourrait gagner, s’il perdait sa place, plus que ses appointements,rien qu’en montrant la musique, eh&|160;! bien, il aime mieux saplace. Que diantre, on n’abandonne pas ses espérances.

CHAZELLE ( continuant sa philippique ).

Lui, mais pas moi&|160;! Nous n’avons plus de chances&|160;?Parbleu&|160;! il fut un temps où rien n’était plus séduisant quela carrière administrative. Il y avait tant d’hommes aux arméesqu’il en manquait pour l’administration. Les gens édentés, blessésà la main, au pied, de santé mauvaise, comme Paulmier, les myopesobtenaient un rapide avancement. Les familles, dont les enfantsgrouillaient dans les lycées, se laissaient alors fasciner par labrillante existence d’un jeune homme en lunettes, vêtu d’un habitbleu, dont la boutonnière était allumée par un ruban rouge, et quitouchait un millier de francs par mois, à la charge d’allerquelques heures dans un Ministère quelconque, y surveiller quelquechose, y arrivant tard et partant tôt, ayant, comme lord Byron, desheures de loisir et faisant des romances, se promenant auxTuileries, doué d’un petit air rogue, se faisant voir partout, auspectacle, au bal, admis dans les meilleures sociétés , dépensantses appointements, rendant ainsi à la France tout ce que la Francelui donnait, rendant même des services. En effet, les employésétaient alors, comme Thuillier, cajolés par de jolies femmes, ilsparaissaient avoir de l’esprit, ils ne se lassaient point trop dansles Bureaux. Les impératrices, les reines, les princesses, lesmaréchales de cette heureuse époque avaient des caprices. Toutesces belles dames avaient la passion des belles âmes : ellesaimaient à protéger. Aussi pouvait-on remplir vingt-cinq ans, uneplace élevée, être auditeur au Conseil d’état ou maître desrequêtes, et faire des rapports à l’Empereur en s’amusant avec sonauguste famille. On s’amusait et l’on travaillait tout ensemble.Tout se faisait vite. Mais aujourd’hui, depuis que la Chambre ainventé la spécialité pour les dépenses, et les chapitres intitulés: Personnel&|160;! nous sommes moins que des soldats. Les moindresplaces sont soumises à mille chances, car il y a millesouverains…

BIXIOU ( rentrant ).

Chazelle est donc fou. Où voit-il mille souverains&|160;?…serait-ce par hasard dans sa poche&|160;?..

CHAZELLE.

Comptons&|160;? Quatre cents au bout du pont de la Concorde,ainsi nommé parce qu’il mène au spectacle de la perpétuellediscorde entre la Gauche et la Droite de la Chambre&|160;; troiscents autres au bout de la rue de Tournon. La Cour, qui doitcompter pour trois cents, est donc obligée d’avoir sept cents foisplus de volonté que l’Empereur pour nommer un de ses protégés à uneplace quelconque&|160;!…

FLEURY.

Tout cela signifie que, dans un pays où il y a trois pouvoirs,il y a mille à parier contre un, qu’un employé qui n’est protégéque par lui-même n’aura point d’avancement.

BIXIOU ( regardant tour à tour Chazelle et Fleury ).

Ah&|160;! mes enfants, vous en êtes encore à savoirqu’aujourd’hui le plus mauvais état c’est l’état d’être àl’Etat…

FLEURY.

A cause du gouvernement constitutionnel.

COLLEVILLE.

Messieurs&|160;!… ne parlons pas politique.

BIXIOU.

Fleury a raison. Aujourd’hui, messieurs, servir l’Etat, ce n’estplus servir le prince qui savait punir et récompenser&|160;!Aujourd’hui l’Etat, c’est tout le monde. Or, tout le monde nes’inquiète de personne. Servir tout le monde, c’est ne servirpersonne. Personne ne s’intéresse à personne. Un employé vit entreces deux négations&|160;! Le monde n’a pas de pitié, n’a pasd’égard, n’a ni cœur, ni tête&|160;; tout le monde est égoïste,oublie demain les services d’hier. Vous avez beau vous trouver,comme monsieur Baudoyer, dès l’âge le plus tendre, un génieadministratif, le Châteaubriand des rapports, le Bossuet descirculaires, le Canalis des mémoires, l’enfant sublime de ladépêche, il existe une loi désolante contre le génie administratif,la loi sur l’avancement avec sa moyenne. Cette fatale Moyennerésulte des tables de la loi sur l’avancement et des tables demortalité combinées. Il est certain qu’en entrant dans quelqueadministration que ce soit, à l’âge de dix-huit ans, on n’obtientdix-huit cents francs d’appointements qu’à trente ans&|160;; pouren obtenir six mille à cinquante, la vie de Colleville nous prouveque le génie d’une femme, l’appui de plusieurs pairs de France, deplusieurs députés influents, ne sert à rien. Il n’est donc pas decarrière libre et indépendante dans laquelle, en douze années, unjeune homme, ayant fait ses humanités, vacciné, libéré du servicemilitaire, jouissant de ses facultés, sans avoir une intelligencetranscendante, n’ait amassé un capital de quarante-cinq millefrancs et de centimes, représentant la rente perpétuelle de notretraitement essentiellement transitoire, car il n’est pas mêmeviager. Dans cette période, un épicier doit avoir gagné dix millefrancs de rentes, avoir déposé son bilan, ou présidé le tribunal decommerce. Un peintre a badigeonné un kilomètre de toile, il doitêtre décoré de la Légion-d’Honneur, ou se poser en grand hommeinconnu. Un homme de lettres est professeur de quelque chose, oujournaliste à cent francs pour mille lignes, il écrit desfeuilletons, ou se trouve à Sainte-Pélagie après un pamphletlumineux qui mécontente les Jésuites, ce qui constitue une valeurénorme et en fait un homme politique. Enfin, un oisif, qui n’a rienfait, car il y a des oisifs qui font quelque chose, a fait desdettes et une veuve qui les lui paye. Un prêtre a eu le temps dedevenir évêque in partibus. Un vaudevilliste est devenupropriétaire, quand il n’aurait jamais fait, comme du Bruel, devaudevilles entiers. Un garçon intelligent et sobre, qui auraitcommencé l’escompte avec un très-petit capital, comme mademoiselleThuillier, achète alors un quart de charge d’agent de change.Allons plus bas&|160;! Un petit clerc est notaire, un chiffonnier amille écus de rentes, les plus malheureux ouvriers ont pu devenirfabricants&|160;; tandis que, dans le mouvement rotatoire de cettecivilisation qui prend la division infinie pour le progrès, unChazelle a vécu à vingt-deux sous par tête&|160;!… – se débat avecson tailleur et son bottier&|160;! – a des dettes&|160;! – n’estrien&|160;! Et s’est crétinisé&|160;! Allons&|160;!messieurs&|160;? un beau mouvement&|160;! Hein&|160;? donnons tousnos démissions&|160;!… Fleury, Chazelle, jetez-vous dans d’autresparties&|160;? et devenez-y deux grands hommes&|160;!…

CHAZELLE ( calmé par le discours de Bixiou ).

Merci. ( Rire général .)

BIXIOU.

Vous avez tort, dans votre situation je prendrais les devantssur le Secrétaire-général.

CHAZELLE ( inquiet ).

Et qu’a-t-il donc à me dire&|160;?

BIXIOU.

Odry vous dirait, Chazelle, avec plus d’agrément que n’en mettrades Lupeaulx, que pour vous la seule place libre est la place de laConcorde.

PAULMIER ( tenant le tuyau du poêle embrassé ).

Parbleu, Baudoyer ne nous fera pas grâce, allez&|160;!…

FLEURY.

Encore une vexation de Baudoyer&|160;! Ah&|160;! quel singulierpistolet vous avez là&|160;! Parlez-moi de monsieur Rabourdin,voilà un homme. Il m’a mis de la besogne sur ma table, il faudraittrois jours pour l’expédier ici… eh&|160;! bien, il l’aura pour cesoir, à quatre heures. Mais il n’est pas sur mes talons pourm’empêcher de venir causer avec les amis.

BAUDOYER ( se montrant ).

Messieurs, vous conviendrez que si l’on a le droit de blâmer lesystème de la Chambre ou la marche de l’Administration, ce doitêtre ailleurs que dans les Bureaux&|160;! ( Il s’adresse à Fleury.) Pourquoi venez-vous ici, monsieur&|160;?

FLEURY ( insolemment ).

Pour avertir ces messieurs qu’il y a du remue-ménage&|160;! DuBruel est mandé au secrétariat-général, Dutocq y va&|160;! Tout lemonde se demande qui sera nommé.

BAUDOYER ( en rentrant ).

Ceci, monsieur, n’est pas votre affaire, retournez à votreBureau, ne troublez pas l’ordre dans le mien…

FLEURY ( sur la porte ).

Ce serait une fameuse injustice si Rabourdin la gobait&|160;! Mafoi&|160;! je quitterais le Ministère ( il revient ). Avez-voustrouvé votre anagramme, papa Colleville&|160;?

COLLEVILLE.

Oui, la voici.

FLEURY ( se penche sur le bureau de Colleville ).

Fameux&|160;! fameux&|160;! Voilà ce qui ne manquera pasd’arriver si le gouvernement continue son métier d’hypocrite. ( Ilfait signe aux employés que Baudoyer écoute ) Si le Gouvernementdisait franchement son intention sans conserver d’arrière-pensée,les Libéraux verraient alors ce qu’ils auraient à faire. Ungouvernement qui met contre lui ses meilleurs amis, et des hommescomme ceux des Débats , comme Châteaubriand et Royer-Collard&|160;!ça fait pitié&|160;!

COLLEVILLE ( après avoir consulté ses collègues ).

Tenez, Fleury, vous êtes un bon enfant&|160;; mais ne parlez paspolitique ici, vous ne savez pas le tort que vous nous faites.

FLEURY ( sèchement ).

Adieu, messieurs. Je vais expédier. ( Il revient et parle bas àBixiou .) On dit que madame Colleville est liée avec laCongrégation.

BIXIOU.

Par où&|160;?…

FLEURY ( il éclate de rire ).

On ne vous prend jamais sans vert&|160;!

COLLEVILLE ( inquiet ).

Que dites-vous&|160;?

FLEURY.

Notre Théâtre a fait hier mille écus avec la pièce nouvelle,quoiqu’elle soit à sa quarantième représentation&|160;? vousdevriez venir la voir, les décorations sont superbes.

En ce moment, des Lupeaulx recevait au secrétariat du Bruel, àla suite duquel Dutocq s’était mis. Des Lupeaulx avait appris parson valet de chambre la mort de monsieur de La Billardière, etvoulait plaire aux deux ministres, en faisant paraître le soir mêmeun article nécrologique.

– Bonjour, mon cher du Bruel, dit le demi-ministre au Sous-chefen le voyant entrer et le laissant debout. Vous savez lanouvelle&|160;? La Billardière est mort, les deux ministres étaientprésents quand il a été administré. Le bonhomme a fortementrecommandé Rabourdin, disant qu’il mourrait bien malheureux s’il nesavait pas avoir pour successeur celui qui constamment avait remplisa place. Il paraît que l’agonie est une question où l’on avouetout… Le ministre s’est d’autant plus engagé, que son intention,comme celle du Conseil, est de récompenser les nombreux services demonsieur Rabourdin (il hoche la tête), le Conseil d’Etat réclameses lumières. On dit que monsieur de La Billardière quitte laDivision du défunt son père et passe à la Commission du Sceau,c’est comme si le roi lui faisait un cadeau de cent mille francs,la place est comme une charge de notaire et peut se vendre. Cettenouvelle réjouira votre Division, car on pouvait croire queBenjamin y serait placé. Du Bruel, il faudrait brocher dix ou douzelignes en manière de fait Paris , sur le bonhomme&|160;; leursExcellences y jetteront un coup d’oeil (il lit les journaux).Savez-vous la vie du papa La Billardière&|160;?

Du Bruel fit un geste pour accuser son ignorance.

– Non&|160;? reprit des Lupeaulx. Eh&|160;! bien, il a été mêléaux affaires de la Vendée, il était l’un des confidents du feu roi.Comme monsieur le comte de Fontaine, il n’a jamais voulu transigeravec le premier Consul. Il a un peu chouanné. C’est né en Bretagned’une famille parlementaire si jeune, qu’il a été anobli par LouisXVIII. Quel âge avait-il&|160;? N’importe&|160;! Arrangez bien ça…La loyauté qui ne s’est jamais démentie… une religionéclairée&|160;… (le pauvre bonhomme avait pour manie de ne jamaismettre le pied dans une église), donnez-lui du pieuxserviteur&|160;… Amenez gentiment qu’il a pu chanter le cantique deSiméon à l’avénement de Charles X. Le comte d’Artois estimaitbeaucoup La Billardière, car il a coopéré malheureusement àl’affaire de Quiberon et a tout pris sur lui. Vous savez&|160;?… LaBillardière a justifié le roi dans une brochure publiée en réponseà une impertinente histoire de la Révolution faite par unjournaliste, vous pouvez donc appuyer sur le dévouement. Enfin,pesez bien vos mots, afin que les autres journaux ne se moquent pasde nous, et apportez-moi l’article. Vous étiez hier chezRabourdin&|160;?

– Oui, Monseigneur , dit du Bruel. Ah, pardon&|160;!

– Il n’y a pas de mal, répondit en riant des Lupeaulx.

– Sa femme était délicieusement belle, reprit du Bruel, il n’y apas deux femmes pareilles dans Paris : il y en a d’aussispirituelles qu’elle&|160;; mais il n’y en a pas de sigracieusement spirituelle&|160;; une femme peut être plus belle queCélestine&|160;; mais il est difficile qu’elle soit si variée danssa beauté. Madame Rabourdin est bien supérieure à madameColleville&|160;! dit le vaudevilliste en se rappelant l’aventurede des Lupeaulx. Flavie doit ce qu’elle est au commerce des hommes,tandis que madame Rabourdin est tout par elle-même, elle saittout&|160;; il ne faudrait pas se dire un secret en latin devantelle. Si j’avais une femme semblable, je croirais pouvoir parvenirà tout.

– Vous avez plus d’esprit qu’il n’est permis à un auteur d’enavoir, répondit des Lupeaulx avec un mouvement de vanité. Puis ilse détourna pour apercevoir Dutocq, et lui dit : – Ah&|160;!bonjour, Dutocq. Je vous ai fait demander pour vous prier de meprêter votre Charlet, s’il est complet&|160;; la comtesse neconnaît rien de Charlet.

Du Bruel se retira.

– Pourquoi venez-vous sans être appelé&|160;? dit durement desLupeaulx à Dutocq quand ils furent seuls. L’Etat est-il en périlpour venir me trouver à dix heures, au moment où je vais déjeuneravec Son Excellence.

– Peut-être, monsieur, dit Dutocq. Si j’avais eu l’honneur devous voir ce matin, vous n’auriez sans doute pas fait l’éloge dusieur Rabourdin après avoir lu le vôtre tracé par lui.

Dutocq ouvrit sa redingote, prit un cahier de papier moulé surses côtes gauches, et le posa sur le bureau de des Lupeaulx, à unendroit marqué. Puis il alla pousser le verrou, craignant uneexplosion. Voici ce que lut le Secrétaire-général à son articlependant que Dutocq fermait la porte.

MONSIEUR DES LUPEAULX. Un gouvernement se déconsidère enemployant ostensiblement un tel homme qui a sa spécialité dans lapolice diplomatique. On peut opposer ce personnage avec succès auxflibustiers politiques des autres cabinets, ce serait dommage del’employer à la police intérieure : il est au-dessus de l’espionvulgaire, il comprend un plan, il saurait mener à bien une infamienécessaire et savamment couvrir sa retraite .

Des Lupeaulx était succinctement analysé en cinq ou six phrases,la quintessence du portrait biographique placé au commencement decette histoire. Aux premiers mots, le Secrétaire-général se sentitjugé par un homme plus fort que lui&|160;; mais il voulut seréserver d’examiner ce travail, qui allait loin et haut, sanslivrer ses secrets à un homme comme Dutocq. Des Lupeaulx montradonc à l’espion un visage calme et grave. Le Secrétaire-général,comme les avoués et les magistrats, comme les diplomates et tousceux qui sont obligés de fouiller le cœur humain, ne s’étonnaitplus de rien. Rompu aux trahisons, aux ruses de la haine, auxpiéges, il pouvait recevoir dans le dos une blessure, sans que sonvisage en parlât.

– Comment vous êtes-vous procuré cette pièce&|160;?

Dutocq raconta sa bonne fortune, en l’écoutant, la figure de desLupeaulx ne témoignait aucune approbation. Aussi l’espion finit-ilen grande crainte le récit qu’il avait commencé triomphalement.

– Dutocq, vous avez mis le doigt entre l’écorce et l’arbre,répondit sèchement le Secrétaire-général. Si vous ne voulez pasvous faire de très-puissants ennemis, gardez le plus profond secretsur ceci, qui est un travail de la plus haute importance et à moiconnu.

Des Lupeaulx renvoya Dutocq par un de ces regards qui sont plusexpressifs que la parole.

– Ah&|160;! ce scélérat de Rabourdin s’en mêle aussi&|160;! sedisait Dutocq épouvanté de trouver un rival dans son Chef. Il estdans l’Etat-major quand je suis à pied&|160;! Je ne l’aurais pascru&|160;!

A tous ses motifs d’aversion contre Rabourdin se joignit lajalousie de l’homme de métier contre un confrère, un des plusviolents ingrédients de haine.

Quand des Lupeaulx fut seul, il tomba dans une étrangeméditation. De quel pouvoir Rabourdin était-il l’instrument&|160;?fallait-il profiter de ce singulier document pour le perdre, ous’en armer pour réussir auprès de sa femme&|160;? Ce mystère futtout obscur pour des Lupeaulx, qui parcourait avec effroi les pagesde cet état où les hommes de sa connaissance étaient jugés avec uneprofondeur inouïe. Il admirait Rabourdin, tout en se sentant blesséau cœur par lui. L’heure du déjeuner surprit des Lupeaulx dans salecture.

– Monseigneur va vous attendre si vous ne descendez pas, vintlui dire le valet de chambre du ministre.

Le ministre déjeunait avec sa femme, ses enfants et desLupeaulx, sans domestiques. Le repas du matin est le seul momentd’intimité que les hommes d’Etat peuvent conquérir sur le mouvementde leurs dévorantes affaires. Mais, malgré les ingénieusesbarrières par lesquelles ils défendent cette heure de causerieintime et de laissez-aller donnée à leur famille et à leursaffections, beaucoup de grands et de petits savent les franchir.Les affaires viennent souvent, comme en ce moment, se jeter àtravers leur joie.

– Je croyais Rabourdin un homme au-dessus des employésordinaires, et le voilà qui, dix minutes après la mort de LaBillardière, invente de me faire parvenir par La Brière un vraibillet de théâtre. Tenez, dit le ministre à des Lupeaulx en luidonnant un papier qu’il roulait entre ses doigts.

Trop noble pour songer au sens honteux que la mort de monsieurLa Billardière prêtait à sa lettre, Rabourdin ne l’avait pasretirée des mains de La Brière en apprenant par lui la nouvelle.Des Lupeaulx lut ce qui suit :

 » Monseigneur,

Si vingt-trois ans de services irréprochables peuvent mériterune faveur, je supplie Votre Excellence de m’accorder une audienceaujourd’hui même, il s’agit d’une affaire où mon honneur se trouveengagé.  »

Suivaient les formules de respect.

– Pauvre homme&|160;! dit des Lupeaulx avec un ton de compassionqui laissa le ministre dans son erreur, nous sommes entre nous,faites-le venir. Vous avez Conseil après la Chambre, et votreExcellence doit aujourd’hui répondre à l’Opposition, il n’y a pasd’autre heure où vous puissiez le recevoir. Des Lupeaulx se leva,demanda l’huissier, lui dit un mot, et revint s’asseoir à table. -Je l’ajourne au dessert, dit-il.

Comme tous les ministres de la Restauration, le ministre étaitun homme sans jeunesse. La charte concédée par Louis XVIII avait ledéfaut de lier les mains aux rois en les forçant à livrer lesdestinées du pays aux quadragénaires de la Chambre des Députés etaux septuagénaires de la Pairie, de les dépouiller du droit desaisir un homme de talent politique là où il était, malgré sajeunesse ou malgré la pauvreté de sa condition. Napoléon seul putemployer des jeunes gens à son choix, sans être arrêté par aucuneconsidération. Aussi, depuis la chute de cette grande volonté,l’énergie avait-elle déserté le pouvoir. Or, faire succéder lamollesse à la vigueur est un contraste plus dangereux en Francequ’en tout autre pays. En général, les ministres arrivés vieux ontété médiocres, tandis que les ministres pris jeunes ont étél’honneur des monarchies européennes et des républiques où ilsdirigèrent les affaires. Le monde retentissait encore de la luttede Pitt et de Napoléon, deux hommes qui conduisirent la politique àl’âge où les Henri de Navarre, les Richelieu, les Mazarin, lesColbert, les Louvois, les d’Orange, les Guise, les la Rovère, lesMachiavel, enfin tous les grands hommes connus, partis d’en bas ounés aux environs des trônes, commencèrent à gouverner des Etats. LaConvention, modèle d’énergie, fut composée en grande partie detêtes jeunes&|160;; aucun souverain ne doit oublier qu’elle sutopposer quatorze armées à l’Europe&|160;; sa politique, si fataleaux yeux de ceux qui tiennent pour le pouvoir, dit absolu, n’enétait pas moins dictée par les vrais principes de la monarchie, carelle le conduisit comme un grand roi. Après dix ou douze années deluttes parlementaires, après avoir ressassé la politique et s’yêtre harassé, ce ministre avait été véritablement intronisé par unparti qui le considérait comme son homme d’affaires. Heureusementpour lui-même, il approchait plus de soixante ans que decinquante&|160;; s’il avait conservé quelque vigueur juvénile, ilaurait été promptement brisé. Mais, habitué à rompre, à faireretraite, à revenir à la charge, il pouvait se laisser frapper tourà tour par son parti, par l’Opposition, par la cour, par le clergé,en leur opposant la force d’inertie d’une matière à la fois molleet consistante&|160;; enfin, il avait les bénéfices de son malheur.Gehenné dans mille questions de gouvernement, comme est le jugementd’un vieil avocat après avoir tout plaidé, son esprit ne possédaitplus ce vif que gardent les esprits solitaires, ni cette promptedécision des gens accoutumés de bonne heure à l’action, et qui sedistingue chez les jeunes militaires. Pouvait-il en êtreautrement&|160;? il avait constamment chicané au lieu de juger, ilavait critiqué les effets sans assister aux causes, il avaitsurtout la tête pleine des mille réformes qu’un parti lance à sonchef, des programmes que les intérêts privés apportent à un orateurd’avenir, en l’embarrassant de plans et de conseils inexécutables.Loin d’arriver frais, il était arrivé fatigué de ses marches etcontre-marches. Puis en prenant position sur la sommité tantdésirée, il s’y était accroché à mille buissons épineux, il y avaittrouvé mille volontés contraires à concilier. Si les hommes d’Etatde la Restauration avaient pu suivre leurs propres idées, leurscapacités seraient sans doute moins exposées à la critique, mais sileurs vouloirs furent entraînés, leur âge les sauva en ne leurpermettant plus de déployer cette résistance qu’on sait opposer audébut de la vie à ces intrigues à la fois basses et élevées quivainquirent quelquefois Richelieu, et auxquelles, dans une sphèremoins élevée, Rabourdin allait se prendre. Après les tiraillementsde leurs premières luttes, ces gens, moins vieux que vieillis,eurent les tiraillements ministériels. Ainsi leurs yeux setroublaient déjà quand il fallait la perspicacité de l’aigle, leuresprit était lassé quand il fallait redoubler de verve. Le ministreà qui Rabourdin voulait se confier, entendait journellement deshommes d’une incontestable supériorité lui exposant les théoriesles plus ingénieuses, applicables ou inapplicables aux affaires dela France. Ces gens à qui les difficultés de la politique généraleétaient cachées, assaillaient ce ministre, au retour d’une batailleparlementaire, d’une lutte avec les secrètes imbécillités de lacour, ou à la veille d’un combat avec l’esprit public, ou lelendemain d’une question diplomatique qui avait déchiré le Conseilen trois opinions. Dans cette situation, un homme d’Etat tientnaturellement un bâillement tout prêt au service de la premièrephrase où il s’agit de mieux ordonner la chose publique. Il ne sefaisait pas alors de dîner où les plus audacieux spéculateurs, oùles hommes des coulisses financières et politiques, ne résumassenten un mot profond les opinions de la Bourse et de la Banque, cellessurprises à la diplomatie, et les plans que comportait la situationde l’Europe. Le ministre avait d’ailleurs en des Lupeaulx et sonsecrétaire particulier, un petit conseil pour ruminer cettenourriture, pour contrôler et analyser les intérêts qui parlaientpar tant de voix habiles. En effet, son malheur, qui sera celui detous les ministres sexagénaires, était de biaiser avec toutes lesdifficultés avec le journalisme que l’on voulait en ce momentamortir sourdement au lieu de l’abattre franchement&|160;; avec laquestion financière, comme avec les questions d’industrie&|160;;avec le clergé comme avec la question des biens nationaux&|160;;avec le Libéralisme comme avec la Chambre. Après avoir tourné lepouvoir en sept ans, le ministre croyait pouvoir tourner ainsitoutes les questions. Il est si naturel de vouloir se maintenir parles moyens qui servirent à s’élever, que nul n’osait blâmer unsystème inventé par la médiocrité pour plaire à des espritsmédiocres. La Restauration de même que la Révolution polonaise ontsu démontrer, aux nations comme aux princes, ce que vaut un homme,et ce qui arrive quand il leur manque. Le dernier et le plus granddéfaut des hommes d’Etat de la Restauration fut leur honnêteté dansune lutte où leurs adversaires employaient toutes les ressources dela friponnerie politique, le mensonge et les calomnies, endéchaînant contre eux, par les moyens les plus subversifs, lesmasses inintelligentes, habiles seulement à comprendre ledésordre.

Rabourdin s’était dit tout cela. Mais il venait de se décider àjouer le tout pour le tout, comme un homme qui lassé par le jeu nes’accorde plus qu’un coup&|160;; or, le hasard lui donnait untricheur pour adversaire en la personne de des Lupeaulx. Néanmoins,quelle que fut sa sagacité, le Chef de Bureau, plus savant enadministration qu’en optique parlementaire, n’imaginait pas toutela vérité :

il ne savait pas que le grand travail qui avait rempli sa vieallait devenir une théorie pour le ministre, et qu’il étaitimpossible à l’homme d’Etat de ne pas le confondre avec lesnovateurs du dessert, avec les causeurs du coin du feu.

Au moment où le ministre debout, au lieu de penser à Rabourdin,songeait à François Keller, et n’était retenu que par sa femme quilui offrait une grappe de raisin, le Chef de Bureau fut annoncé parl’huissier. Des Lupeaulx avait bien compté sur la disposition oùdevait être le ministre préoccupé de ses improvisations&|160;;aussi, voyant l’homme d’Etat aux prises avec sa femme, alla-t-il audevant de Rabourdin et le foudroya-t-il pas sa première phrase.

– Son Excellence et moi nous sommes instruits de ce qui vouspréoccupe, dit des Lupeaulx, et vous n’avez rien à craindre (baissant la voix ) ni de Dutocq ( reprenant sa voix ordinaire ) nide qui que ce soit.

– Ne vous tourmentez point, Rabourdin, lui dit Son Excellenceavec bonté, mais en faisant un mouvement de retraite.

Rabourdin s’avança respectueusement, et le ministre ne putl’éviter.

– Votre Excellence daignerait-elle me permettre de lui dire deuxmots en particulier&|160;? fit Rabourdin en jetant à l’Excellenceune oeillade mystérieuse.

Le ministre regarda la pendule et se dirigea vers la fenêtre oùle suivit le pauvre Chef.

– Quand pourrai-je avoir l’honneur de soumettre l’affaire àVotre Excellence, afin de lui expliquer le nouveau pland’administration auquel se rattache la pièce que l’on doitentacher…

– Un plan d’administration&|160;! dit le ministre en fronçantles sourcils et l’interrompant. Si vous avez quelque chose en cegenre à me communiquer, attendez le jour où nous travailleronsensemble. J’ai Conseil aujourd’hui, je dois une réponse à laChambre sur l’incident que l’Opposition a élevé hier à la fin de laséance. Votre jour est mercredi prochain, nous n’avons pastravaillé hier, car hier je n’ai pu m’occuper des affaires duMinistère. Les affaires politiques ont nui aux affaires purementadministratives.

– Je remets mon honneur avec confiance entre les mains de VotreExcellence, dit gravement Rabourdin, et je la supplie de ne pasoublier qu’elle ne m’a pas laissé le temps d’une explicationimmédiate à propos de la pièce soustraite…

– Mais ne craignez donc rien, dit des Lupeaulx en s’avançantentre le ministre et Rabourdin qu’il interrompit, avant huit joursvous serez sans doute nommé…

Le ministre se mit à rire en songeant à l’enthousiasme de desLupeaulx pour madame Rabourdin, et il guigna sa femme qui sourit.Rabourdin, surpris de ce jeu muet, en chercha la signification, ilcessa de tenir sous son regard le ministre un moment, etl’Excellence en profita pour se sauver.

– Nous causerons ensemble de tout cela, dit des Lupeaulx devantqui le Chef de Bureau se trouva seul, non sans surprise. Mais n’envoulez pas à Dutocq, je vous réponds de lui.

– Madame Rabourdin est une femme charmante, dit la femme duministre au Chef de Bureau pour lui dire quelque chose.

Les enfants regardaient Rabourdin avec curiosité. Rabourdins’attendait à quelque chose de solennel, et il était comme un grospoisson pris dans les mailles d’un léger filet, il se débattaitavec lui-même.

– Madame la comtesse est bien bonne, dit-il.

– N’aurai-je pas le plaisir de la voir un mercredi&|160;? dit lacomtesse, amenez-nous-la, vous m’obligerez…

– Madame Rabourdin reçoit le mercredi, répondit des Lupeaulx quiconnaissait la banalité des mercredis officiels, mais si vous aveztant de bonté pour elle, vous avez bientôt, je crois, une soiréeintime.

La femme du ministre se leva contrariée.

– Vous êtes le maître de mes cérémonies, dit-elle à desLupeaulx.

Paroles ambiguës par lesquelles elle exprima la contrariété quelui causait des Lupeaulx en entreprenant sur ses soirées intimes,où elle n’admettait que des personnes de choix. Elle sortit ensaluant Rabourdin. Des Lupeaulx et le Chef de Bureau furent doncseuls dans le petit salon où le ministre déjeunait en famille. DesLupeaulx froissait entre ses doigts la lettre confidentielle que LaBrière avait remise au ministre, Rabourdin la reconnut.

– Vous ne me connaissez pas bien, dit-il au Chef de Bureau enlui souriant. Vendredi soir, nous nous entendrons à fond. En cemoment, je dois faire l’audience, le ministre me la laisseaujourd’hui sur le dos, car il se prépare pour la Chambre. Mais jevous le répète, Rabourdin, ne craignez rien.

Rabourdin chemina lentement par les escaliers, confondu de lasingulière tournure que prenaient les choses. Il s’était crudénoncé par Dutocq, et ne se trompait point : des Lupeaulx avaitentre les mains l’Etat où il était jugé si sévèrement et desLupeaulx caressait son juge. C’était à s’y perdre&|160;! Les gensdroits comprennent difficilement les intrigues embrouillées, etRabourdin se perdait dans ce dédale, sans pouvoir deviner le jeuque jouait le Secrétaire-général.

– Ou il n’a pas lu son article, ou il aime ma femme.

Telles furent les deux pensées auxquelles s’arrêta le chef entraversant la cour, car le regard qu’il avait saisi la veille entreCélestine et des Lupeaulx lui revint dans la mémoire comme unéclair. Pendant l’absence de Rabourdin, son Bureau avait éténécessairement en proie à une agitation violente, car dans lesMinistères les rapports entre les employés et les supérieurs sontsi bien réglés, que quand l’huissier du ministre vient de la partde Son Excellence chez un Chef de bureau, surtout à l’heure où leministre n’est pas visible, il se fait de grands commentaires. Lacoïncidence de cette communication extraordinaire avec la mort demonsieur La Billardière donna d’ailleurs une importance insolite àce fait que monsieur Saillard apprit par monsieur Clergeot, et ilvint en conférer avec son gendre. Bixiou, qui travaillait alorsavec son chef, le laissa causer avec son beau-père et se transportadans le bureau Rabourdin où les travaux étaient interrompus.

BIXIOU ( entrant ).

Il ne fait guère chaud chez vous, messieurs&|160;? Vous ne savezpas ce qui se passe en bas. La vertueuse Rabourdin estenfoncée&|160;! Oui, destitué&|160;! Une scène horrible chez leministre.

DUTOCQ ( il regarde Bixiou ).

Est-ce vrai&|160;?

BIXIOU.

A qui cela peut-il faire de la peine&|160;? ce n’est pas à vous,vous deviendrez Sous-chef et du Bruel Chef. Monsieur Baudoyer passeà la Division.

FLEURY.

Je gage cent francs que Baudoyer ne sera jamais Chef deDivision.

VIMEUX.

Je me mets dans le pari. Vous y mettez-vous, monsieurPoiret&|160;?

POIRET.

J’ai ma retraite au premier janvier.

BIXIOU.

Comment, nous ne verrons plus vos souliers à cordons, et quedeviendra le ministère sans vous&|160;? Qui se met de monpari&|160;?

DUTOCQ.

Je ne puis en être, je parierais à coup sûr. Monsieur Rabourdinest nommé, monsieur de La Billardière l’a recommandé sur son lit demort aux deux ministres, en s’accusant d’avoir touché lesémoluments d’une place dont le travail était fait par Rabourdin :il a eu des scrupules de conscience&|160;; et, sauf tout ordresupérieur, ils lui ont promis, pour le calmer, de nommerRabourdin.

BIXIOU.

Messieurs, mettez-vous tous contre moi : vous voilà sept&|160;?car vous en serez, monsieur Phellion. Je parie un dîner de cinqcents francs au Rocher de Cancale que Rabourdin n’a pas la place deLa Billardière. Ca ne vous coûtera pas cent francs à chacun, et moij’en risque cinq cents. Je vous fais la chouette enfin. Çava-t-il&|160;? En êtes-vous, du Bruel&|160;?

PHELLION ( posant sa plume ).

Môsieur , sur quoi fondez-vous cette proposition aléatoire, caraléatoire est le mot&|160;; mais je me trompe en employant le termede proposition, c’est contrat que je voulais dire. Le pariconstitue un contrat.

FLEURY.

Non, car on ne peut donner le nom de contrat qu’aux conventionsreconnues par le code, et le code n’accorde pas d’action pour lepari.

DUTOCQ.

C’est le reconnaître que de le proscrire.

BIXIOU.

Ca, c’est fort, mon petit Dutocq&|160;!

POIRET.

Par exemple&|160;!

FLEURY.

C’est juste. C’est comme se refuser au paiement de ses dettes,on les reconnaît.

THUILLIER.

Vous faites de fameux jurisconsultes&|160;!

POIRET.

Je suis aussi curieux que monsieur Phellion de savoir surquelles raisons s’appuie monsieur Bixiou…

BIXIOU ( criant, à travers le bureau ).

En êtes-vous, du Bruel&|160;?

DU BRUEL ( apparaissant ).

Sac-à-papier, messieurs, j’ai quelque chose de difficile àfaire, c’est la réclame pour la mort de monsieur La Billardière. Degrâce&|160;! un peu de silence : vous rirez et parierez après.

THUILLIER.

Rirez et pas rirez&|160;! vous entreprenez sur mescalembours&|160;!

BIXIOU ( allant dans le bureau de du Bruel ).

C’est vrai, du Bruel, l’éloge du bonhomme est une chose biendifficile, j’aurais plus tôt fait sa charge&|160;!

DU BRUEL.

Aide-moi donc, Bixiou&|160;!

BIXIOU.

Je veux bien, quoique ces articles-là se fassent mieux enmangeant.

DU BRUEL.

Nous dînerons ensemble. ( Lisant .)

 » La religion et la monarchie perdent tous les joursquelques-uns de ceux qui combattirent pour elle dans les tempsrévolutionnaires&|160;…

BIXIOU.

Mauvais. Je mettrais :

 » La mort exerce particulièrement ses ravages parmi les plusvieux défenseurs de la monarchie et les plus fidèles serviteurs duroi dont le cœur saigne de tous ces coups . (Du Bruel écritrapidement.) Monsieur le baron Flamet de La Billardière est mort cematin d’une hydropisie de poitrine causée par une affection au cœur.

Vois-tu, il n’est pas indifférent de prouver que l’on a du cœurdans les Bureaux. Faut-il couler là une petite tartine sur lesémotions des royalistes pendant la terreur&|160;? Hein&|160;! ça neferait pas mal. Mais non, les petits journaux diraient que lesémotions ont plus frappé sur les intestins que sur le cœur. N’enparlons pas. Qu’as-tu mis&|160;?

DU BRUEL ( lisant ).

 » Issu d’une vieille souche parlementaire&|160;…

BIXIOU.

Très-bien cela&|160;! c’est poétique, et souche est profondémentvrai.

DU BRUEL ( continuant ).

 » Où le dévouement pour le trône était héréditaire, aussi bienque l’attachement à la foi de nos pères, monsieur de LaBillardière&|160;…

BIXIOU.

Je mettrais monsieur le baron .

DU BRUEL.

Mais il ne l’était pas en 1793…

BIXIOU.

C’est égal, tu sais que, sous l’Empire, Fouché rapportant uneanecdote sur la Convention, et dans laquelle Roberspierre luiparlait, la contait ainsi :  » Roberspierre me dit : Duc d’Otrante,vous irez à l’Hôtel-de-Ville&|160;!  » Il y a donc un précédent.

DU BRUEL.

Laisse-moi noter ce mot-là&|160;! Mais ne mettons pas le baron ,car j’ai réservé pour la fin les faveurs qui ont plu sur lui.

BIXIOU.

Ah&|160;! bien&|160;! C’est le coup de théâtre, le tableaud’ensemble de l’article.

DU BRUEL.

Voyez-vous&|160;?…

 » En nommant monsieur de La Billardière baron, gentilhommeordinaire&|160;…

BIXIOU ( à part ).

Très-ordinaire.

DU BRUEL. ( continuant ).

 » De la chambre etc. le roi récompensa tout ensemble lesservices rendus par le prévôt qui sut concilier la rigueur de sesfonctions avec la mansuétude ordinaire aux Bourbons et le couragedu Vendéen qui n’a pas plié le genou devant l’idole impériale. Illaisse un fils, héritier de son dévouement et de ses talents, etc.

BIXIOU.

N’est-ce pas trop monté de ton, trop riche de couleurs&|160;?j’éteindrais un peu cette poésie : l’idole impériale, plier legenou&|160;! diable&|160;! Le vaudeville gâte la main, et l’on nesait plus tenir le style de la pédestre prose. Je mettrais : ilappartenait au petit nombre de ceux qui , etc. Simplifie, il s’agitd’un homme simple.

DU BRUEL.

Encore un mot de vaudeville. Tu ferais ta fortune au théâtreBixiou&|160;!

BIXIOU.

Qu’as-tu mis sur Quiberon&|160;? ( il lit ). Ce n’est pascela&|160;! Voilà comment je rédigerais :

 » Il assuma sur lui, dans un ouvrage récemment publié, tous lesmalheurs de l’expédition de Quiberon, en donnant ainsi la mesured’un dévouement qui ne reculait devant aucun sacrifice .

C’est fin, spirituel, et tu sauves La Billardière.

DU BRUEL.

Aux dépens de qui&|160;?

BIXIOU ( sérieux comme un prêtre qui monte en chaire ).

De Hoche et de Tallien. Tu ne sais donc pasl’histoire&|160;?

DU BRUEL.

Non. J’ai souscrit à la collection des Baudouin, mais je n’aipas encore eu le temps de l’ouvrir : il n’y a pas de sujet devaudeville là-dedans.

PHELLION ( à la porte ).

Nous voudrions tous savoir, monsieur Bixiou, qui peut vousinciter à croire que le vertueux et digne monsieur Rabourdin, quifait l’intérim de la Division depuis neuf mois, qui est le plusancien Chef de Bureau du Ministère, et que le ministre au retour dechez monsieur de La Billardière a envoyé chercher par son huissier,ne sera pas nommé Chef de Division.

BIXIOU.

Papa Phellion, vous connaissez la géographie&|160;?

PHELLION ( se rengorgeant ).

Monsieur, je m’en flatte.

BIXIOU.

L’histoire&|160;?

PHELLION ( d’un air modeste ).

Peut-être.

BIXIOU ( le regardant ).

Votre diamant est mal accroché, il va tomber. Eh&|160;! bien,vous ne connaissez pas le cœur humain, vous n’êtes pas plus avancélà-dedans que dans les environs de Paris.

POIRET ( bas à Vimeux ).

Les environs de Paris&|160;? Je croyais qu’il s’agissait demonsieur Rabourdin.

BIXIOU.

Le bureau Rabourdin parie-t-il en masse contre moi&|160;?

TOUS.

Oui.

BIXIOU.

Du Bruel, en es-tu&|160;?

DU BRUEL.

Je crois bien. Il est dans notre intérêt que notre chef passe,alors chacun dans notre bureau avance d’un cran.

THUILLIER.

D’un crâne ( bas à Phellion ). Il est joli, celui-là.

BIXIOU.

Je gagerai. Voici ma raison. Vous la comprendrez difficilement,mais enfin je vous la dirai tout de même. Il est juste que monsieurRabourdin soit nommé ( il regarde Dutocq )&|160;; car en lui,l’ancienneté, le talent et l’honneur sont reconnus, appréciés etrécompensés. La nomination est même dans l’intérêt bien entendu del’Administration. ( Phellion, Poiret et Thuillier écoutent sansrien comprendre et sont comme des gens qui cherchent à voir clairdans les ténèbres .) Eh&|160;! bien, à cause de toutes cesconvenances et de ces mérites, en reconnaissant combien la mesureest équitable et sage, je parie qu’elle n’aura pas lieu. Oui&|160;!elle manquera comme ont manqué les expéditions de Boulogne et deRussie, où le génie avait rassemblé toutes les chances desuccès&|160;! Elle manquera comme manque ici-bas tout ce qui semblejuste et bon. Je joue le jeu du diable.

DU BRUEL.

Qui donc sera nommé&|160;?

BIXIOU.

Plus je considère Baudoyer, plus il me semble réunir toutes lesqualités contraires&|160;; conséquemment, il sera chef deDivision.

DUTOCQ ( poussé à bout ).

Mais monsieur des Lupeaulx, qui m’a fait venir pour me demandermon Charlet, m’a dit que monsieur Rabourdin allait être nommé, etque le petit La Billardière passait Référendaire au Sceau.

BIXIOU.

Nommé&|160;! nommé&|160;! La nomination ne se signera seulementpas dans dix jours. On nommera pour le jour de l’an. Tenez,regardez votre chef dans la cour, et dites-moi si ma vertueuseRabourdin a la mine d’un homme en faveur, on le croiraitdestitué&|160;! ( Fleury se précipite à la fenêtre .) Adieu,messieurs&|160;; je vais aller annoncer à monsieur Baudoyer votrenomination de monsieur Rabourdin, ça le fera toujours enrager, lesaint homme&|160;! Puis je lui raconterai notre pari, pour luiremettre le cœur. C’est ce que nous nommons au théâtre unepéripétie, n’est-ce pas, du Bruel&|160;? Qu’est-ce que cela mefait&|160;? Si je gagne, il me prendra pour Sous-chef. ( Il sort.)

POIRET.

Tout le monde accorde de l’esprit à ce monsieur, eh&|160;! bien,moi, je ne puis jamais rien comprendre à ses discours ( il expédietoujours ). Je l’écoute, je l’écoute, j’entends des paroles et nesaisis aucun sens : il parle des environs de Paris à propos du cœurhumain, et ( il pose sa plume et va au poêle ) dit qu’il joue lejeu du diable, à propos des expéditions de Russie et deBoulogne&|160;! il faudrait d’abord admettre que le diable joue etsavoir quel jeu&|160;? Je vois d’abord le jeu de dominos… ( il semouche ).

FLEURY ( interrompant ).

Il est onze heures, le père Poiret se mouche.

DU BRUEL.

C’est vrai. Déjà&|160;! Je cours au Secrétariat.

POIRET.

Où en étais-je&|160;?

THUILLIER.

Domino , au Seigneur&|160;; car il s’agit du diable, et lediable est un suzerain sans charte. Mais ceci vise plus à la pointequ’au calembour. Ceci est le jeu de mots. Au reste, je ne vois pasde différence entre le jeu de mots et… ( Sébastien entre pourprendre les circulaires à signer et à collationner ).

VIMEUX.

Vous voilà, beau jeune homme. Le temps de vos peines est fini,vous serez appointé&|160;! Monsieur Rabourdin sera nommé&|160;!Vous étiez hier à la soirée de madame Rabourdin. Etes-vous heureuxd’aller là&|160;! On dit qu’il y va des femmes superbes.

SEBASTIEN.

Je ne sais pas.

FLEURY.

Vous êtes aveugle&|160;?

SEBASTIEN.

Je n’aime point à regarder ce que je ne saurais avoir.

PHELLION ( enchanté ).

Bien dit&|160;! jeune homme.

VIMEUX.

Vous faites bien attention à madame Rabourdin, que diable&|160;!une femme charmante.

FLEURY.

Bah&|160;! des formes maigres. Je l’ai vue aux Tuileries, j’aimebien mieux Percilliée, la maîtresse de Ballet, la victime àCastaing.

PHELLION.

Mais qu’a de commun une actrice avec la femme d’un Chef debureau&|160;?

DUTOCQ.

Toutes deux jouent la comédie.

FLEURY ( regardant Dutocq de travers ).

Le physique n’a rien à faire avec le moral, et si vous entendezpar là que…

DUTOCQ.

Moi, je n’entends rien.

FLEURY.

Celui de tous les employés qui sera fait chef de Bureau,voulez-vous le savoir&|160;?..

TOUS.

Dites&|160;!

FLEURY.

C’est Colleville.

THUILLIER.

Pourquoi&|160;?

FLEURY.

Madame Colleville a fini par prendre le plus court… le chemin dela sacristie…

THUILLIER ( sèchement ).

Je suis trop l’ami de Colleville pour ne pas vous prier,monsieur Fleury, de ne pas parler légèrement de sa femme.

PHELLION.

Jamais les femmes, qui n’ont aucun moyen de défense, nedevraient être le sujet de nos conversations…

VIMEUX.

D’autant plus que la jolie madame Colleville n’a pas voulurecevoir Fleury, et qu’il la dénigre par vengeance.

FLEURY.

Elle n’a pas voulu me recevoir sur le même pied que Thuillier,mais j’y suis allé…

THUILLIER.

Quand&|160;?… Où&|160;?… sous ses fenêtres…

Quoique Fleury fut redouté dans les Bureaux pour sa crânerie, ilaccepta silencieusement le dernier mot de Thuillier. Cetterésignation, qui surprit les employés, avait pour cause un billetde deux cents francs, d’une signature assez douteuse, que Thuillierdevait présenter à mademoiselle Thuillier, sa sœur. Après cetteescarmouche, un profond silence s’établit. Chacun travailla de uneheure à trois heures. Du Bruel ne revint pas.

Vers trois heures et demie, les apprêts du départ, le brossagedes chapeaux, le changement des habits, s’opéra simultanément danstous les bureaux du Ministère. Cette chère demi-heure, employée àde petits soins domestiques, abrège d’autant la séance. En cemoment, les pièces trop chaudes s’attiédissent, l’odeurparticulière aux Bureaux s’évapore, le silence revient. A quatreheures, il ne reste plus que les véritables employés, ceux quiprennent leur état au sérieux. Un ministre peut connaître lestravailleurs de son Ministère en faisant une tournée à quatreheures précises, espionnage qu’aucun de ces graves personnages nese permet.

A cette heure, dans les cours, quelques chefs s’abordèrent pourse communiquer leurs idées sur l’événement de la journée.Généralement, en s’en allant deux à deux, trois à trois, onconcluait en faveur de Rabourdin&|160;; mais les vieux routierscomme monsieur Clergeot branlaient la tête en disant : Habent suasidera lites . Saillard et Baudoyer furent poliment évités, carpersonne ne savait quelle parole leur dire au sujet de la mort deLa Billardière, et chacun comprenait que Baudoyer pouvait désirerla place, quoiqu’elle ne lui fût pas due.

Quand le gendre et le beau-père se trouvèrent à une certainedistance du Ministère, Saillard rompit le silence en disant : -Cela va mal pour toi, mon pauvre Baudoyer.

– Je ne comprends pas, répondit le chef, à quoi songe Elisabethqui a employé Godard à avoir, dare dare, un passe-port pourFalleix. Godard m’a dit qu’elle a loué une chaise de poste d’aprèsl’avis de mon oncle Mitral, et à cette heure Falleix est en routepour son pays.

– Sans doute une affaire de notre commerce, dit Saillard.

– Notre commerce le plus pressé dans ce moment était de songer àla place de monsieur La Billardière.

Ils se trouvaient alors à la hauteur du Palais-Royal dans la rueSaint-Honoré, Dutocq les salua et les aborda.

– Monsieur, dit-il à Baudoyer, si je puis vous être utile enquelque chose dans les circonstances où vous vous trouvez, disposezde moi, car je ne vous suis pas moins dévoué que monsieurGodard.

– Une semblable démarche est au moins consolante, dit Baudoyer,on a l’estime des honnêtes gens.

– Si vous daigniez employer votre influence pour me placerauprès de vous comme Sous-chef en prenant Bixiou pour votre Chef,vous feriez la fortune de deux hommes capables de tout pour votreélévation.

– Vous raillez-vous de nous, monsieur&|160;? dit Saillard enfaisant de gros yeux bêtes.

– Loin de moi cette pensée, dit Dutocq. Je viens de l’imprimeriedu journal y porter, de la part de monsieur le Secrétaire-général,le mot sur monsieur de La Billardière. L’article que j’y ai lu m’adonné la plus haute estime pour vos talents. Quand il faudraachever le Rabourdin, je puis donner un fier coup de hache, daignezvous en souvenir.

Dutocq disparut.

– Je veux être pendu si j’y comprends un mot, dit le caissier enregardant Baudoyer dont les petits yeux annonçaient unestupéfaction singulière. Il faudra faire acheter le journal cesoir.

Quand Saillard et son gendre entrèrent dans le salon durez-de-chaussée, ils y trouvèrent un grand feu, madame Saillard,Elisabeth, monsieur Gaudron, et le curé de Saint-Paul. Le curé setourna vers monsieur Baudoyer, à qui sa femme fit un signed’intelligence peu compris.

– Monsieur, dit le curé, je n’ai pas voulu tarder à venir vousremercier du magnifique cadeau par lequel vous avez embelli mapauvre église, je n’osais pas m’endetter pour acheter ce belostensoir, digne d’une cathédrale. Vous qui êtes un de nos pluspieux et assidus paroissiens, vous deviez plus que tout autre avoirété frappé du dénûment de notre maître-autel. Je vais voir, dansquelques moments, monseigneur le coadjuteur, et il vous témoignerabientôt sa satisfaction.

– Je n’ai rien fait encore… dit Baudoyer.

– Monsieur le curé, répondit sa femme en lui coupant la parole,je puis trahir son secret tout entier. Monsieur Baudoyer compteachever son œuvre en vous donnant un dais pour la prochaineFête-Dieu. Mais cette acquisition tient un peu à l’état de nosfinances, et nos finances tiennent à notre avancement.

– Dieu récompense ceux qui l’honorent, dit monsieur Gaudron ense retirant avec le curé.

– Pourquoi, dit Saillard à monsieur Gaudron et au curé, ne nousfaites-vous pas l’honneur de manger avec nous la fortune dupot&|160;?

– Restez, mon cher vicaire, dit le curé à Gaudron. Vous me savezinvité par monsieur le curé de Saint-Roch, qui demain enterremonsieur de La Billardière.

– Monsieur le curé de Saint-Roch peut-il dire un mot pour nous,demanda Baudoyer que sa femme tira violemment par le pan de saredingote.

– Mais tais-toi donc, Baudoyer, lui dit-elle en l’attirant dansun coin pour lui souffler à l’oreille : – Tu as donné à la paroisseun ostensoir de cinq mille francs. Je t’expliquerai tout.

L’avare Baudoyer fit une grimace horrible et resta songeurpendant tout le dîner.

– Pourquoi donc t’es-tu tant remuée à propos du passe-port deFalleix&|160;? de quoi te mêles-tu&|160;! lui demanda-t-ilenfin.

– Il me semble que les affaires de Falleix sont un peu lesnôtres, répondit sèchement Elisabeth en jetant un regard à son maripour lui montrer monsieur Gaudron devant lequel il devait setaire.

– Certainement, dit le père Saillard en pensant à sacommandite.

– Vous êtes arrivé, j’espère, à temps au bureau du journal,demanda Elisabeth à monsieur Gaudron en lui servant le potage.

– Oui, chère madame, répondit le vicaire. Aussitôt que ledirecteur du journal a vu le mot du secrétaire de la Grandeaumônerie, il n’a plus fait la moindre difficulté. La petite note aété mise par ses soins à la place la plus convenable, je n’y auraisjamais songé&|160;; mais ce jeune homme du journal a l’intelligenceéveillée. Les défenseurs de la Religion pourront combattrel’impiété sans désavantage, il y a beaucoup de talents dans lesjournaux royalistes. J’ai tout lieu de penser que le succèscouronnera vos espérances. Mais songez, mon cher Baudoyer, àprotéger monsieur Colleville, il est l’objet de l’attention de SonEminence, on m’a recommandé de vous parler de lui..

– Si je suis Chef de Division, j’en ferai l’un de mes Chefs deBureau, si l’on veut&|160;! dit Baudoyer.

Le mot de l’énigme arriva quand le dîner fut fini. La feuilleministérielle, achetée par le portier, contenait aux Faits-Parisles deux articles suivants, dits entrefilets.

 » Monsieur le baron de La Billardière est mort ce matin, aprèsune longue et douloureuse maladie. Le Roi perd un serviteur dévoué,l’Eglise un de ses plus pieux enfants. La fin de monsieur de LaBillardière a dignement couronné sa belle vie, consacrée toutentière dans des temps mauvais à des missions périlleuses, et vouéeencore naguère aux fonctions les plus difficiles. Monsieur de LaBillardière fut grand-prévôt dans un Département où son caractèretriompha des obstacles que la rébellion y multipliait. Il avaitaccepté une Direction ardue où ses lumières ne furent pas moinsutiles que l’aménité française de ses manières, pour concilier lesaffaires graves qui s’y sont traitées. Nulles récompenses n’ont étémieux méritées que celles par lesquelles le roi Louis XVIII et SaMajesté se sont plu à couronner une fidélité qui n’avait paschancelé sous l’usurpateur. Cette vieille famille revivra dans unrejeton héritier des talents et du dévouement de l’homme excellentdont la perte afflige tant d’amis. Déjà Sa Majesté a fait savoir,par un mot gracieux, qu’elle comptait monsieur Benjamin de LaBillardière au nombre de ses Gentilshommes ordinaires de lachambre.

Les nombreux amis qui n’auraient pas reçu de billets de fairepart, ou chez lesquels ces billets n’arriveraient pas à temps, sontprévenus que les obsèques se feront demain à quatre heures, àl’église de Saint-Roch. Le discours sera prononcé par monsieurl’abbé Fontanon.  »

 » Monsieur Isidore Baudoyer, représentant d’une des plusanciennes familles de la bourgeoisie parisienne, et chef de bureaudans la Division La Billardière, vient de rappeler les vieillestraditions de piété qui distinguaient ces grandes familles, sijalouses de la splendeur de la Religion et si amies de sesmonuments. L’église de Saint-Paul manquait d’un ostensoir enrapport avec la magnificence de cette basilique, due à la Compagniede Jésus. Ni la Fabrique ni le curé n’étaient assez riches pour enorner l’autel. Monsieur Baudoyer a fait don à cette paroisse del’ostensoir que plusieurs personnes ont admiré chez monsieurGohier, orfévre du roi. Grâce à cet homme pieux, qui n’a pas reculédevant l’énormité du prix, l’église de Saint-Paul possèdeaujourd’hui ce chef-d’œuvre d’orfévrerie, dont les dessins sont dusà monsieur de Sommervieux. Nous aimons à publier un fait qui prouvecombien sont vaines les déclamations du libéralisme sur l’esprit dela bourgeoisie parisienne. De tout temps, la haute bourgeoisie futroyaliste, elle le prouvera toujours dans l’occasion.  »

– Le prix était de cinq mille francs, dit l’abbé Gaudron&|160;;mais en faveur de l’argent comptant, l’orfévre de la Cour a modéréses prétentions.

– Représentant d’une des plus anciennes familles de labourgeoisie parisienne&|160;! disait Saillard. C’est imprimé, etdans le Journal officiel encore&|160;!

– Cher monsieur Gaudron, aidez-donc mon père à composer unephrase qu’il pourrait glisser dans l’oreille de madame la comtesseen lui portant le traitement du mois, une phrase qui dise bientout&|160;! Je vais vous laisser. Je dois sortir avec mon oncleMitral. Croiriez-vous qu’il m’a été impossible de trouver mon oncleBidault. Et dans quel chenil demeure-t-il&|160;! Enfin monsieurMitral, qui connaît ses allures, dit qu’il a fini ses affairesentre huit heures et midi&|160;; que, passé cette heure, on ne peutle trouver qu’à un café nommé café Thémis, un singulier nom…

– Y rend-on la justice&|160;? dit en riant l’abbé Gaudron.

– Comment va-t-il dans un café situé au coin de la rue Dauphineet du quai des Augustins&|160;; mais on dit qu’il y joue tous lessoirs aux dominos avec son ami monsieur Gobseck. Je ne veux pasaller là toute seule, mon oncle me conduit et me ramène.

En ce moment Mitral montra sa figure jaune plaquée de saperruque qui semblait faite en chiendent, et fit signe à sa niècede venir afin de ne pas dissiper un temps payé deux francs l’heure.Madame Baudoyer sortit donc sans rien expliquer à son père ni à sonmari.

– Le ciel, dit monsieur Gaudron à Baudoyer quand Elisabeth futpartie, vous a donné dans cette femme un trésor de prudence et devertus, un modèle de sagesse, une chrétienne en qui se trouve unentendement divin. La Religion seule forme des caractères sicomplets. Demain je dirai la messe pour le succès de la bonnecause&|160;! Il faut, dans l’intérêt de la monarchie et de lareligion, que vous soyez nommé. Monsieur Rabourdin est un Libéral,abonné au Journal des Débats , journal funeste qui fait la guerre àmonsieur le comte de Villèle pour servir les intérêts froissés demonsieur de Châteaubriand. Son Eminence lira ce soir le journalquand ce ne serait qu’à cause de son pauvre ami monsieur de LaBillardière, et monseigneur le coadjuteur lui parlera de vous et deRabourdin. Je connais monsieur le curé&|160;! Quand on pense à sachère église, il ne vous oublie pas dans son prône. Or, il al’honneur en ce moment de dîner avec le coadjuteur, chez monsieurle curé de Saint-Roch.

Ces paroles commençaient à faire comprendre à Saillard et àBaudoyer qu’Elisabeth n’était pas restée oisive depuis le moment oùGodard l’avait avertie.

– Est-elle futée, st’Elisabeth, s’écria Saillard en appréciantavec plus de justesse que ne le faisait l’abbé le rapide chemin detaupe tracé par sa fille.

– Elle a envoyé Godard savoir à la porte de monsieur Rabourdinquel journal il recevait, dit Gaudron, et je l’ai dit au secrétairede Son Eminence&|160;; car nous sommes dans un moment où l’Egliseet le trône doivent bien connaître quels sont leurs amis, quelssont leurs ennemis.

– Voilà cinq jours que je cherche une phrase à dire à la femmede Son Excellence, dit Saillard.

– Tout Paris lit cela, s’écria Baudoyer dont les yeux étaientattachés sur le journal.

– Votre éloge nous coûte quatre mille huit cents francs, monfiston&|160;! dit madame Saillard.

– Vous avez embelli la maison de Dieu, répondit l’abbéGaudron.

– Nous pouvions faire notre salut sans cela, reprit-elle. Maissi Baudoyer a la place, elle vaut huit mille francs de plus, lesacrifice ne sera pas grand. Et s’il ne l’avait pas&|160;?… Hein,ma mère&|160;! dit-elle en regardant son mari, quellesaignée&|160;!…

– Eh&|160;! bien, dit Saillard enthousiasmé, nous regagnerionscela chez Falleix qui va maintenant étendre ses affaires en seservant de son frère qu’il a mis agent de change exprès. Elisabethaurait bien dû nous dire pourquoi Falleix s’est envolé. Maischerchons la phrase. Voilà ce que j’ai déjà trouvé : Madame, sivous vouliez dire deux mots à Son Excellence&|160;…

– Vouliez , dit Gaudron, daigniez , pour parler plusrespectueusement. D’ailleurs il faut savoir avant tout si madame laDauphine vous accorde sa protection, car alors vous pourriez luiinsinuer l’idée de coopérer aux désirs de son Altesse Royale.

– Il faudrait aussi désigner la place vacante, dit Baudoyer.

– Madame la comtesse , reprit Saillard en se levant et regardantsa femme avec un sourire agréable.

– Jésus&|160;! Saillard es-tu drôle comme ça&|160;! Mais, monfils, prends donc garde, tu la feras rire, c’te femme&|160;?

– Madame la comtesse&|160;… Suis-je mieux&|160;? dit-il enregardant sa femme.

– Oui, mon poulet.

– La place de feu le digne monsieur La Billardière est vacante,mon gendre monsieur Baudoyer&|160;…

– Homme de talent et de haute piété , souffla Gaudron.

– Ecris, Baudoyer, cria le père Saillard, écris la phrase.

Baudoyer prit naïvement une plume et écrivit sans rougir sonpropre éloge, absolument comme eussent fait Nathan ou Canalis enrendant compte d’un de leurs livres.

– Madame la comtesse&|160;… Vois-tu, ma mère, dit Saillard à safemme, je suppose que tu es la femme du ministre.

– Me prends-tu pour une bête&|160;? je le devine bien,répondit-elle.

– La place de feu le digne monsieur de La Billardière estvacante&|160;; mon gendre, monsieur Baudoyer, homme d’un talentconsommé et de haute piété&|160;… Après avoir regardé monsieurGaudron qui réfléchissait, il ajouta : serait bien heureux s’ill’avait . Ha&|160;! ce n’est pas mal, c’est bref et ça dittout.

– Mais attends donc, Saillard, tu vois bien que monsieur l’abbérumine, lui dit sa femme, ne le trouble donc pas.

– Serait bien heureux si vous daigniez vous intéresser à lui,reprit Gaudron , et en disant quelques mots à Son Excellence, vousseriez particulièrement agréable à madame la Dauphine, par laquelleil a le bonheur d’être protégé.

– Ah, monsieur Gaudron, cette phrase vaut l’ostensoir, jeregrette moins les quatre mille huit cents… D’ailleurs, dis donc,Baudoyer, tu les paieras, mon garçon&|160;! As-tu écrit&|160;?

– Je te ferai répéter cela, ma mère, dit madame Saillard, et tume la réciteras matin et soir. Oui, elle est bien troussée, cettephrase-là&|160;! Etes-vous heureux d’être si savant, monsieurGaudron&|160;! Voilà ce que c’est que d’étudier dans lesséminaires, on apprend à parler à Dieu et à ses saints.

– Il est aussi bon que savant, dit Baudoyer en serrant les mainsau prêtre. Est-ce vous qui avez rédigé l’article&|160;?demanda-t-il en montrant le journal.

– Non, répondit Gaudron. Cette rédaction est du secrétaire deSon Eminence, un jeune abbé qui m’a de grandes obligations et quis’intéresse à monsieur Colleville&|160;; autrefois, j’ai payé sapension au séminaire.

– Un bienfait a toujours sa récompense, dit Baudoyer.

Pendant que ces quatre personnes s’attablaient pour faire leurboston, Elisabeth et son oncle Mitral atteignaient le café Thémis,après s’être entretenus en chemin de l’affaire que le tactd’Elisabeth lui avait indiquée comme le plus puissant levier pourforcer la main au ministre. L’oncle Mitral, l’ancien huissier forten chicane, en expédients et précautions judiciaires, regardal’honneur de sa famille comme intéressé au triomphe de son neveu.Son avarice lui faisait sonder le coffre-fort de Gigonnet, et ilsavait que cette succession revenait à son neveu Baudoyer&|160;; illui voulait donc une position en harmonie avec la fortune desSaillard et de Gigonnet, qui toutes écherraient à la petiteBaudoyer. A quoi ne devait pas prétendre une fille dont la fortuneirait à plus de cent mille livres de rente&|160;! Il avait adoptéles idées de sa nièce et les avait entendues. Aussi avait-ilaccéléré le départ de Falleix en lui expliquant comment on allaitvite en poste. Puis il avait réfléchi pendant son dîner sur lacourbure qu’il convenait d’imprimer au ressort inventé parElisabeth. En arrivant au café Thémis, il dit à sa nièce que luiseul pouvait arranger l’affaire avec Gigonnet, et il la fit resterdans le fiacre, afin qu’elle n’intervînt qu’en temps et lieu. Atravers les vitres, Élisabeth aperçut les deux figures de Gobsecket de son oncle Bidault qui se détachaient sur le fond jaune vifdes boiseries de ce vieux café, comme deux têtes de camées, froideset impassibles dans l’attitude que le graveur leur a données. Cesdeux avares parisiens étaient entourés de vieux visages où letrente pour cent d’escompte semblait écrit dans les ridescirculaires qui, partant du nez, retroussaient des pommettesglacées. Ces physionomies s’animèrent à l’aspect de Mitral, et lesyeux brillèrent d’une curiosité tigresque.

– Hé, hé, c’est le papa Mitral&|160;! s’écria Chaboisseau.

Ce petit vieillard faisait l’escompte de la librairie.

– Oui, ma foi, répondit un marchand de papier nommé Métivier. -Ah, c’est un vieux singe qui se connaît en grimaces.

– Et vous, vous êtes un vieux corbeau qui vous connaissez encadavres, répondit Mitral.

– Juste, dit le sévère Gobseck.

– Que venez-vous faire ici, mon fils&|160;? venez-vous saisirnotre ami Métivier&|160;? lui demanda Gigonnet en lui montrant lemarchand de papier qui avait une trogne de vieux portier.

Votre petite-nièce Elisabeth est là, papa Gigonnet, lui ditMitral à l’oreille.

– Quoi, des malheurs&|160;! dit Bidault.

Le vieillard fronça les sourcils et prit un air tendre commecelui du bourreau quand il s’apprête à officier&|160;; malgré savertu romaine, il dut être ému, car son nez si rouge perdit un peude sa couleur.

– Eh&|160;! bien, ce serait des malheurs, n’aideriez-vous pas lafille de Saillard, une petite qui vous tricote des bas depuistrente ans&|160;? s’écria Mitral.

– S’il y avait des garanties, je ne dis pas&|160;! réponditGigonnet. Il y a du Falleix là-dedans. Votre Falleix établit sonfrère agent de change, il fait autant d’affaires que les Brézac,avec quoi&|160;? avec son intelligence, n’est-ce pas&|160;! EnfinSaillard n’est pas un enfant.

– Il connaît la valeur de l’argent, dit Chaboisseau.

Ce mot, dit entre ces vieillards, eut fait frémir un artiste,car tous hochèrent la tête.

– D’ailleurs, ça ne me regarde pas, moi, les malheurs de mesproches, reprit Bidault-Gigonnet. J’ai pour principe de ne jamaisme laisser aller ni avec mes amis, ni avec mes parents, car on nepeut périr que par les endroits faibles. Adressez-vous à Gobseck,il est doux.

Les escompteurs applaudirent à cette doctrine par un mouvementde leurs têtes métalliques, et qui les eût vus, aurait cru entendreles cris de machines mal graissées.

– Allons, Gigonnet, un peu de tendresse&|160;? dit Chaboisseau,on vous a tricoté des bas pendant trente ans.

– Ah&|160;! ça vaut quelque chose, dit Gobseck.

– Vous êtes entre vous, on peut parler, dit Mitral après avoirexaminé les êtres autour de lui. Je suis amené par une bonneaffaire…

– Pourquoi venez-vous donc à nous, si elle est bonne&|160;? ditaigrement Gigonnet en interrompant Mitral.

– Un gars qui était Gentilhomme de la chambre, un vieux Chouan,son nom&|160;?… La Billardière est mort.

– Vrai, dit Gobseck.

– Et le neveu donne des ostensoirs aux églises&|160;!&|160;! ditGigonnet.

– Il n’est pas si bête que de les donner, il les vend, papa,reprit Mitral avec orgueil. Il s’agit d’avoir la place de monsieurde La Billardière, et pour y arriver, il est nécessaire desaisir…

– Saisir , toujours huissier, dit Métivier en frappantamicalement sur l’épaule de Mitral. J’aime cela, moi&|160;!

– De saisir le sieur Chardin des Lupeaulx entre nos grilles,reprit Mitral. Or, Elisabeth en a trouvé le moyen, et il est…

– Elisabeth, s’écria Gigonnet en interrompant encore. Chèrepetite créature, elle tient de son grand-père, de mon pauvrefrère&|160;!

Bidault n’avait pas son pareil&|160;! Ah&|160;! si vous l’aviezvu aux ventes de vieux meubles&|160;! quel tact&|160;! quelfil&|160;! Que veut-elle&|160;?

– Tiens, tiens, dit Mitral, vous retrouvez bien vite vosentrailles, papa Gigonnet. Ce phénomène doit avoir ses causes.

– Enfant&|160;! dit Gobseck à Gigonnet, toujours tropvif&|160;!

– Allons, Gobseck et Gigonnet, mes maîtres, vous avez besoin dedes Lupeaulx, vous vous souvenez de l’avoir plumé, vous avez peurqu’il ne redemande un peu de son duvet, dit Mitral.

– Peut-on lui dire l’affaire, demanda Gobseck à Gigonnet.

– Mitral est des nôtres, il ne voudrait pas faire un mauvaistrait à ses anciennes pratiques, répondit Gigonnet. Eh&|160;! bien,Mitral, nous venons, entre nous trois, dit-il à l’oreille del’ancien huissier, d’acheter des créances qui sont enliquidation.

– Que pouvez-vous sacrifier&|160;? demanda Mitral.

– Rien, dit Gobseck.

– On ne nous sait pas là, fit Gigonnet, Samanon nous sert deparavent.

– Ecoutez-moi, Gigonnet&|160;? dit Mitral. Il fait froid etvotre petite-nièce attend. Vous me comprendrez en trois mots. Ilfaut envoyer entre vous deux, sans intérêts, deux cent cinquantemille francs à Falleix, qui maintenant brûle la route à trentelieues de Paris, avec un courrier en avant.

– Possible&|160;? dit Gobseck.

– Où va-t-il&|160;? s’écria Gigonnet.

– Mais il se rend à la magnifique terre des Lupeaulx, repritMitral. Il connaît le pays, il va acheter autour de la bicoque duSecrétaire-général pour lesdits deux cent cinquante mille francsd’excellentes terres qui vaudront toujours bien leur prix. On aneuf jours pour l’enregistrement des actes notariés, (ne perdez pasceci de vue&|160;!). Avec cette petite augmentation, la terre desLupeaulx paiera mille francs d’impôts. Ergo , des Lupeaulx devientélecteur du grand Collége, éligible, comte, et tout ce qu’ilvoudra&|160;! Vous savez quel est le député qui s’estcoulé&|160;?

Les deux avares firent un signe affirmatif.

– Des Lupeaulx se couperait une jambe pour être député, repritMitral. Mais s’il veut avoir en son nom les contrats que nous luimontrerons, en les hypothéquant, bien entendu, de notre prêt avecsubrogation dans les droits des vendeurs… (Ah&|160;! ah&|160;! vousy êtes&|160;?… ) il nous faut d’abord la place pour Baudoyer.Après, nous vous repassons des Lupeaulx&|160;! Falleix reste aupays et prépare la matière électorale&|160;; ainsi vous couchez desLupeaulx en joue par Falleix pendant tout le temps de l’élection,une élection d’arrondissement où les amis de Falleix font lamajorité. Y a-t-il du Falleix, là-dedans, papa Gigonnet&|160;?

– Il y a aussi du Mitral, reprit Métivier. C’est bien joué.

– C’est fait, dit Gigonnet. Pas vrai, Gobseck&|160;? Falleixnous signera des contre-valeurs, et mettra l’hypothèque en son nom,nous irons voir des Lupeaulx en temps utile.

– Et nous, dit Gobseck, nous sommes volés&|160;!

– Ah papa&|160;? dit Mitral, je voudrais bien connaître levoleur.

– Hé&|160;! nous ne pouvons être volés que par nous-mêmes,répondit Gigonnet. Nous avons cru bien faire en achetant lescréances sur des Lupeaulx à soixante pour cent de remise.

– Vous les hypothéquerez sur sa terre et vous le tiendrez encorepar les intérêts&|160;! répondit Mitral.

– Possible, dit Gobseck.

Après avoir échangé un fin regard avec Gobseck, Bidault ditGigonnet vint à la porte du café.

– Elisabeth, va ton train, ma fille, dit-il à sa nièce. Noustenons ton homme, mais ne néglige pas les accessoires. C’est biencommencé, rusée&|160;! achève, tu as l’estime de ton oncle&|160;!…Et il lui frappa gaiement dans la main.

– Mais, dit Mitral, Métivier et Chaboisseau peuvent nous donnerun coup de main, en allant ce soir à la boutique de quelque journalde l’Opposition y faire saisir la balle au bond, et rempoignerl’article ministériel. Va toute seule, ma petite, je ne veux paslâcher ces deux cormorans. Et il rentra dans le Café.

– Demain les fonds partiront à leur destination par un mot auReceveur-général, nous trouverons chez nos amis pour cent milleécus de son papier, dit Gigonnet à Mitral quand l’huissier vintparler à l’escompteur.

Le lendemain, les nombreux abonnés d’un journal libéral lurentdans les premiers-Paris un article entre filets, inséré d’autoritépar Chaboisseau et Métivier, actionnaires dans deux journaux,escompteurs de la librairie, de l’imprimerie, de la papeterie, et àqui nul rédacteur ne pouvait rien refuser. Voici l’article.

 » Hier un journal ministériel indiquait évidemment commesuccesseur du baron de La Billardière monsieur Baudoyer, un descitoyens les plus recommandables d’un quartier populeux où sabienfaisance n’est pas moins connue que la piété sur laquelleappuie tant la feuille ministérielle&|160;; elle aurait pu parlerde ses talents&|160;! Mais a-t-elle songé qu’en vantant l’antiquitébourgeoise de monsieur Baudoyer, qui certes est une noblesse toutcomme une autre, elle indiquait la cause de l’exclusionvraisemblable de son candidat&|160;? Perfidie gratuite&|160;! Labonne dame caresse celui qu’elle tue, suivant son habitude. Nommermonsieur Baudoyer, ce serait rendre hommage aux vertus, aux talentsdes classes moyennes, dont nous serons toujours les avocats,quoique nous voyions notre cause souvent perdue. Cette nominationserait un acte de justice et de bonne politique, le ministère ne sele permettra pas. La feuille religieuse a, cette fois, plusd’esprit que ses patrons&|160;; on la grondera.  »

Le lendemain matin, vendredi, jour de dîner chez madameRabourdin, que des Lupeaulx avait laissée à minuit, éblouissante debeauté, sur l’escalier des Bouffons, donnant le bras à madame deCamps (madame Firmiani venait de se marier), le vieux roué seréveilla, ses idées de vengeance calmées ou plutôt rafraîchies : ilétait plein du dernier regard échangé avec madame Rabourdin.

– Je m’assurerai Rabourdin en lui pardonnant d’abord et je lerattraperai plus tard&|160;; pour le moment, s’il n’avait pas saplace, il faudrait renoncer à une femme qui peut devenir un desplus précieux instruments d’une haute fortune politique&|160;; ellecomprend tout, ne recule devant aucune idée&|160;; et puis, je nesaurais pas avant le ministre quel plan d’administration a conçuRabourdin&|160;! Allons, cher des Lupeaulx, il s’agit de toutvaincre pour votre Célestine. Vous avez eu beau faire la grimace,madame la comtesse, vous inviterez madame Rabourdin à votrepremière soirée intime.

Des Lupeaulx était un de ces hommes qui, pour satisfaire unepassion, savent mettre leur vengeance dans un coin de leur cœur,Ainsi son parti fut pris, il résolut de faire nommer Rabourdin.

– Je vous prouverai, cher chef, que je mérite une belle placedans votre bagne diplomatique, se dit-il en s’asseyant dans soncabinet et décachetant les journaux.

Il savait trop bien, à cinq heures, ce que devait contenir lafeuille ministérielle, pour s’amuser à la lire&|160;; mais ill’ouvrit pour regarder l’article de La Billardière, en pensant àl’embarras dans lequel du Bruel l’avait mis en lui apportant larailleuse rédaction de Bixiou. Il ne put s’empêcher de rire enrelisant la biographie de feu le comte de Fontaine, mort quelquesmois auparavant, et qu’il avait réimprimée pour La Billardière,quand tout à coup ses yeux furent éblouis par le nom de Baudoyer.Il lut avec fureur le spécieux article qui engageait le Ministère.Il sonna vivement et fit demander Dutocq pour l’envoyer au journal.Quel fut son étonnement en lisant la réponse de l’Opposition&|160;!car, par hasard, ce fut la feuille libérale qui lui vint lapremière sous la main. La chose était sérieuse. Il connaissaitcette partie, et le maître qui brouillait ses cartes lui parut unGrec de la première force. Disposer avec cette habileté de deuxjournaux opposés, à l’instant, dans la même soirée, et commencer lecombat, en devinant l’intention du Ministre&|160;! Il reconnut laplume d’un rédacteur libéral de sa connaissance, et se promit de lequestionner le soir à l’Opéra. Dutocq parut.

– Lisez, lui dit des Lupeaulx en lui tendant les deux journauxet continuant à parcourir les autres feuilles pour savoir siBaudoyer y avait remué quelque autre corde. Allez savoir qui s’estavisé de compromettre ainsi le Ministère.

– Ce n’est toujours pas monsieur Baudoyer, répondit Dutocq, iln’a pas quitté son bureau hier. Je n’ai pas besoin d’aller aujournal. En y apportant votre article hier, j’ai vu l’abbé quis’est présenté muni d’une lettre de la Grande-Aumônerie, et devantlaquelle vous eussiez plié vous-même.

– Dutocq, vous en voulez à monsieur Rabourdin, et ce n’est pasbien, car il a deux fois empêché votre destitution. Mais nous nesommes pas les maîtres de nos sentiments : on peut haïr sonbienfaiteur. Seulement, sachez que si vous vous permettez contreRabourdin la moindre traîtrise, avant que je vous aie donné le motd’ordre, ce sera votre perte, vous me compterez comme votre ennemi.Quant au journal de mon ami, que la Grande-Aumônerie lui prennenotre nombre d’abonnements, si elle veut s’en servir exclusivement.Nous sommes à la fin de l’année, la question de l’abonnement serabientôt discutée, et nous nous entendrons&|160;? Quant à la placede La Billardière, il y a un moyen d’en finir, c’est d’y nommeraujourd’hui même.

– Messieurs, dit Dutocq en rentrant au Bureau et en s’adressantà ses collègues, je ne sais pas si Bixiou a le don de lire dansl’avenir, mais si vous n’avez pas le journal ministériel, je vousengage à y étudier l’article Baudoyer&|160;; puis, comme monsieurFleury a la feuille de l’Opposition, vous pourrez y voir laréplique. Certes, monsieur Rabourdin a du talent, mais un hommequi, par le temps qui court, donne aux églises des ostensoirs desix mille francs, a diablement de talent aussi.

BIXIOU ( entrant ).

Que dites-vous de la première aux Corinthiens contenue dansnotre journal religieux, et de l’ Épître aux ministres qui est dansle journal libéral&|160;? Comment va monsieur Rabourdin, duBruel&|160;?

DU BRUEL ( arrivant ).

Je ne sais pas. ( Il emmène Bixiou dans son cabinet et lui dit àvoix basse .) Mon cher, votre manière d’aider les gens ressembleaux façons du bourreau, qui vous met les pieds sur les épaules pourvous plus promptement casser le cou. Vous m’avez fait avoir de desLupeaulx une chasse que ma bêtise m’a méritée. Il était joli,l’article sur La Billardière&|160;! Je n’oublierai pas ce trait-là.La première phrase semblait dire au Roi : Il faut mourir . Cellesur Quiberon signifiait clairement que le Roi était un… Enfin toutétait ironique.

BIXIOU ( se mettant à rire ).

Tiens, vous vous fâchez&|160;! On ne peut donc plusblaguer&|160;?

DU BRUEL.

Blaguer&|160;! blaguer&|160;! Quand vous voudrez être Sous-chef,on vous répondra par des blagues, mon cher.

BIXIOU ( d’un ton menaçant ).

Sommes-nous fâchés&|160;?

DU BRUEL.

Oui.

BIXIOU ( d’un air sec ).

Eh&|160;! bien, tant pis pour vous.

DU BRUEL ( songeur et inquiet ).

Pardonneriez-vous cela, vous&|160;?

BIXIOU ( câlin ).

A un ami&|160;? je crois bien. ( On entend la voix de Fleury .)Voilà Fleury qui maudit Baudoyer. Hein&|160;! est-ce bienjoué&|160;? Baudoyer aura la place. ( Confidentiellement .) Aprèstout, tant mieux. Du Bruel, suivez bien les conséquences. Rabourdinserait un lâche de rester sous Baudoyer, il donnera sa démission,et ca nous fera deux places. Vous serez Chef, et vous me prendrezavec vous comme Sous-chef. Nous ferons des vaudevilles ensemble, etje vous piocherai la besogne au Bureau.

DU BRUEL ( souriant ).

Tiens, je ne songeais pas à cela. Pauvre Rabourdin&|160;! ça meferait de la peine, cependant.

BIXIOU.

Ah&|160;! voilà comment vous l’aimez&|160;? ( Changeant de ton.) Eh&|160;! bien, je ne le plains pas non plus. Après tout, il estriche, sa femme donne des soirées, et ne m’invite pas, moi qui vaispartout&|160;! Allons, mon bon du Bruel, adieu, sans rancune&|160;!( Il sort dans le Bureau .) Adieu, Messieurs. Ne vous disais-je pashier qu’un homme qui n’avait que des vertus et du talent étaittoujours bien pauvre, même avec une jolie femme.

FLEURY.

Vous êtes riche, vous&|160;!

BIXIOU.

Pas mal, cher Cincinnatus&|160;! Mais vous me donnerez à dînerau Rocher de Cancale .

POIRET.

Il m’est toujours impossible de comprendre le Bixiou.

PHELLION ( d’un air élégiaque ).

Monsieur Rabourdin lit si rarement les journaux, qu’il seraitpeut-être utile de les lui porter en nous en privant momentanément.( Fleury lui tend son journal, Vimeux celui du Bureau, il prend lesjournaux et sort .)

En ce moment, des Lupeaulx, qui descendait pour déjeuner avec leministre, se demandait si, avant d’employer la fine fleur de sarouerie pour le mari, la prudence ne commandait pas de sonder lecœur de la femme, afin de savoir s’il serait récompensé de sondévouement. Il se tâtait le peu de cœur qu’il avait, lorsque, surl’escalier, il rencontra son avoué qui lui dit en souriant : – Deuxmots, monseigneur&|160;? avec cette familiarité des gens qui sesavent indispensables.

– Quoi, mon cher Desroches&|160;? fit l’homme politique. Quem’arrive-t-il&|160;? Ils se fâchent, ces messieurs, et ne saventpas faire comme moi : attendre&|160;!

– J’accours vous prévenir que toutes vos créances sont entre lesmains des sieurs Gobseck et Gigonnet, sous le nom d’un sieurSamanon.

– Des hommes à qui j’ai fait gagner des sommesimmenses&|160;!

– Ecoutez, lui dit l’avoué à l’oreille, Gigonnet s’appelleBidault, il est l’oncle de Saillard, votre caissier, et Saillardest le beau-père d’un certain Baudoyer qui se croit des droits à laplace vacante dans votre Ministère. N’ai-je pas eu raison de vousprévenir.

– Merci, fit des Lupeaulx en saluant l’avoué d’un air fin.

– D’un trait de plume vous aurez quittance, dit Desroches ens’en allant.

– Voilà de ces sacrifices immenses&|160;! se dit des Lupeaulx,il est impossible d’en parler à une femme, pensa-t-il. Célestinevaut-elle la quittance de toutes mes dettes&|160;? j’irai la voirce matin.

Ainsi la belle madame Rabourdin allait être dans quelques heuresl’arbitre des destinées de son mari, sans qu’aucune puissance pûtla prévenir de l’importance de ses réponses, sans qu’aucun signall’avertît de composer son maintien et sa voix. Et, par malheur,elle se croyait sûre du succès, elle ne savait pas Rabourdin minéde toutes parts par le travail sourd des tarets.

– Eh&|160;! bien, monseigneur, dit des Lupeaulx en entrant dansle petit salon où l’on déjeunait, avez-vous lu les articles surBaudoyer&|160;?

– Pour l’amour de Dieu, mon cher, répondit le ministre, laissonsles nominations dans ce moment-ci. On m’a cassé la tête, hier, decet ostensoir. Pour sauver Rabourdin, il faudra faire de sapromotion une affaire de Conseil, si je ne veux point avoir la mainforcée. C’est à dégoûter des affaires. Pour garder Rabourdin, ilnous faut avancer un certain Colleville…

– Voulez-vous me livrer la conduite de ce vaudeville, et ne pasvous en occuper&|160;? je vous égaierai tous les matins par lerécit de la partie d’échecs que je jouerai contre laGrande-Aumônerie, dit des Lupeaulx.

– Eh&|160;! bien, lui dit le ministre, faites le travail avec lechef du Personnel. Savez-vous que rien n’est plus propre à frapperl’esprit du roi que les raisons contenues dans le journal del’Opposition&|160;? Menez donc un ministère avec desBaudoyer&|160;!

– Un imbécile dévot, reprit des Lupeaulx, et incapablecomme…

– Comme La Billardière, dit le ministre.

– La Billardière avait au moins les manières du gentilhommeordinaire de la chambre, reprit des Lupeaulx. Madame, dit-il, ens’adressant à la comtesse, il y a maintenant nécessité d’invitermadame Rabourdin à votre première soirée intime, je vous feraiobserver qu’elle a pour amie madame de Camps&|160;; elles étaientensemble hier aux Italiens, et je l’ai connue à l’hôtelFirmiani&|160;; d’ailleurs vous verrez si elle est de nature àcompromettre un salon.

– Invitez madame Rabourdin, ma chère, dit le ministre, etparlons d’autre chose.

– Célestine est donc dans mes griffes, dit des Lupeaulx enremontant chez lui pour faire une toilette du matin.

Les ménages parisiens sont dévorés par le besoin de se mettre enharmonie avec le luxe qui les environne de toutes parts, aussi enest-il peu qui aient la sagesse de conformer leur situationextérieure à leur budget intérieur. Mais ce vice tient peut-être àun patriotisme tout français et qui a pour but de conserver à laFrance sa suprématie en fait de costume. La France règne par levêtement sur toute l’Europe, chacun y sent la nécessité de garderun sceptre commercial qui fait de la Mode en France ce qu’est laMarine en Angleterre. Cette patriotique fureur qui porte à toutsacrifier au paroistre , comme disait d’Aubigné sous Henri IV, estla cause de travaux secrets et immenses qui prennent toute lamatinée des femmes parisiennes, quand elles veulent, ainsi que levoulait madame Rabourdin, tenir avec douze mille livres de rente letrain que beaucoup de riches ne se donnent pas avec trente mille.Ainsi, les vendredis, jours de dîner, madame Rabourdin aidait lafemme de chambre à faire les appartements&|160;; car la cuisinièreallait de bonne heure à la Halle, et le domestique nettoyaitl’argenterie, façonnait les serviettes, brossait les cristaux. Lemal-avisé qui, par une distraction de la portière, serait montévers onze heures ou midi chez madame Rabourdin, l’eût trouvée, aumilieu du désordre le moins pittoresque, en robe de chambre, lespieds dans de vieilles pantoufles, mal coiffée, arrangeantelle-même ses lampes, disposant elle-même ses jardinières ou secuisinant à la hâte un déjeuner peu poétique. Le visiteur à qui lesmystères de la vie parisienne auraient été inconnus eût certesappris à ne pas mettre le pied dans les coulisses du théâtre&|160;;bientôt signalé comme un homme capable des plus grandes noirceurs,la femme surprise dans ses mystères du matin aurait parlé de sabêtise et de son indiscrétion de manière à le ruiner. LaParisienne, si indulgente pour les curiosités qui lui profitent,est implacable pour celles qui lui font perdre ses prestiges. Aussiune pareille invasion domiciliaire n’est-elle pas, comme dit laPolice correctionnelle, une attaque à la pudeur, mais un vol aveceffraction, le vol de ce qu’il y a de plus précieux, lecrédit&|160;! Une femme se laisse volontiers surprendre peu vêtue,les cheveux tombants&|160;; quand tous ses cheveux sont à elle,elle y gagne&|160;; mais elle ne veut pas se laisser voir faisantelle-même son appartement, elle y perd son paroistre . MadameRabourdin était dans tous les apprêts de son vendredi, au milieudes provisions pêchées par sa cuisinière dans l’océan de la Halle,alors que monsieur des Lupeaulx se rendit sournoisement chez elle.Certes, le Secrétaire-général était bien le dernier que la belleRabourdin attendit&|160;; aussi, en entendant craquer des bottessur le palier, s’écria-t-elle : – Déjà le coiffeur&|160;!Exclamation aussi peu agréable pour des Lupeaulx que la vue de desLupeaulx le fut pour elle. Elle se sauva donc dans sa chambre àcoucher, où régnait un effroyable gâchis de meubles qui ne veulentpas être vus, des choses hétérogènes en fait d’élégance, un vraimardi-gras domestique. L’effronté des Lupeaulx suivit la belleeffarée, tant il la trouva piquante dans son déshabillé. Je ne saisquoi d’alléchant tentait le regard : la chair, vue par un hiatus decamisole, semblait mille fois plus attrayante que quand elle sebombait gracieusement depuis la ligne circulaire tracée sur le dospar le surjet de velours, jusqu’aux rondeurs fuyantes du plus jolicol de cygne où jamais un amant ait pu posé son baiser avant lebal. Quand l’oeil se promène sur une femme parée qui montre unemagnifique poitrine, ne croit-on pas voir le dessert monté dequelque beau dîner&|160;; mais le regard qui se coule entrel’étoffe froissée par le sommeil embrasse des coins friands, ets’en régale comme on dévore un fruit volé qui rougit entre deuxfeuilles sur l’espalier.

– Attendez, attendez&|160;! cria la jolie Parisienne enverrouillant son désordre.

Elle sonna Thérèse, sa fille, la cuisinière, le domestique,implorant un schall et souhaitant le coup de sifflet du machinisteà l’Opéra. Et le coup de sifflet partit. Et en un tour de main,autre phénomène&|160;! la chambre prit un air de matin fort piquanten harmonie avec une toilette subitement combinée pour la plusgrande gloire de cette femme, évidemment supérieure en ceci.

– Vous&|160;! dit-elle. Et à cette heure&|160;! Que sepasse-t-il donc&|160;?

– Les choses les plus graves du monde, répondit des Lupeaulx. Ils’agit aujourd’hui de bien nous comprendre.

Célestine regarda cet homme à travers ses lunettes etcomprit.

– Mon principal vice, répondit-elle, est d’être prodigieusementfantasque, ainsi je ne mêle pas mes affections à la politique,parlons politique, affaires, et nous verrons après. Ce n’est pas,d’ailleurs, une fantaisie, mais une conséquence de mon goûtd’artiste, qui me défend de faire hurler les couleurs, d’allier deschoses disparates, et m’ordonne d’éviter les dissonances. Nousavons notre politique aussi, nous autres femmes&|160;!

Déjà le son de la voix, la gentillesse des manières avaientproduit leur effet et métamorphosé la brutalité duSecrétaire-général en courtoisie sentimentale&|160;; elle l’avaitrappelé à ses obligations d’amant. Une jolie femme habile se faitcomme une atmosphère où les nerfs se détendent, où les sentimentss’adoucissent.

– Vous ignorez ce qui se passe, reprit brutalement des Lupeaulxqui tenait à se montrer brutal. Lisez.

Et il offrit à la gracieuse Rabourdin les deux journaux où ilavait entouré chaque article en encre rouge. En lisant, le schallse décroisa sans que Célestine s’en aperçût ou par l’effet d’unevolonté bien déguisée. A l’âge où la force des fantaisies est enraison de leur rapidité, des Lupeaulx ne pouvait pas plus garderson sang-froid que Célestine ne gardait le sien.

– Comment&|160;! dit-elle, mais c’est affreux&|160;! Qu’est-ceque ce Baudoyer&|160;?

– Un baudet, fit des Lupeaulx, mais, vous le voyez&|160;! ilporte des reliques, et arrivera conduit par la main habile quitient la bride.

Le souvenir de ses dettes passa devant les yeux de madameRabourdin et l’éblouit, comme si elle eût vu deux éclairsconsécutifs&|160;; ses oreilles tintèrent à coups redoublés sous lapression du sang qui battait dans ses artères&|160;; elle restatout hébétée, regardant une patère sans la voir.

– Mais vous nous êtes fidèle&|160;! dit-elle à des Lupeaulx enle caressant d’un coup d’oeil de manière à se l’attacher.

– C’est selon, fit-il en répondant à cette oeillade par unregard inquisitif qui fit rougir cette pauvre femme.

– S’il vous faut des arrhes, vous perdriez tout le prix,dit-elle en riant. Je vous faisais plus grand que vous ne l’êtes.Et vous, vous me croyez bien petite, bien pensionnaire.

– Vous ne m’avez pas compris, reprit-il d’un air fin. Je voulaisdire que je ne pouvais pas servir un homme qui joue contre moi,comme l’Etourdi contre Mascarille.

– Que signifie ceci&|160;?

– Voici qui vous prouvera que je suis grand.

Et il présenta à madame Rabourdin l’Etat volé par Dutocq, en lelui offrant à l’endroit où son mari l’avait analysé sisavamment.

– Lisez&|160;!

Célestine reconnut l’écriture, lut, et pâlit sous ce coupd’assommoir.

– Toutes les Administrations y sont, dit des Lupeaulx.

– Mais heureusement, dit-elle, vous seul possédez ce travail,que je ne puis m’expliquer.

– Celui qui l’a volé n’est pas si niais que de ne pas en avoirun double, il est trop menteur pour l’avouer et trop intelligentdans son métier pour le livrer, je n’ai même pas tenté d’enparler.

– Qui est-ce&|160;?

– Votre Commis principal&|160;!

– Dutocq. On n’est jamais puni que de ses bienfaits&|160;! Mais,reprit-elle, c’est un chien qui veut un os.

– Savez-vous ce qu’on veut m’offrir à moi, pauvre diable deSecrétaire-général&|160;?

– Quoi&|160;!

– Je dois trente et quelques malheureux mille francs, vous allezprendre une bien méchante opinion de moi en sachant que je ne doispas davantage&|160;; mais enfin, en cela, je suis petit&|160;!Eh&|160;! bien, l’oncle de Baudoyer vient d’acheter mes créances etsans doute se dispose à m’en rendre les titres.

– Mais c’est infernal, tout cela.

– Du tout, c’est monarchique et religieux, car laGrande-Aumônerie s’en mêle…

– Que ferez-vous&|160;?

– Que m’ordonnez-vous de faire&|160;? dit-il avec une grâceadorable en lui tendant la main.

Célestine ne le trouva plus ni laid, ni vieux, ni poudré àfrimas, ni secrétaire-général, ni quoi que ce soit d’immonde, maiselle ne lui donna pas la main : le soir dans son salon elle la luiaurait laissé prendre cent fois&|160;; mais le matin et seule, legeste constituait une promesse un peu trop positive, et pouvaitmener loin.

– Et l’on dit que les hommes d’Etat n’ont pas de cœur&|160;!s’écria-t-elle en voulant compenser la dureté du refus par la grâcede la parole. Cela m’effrayait, ajouta-t-elle en prenant l’air leplus innocent du monde.

– Quelle calomnie&|160;! répondit des Lupeaulx, un des plusimmobiles diplomates et qui garde le pouvoir depuis qu’il est né,vient d’épouser la fille d’une actrice, et de la faire recevoir àla cour la plus ferrée sur les quartiers de noblesse.

– Et vous nous soutiendrez&|160;?

– Je fais le travail des nominations. Mais pas detricherie&|160;!

Elle lui tendit sa main à baiser et lui donna un petit souffletsur la joue.

– Vous êtes à moi, dit-elle.

Des Lupeaulx admira ce mot. (Le soir à l’Opéra, le fat leraconta de cette manière :  » Une femme ne voulant pas dire à unhomme qu’elle était à lui, aveu qu’une femme comme il faut ne faitjamais, lui a dit : Vous êtes à moi. Comment trouvez-vous ledétour&|160;? « )

– Mais soyez mon alliée, reprit-il. Votre mari a parlé auministre d’un plan d’administration auquel se rattache l’Etat danslequel je suis si bien traité&|160;; sachez-le, dites-le-moi cesoir.

– Ce sera fait, dit-elle sans voir grande importance à ce quiavait amené des Lupeaulx chez elle si matin.

– Madame, le coiffeur, dit la femme de chambre.

– Il s’est bien fait attendre, je ne sais pas comment je m’enserais tirée, s’il avait tardé, pensa Célestine.

– Vous ne savez pas jusqu’où va mon dévouement, lui dit desLupeaulx en se levant. Vous serez invitée à la première soiréeparticulière de la femme du ministre…

– Ah&|160;! vous êtes un ange, dit-elle. Et je vois maintenantcombien vous m’aimez : vous m’aimez avec intelligence.

– Ce soir, chère enfant, reprit-il, j’irai savoir à l’Opéraquels sont les journalistes qui conspirent pour Baudoyer, et nousmesurerons nos bâtons.

– Oui, mais vous dînez ici, n’est-ce pas&|160;? j’ai faitchercher et trouver les choses que vous aimez.

– Tout cela cependant ressemble tant à l’amour, qu’il seraitdoux d’être long-temps trompé ainsi&|160;! se dit des Lupeaulx endescendant les escaliers. Mais si elle se moque de moi, je lesaurai : je lui prépare le plus habile de tous les piéges avant lasignature, afin de pouvoir lire dans son cœur. Mes petites chattes,nous vous connaissons&|160;! car, après tout, les femmes sont toutce que nous sommes&|160;! Vingt-huit ans et vertueuse, et ici, rueDuphot&|160;! c’est un bonheur bien rare, qui vaut la peine d’êtrecultivé.

Le papillon éligible sautillait par les escaliers.

– Mon Dieu, cet homme-là, sans ses lunettes, poudré, doit êtrebien drôle en robe de chambre, se disait Célestine. Il a le harpondans le dos, et me remorque enfin là où je voulais aller, chez leministre. Il a joué son rôle dans ma comédie.

Quand, à cinq heures, Rabourdin rentra pour s’habiller, sa femmevint assister à sa toilette, et lui apporta cet Etat que, comme lapantoufle du conte des Mille et une Nuits, le pauvre homme devaitrencontrer partout.

– Qui t’a remis cela&|160;? dit Rabourdin stupéfait.

– Monsieur des Lupeaulx&|160;!

– Il est venu&|160;! demanda Rabourdin en jetant à sa femme unde ces regards qui certes auraient fait pâlir une coupable, maisqui trouva un front de marbre et un oeil rieur.

– Et il reviendra dîner, répondit-elle. Pourquoi votre aireffarouché&|160;?

– Ma chère, dit Rabourdin, des Lupeaulx est mortellement offensépar moi, ces gens-là ne pardonnent pas, et il me caresse&|160;!Crois-tu que je ne voie pas pourquoi&|160;?

– Cet homme, reprit-elle, me paraît avoir un goût très-délicat,je ne puis le blâmer. Enfin, je ne sais rien de plus flatteur pourune femme que de réveiller un palais blasé. Après…

– Trêve de plaisanterie, Célestine&|160;! Epargne un hommeaccablé. Je ne puis rencontrer le ministre, et mon honneur est aujeu.

– Mon Dieu, non. Dutocq aura la promesse d’une place, et tuseras nommé Chef de Division.

– Je te devine, chère enfant, dit Rabourdin&|160;; mais le jeuque tu joues est aussi déshonorant que la réalité. Le mensonge estle mensonge, et une honnête femme…

– Laisse-moi donc me servir des armes employées contre nous.

– Célestine, plus cet homme se verra sottement pris au piége,plus il s’acharnera sur moi.

– Et si je le renverse&|160;?

Rabourdin regarda sa femme avec étonnement.

– Je ne pense qu’à ton élévation, et il était temps, mon pauvreami&|160;!… reprit Célestine. Mais tu prends le chien de chassepour le gibier, dit-elle après une pause. Dans quelques jours desLupeaulx aura très-bien accompli sa mission. Pendant que tucherches à parler au ministre, et avant que tu ne puisses le voir,moi je lui aurai parlé. Tu as sué sang et eau pour enfanter un planque tu me cachais&|160;; et, en trois mois, ta femme aura fait plusd’ouvrage que toi en six ans. Dis-moi ton beau système&|160;?

Rabourdin, tout en se faisant la barbe et après avoir obtenu desa femme de ne pas dire un seul mot de ses travaux, en la prévenantque confier une seule idée à des Lupeaulx c’était mettre le chat àmême la jatte de lait, commença l’explication de ses travaux.

– Comment, Rabourdin, ne m’as-tu pas parlé de cela&|160;? ditCélestine en coupant la parole à son mari dès la cinquième phrase.Mais tu te serais épargné des peines inutiles. Que l’on soitaveuglé pendant un moment par une idée, je le conçois&|160;; maispendant six ou sept ans, voilà ce que je ne conçois pas. Tu veuxréduire le budget, c’est l’idée vulgaire et bourgeoise&|160;! Maisil faudrait arriver à un budget de deux milliards, la France seraitdeux fois plus grande. Un système neuf, ce serait de tout fairemouvoir par l’emprunt, comme le crie monsieur de Nucingen. Letrésor le plus pauvre est celui qui se trouve plein d’écus sansemploi&|160;; la mission d’un ministère des finances est de jeterl’argent par les fenêtres, il lui rentre par ses caves, et tu veuxlui faire entasser des trésors&|160;! Mais il faut multiplier lesemplois au lieu de les réduire. Au lieu de rembourser les rentes,il faudrait multiplier les rentiers. Si les Bourbons veulent régneren paix, ils doivent créer des rentiers dans les dernièresbourgades, et surtout ne pas laisser les étrangers toucher desintérêts en France, car ils nous en demanderont un jour lecapital&|160;; tandis que si toute la rente est en France, ni laFrance ni le crédit ne périront. Voilà ce qui a sauvé l’Angleterre.Ton plan est un plan de petite bourgeoise. Un homme ambitieuxn’aurait dû se présenter devant son ministre qu’en recommençant Lawsans ses chances mauvaises, en expliquant la puissance du crédit,en démontrant comme quoi nous ne devons pas amortir le capital,mais les intérêts, comme font les Anglais…

– Allons, Célestine, dit Rabourdin, mêle toutes les idéesensemble, contrarie-les&|160;; amuse-t’en comme de joujoux&|160;!je suis habitué à cela. Mais ne critique pas un travail que tu neconnais pas encore.

– Ai-je besoin, dit-elle, de connaître un plan dont l’esprit estd’administrer la France avec six mille employés au lieu de vingtmille&|160;? Mais mon ami, fût-ce un plan d’homme de génie, un roide France se ferait détrôner en voulant l’exécuter. On soumet unearistocratie féodale en abattant quelques tètes mais on ne soumetpas une hydre à mille pattes. Non, l’on n’écrase pas les petits,ils sont trop plats sous le pied. Et c’est avec les ministresactuels, entre nous de pauvres sires que tu veux remuer ainsi leshommes&|160;? Mais on remue les intérêts, et l’on ne remue pas leshommes : ils crient trop&|160;; tandis que les écus sont muets.

– Mais, Célestine, si tu parles toujours et si tu fais del’esprit à côté de la question, nous ne nous entendrons jamais…

– Ah&|160;! je comprends à quoi mène l’Etat où as classé lescapacités administratives, reprit-elle sans avoir écouté son mari.Mon Dieu, mais tu as aiguisé toi-même le couperet pour te fairetrancher la tête. Sainte-Vierge&|160;! pourquoi ne m’as-tu pasconsultée&|160;? au moins je t’aurais empêché d’écrire une seuleligne, tout au moins, si tu avais voulu faire ce mémoire, jel’aurais copié moi-même, et il ne serait jamais sorti d’ici…Pourquoi, mon Dieu, ne m’avoir rien dit&|160;? Voilà leshommes&|160;! ils sont capables de dormir auprès d’une femme engardant un secret pendant sept ans&|160;! Se cacher d’une pauvrefemme pendant sept années, douter de son dévouement&|160;?

– Mais, dit Rabourdin impatienté, voici onze ans que je n’aijamais pu discuter avec toi sans que tu me coupes la parole et sanssubstituer aussitôt tes idées aux miennes… Tu ne sais rien de montravail.

– Rien&|160;! je sais tout&|160;!

– Dis-le-moi donc&|160;? s’écria Rabourdin impatienté pour lapremière fois depuis son mariage.

– Tiens, il est six heures et demie, fais ta barbe, habille-toi,répondit-elle comme répondent toutes les femmes quand on les pressesur un point où elles doivent se taire. Je vais achever ma toiletteet nous ajournerons la discussion, car je ne veux pas être agacéele jour où je reçois. Mon Dieu le pauvre homme&|160;! dit-elle ensortant, travailler sept ans pour accoucher de sa mort&|160;! Et sedéfier de sa femme&|160;!

Elle rentra.

– Si tu m’avais écoutée dans le temps, tu n’aurais pas intercédépour conserver ton Commis principal et il a sans doute une copieautographiée de ce maudit état&|160;! Adieu, hommed’esprit&|160;!

En voyant son mari dans une tragique attitude de douleur, ellecomprit qu’elle était allée trop loin, elle courut à lui, le saisittout barbouillé de savon, et l’embrassa tendrement.

– Cher Xavier, ne te fâche pas, lui dit-elle, ce soir nousétudierons ton plan, tu parleras à ton aise, j’écouterai bien etaussi long-temps que tu le voudras&|160;!… est-ce gentil&|160;? Va,je ne demande pas mieux que d’être la femme de Mahomet.

Elle se mit à rire. Rabourdin ne put s’empêcher de rire aussi,car Célestine avait de la mousse blanche aux lèvres et sa voixavait déployé les trésors de la plus pure et de la plus solideaffection.

– Va t’habiller, mon enfant, et surtout ne dis rien à desLupeaulx, jure-le-moi&|160;? voilà la seule pénitence que jet’impose.

– Impose&|160;?&|160;… dit-elle, alors je ne jurerien&|160;!

– Allons, Célestine, j’ai dit en riant une chose sérieuse.

– Ce soir, répondit-elle, ton secrétaire-général saura qui nousavons à combattre et moi, je sais qui attaquer.

– Qui&|160;? dit Rabourdin.

– Le ministre, répondit-elle en se grandissant de deuxpieds.

Malgré la grâce amoureuse de sa chère Célestine, Rabourdin, ens’habillant, ne put empêcher quelques douloureuses penséesd’obscurcir son front.

– Quand saura-t-elle m’apprécier&|160;? se disait-il. Elle n’apas même compris qu’elle seule était la cause de tout cetravail&|160;! Quel brise-raison et quelle intelligence&|160;! Sije ne m’étais pas marié, je serais déjà bien haut et bienriche&|160;! J’aurais économisé cinq mille francs par an sur mesappointements. En les employant bien, j’aurais aujourd’hui dixmille livres de rente en dehors de ma place, je serais garçon etj’aurais la chance de devenir par un mariage… Oui, reprit-il ens’interrompant, mais j’ai Célestine et mes deux enfants. Il serejeta sur son bonheur. Dans le plus heureux ménage, il y atoujours des moments de regret. Il vint au salon et contempla sonappartement. – Il n’y a pas dans Paris deux femmes qui s’entendentà la vie comme elle. Avec douze mille livres de rente faire toutcela&|160;! dit-il en regardant les jardinières pleines de fleurs,et songeant aux jouissances de vanité que le monde allait luidonner. Elle était faite pour être la femme d’un ministre. Quand jepense que celle du mien ne lui sert à rien&|160;; elle a l’aird’une bonne grosse bourgeoise, et quand elle se trouve au château,dans les salons… Il se pinça les lèvres. Les hommes très-occupésont des idées si fausses en ménage, qu’on peut également leur fairecroire qu’avec cent mille francs on n’a rien, et qu’avec douzemille francs on a tout.

Quoique très-impatiemment attendu, malgré les flatteriespréparées pour ses appétits de gourmet émérite, des Lupeaulx nevint pas dîner, il ne se montra que très-tard dans la soirée, àminuit, heure à laquelle la causerie devient, dans tous les salons,plus intime et confidentielle. Andoche Finot, le journaliste, étaitresté.

– Je sais tout, dit des Lupeaulx quand il fut bien assis sur lacauseuse au coin du feu, sa tasse de thé à la main, madameRabourdin debout devant lui, tenant une assiette pleine desandwiches et de tranches d’un gâteau bien justement nommé gâteaude plomb . Finot, mon cher et spirituel ami, vous pourrez rendreservice à notre gracieuse reine en lâchant quelques chiens aprèsdes hommes de qui nous causerons. Vous avez contre vous, dit-il àmonsieur Rabourdin en baissant la voix pour n’être entendu que destrois personnes auxquelles il s’adressait, des usuriers et leclergé, l’argent et l’Eglise. L’article du journal libéral a étédemandé par un vieil escompteur à qui l’on avait des obligations,mais le petit bonhomme qui l’a fait s’en soucie peu. La rédactionen chef de ce journal change dans trois jours, et nous reviendronslà-dessus. L’opposition royaliste, car nous avons, grâce à M. deChâteaubriand, une opposition royaliste, c’est-à-dire qu’il y a desRoyalistes qui passent aux Libéraux, mais ne faisons pas de hautepolitique&|160;; ces assassins de Charles X m’ont promis leur appuien mettant pour prix à votre nomination notre approbation à un deleurs amendements. Toutes mes batteries sont dressées. Si l’on nousimpose Baudoyer, nous dirons à la Grande-Aumônerie :  » Tel et teljournal et messieurs tels et tels attaqueront la loi que vousvoulez, et toute la presse sera contre (car les journauxministériels que je tiens seront sourds et muets, ils n’auront pasde peine à l’être, ils le sont assez, n’est-ce pas, Finot&|160;?)Nommez Rabourdin, et vous aurez l’opinion pour vous.  » PauvresBonifaces de gens de province qui se carrent dans leurs fauteuilsau coin du feu, très-heureux de l’indépendance des organes del’Opinion, ah&|160;! ah&|160;!

– Hi, hi, hi&|160;! fit Andoche Finot.

– Ainsi, soyez tranquille, dit des Lupeaulx. J’ai tout arrangéce soir. La Grande-Aumônerie pliera.

– J’aurais mieux aimé perdre tout espoir et vous avoir à dîner,lui dit Célestine à l’oreille en le regardant d’un air fâché quipouvait passer pour l’expression d’un amour-fou.

– Voici qui m’obtiendra ma grâce, reprit-il en lui remettant uneinvitation pour la soirée de mardi.

Célestine ouvrit la lettre, et le plaisir le plus rouge animases traits. Aucune jouissance ne peut se comparer à celle de lavanité triomphante.

– Vous savez ce qu’est la soirée du mardi, reprit des Lupeaulxen prenant un air mystérieux&|160;; c’est dans notre ministèrecomme le Petit-Château à la cour. Vous serez au cœur dupouvoir&|160;! Il y aura la comtesse Féraud, qui est toujours enfaveur malgré la mort de Louis XVIII, Delphine de Nucingen, madamede Listomère, la marquise d’Espard, votre chère de Camps que j’aipriée afin que vous trouviez un appui dans le cas où les femmesvous blakbolleraient . Je veux vous voir au milieu de cemonde-là.

Célestine hochait la tête comme un pur sang avant la course, etrelisait l’invitation comme Baudoyer et Saillard avaient relu leursarticles dans les journaux, sans pouvoir s’en rassasier.

– Là d’abord, et un jour aux Tuileries, dit-elle à desLupeaulx.

Des Lupeaulx fut effrayé du mot et de l’attitude, tant ilsexprimaient d’ambition et de sécurité. – Ne serais-je qu’unmarchepied&|160;? se dit-il. Il se leva, s’en alla dans la chambreà coucher de madame Rabourdin, et y fut suivi par elle, car elleavait compris à un geste du Secrétaire-général qu’il voulait luiparler en secret.

– Hé, bien&|160;! le plan&|160;? dit-il.

– Bah&|160;! des bêtises d’honnête homme&|160;! Il veutsupprimer quinze mille employés et n’en garder que cinq ou sixmille, vous n’avez pas idée d’une monstruosité pareille, je vousferai lire son mémoire quand la copie en sera terminée. Il est debonne foi. Son catalogue analytique des employés a été dicté par lapensée la plus vertueuse. Pauvre cher homme&|160;!

Des Lupeaulx fut d’autant plus rassuré par le rire vrai quiaccompagnait ces railleuses et méprisantes paroles, qu’il seconnaissait en mensonges, et que pour le moment Célestine était debonne foi.

– Mais enfin, le fond de tout cela&|160;? demanda-t-il.

– Hé&|160;! bien, il veut supprimer la contribution foncière enla remplaçant par des impôts de consommation.

– Mais il y a déjà un an que François Keller et Nucingen ontproposé un plan à peu près semblable, et le ministre médite dedégrever l’impôt foncier.

– Là, quand je lui disais que ce n’était pas neuf&|160;! s’écriaCélestine en riant.

– Oui, mais s’il s’est rencontré avec le plus grand financier del’époque, un homme qui, je vous le dis entre nous, est le Napoléonde la finance, il doit y avoir au moins quelques idées dans sesmoyens d’exécution.

– Tout est vulgaire, fit-elle en imprimant à ses lèvres une mouedédaigneuse. Songez donc qu’il veut gouverner et administrer laFrance avec cinq ou six mille employés, tandis qu’il faudrait aucontraire qu’il n’y eût pas en France une seule personne qui ne fûtintéressée au maintien de la monarchie.

Des Lupeaulx parut satisfait de trouver un homme médiocre dansl’homme auquel il accordait des talents supérieurs.

– Etes-vous bien sûr de la nomination&|160;? Voulez-vous unconseil de femme&|160;? lui dit-elle.

– Vous vous entendez mieux que nous en trahisons élégantes, fitdes Lupeaulx en hochant la tête.

– Hé&|160;! bien, dites Baudoyer à la cour et à laGrande-Aumônerie pour leur ôter tout soupçon et les endormir&|160;;mais, au dernier moment, écrivez Rabourdin .

– Il y a des femmes qui disent oui tant qu’on a besoin d’unhomme, et non quand il a joué son rôle, répondit des Lupeaulx.

– J’en connais, lui dit-elle en riant. Mais elles sont biensottes, car en politique on se retrouve toujours&|160;; c’est bonavec les niais, et vous êtes un homme d’esprit. Selon moi, la plusgrande faute que l’on puisse commettre dans la vie est de sebrouiller avec un homme supérieur.

– Non, dit des Lupeaulx, car il pardonne. Il n’y a de dangerqu’avec de petits esprits rancuneux qui n’ont pas autre chose àfaire qu’à se venger, et je passe ma vie à cela.

Quand tout le monde fut parti, Rabourdin resta chez sa femme,et, après avoir exigé pour une seule fois son attention, il put luiexpliquer son plan en lui faisant comprendre qu’il ne restreignaitpoint et augmentait au contraire le budget, en lui montrant à quelstravaux s’employaient les deniers publics, en lui expliquantcomment l’Etat décuplait le mouvement de l’argent en faisant entrerle sien pour un tiers ou pour un quart dans les dépenses quiseraient supportées par des intérêts privés ou de localité&|160;;enfin il lui prouva que son plan était moins une œuvre de théoriequ’une œuvre fertile en moyens d’exécution. Célestine,enthousiasmée, sauta au cou de son mari et s’assit au coin du feusur ses genoux.

– Enfin j’ai donc en toi le mari que je rêvais&|160;! dit-elle.L’ignorance où j’étais de ton mérite t’a sauvé des griffes de desLupeaulx. Je t’ai calomnié merveilleusement et de boncœur&|160;!

Cet homme pleura de bonheur. Il avait donc enfin son jour detriomphe. Après avoir tout entrepris pour plaire à sa femme, ilétait grand aux yeux de son seul public&|160;!

– Et, pour qui te connaît si bon, si doux, si égal de caractère,si aimant, tu es dix fois plus grand. Mais, dit-elle, un homme degénie est toujours plus ou moins enfant, et tu es un enfant, unenfant bien-aimé. Elle tira son invitation de l’endroit où lesfemmes mettent ce qu’elles veulent cacher, et la lui montra. -Voilà ce que je voulais, dit-elle. Des Lupeaulx m’a mise enprésence du ministre, et fût-il de bronze, cette Excellence serapendant quelque temps mon serviteur.

Dès le lendemain, Célestine s’occupa de sa présentation aucercle intime du ministre. C’était sa grande journée, à elle&|160;!Jamais courtisane ne prit tant de soin d’elle-même que cettehonnête femme n’en prit de sa personne. Jamais couturière ne futplus tourmentée que la sienne, et jamais couturière ne compritmieux l’importance de son art. Enfin madame Rabourdin n’oubliarien. Elle alla elle-même chez un loueur de voitures, pour choisirun coupé qui ne fût ni vieux, ni bourgeois, ni insolent. Sondomestique, comme les domestiques de bonne maison, fut tenu d’avoirl’air d’un maître. Puis, vers dix heures du soir, le fameux mardi,elle sortit dans une délicieuse toilette de deuil. Elle étaitcoiffée avec des grappes de raisin en jais du plus beau travail,une parure de mille écus commandée chez Fossin par une Anglaisepartie sans la prendre. Les feuilles étaient en lames de ferestampé, légères comme de véritables feuilles de vigne, etl’artiste n’avait pas oublié ces vrilles si gracieuses, destinées às’entortiller dans les boucles, comme elles s’accrochent à toutrameau. Les bracelets, le collier et les pendants d’oreillesétaient en fer dit de Berlin&|160;; mais ces délicates arabesquesvenaient de Vienne, et semblaient avoir été faites par ces féesqui, dans les contes, sont chargées par quelque Carabosse jaloused’amasser des yeux de fourmis, ou de filer des pièces de toilecontenues dans une noisette. Sa taille amincie déjà par le noiravait été mise en relief par une robe d’une coupe étudiée, et quis’arrêtait à l’épaule dans la courbure, sans épaulettes&|160;; àchaque mouvement, il semblait que la femme, comme un papillon,allait sortir de son enveloppe, et néanmoins la robe tenait par uneinvention de la divine couturière. La robe était en mousseline delaine, étoffe que le fabricant n’avait pas encore envoyée à Paris,une divine étoffe qui plus tard eut un succès fou. Ce succès allaplus loin que ne vont les modes en France. L’économie positive dela mousseline de laine, qui ne coûte pas de blanchissage, a nuiplus tard aux étoffes de coton, de manière à révolutionner lafabrique à Rouen. Le pied de Célestine chaussé d’un bas à maillesfines et d’un soulier de satin turc, car le grand deuil excluait lesatin de soie, avait une tournure supérieure. Célestine fut bienbelle ainsi. Son teint, ravivé par un bain au son, avait un éclatdoux. Ses yeux, baignés par les ondes de l’espoir, étincelantd’esprit, attestaient cette supériorité dont parlait alorsl’heureux et fier des Lupeaulx. Elle fit bien son entrée, et lesfemmes sauront apprécier le sens de cette phrase. Elle saluagracieusement la femme du ministre, en conciliant le respectqu’elle lui devait avec sa propre valeur à elle, et ne la choquapoint tout en se posant dans sa majesté, car chaque belle femme estune reine. Aussi eut-elle avec le ministre cette jolie impertinenceque les femmes peuvent se permettre avec les hommes, fussent-ilsgrands-ducs. Elle examina le terrain en s’asseyant, et se trouvadans une de ces soirées choisies, peu nombreuses, où les femmespeuvent se toiser, se bien apprécier, où la moindre parole retentitdans toutes les oreilles, où chaque regard porte coup, où laconversation est un duel avec témoins, où ce qui est médiocredevient plat, mais où tout mérite est accueilli silencieusement,comme étant au niveau de chaque esprit. Rabourdin était allé seconfiner dans un salon voisin où l’on jouait, et il resta plantésur ses pieds à faire galerie, ce qui prouve qu’il ne manquait pasd’esprit.

– Ma chère, dit la marquise d’Espard à la comtesse Féraud ladernière maîtresse de Louis XVIII, Paris est unique&|160;! il ensort, sans qu’on s’y attende et sans qu’on sache d’où, des femmescomme celle-ci, qui semblent tout pouvoir et tout vouloir…

– Mais elle peut et veut tout, dit des Lupeaulx en serengorgeant. En ce moment, la rusée Rabourdin courtisait la femmedu ministre. Stylée, la veille, par des Lupeaulx, qui connaissaitles endroits faibles de la comtesse, elle la caressait, sans avoirl’air d’y toucher. Puis elle garda le silence à propos, car desLupeaulx, tout amoureux qu’il était, avait remarqué les défauts decette femme, et lui avait dit la veille : Surtout ne parlez pastrop&|160;! Exorbitante preuve d’attachement. Si Bertrand Barrère alaissé ce sublime axiome : N’interromps pas une femme qui dansepour lui donner un avis , on peut y ajouter celui-ci : Ne reprochepas à une femme de semer ses perles&|160;! afin de rendre cechapitre du Code femelle complet. La conversation devint générale.De temps en temps, madame Rabourdin y mit la langue comme unechatte bien apprise met la patte sur les dentelles de sa maîtresse,en veloutant ses griffes. Comme cœur, le ministre avait peu defantaisies&|160;; la Restauration n’eut pas d’homme d’Etat plusfini sur l’article de la galanterie, et l’Opposition du Miroir , dela Pandore , du Figaro ne trouva pas le plus léger battementd’artère à lui reprocher. Sa maîtresse était l’ETOILE, et, chosebizarre, elle lui fut fidèle dans le malheur, elle y gagnait sansdoute encore&|160;! Madame Rabourdin savait cela&|160;; mais ellesavait aussi qu’il revient des esprits dans les vieux châteaux,elle s’était donc mis en tête de rendre le ministre jaloux dubonheur, encore sous bénéfice d’inventaire, dont paraissait jouirdes Lupeaulx. En ce moment, des Lupeaulx se gargarisait avec le nomde Célestine. Pour lancer sa prétendue maîtresse, il se tuait àfaire comprendre à la marquise d’Espard, à madame de Nucingen et àla comtesse, dans une conversation à huit oreilles, qu’ellesdevaient admettre madame Rabourdin dans leur coalition, et madamede Camps l’appuyait. Au bout d’une heure, le ministre avait étéfortement égratigné, l’esprit de madame Rabourdin luiplaisait&|160;; elle avait séduit sa femme, qui, tout enchantée decette syrène, venait de l’inviter à venir quand elle levoudrait.

– Car, ma chère, avait dit la femme du ministre à Célestine,votre mari sera bientôt directeur : l’intention du ministre est deréunir deux Divisions et d’en faire une Direction, vous serez alorsdes nôtres.

L’Excellence emmena madame Rabourdin pour lui montrer une piècede son appartement devenue célèbre par les prétendues profusionsque l’Opposition lui avait reprochées, et démontrer la niaiserie dujournalisme. Il lui donna le bras.

– En vérité, madame, vous devriez bien nous faire la grâce, à lacomtesse et à moi, de venir souvent…

Et il lui débita des galanteries de ministre.

– Mais, monseigneur, dit-elle en lui lançant un de ces regardsque les femmes tiennent en réserve, il me semble que cela dépend devous.

– Comment&|160;?

– Mais vous pouvez m’en donner le droit.

– Expliquez-vous&|160;?

– Non, je me suis dit en venant ici que je n’aurais pas lemauvais goût de faire la solliciteuse.

– Parlez&|160;! les placets de ce genre ne sont pas déplacés ,dit le ministre en riant.

Il n’y a rien comme les bêtises de ce genre pour amuser ceshommes graves.

– Hé&|160;! bien, il est ridicule à la femme d’un Chef de Bureaude paraître souvent ici, tandis que la femme d’un directeur n’yserait pas déplacée .

– Laissons cela, dit le ministre, votre mari est un hommeindispensable, il est nommé.

– Dites-vous votre vraie vérité&|160;?

– Voulez-vous venir voir sa nomination dans mon cabinet, letravail est fait.

– Eh&|160;! bien, dit-elle en restant dans un coin seule avec leministre dont l’empressement avait une vivacité suspecte,laissez-moi vous dire que je puis vous en récompenser…

Elle allait dévoiler le plan de son mari, lorsque des Lupeaulx,venu sur la pointe du pied, fit un :  » broum&|160;! broum&|160;! « de colère qui annonçait qu’il ne voulait pas paraître avoir entenduce qu’il avait écouté. Le ministre lança un regard plein demauvaise humeur au vieux fat pris au piége. Impatient de saconquête, des Lupeaulx avait pressé outre mesure le travail dupersonnel, l’avait remis au ministre, et voulait venir apporter lelendemain la nomination à celle qui passait pour sa maîtresse. Ence moment, le valet de chambre du ministre se présenta d’un airmystérieux et dit à des Lupeaulx que son valet de chambre l’avaitprié de lui remettre aussitôt cette lettre en le prévenant de sahaute importance.

Le Secrétaire-général alla près d’une lampe, et lut un mot ainsiconçu :

Contre mon habitude, j’attends dans une antichambre, et il n’y apas un instant à perdre pour vous arranger avec [Coquille du Furne: ae.]

Votre serviteur ,

Le Secrétaire-général frémit en reconnaissant cette signaturequ’il eût été dommage de ne pas donner en autographe, elle est raresur la place, et doit être précieuse pour ceux qui cherchent àdeviner le caractère des gens d’après la physionomie de leursignature. Si jamais image hiéroglyphique exprima quelque animal,assurément c’est ce nom où l’initiale et la finale figurent unevorace gueule de requin, insatiable, toujours ouverte, accrochantet dévorant tout, le fort et le faible. Il a été impossible detypographier l’écriture, elle est trop fine, trop menue et tropserrée, quoique nette&|160;; mais on peut l’imaginer, la phrasen’occupait qu’une ligne. L’esprit de l’Escompte, seul, pouvaitinspirer une phrase si insolemment impérative et si cruellementirréprochable, claire et muette, qui disait tout et ne trahissaitrien. Gobseck vous serait inconnu, qu’à l’aspect de cette ligne quivous faisait venir sans être un ordre, vous eussiez devinél’implacable argentier de la rue des Grès. Aussi, comme un chienque le chasseur a rappelé, des Lupeaulx quitta-t-il aussitôt lapiste, et s’en alla-t-il chez lui, songeant à toute sa positioncompromise. Figurez-vous un général en chef à qui son aide-de-campvient dire :  » Il arrive à l’ennemi trente mille hommes de troupesfraîches qui nous prennent en flanc.  » Un seul mot expliqueral’arrivée des sieurs Gigonnet et Gobseck sur le champ de bataille,car ils étaient tous deux chez des Lupeaulx. A huit heures du soir,Martin Falleix, venu sur l’aile des vents en vertu de trois francsde guides et d’un postillon en avant, avait apporté les actesd’acquisition à la date de la veille. Aussitôt portés au caféThémis par Mitral, les contrats avaient passé dans les mains desdeux usuriers qui s’étaient empressés de se rendre au Ministère,mais à pied. Onze heures sonnaient. Des Lupeaulx tressaillit envoyant les deux sinistres figures emérillonnées par un regard aussidirect que la balle d’un pistolet, et brillant comme la flamme ducoup.

– Hé&|160;! bien, qu’y a-t-il, mes maîtres&|160;?

Les usuriers restèrent froids et immobiles. Gigonnet montra tourà tour ses dossiers et le valet de chambre.

– Passons dans mon cabinet, dit des Lupeaulx en renvoyant par ungeste son valet de chambre.

– Vous entendez le français à ravir, dit Gigonnet.

– Venez-vous tourmenter un homme qui vous a fait gagner à chacundeux cent mille francs&|160;? dit-il en laissant échapper unmouvement de hauteur.

– Et qui nous en fera gagner encore, j’espère, dit Gigonnet.

– Une affaire&|160;?… reprit des Lupeaulx. Si vous avez besoinde moi, j’ai de la mémoire.

– Et nous les vôtres, répondit Gigonnet.

– On paiera mes dettes, dit dédaigneusement des Lupeaulx pour nepas se laisser entamer.

– Vrai, dit Gobseck.

– Allons au fait, mon fils, dit Gigonnet. Ne vous posez pascomme ça dans votre cravate, avec nous c’est inutile. Prenez cesactes et lisez-les.

Les deux usuriers inventorièrent le cabinet de des Lupeaulx,pendant qu’il lisait avec étonnement et stupéfaction ces contratsqui lui semblèrent jetés des nues par les anges.

– N’avez-vous pas en nous des hommes d’affairesintelligents&|160;? dit Gigonnet.

– Mais à quoi dois-je une si habile coopération&|160;? fit desLupeaulx inquiet.

– Nous savions, il y a huit jours, ce que, sans nous, vous nesauriez que demain : le président du tribunal de Commerce, député,se voit forcé de donner sa démission.

Les yeux de des Lupeaulx se dilatèrent et devinrent grands commedes marguerites.

– Votre ministre vous jouait ce tour-là, dit le concisGobseck.

– Vous êtes mes maîtres, dit le Secrétaire-général ens’inclinant avec un profond respect empreint de moquerie.

– Juste, dit Gobseck.

– Mais vous allez m’étrangler&|160;?

– Possible.

– Eh&|160;! bien, à l’œuvre, bourreaux&|160;! reprit en souriantle Secrétaire-général.

– Vous voyez, reprit Gigonnet, vos créances sont inscrites avecl’argent prêté pour l’acquisition.

– Voici les titres, dit Gobseck en tirant de la poche de saredingote verdâtre des dossiers d’avoué.

– Vous avez trois ans pour rembourser le tout, dit Gigonnet.

– Mais, dit des Lupeaulx effrayé de tant de complaisance et d’unarrangement si fantastique, que voulez-vous de moi&|160;?

– La place de La Billardière pour Baudoyer, dit vivementGigonnet.

– C’est bien peu de chose, quoique j’aie l’impossible à faire,répondit des Lupeaulx, je me suis lié les mains.

– Vous rongerez les cordes avec vos dents, dit Gigonnet.

– Elles sont pointues&|160;! ajouta Gobseck.

– Est-ce tout&|160;? dit des Lupeaulx.

– Nous gardons les pièces jusqu’à l’admission de cescréances-là, dit Gigonnet en mettant un Etat sous les yeux duSecrétaire-général&|160;; si elles ne sont pas reconnues par laCommission dans six jours, vos noms sur cet acte seront remplacéspar les miens.

– Vous êtes habiles, s’écria le Secrétaire-général.

– Juste, dit Gobseck.

– Voilà tout&|160;? fit des Lupeaulx.

– Vrai, dit Gobseck.

– Est-ce fait&|160;? demanda Gigonnet.

Des Lupeaulx inclina la tête.

– Eh&|160;! bien, signez cette procuration, dit Gigonnet. Dansdeux jours la nomination de Baudoyer, dans six les créancesreconnues, et…

– Et quoi&|160;? dit des Lupeaulx.

– Nous vous garantissons…

– Quoi&|160;? fit des Lupeaulx de plus en plus étonné.

– Votre nomination, répondit Gigonnet en se grandissant sur sesergots. Nous faisons la majorité avec cinquante-deux voix defermiers et d’industriels qui obéiront à votre prêteur.

Des Lupeaulx serra la main de Gigonnet.

– Il n’y a qu’entre nous que les malentendus sont impossibles,dit-il, voilà ce qui s’appelle des affaires&|160;! Aussi vous ymettrai-je la réjouissance.

– Juste, dit Gobseck.

– Que sera-ce&|160;? demanda Gigonnet.

– La croix pour votre imbécile de neveu.

– Bon, fit Gigonnet, vous le connaissez bien.

Les usuriers saluèrent alors des Lupeaulx qui les reconduisitjusque sur l’escalier.

– C’est donc les envoyés secrets de quelques puissancesétrangères, se dirent les deux valets de chambre.

Dans la rue, les deux usuriers se regardèrent en riant, à lalueur d’un réverbère.

– Il nous devra neuf mille francs d’intérêt par an, et la terreen rapporte à peine cinq net, s’écria Gigonnet.

– Il est dans nos mains pour long-temps, dit Gobseck.

– Il bâtira, il fera des folies, répondit Gigonnet, Falleixachètera la terre.

– Son affaire est d’être député, le loup se moque du reste, ditGobseck.

– Hé, hé&|160;!

– Hé, hé&|160;!

Ces petites exclamations sèches servaient de rire aux deuxusuriers, qui se rendirent à pied au café Thémis.

Des Lupeaulx revint au salon et trouva madame Rabourdin faisanttrès-bien la roue, elle était charmante, et le ministre,ordinairement si triste, avait une figure déridée et gracieuse.

– Elle opère des miracles, se dit des Lupeaulx. Quelle femmeprécieuse&|160;! il faut la pénétrer jusqu’au fond du cœur.

– Elle est décidément très-bien, votre petite dame, dit lamarquise au Secrétaire-général, il ne lui manque que votre nom.

– Oui, son seul tort est d’être la fille d’uncommissaire-priseur, elle périra par le défaut de naissance,répondit des Lupeaulx d’un air froid qui contrastait avec lachaleur qu’il avait mise à parler de madame Rabourdin un instantauparavant.

La marquise regarda fixement des Lupeaulx.

– Vous leur avez jeté un coup d’oeil qui ne m’a pas échappé,dit-elle en montrant le ministre et madame Rabourdin, il a percé lenuage de vos lunettes. Vous êtes amusants tous deux, à vousdisputer cet os-là.

Comme la marquise passait la porte, le ministre courut à elle etla reconduisit.

– Hé&|160;! bien, dit des Lupeaulx à madame Rabourdin, quepensez-vous de notre ministre&|160;?

– Il est charmant. Vraiment, répondit-elle en élevant la voixpour se faire entendre de la femme de l’Excellence, il faut lesconnaître pour les apprécier ces pauvres ministres. Les petitsjournaux et les calomnies de l’Opposition défigurent tant leshommes politiques que l’on finit par se laisser influencer&|160;;mais ces préventions tournent à leur avantage quand on lesvoit.

– Il est très-bien, dit des Lupeaulx.

– Eh&|160;! bien, je vous assure qu’on peut l’aimer, dit-elleavec bonhomie.

– Chère enfant, dit des Lupeaulx en prenant à son tour un airbonhomme et câlin, vous avez fait la chose impossible.

– Quoi&|160;? dit-elle.

– Vous avez ressuscité un mort, je ne lui croyais pas de cœur,demandez à sa femme&|160;? il en a juste de quoi défrayer unefantaisie&|160;; mais profitez-en, venez par ici, ne soyez pasétonnée. Il amena madame Rabourdin dans le boudoir et s’assit avecelle sur le divan.

– Vous êtes une rusée, et je vous en aime davantage. Entre nous,vous êtes une femme supérieure. Des Lupeaulx vous a conduite ici,tout est dit pour lui, n’est-ce pas&|160;? D’ailleurs, quand on sedécide à aimer par intérêt, il vaut mieux prendre un sexagénaireministre qu’un quadragénaire secrétaire-général : il y a plus deprofit et moins d’ennuis. Je suis un homme à lunettes, à têtepoudrée, usé par les plaisirs, le bel amour que cela ferait&|160;!Oh&|160;! je me suis dit cela&|160;! S’il faut absolument accorderquelque chose à l’utile, je ne serai jamais l’agréable, n’est-cepas&|160;? Il faut être fou pour ne pas savoir raisonner saposition. Vous pouvez m’avouer la vérité, me montrer le fond devotre cœur : nous sommes deux associés et non pas deux amants. Sij’ai quelque caprice, vous êtes trop supérieure pour faireattention à de telles misères, et vous me le passerez&|160;;autrement, vous auriez des idées de petite pensionnaire ou debourgeoise de la rue Saint-Denis&|160;! Bah&|160;! nous sommes plusélevés que tout cela, vous et moi. Voilà la marquise d’Espard quis’en va, croyez-vous qu’elle ne pense pas ainsi&|160;? Nous noussommes entendus ensemble il y a deux ans (le fat&|160;!), eh&|160;!bien, elle n’a qu’à m’écrire un mot, et il n’est pas long : Moncher des Lupeaulx, vous m’obligerez de faire telle ou tellechose&|160;! c’est exécuté ponctuellement&|160;; nous pensons en cemoment à faire interdire son mari. Vous autres femmes, il ne vousen coûte que du plaisir pour avoir ce que vous voulez. Hé&|160;!bien donc, enjuponnez le ministre, chère enfant, je vous y aiderai,c’est dans mon intérêt. Oui, je lui voudrais une femme quil’influençât, il ne m’échapperait pas&|160;; il m’échappequelquefois, et cela se conçoit : je ne le tiens que par saraison&|160;; en m’entendant avec une jolie femme, je le tiendraispar sa folie, et c’est plus fort. Ainsi, restons bons amis, etpartageons le crédit que vous aurez.

Madame Rabourdin écouta dans le plus profond étonnement cettesingulière profession de rouerie. La naïveté du commerçantpolitique excluait toute idée de surprise.

– Croyez-vous qu’il ait fait attention à moi, lui demanda-t-elleprise au piége.

– Je le connais, j’en suis sûr.

– Est-il vrai que la nomination de Rabourdin soitsignée&|160;?

– Je lui ai remis le travail, ce matin. Mais ce n’est rienencore que d’être Directeur, il faut être Maître des requêtes…

– Oui, dit-elle.

– Eh bien&|160;! rentrez, coquetez avec l’Excellence.

– Vraiment, dit-elle, ce n’est que de ce soir que j’ai pu bienvous connaître. Vous n’avez rien de vulgaire.

– Ainsi donc, reprit des Lupeaulx, nous sommes deux vieux amis,et nous supprimons les airs tendres, l’amour ennuyeux, pourentendre la question comme sous la Régence, où l’on avait beaucoupd’esprit.

– Vous êtes vraiment fort, et vous avez mon admiration, dit-elleen souriant et lui tendant la main. Vous saurez que l’on fait pluspour son ami que pour son…

Elle n’acheva pas et rentra.

– Chère petite, se dit des Lupeaulx à lui-même en la regardantaborder le ministre, des Lupeaulx n’a plus de remords à seretourner contre toi&|160;! Demain soir, en m’offrant une tasse dethé, tu m’offriras ce dont je ne veux plus… Tout est dit&|160;!Ah&|160;! quand nous avons quarante ans, les femmes nous attrapenttoujours, on ne peut plus être aimé.

Il entra dans le salon après s’être toisé dans la glace ets’être reconnu pour un fort joli homme politique, mais pour unparfait invalide de Cythère. En ce moment, madame Rabourdin serésumait. Elle méditait de s’en aller et s’efforçait de laisserdans l’esprit de chacun une dernière et gracieuse impression, elley réussit. Contre la coutume des salons, quand elle ne fut plus là,chacun s’écria :  » La charmante femme&|160;!  » et le ministre lareconduisit jusqu’à la dernière porte.

– Je suis bien sûr que demain vous penserez à moi&|160;? dit-ilau ménage en faisant ainsi allusion à la nomination.

– Il y a si peu de hauts fonctionnaires dont les femmes soientagréables que je suis tout content de notre acquisition, dit leministre en rentrant.

– Ne la trouvez-vous pas un peu envahissante&|160;? dit desLupeaulx d’un air piqué.

Les femmes échangèrent entre elles des regards expressifs, larivalité du ministre et de son Secrétaire-général les amusait.Alors eut lieu l’une de ces jolies mystifications auxquelless’entendent si admirablement les Parisiennes. Les femmes animèrentle ministre et des Lupeaulx en s’occupant de madame Rabourdin :l’une la trouva trop apprêtée et visant à l’esprit&|160;; l’autrecompara les grâces de la bourgeoisie aux manières de la grandecompagnie afin de critiquer Célestine&|160;; et des Lupeaulxdéfendit sa prétendue maîtresse, comme on défend ses ennemis dansles salons.

– Rendez-lui donc justice, mesdames&|160;? n’est-il pasextraordinaire que la fille d’un commissaire-priseur soit sibien&|160;! Voyez d’où elle est partie, et voyez où elle est : elleira aux Tuileries, elle en a la prétention, elle me l’a dit.

– Si elle est la fille d’un commissaire, dit madame d’Espard ensouriant, en quoi cela peut-il nuire à l’avancement de sonmari&|160;?

– Par le temps qui court, n’est-ce pas&|160;? dit la femme duministre en se pinçant les lèvres.

– Madame, dit sévèrement le ministre à la marquise, avec desmots pareils, que malheureusement la Cour n’épargne à personne, onprépare des révolutions. Vous ne sauriez croire combien la conduitepeu mesurée de l’Aristocratie déplaît à certains personnagesclairvoyants du Château. Si j’étais grand seigneur, au lieu d’êtreun petit gentilhomme de province qui semble être mis où je suispour faire vos affaires, la monarchie ne serait pas aussi malassise que je la vois. Que devient un trône qui ne sait pascommuniquer son éclat à ceux qui le représentent&|160;? Nous sommesloin du temps où le Roi faisait grands par sa seule volonté lesLouvois, les Colbert, les Richelieu, les Jeannin, les Villeroy etles Sully… Oui, Sully, à son début, n’était pas plus que je nesuis. Je vous parle ainsi parce que nous sommes entre nous et queje serais, en effet, bien peu de chose si je me choquais d’unepareille misère. C’est à nous et non aux autres à nous rendregrands.

– Tu es nommé, mon cher, dit Célestine en serrant la main de sonmari. Sans le des Lupeaulx, j’eusse expliqué ton plan auministre&|160;; mais ce sera pour mardi prochain, et tu pourrasainsi devenir plus promptement maître des requêtes.

Dans la vie de toutes les femmes, il est un jour où elles ontbrillé de tout leur éclat, et qui leur donne un éternel souvenirauquel elles reviennent complaisamment. Quand madame Rabourdindéfit un à un les artifices de sa parure, elle récapitula sa soiréeen la comptant parmi ses jours de gloire et de bonheur : toutes sesbeautés avaient été jalousées, elle avait été vantée par la femmedu ministre, heureuse de l’opposer à ses amies. Enfin toutes sesvanités avaient rayonné au profit de l’amour conjugal. Rabourdinétait nommé&|160;!

– N’étais-je pas bien ce soir&|160;? dit-elle à son mari commesi elle avait eu besoin de l’animer.

En ce moment Mitral, qui attendait au café Thémis les deuxusuriers, les vit entrer et n’aperçut rien sur ces deux figuresimpassibles.

– Où en sommes-nous&|160;? leur dit-il quand ils furentattablés.

– Eh&|160;! bien, comme toujours, dit Gigonnet en se frottantles mains, la victoire aux écus.

– Vrai, répondit Gobseck.

Mitral prit un cabriolet, alla trouver les Saillard et lesBaudoyer, chez qui le boston s’était prolongé&|160;; mais il nerestait plus que l’abbé Gaudron. Falleix, quasi mort de fatigue,était allé se coucher.

– Vous serez nommé, mon neveu, et l’on vous réserve unesurprise.

– Quoi&|160;? dit Saillard.

– La croix&|160;! s’écria Mitral.

– Dieu protège ceux qui songent à ses autels&|160;! ditGaudron.

On chantait ainsi le Te Deum dans les deux camps avec un égalbonheur.

Le lendemain, mercredi, monsieur Rabourdin devait travailleravec le ministre, car il faisait l’intérim depuis la maladie dedéfunt La Billardière. Ces jours-là, les employés étaient fortexacts, les garçons de bureau très-empressés, car les jours designature tout est en l’air dans les Bureaux, et pourquoi&|160;?personne ne le sait. Les trois garçons étaient donc à leur poste,et se flattaient d’avoir quelque gratification, car le bruit de lanomination de monsieur Rabourdin s’était répandu la veille par lessoins de des Lupeaulx. L’oncle Antoine et l’huissier Laurent setrouvaient en grande tenue, quand, à huit heures moins un quart, legarçon du Secrétariat vint prier Antoine de remettre en secret àmonsieur Dutocq une lettre que le Secrétaire-général lui avait ditd’aller porter chez le Commis principal à sept heures.

– Je ne sais pas comment cela s’est fait, mon vieux, j’ai dormi,dormi, que je ne fais que de me réveiller. Il me chanterait unegamme d’enfer s’il savait qu’elle n’est pas à son adresse&|160;; aulieur que, comme ça, je lui soutiendrai que je l’ai remise moi-mêmechez monsieur Dutocq. Un fameux secret, père Antoine : ne ditesrien aux employés&|160;; parole&|160;! il me renverrait, jeperdrais ma place pour un seul mot, a-t-il dit&|160;?

– Qu’est-ce qu’il y a donc dedans&|160;? dit Antoine.

– Rien. Je l’ai regardée, comme ça, tenez.

Et il fit bâiller la lettre, qui ne laissa voir que dublanc.

– C’est aujourd’hui le grand jour pour vous, Laurent, dit legarçon du Secrétariat, vous allez avoir un nouveau directeur.Décidément on fait des économies, on réunit deux Divisions en uneDirection, gare aux garçons&|160;!

– Oui, neuf employés mis à la retraite, dit Dutocq qui arrivait.Comment savez-vous cela, vous autres&|160;?

Antoine présenta la lettre à Dutocq, qui dégringola lesescaliers et courut au Secrétariat après l’avoir ouverte.

Depuis le jour de la mort de monsieur de La Billardière, aprèsavoir bien bavardé, les deux Bureaux Rabourdin et Baudoyer avaientfini par reprendre leur physionomie accoutumée et les habitudes dudolce far niente administratif. Cependant la fin de l’annéeimprimait dans les Bureaux une sorte d’application studieuse, demême qu’elle donne quelque chose de plus onctueusement servile auxportiers. Chacun venait à l’heure, on remarquait plus de mondeaprès quatre heures, car la distribution des gratifications dépenddes dernières impressions qu’on laisse de soi dans l’esprit deschefs. La veille, la nouvelle de la réunion des deux divisions LaBillardière et Clergeot en une Direction, sous une dénominationnouvelle, avait agité les deux Divisions. On savait le nombre desemployés mis à la retraite, mais on ignorait leurs noms. Onsupposait bien que Poiret ne serait pas remplacé, on feraitl’économie de sa place. Le petit La Billardière s’en était allé.Deux nouveaux surnuméraires arrivaient&|160;; et, circonstanceeffrayante&|160;! ils étaient fils de députés. La nouvelle jetée laveille dans les Bureaux, au moment où les employés partaient, avaitimprimé la terreur dans les consciences. Aussi, pendant lademi-heure d’arrivée, y eut-il des causeries autour des poêles.Avant que personne ne fût arrivé, Dutocq vit des Lupeaulx à satoilette&|160;; et, sans quitter son rasoir, le Secrétaire-générallui jeta le coup d’oeil du général intimant un ordre.

– Sommes-nous seuls&|160;? lui dit-il.

– Oui, monsieur.

– Hé&|160;! bien, marchez sur Rabourdin en avant et ferme&|160;!vous devez avoir gardé une copie de son état.

– Oui.

– Vous me comprenez : Indé irae&|160;! Il nous faut un tollegénéral. Sachez inventer quelque chose pour activer lesclameurs..

– Je puis faire faire une caricature, mais je n’ai pas cinqcents francs à donner..

– Qui la fera&|160;?

– Bixiou&|160;!

– Il aura mille francs, et sera Sous-chef sous Colleville quis’entendra avec lui.

– Mais il ne me croira pas.

– Voulez-vous me compromettre, par hasard&|160;? Allez, ou sinonrien, entendez-vous&|160;?

– Si monsieur Baudoyer est directeur, il pourrait prêter lasomme…

– Oui, il le sera. Laissez-moi, dépêchez-vous, et n’ayez pasl’air de m’avoir vu, descendez par le petit escalier.

Pendant que Dutocq revenait au Bureau le cœur palpitant de joie,en se demandant par quels moyens il exciterait la rumeur contre sonChef sans trop se compromettre, Bixiou était entré chez lesRabourdin pour leur dire un petit bonjour. Croyant avoir perdu, lemystificateur trouva plaisant de se poser comme ayant gagné.

BIXIOU ( imitant la voix de Phellion ).

Messieurs, je vous salue, et vous dépose un bonjourcollectif.

J’indique dimanche prochain pour un dîner auRocher-de-Cancale&|160;; mais une question grave se présente, lesemployés supprimés en sont-ils&|160;?

POIRET.

Même ceux qui prennent leur retraite.

BIXIOU.

Ça m’est égal, ce n’est pas moi qui paye ( stupéfaction générale). Baudoyer est nommé, je voudrais déjà l’entendre appelantLaurent&|160;! ( Il copie Baudoyer .)

Laurent, serrez ma haire, avec ma discipline.

( Tous pouffent de rire .)

Ris d’aboyeur d’oie&|160;! Colleville a raison avec sesanagrammes, car vous savez l’anagramme de Xavier Rabourdin, chef debureau , c’est : D’abord rêva bureaux, e. u. fin riche . Si jem’appelais Charles X, par la grâce de Dieu, roi de France et deNavarre , je tremblerais de voir le destin que me prophétise monanagramme s’accomplir ainsi.

THUILLIER.

Ha&|160;! çà, vous voulez rire&|160;!

BIXIOU ( lui riant au nez ).

Ris au laid (riz au lait)&|160;! Il est joli celui-là, papaThuillier, car vous n’êtes pas beau. Rabourdin donne sa démissionde rage de savoir Baudoyer directeur.

VIMEUX ( entrant ).

Quelle farce&|160;! Antoine, à qui je rendais trente ou quarantefrancs, m’a dit que monsieur et madame Rabourdin avaient été reçushier à la soirée particulière du ministre et y étaient restésjusqu’à minuit moins un quart. Son Excellence a reconduit madameRabourdin jusque sur l’escalier, il parait qu’elle était divinementmise. Enfin, il est certainement Directeur. Riffé,l’expéditionnaire du Personnel, a passé la nuit pour achever pluspromptement le travail : ce n’est plus un mystère. MonsieurClergeot a sa retraite. Après trente ans de services, ce n’est pasune disgrâce. Monsieur Cochin qui est riche…

BIXIOU.

Selon Colleville, il fait cochenille .

VIMEUX.

Mais il est dans la cochenille, car il est associé de la maisonMatifat, rue des Lombards. Eh&|160;! bien, il a sa retraite. Poireta sa retraite. Tous deux, ils ne sont pas remplacés. Voilà lepositif, le reste n’est pas connu. La nomination de monsieurRabourdin vient ce matin, on craint des intrigues.

BIXIOU.

Quelles intrigues&|160;?

FLEURY.

Baudoyer, parbleu&|160;! le parti-prêtre l’appuie, et voilà unnouvel article du journal libéral : il n’a que deux lignes, mais ilest drôle. (Il lit.)

 » Quelques personnes parlaient hier au foyer des Italiens de larentrée de monsieur Châteaubriand au ministère, et se fondaient surle choix que l’on a fait de monsieur Rabourdin, le protégé des amisdu noble vicomte, pour remplir la place primitivement destinée àmonsieur Baudoyer. Le parti-prêtre n’aura pu reculer que devant unetransaction avec le grand écrivain.  »

Canaille&|160;!

DUTOCQ ( entrant après avoir entendu ).

Qui, canaille&|160;? Rabourdin. Vous savez donc lanouvelle&|160;?

FLEURY ( roulant des yeux féroces ).

Rabourdin&|160;?… une canaille&|160;! Etes-vous fou, Dutocq, etvoulez-vous une balle pour vous mettre du plomb dans lacervelle&|160;?

DUTOCQ.

Je n’ai rien dit contre monsieur Rabourdin, seulement on vientde me confier sous le secret dans la cour qu’il avait dénoncébeaucoup d’employés, donné des notes, enfin que sa faveur avaitpour cause un travail sur les ministères où chacun de nous estenfoncé…

PHELLION ( d’une voix forte ).

Monsieur Rabourdin est incapable…

BIXIOU.

C’est du propre&|160;! dites donc, Dutocq&|160;? ( Ils se disentun mot à l’oreille et sortent dans le corridor .)

BIXIOU.

Qu’est-ce qu’il arrive donc&|160;?

DUTOCQ.

Vous souvenez-vous de la caricature&|160;?

BIXIOU.

Oui, eh&|160;! bien&|160;?

DUTOCQ.

Faites-là, vous êtes Sous-chef, et vous aurez une fameusegratification. Voyez-vous, mon cher, il y a zizanie dans lesrégions supérieures. Le Ministère est engagé enversRabourdin&|160;; mais s’il ne nomme pas Baudoyer, il se brouilleavec le Clergé. Vous ne savez pas&|160;? le Roi, le Dauphin et laDauphine, la Grande-Aumônerie, enfin la Cour veut Baudoyer, leministre veut Rabourdin.

BIXIOU.

Bon&|160;!…

DUTOCQ.

Pour pouvoir se rapprocher, car le ministre a vu la nécessité decéder, il veut tuer la difficulté. Il faut une cause pour sedéfaire de Rabourdin. On a donc déniché un ancien travail fait parlui sur les Administrations pour les épurer, et il en circulequelque chose. Du moins, voilà comment j’essaie de m’expliquer lachose. Faites le dessin, vous entrez dans le jeu des sommités, vousservez à la fois le Ministère, la Cour, tout le monde et vous êtesnommé. Comprenez-vous&|160;?

BIXIOU.

Je ne comprends pas comment vous pouvez savoir tout cela, oubien vous l’inventez.

DUTOCQ.

Voulez-vous que je vous montre votre article&|160;?

BIXIOU.

Oui.

DUTOCQ.

Eh&|160;! bien, venez chez moi, car je veux remettre ce travailen des mains sûres.

BIXIOU.

Allez-y tout seul. ( Il rentre dans le bureau des Rabourdin .)Il n’est question que de ce que vous a dit Dutocq, paroled’honneur. Monsieur Rabourdin aurait donné des notes peu flatteusessur les employés à réformer. Le secret de son élévation est là.Nous vivons dans un temps où rien n’étonne. ( Il se drape commeTalma .)

Vous avez vu tomber les plus illustres têtes,

Et vous vous étonnez, insensés que vous êtes&|160;!

de trouver une cause de ce genre à la faveur d’un homme&|160;?Monsieur Baudoyer est trop bête pour réussir par des moyenssemblables&|160;! Agréez mon compliment, messieurs, vous êtes sousun illustre chef. ( Il sort .)

POIRET.

Je quitterai le ministère sans avoir jamais pu comprendre uneseule phrase de ce monsieur-là. Qu’est-ce qu’il veut dire avec sestêtes tombées&|160;?

FLEURY.

Parbleu&|160;! les quatre sergents de la Rochelle, Berton, Ney,Caron, les frères Faucher, tous les massacres&|160;!

PHELLION.

Il avance légèrement des choses hasardées.

FLEURY.

Dites donc qu’il ment, qu’il blague&|160;! et que dans sa gueulele vrai prend la tournure du vert-de-gris.

PHELLION.

Vos paroles sont hors la loi de la politesse et des égards quel’on se doit entre collègues.

VIMEUX.

Il me semble que si ce qu’il dit est faux, on nomme cela descalomnies, des diffamations, et qu’un diffamateur mérite des coupsde cravache.

FLEURY ( s’animant ).

Et si les Bureaux sont un endroit public, cela va droit enPolice correctionnelle.

PHELLION ( voulant éviter une querelle, essaie de détourner laconversation ).

Messieurs, du calme. Je travaille à un nouveau petit traité surla morale, et j’en suis à l’âme.

FLEURY ( l’interrompant ).

Qu’en dites-vous, monsieur Phellion&|160;?

PHELLION ( lisant ).

D. Qu’est-ce que l’âme de l’homme&|160;?

R. C’est une substance spirituelle qui pense et qui raisonne.

THUILLIER.

Une substance spirituelle, c’est comme si on disait un moellonimmatériel.

POIRET.

Laissez donc dire…

PHELLION ( reprenant ).

D. D’où vient l’âme&|160;?

R. Elle vient de Dieu, qui l’a créée d’une nature simple etindivisible, et dont par conséquent on ne peut concevoir ladestructibilité, et il a dit&|160;…

POIRET ( stupéfait ).

Dieu&|160;?

PHELLION.

Oui, monsieur. La tradition est là.

FLEURY ( à Poiret ).

N’interrompez donc pas, vous-même&|160;!

PHELLION ( reprenant ).

Et il a dit qu’il l’avait créée immortelle, c’est-à-dire qu’ellene mourra jamais .

D. A quoi sert l’âme&|160;?

R. A comprendre, vouloir et se souvenir&|160;; ce qui constituel’entendement, la volonté, la mémoire .

D. A quoi sert l’entendement&|160;?

R. A connaître. C’est l’oeil de l’âme .

FLEURY.

Et l’âme est l’oeil de quoi&|160;?

PHELLION ( continuant ).

D. Que doit connaître l’entendement&|160;?

R. La vérité .

D. Pourquoi l’homme a-t-il une volonté&|160;?

R. Pour aimer le bien et haïr le mal .

D. Qu’est-ce que le bien&|160;?

R. Ce qui rend heureux .

VIMEUX.

Et vous écrivez cela pour des demoiselles&|160;?

PHELLION.

Oui. ( Continuant ).

D. Combien y a-t-il de sortes de biens&|160;?

FLEURY.

C’est prodigieusement leste&|160;!

PHELLION ( indigné ).

Oh&|160;! monsieur&|160;! ( Se calmant .) Voici d’ailleurs laréponse. J’en suis là. ( Il lit .) R. Il y a deux sortes de biens,le bien éternel et le bien temporel .

POIRET ( il fait une mine de mépris ).

Et cela se vendra beaucoup&|160;?

PHELLION.

J’ose l’espérer. Il faut une grande contention d’esprit pourétablir le système des demandes et des réponses, voilà pourquoi jevous priais de me laisser penser, car les réponses…

THUILLIER ( interrompant ).

Au reste, les réponses pourront se vendre a part…

POIRET.

Est-ce un calembour&|160;?

THUILLIER.

Oui, on en fera de la salade ( de raiponces ).

PHELLION.

J’ai eu le tort grave de vous interrompre ( il se replonge latête dans ses cartons ). Mais ( en lui-même ) ils ne pensent plus àmonsieur Rabourdin.

En ce moment il se passait entre des Lupeaulx et le ministre unescène qui décida du sort de Rabourdin. Avant le déjeuner, leSecrétaire-général était venu trouver l’Excellence dans soncabinet, en s’assurant que la Brière ne pouvait rien entendre.

– Votre Excellence ne joue pas franchement avec moi…

– Nous voilà brouillés, pensa le ministre, parce que samaîtresse m’a fait des coquetteries hier. – Je vous croyais moinsenfant, mon cher ami, reprit-il à haute voix.

– Ami, reprit le Secrétaire-général, je vais bien le savoir.

Le ministre regarda fièrement des Lupeaulx.

– Nous sommes entre nous, et nous pouvons nous expliquer. Ledéputé de l’arrondissement où se trouve ma terre des Lupeaulx…

– C’est donc bien décidément une terre&|160;? dit en riant leministre pour cacher sa surprise.

– Augmentée de deux cent mille francs d’acquisitions, repritnégligemment des Lupeaulx. Vous connaissiez la démission de cedéputé depuis dix jours, et vous ne m’avez point prévenu, vous nele deviez pas&|160;; mais vous saviez très-bien que je désirem’asseoir en plein Centre. Avez-vous songé que je puis me rejeterdans la Doctrine qui vous dévorera vous et la monarchie, si l’oncontinue à laisser ce parti recruter les hommes d’un certain talentméconnus&|160;? Savez-vous qu’il n’y a pas dans une nation plus decinquante ou soixante têtes dangereuses, et où l’esprit soit enrapport avec l’ambition&|160;? Savoir gouverner, c’est combattreces têtes-là pour les couper ou pour les acheter. Je ne sais pas sij’ai du talent, mais j’ai de l’ambition, et vous commettez la fautede ne pas vous entendre avec un homme qui ne vous veut que du bien.Le Sacre a ébloui pour un moment, mais après&|160;?… Après, laguerre des mots et des discussions recommencera, s’envenimera.Eh&|160;! bien, pour ce qui vous concerne, ne me trouvez pas dansle Centre gauche, croyez-moi&|160;! Malgré les manœuvres de votrepréfet, à qui sans doute il est parvenu des instructionsconfidentielles contre moi, j’aurai la majorité. Le moment est venude nous bien comprendre. Après un petit coup de Jarnac on devientquelquefois bons amis. Je serai nommé comte, et l’on ne refuserapas à mes services le grand-cordon de la Légion. Mais je tiensmoins à ces deux points qu’à une chose où votre intérêt seul setrouve engagé… Vous n’avez pas encore nommé Rabourdin, j’ai eu desnouvelles ce matin, vous satisferez bien du monde en lui préférantBaudoyer…

– Nommer Baudoyer, s’écria le ministre, vous le connaissez.

– Oui, dit des Lupeaux, mais quand son incapacité sera prouvée,vous le destituerez en priant ses protecteurs de l’employer chezeux. Vous aurez ainsi pour vos amis une Direction importante àdonner, ce qui facilitera quelque transaction pour vous défaire dequelque ambitieux.

– Je lui ai promis…

– Oui, mais je ne vous demande pas de changer aujourd’hui même.Je sais le danger de dire oui et non dans la même journée. Remettezles nominations, vous pourrez les signer après-demain. Eh&|160;!bien, après-demain vous reconnaîtrez qu’il est impossible deconserver Rabourdin, de qui, d’ailleurs, vous aurez reçu une belleet bonne démission.

– Sa démission&|160;?

– Oui.

– Pourquoi… &|160;?

– Il est l’homme d’un pouvoir inconnu pour lequel il a faitl’espionnage en grand dans tous les Ministères, et la chose a étédécouverte par une inadvertance&|160;; on en parle, les employéssont furieux. De grâce, ne travaillez pas aujourd’hui avec lui,laissez-moi trouver un biais pour vous en dispenser. Allez chez leRoi, je suis sûr que vous trouverez des personnes contentes devotre concession à propos de Baudoyer, vous obtiendrez quelquechose en échange. Puis, sous serez bien fort plus tard endestituant ce sot, puisqu’on vous l’aura pour ainsi direimposé.

– Qui vous a fait changer ainsi sur le compte deRabourdin&|160;?

– Aideriez-vous monsieur de Chateaubriand à faire un articlecontre le ministère&|160;? Eh&|160;! bien, voici comment Rabourdinme traite dans son Etat, dit-il en donnant sa note au ministre. Ilorganise un gouvernement tout entier, sans doute au profit d’unesociété que nous ne connaissons pas. Je vais rester son ami pour lesurveiller : je crois que je rendrai quelque grand service qui memènera à la Pairie, car la Pairie est le seul objet de mes désirs.Sachez-le bien, je ne veux ni ministère ni quoi que ce soit quipuisse vous contrarier, je vise à la Pairie qui me permettrad’épouser la fille de quelque maison de banque avec deux cent millelivres de rente. Ainsi, laissez-moi vous rendre quelques grandsservices qui fassent dire au Roi que j’ai sauvé le trône. Il y along-temps que je le dis : le libéralisme ne nous livrera plus debataille rangée&|160;; il a renoncé aux conspirations, aucarbonarisme, aux prises d’armes, il mine en dessous et se prépareà un complet Ote-toi de là que je m’y mette&|160;! Croyez-vous queje me sois fait le courtisan de la femme d’un Rabourdin pour monplaisir&|160;? non, j’avais des renseignements&|160;! Ainsi deuxchoses aujourd’hui : l’ajournement des nominations, et votrecoopération sincère à mon élection. Vous verrez si vers la fin dela session je ne vous aurai pas largement payé ma dette.

Pour toute réponse, le ministre prit le travail du Personnel etle tendit à des Lupeaulx.

– Je vais faire dire à Rabourdin, reprit des Lupeaulx, que vousremettez le travail à samedi.

Le ministre consentit par un signe de tête. Le garçon dusecrétariat traversa bientôt les cours et vint chez Rabourdin pourle prévenir que le travail était remis à samedi, jour où la Chambrene s’occupait que de pétitions et où le ministre avait toute sajournée. En ce moment même, Saillard glissait sa phrase à la femmedu ministre, qui lui répondit avec dignité qu’elle ne se mêlaitpoint d’affaires d’Etat et que d’ailleurs elle avait entendu direque monsieur Rabourdin était nommé. Saillard épouvanté monta chezBaudoyer et trouva Dutocq, Godard et Bixiou dans un étatd’exaspération difficile à décrire, car ils parcouraient laterrible minute du travail de Rabourdin sur les employés.

BIXIOU ( en montrant du doigt un passage ).

Vous voilà, père Saillard.

SAILLARD. La caisse est à supprimer dans tous les ministères quidoivent avoir leurs comptes courants au Trésor. Saillard est richeet n’a nul besoin de pension .

Voulez-vous voir votre gendre&|160;? ( Il feuillette .)Voilà.

BAUDOYER. Complétement incapable. Remercié sans pension, il estriche .

Et l’ami Godard&|160;? ( Il feuillette .)

GODARD. A renvoyer&|160;! une pension du tiers de son traitement.

Enfin nous y sommes tous. Moi je suis un artiste à faireemployer par la Liste Civile, à l’Opéra, aux Menus-Plaisirs, auMuséum. Beaucoup de capacité, peu de tenue, incapabled’application, esprit remuant . Ah&|160;! je t’en donnerai del’artiste&|160;!

SAILLARD.

Supprimer les caissiers&|160;?… C’est un monstre&|160;!

BIXIOU.

Que dit-il de notre mystérieux Desroys&|160;? ( Il feuillette etlit .)

DESROYS. Homme dangereux en ce qu’il est inébranlable en desprincipes contraires à tout pouvoir monarchique. Fils deconventionnel, il admire la Convention, il peut devenir unpernicieux publiciste .

BAUDOYER.

La police n’est pas si habile&|160;!

GODARD.

Mais je vais au Secrétariat-général porter une plainte enrègle&|160;; il faut nous retirer tous en masse si un pareil hommeest nommé.

DUTOCQ.

Ecoutez-moi, messieurs&|160;! de la prudence. Si vous voussouleviez d’abord, nous serions accusés de vengeance et d’intérêtpersonnel&|160;! Non, laissez courir le bruit tout doucement. Quandl’Administration entière sera soulevée, vos démarches aurontl’assentiment général.

BIXIOU.

Dutocq est dans les principes du grand air inventé par lesublime Rossini pour Basilio , et qui prouve que ce grandcompositeur est un homme politique&|160;! Ceci me semble juste etconvenable. Je compte mettre ma carte chez monsieur Rabourdindemain matin, et je vais faire graver BIXIOU&|160;; puis, commetitres, au-dessous : Peu de tenue, incapable d’application, espritremuant .

GODARD.

Bonne idée, messieurs. Faisons faire nos cartes, et que leRabourdin les ait toutes demain matin.

BAUDOYER.

Monsieur Bixiou, chargez-vous de ce petit détail, et faitesdétruire les planches après qu’on en aura tiré une seuleépreuve.

DUTOCQ ( prenant à part Bixiou ).

Eh&|160;! bien, voulez-vous dessiner la chargemaintenant&|160;?

BIXIOU.

Je comprends, mon cher, que vous êtes dans le secret depuis dixjours. ( Il le regarde dans le blanc des yeux .) Serai-jeSous-chef&|160;?

DUTOCQ.

Ma parole d’honneur, et mille francs de gratification, comme jevous l’ai dit. Vous ne savez pas quel service vous rendez à desgens puissants.

BIXIOU.

Vous les connaissez&|160;?

DUTOCQ.

Oui.

BIXIOU.

Eh&|160;! bien, je veux leur parler.

DUTOCQ ( sèchement ).

Faites la charge ou ne la faites pas, vous serez Sous-chef ouvous ne le serez pas.

BIXIOU.

Eh&|160;! bien, Voyons les mille francs&|160;?

DUTOCQ.

Je vous les donnerai contre le dessin.

BIXIOU.

En avant. La charge courra demain dans les Bureaux. Allons doncembêter les Rabourdin. ( Parlant à Saillard, à Godard et à Baudoyerqui causent entre eux à voix basse .) Nous allons aller travaillerles voisins. ( Il sort avec Dutocq et arrive au bureau Rabourdin. Ason aspect, Fleury, Thuillier, Vimeux s’animent .) Eh&|160;! bien,qu’avez-vous, messieurs&|160;? Ce que je vous ai dit est si vraique vous pouvez aller voir les preuves de la plus infâme desdélations chez le vertueux, l’honnête, l’estimable, probe et pieuxBaudoyer, qui certes est incapable, lui&|160;! du moins, de faireun pareil métier. Votre chef a inventé quelque guillotine pour lesemployés, c’est sûr, allez voir&|160;! suivez le monde, on ne paiepas si l’on est mécontent, vous jouirez de votre malheur,GRATIS&|160;! Aussi les nominations sont-elles remises. Les Bureauxsont en rumeur, et Rabourdin vient d’être prévenu que le ministrene travaillerait pas avec lui aujourd’hui… Et, allezdonc&|160;!

Phellion et Poiret demeurèrent seuls. Le premier aimait tropRabourdin pour aller chercher une conviction qui pouvait nuire à unhomme qu’il ne voulait pas juger&|160;; le second n’avait plus quecinq jours à rester au bureau. En ce moment, Sébastien descenditpour venir chercher ce qui devait être compris dans les pièces àsigner. Il fut assez étonné, sans en rien témoigner, de trouver lebureau désert.

PHELLION.

Mon jeune ami ( il se lève, cas rare ), savez-vous ce qui sepasse, quels bruits courent sur môsieur Rabourdin, que vous aimezet ( il baisse la voix et s’approche de l’oreille de Sébastien )que j’aime autant que je l’estime&|160;? On dit qu’il a commisl’imprudence de laisser traîner un travail sur les Employés… ( Aces mots Phellion s’arrête, il est obligé de soutenir dans ses brasnerveux le jeune Sébastien, qui devient pâle comme une roseblanche, et défaille sur une chaise .) Une clef dans le dos,môsieur Poiret, avez-vous une clef&|160;?

POIRET.

J’ai toujours celle de mon domicile.

( Le vieux Poiret jeune insinue sa clef dans le dos deSébastien, à qui Phellion fait boire un verre d’eau froide. Lepauvre enfant n’ouvre les yeux que pour verser un torrent delarmes. Il va se mettre la tête sur le bureau de Phellion, en s’yrenversant le corps abandonné comme si la foudre l’avait atteint,et ses sanglots sont si pénétrants, si vrais, si abondants, que,pour la première fois de sa vie, Poiret s’émeut de la douleurd’autrui .)

PHELLION ( grossissant sa voix ).

Allons, allons, mon jeune ami, du courage&|160;! Dans lesgrandes circonstances il en faut. Vous êtes un homme. Qu’ya-t-il&|160;? en quoi ceci peut-il vous émouvoir sidémesurément&|160;?

SEBASTIEN ( à travers ses sanglots ).

C’est moi qui ai perdu monsieur Rabourdin. J’ai laissé l’Etatque j’avais copié, j’ai tué mon bienfaiteur, j’en mourrai. Un sigrand homme&|160;! un homme qui eût été ministre&|160;!

POIRET ( en se mouchant ).

C’est donc vrai qu’il a fait les rapports&|160;?

SEBASTIEN ( à travers ses sanglots ).

Mais c’était pour… Allons, je vais dire ses secrets,maintenant&|160;! Ah&|160;! le misérable Dutocq&|160;! c’est luiqui l’a volé…

Et les pleurs, les sanglots recommencèrent si bien que, de soncabinet, Rabourdin entendit les larmes, distingua la voix, etmonta. Le chef trouva Sébastien presque évanoui, comme un Christentre les bras de Phellion et de Poiret, qui singeaientgrotesquement la pose des deux Maries et dont les figures étaientcrispées par l’attendrissement.

RABOURDIN.

Qu’y a-t-il, messieurs&|160;? ( Sébastien se dresse sur sespieds et tombe sur ses genoux devant Rabourdin .)

SEBASTIEN.

Je vous ai perdu, monsieur&|160;! L’Etat, Dutocq le montre, ill’a sans doute surpris&|160;!

RABOURDIN ( calme ).

Je le savais. ( Il relève Sébastien et l’emmène .) Vous êtes unenfant, mon ami. ( Il s’adresse à Phellion .) Où sont cesmessieurs&|160;?

PHELLION.

Môsieur, ils sont allés voir dans le cabinet de monsieurBaudoyer un état que l’on dit…

RABOURDIN.

Assez. ( Il sort en tenant Sébastien. Poiret et Phellion seregardent en proie à une vive surprise et ne savent quelles idéesse communiquer .)

POIRET ( à Phellion ).

Monsieur Rabourdin&|160;!…

PHELLION ( à Poiret ).

Monsieur Rabourdin&|160;!

POIRET.

Par exemple, monsieur Rabourdin&|160;!

PHELLION.

Avez-vous vu comme il était, néanmoins, calme et digne…

POIRET ( d’un air finaud qui ressemble à une grimace ).

Il y aurait quelque chose là-dessous que cela ne m’étonneraitpoint.

PHELLION.

Un homme d’honneur, pur, sans tache.

POIRET.

Et ce Dutocq&|160;?

PHELLION.

Môsieur Poiret, vous pensez ce que je pense sur Dutocq&|160;; neme comprenez-vous pas&|160;?

POIRET ( en donnant deux ou trois petits coups de tête, répondd’un air fin ).

Oui. ( Tous les employés rentrent .)

FLEURY.

En voilà une sévère, et après avoir lu je ne le crois pasencore. Monsieur Rabourdin, le roi des hommes&|160;! Ma foi, s’il ya des espions parmi ces hommes-là, c’est à dégoûter de la vertu. Jemettais Rabourdin dans les héros de Plutarque.

VIMEUX.

Oh&|160;! c’est vrai&|160;!

POIRET ( songeant qu’il n’a plus que cinq jours ).

Mais, messieurs, que dites-vous de celui qui a dérobé letravail, qui a guetté monsieur Rabourdin&|160;? ( Dutocq s’en va.)

FLEURY.

C’est un Judas Iscariote&|160;! Qui est-ce&|160;?

PHELLION ( finement ).

Il n’est certes pas parmi nous.

VIMEUX ( illuminé ).

C’est Dutocq.

PHELLION.

Je n’en ai point vu la preuve, môsieur. Pendant que vous étiezabsent, ce jeune homme, môsieur Delaroche, a failli mourir. Tenez,voyez ses larmes sur mon bureau&|160;!…

POIRET.

Nous l’avons tenu dans nos bras évanoui. Et la clef de mondomicile, tiens, tiens, il l’a toujours dans le dos. ( Poiret sort.)

VIMEUX.

Le ministre n’a pas voulu travailler avec Rabourdin aujourd’hui,et monsieur Saillard, à qui le Chef du Personnel a dit deux mots,est venu prévenir monsieur Baudoyer de faire une demande pour lacroix de la Légion-d’Honneur&|160;; il y en a une pour le jour del’an accordée à la Division, et elle est donnée à monsieurBaudoyer. Est-ce clair&|160;? Monsieur Rabourdin est sacrifié parceux-là même qui l’emploient. Voilà ce que dit Bixiou. Nous étionstous supprimés, excepté Phellion et Sébastien.

DU BRUEL ( arrivant ).

Hé&|160;! bien, messieurs, est-ce vrai&|160;?

THUILLIER.

De la dernière exactitude.

DU BRUEL ( remettant son chapeau ).

Adieu, messieurs. ( Il sort .)

THUILLIER.

Il ne s’amuse pas dans les feux de file, le vaudevilliste&|160;!Il va chez le duc de Rhétoré, chez le duc de Maufrigneuse&|160;;mais il peut courir&|160;! C’est, dit-on, Colleville qui sera notrechef.

PHELLION.

Il avait pourtant l’air d’aimer môsieur Rabourdin.

POIRET ( rentrant )

J’ai eu toutes les peines du monde à avoir la clef de mondomicile&|160;; ce petit fond en larmes, et monsieur Rabourdin adisparu complétement. ( Dutocq et Bixiou rentrent .)

BIXIOU.

Hé&|160;! bien, messieurs, il se passe d’étranges choses dansvotre bureau&|160;! Du Bruel&|160;? ( Il regarde dans le cabinet .)Parti&|160;!

THUILLIER.

En course&|160;!

BIXIOU.

Et Rabourdin&|160;?

FLEURY.

Fondu&|160;! distillé&|160;! fumé&|160;! Dire qu’un homme, leroi des hommes&|160;!..

POIRET ( à Dutocq ).

Dans sa douleur, monsieur Dutocq, le petit Sébastien vous accused’avoir pris le travail, il y a dix jours…

BIXIOU (en regardant Dutocq).

Il faut vous laver de ce reproche, mon cher. ( Tous les employéscontemplent fixement Dutocq .)

DUTOCQ.

Où est-il, ce petit aspic qui le copiait&|160;?

BIXIOU.

Comment savez-vous qu’il le copiait&|160;? Mon cher, il n’y aque le diamant qui puisse polir le diamant&|160;? ( Dutocq sort.)

POIRET.

Ecoutez, monsieur Bixiou, je n’ai plus que cinq jours et demi àrester dans les Bureaux, et je voudrais une fois, une seule fois,avoir le plaisir de vous comprendre&|160;! Faites-moi l’honneur dem’expliquer en quoi le diamant est utile dans cettecirconstance…

BIXIOU.

Cela veut dire, papa, car je veux bien une fois descendrejusqu’à vous, que de même que le diamant peut seul user le diamant,de même il n’y a qu’un curieux qui puisse vaincre sonsemblable.

FLEURY.

Curieux est mis ici pour espion.

POIRET.

Je ne comprends pas…

BIXIOU.

Eh&|160;! bien, ce sera pour une autre fois&|160;!

Monsieur Rabourdin avait couru chez le ministre. Le ministreétait à la Chambre. Rabourdin se rendit à la Chambre des députés,où il écrivit un mot au ministre. Le ministre était à la tribune,occupé d’une chaude discussion. Rabourdin attendit, non pas dans lasalle des conférences, mais dans la cour, et se décida, malgré lefroid, à se poster devant la voiture de l’Excellence, afin de luiparler quand elle y monterait. L’huissier lui avait dit que leministre était engagé dans une tempête soulevée par les dix-neuf del’extrême Gauche, et qu’il y avait une séance orageuse. Rabourdinse promenait dans la largeur de la cour du palais, en proie à uneagitation fébrile, et il attendit cinq mortelles heures. A sixheures et demie, le défilé commença&|160;; mais le chasseur duministre vint trouver le cocher.

– Hé&|160;! Jean&|160;! lui dit-il, monseigneur est parti avecle ministre de la guerre, ils vont chez le roi, et de là dînentensemble. Nous irons le chercher à dix heures, il y auraconseil.

Rabourdin revint à pas lents chez lui, dans un abattement facileà concevoir. Il était sept heures. Il eut à peine le temps des’habiller.

– Hé&|160;! bien, tu es nommé, lui dit joyeusement sa femmequand il se montra dans le salon.

Rabourdin leva la tête par un mouvement d’horrible mélancolie,et répondit : – Je crains bien de ne pins remettre les pieds auMinistère.

– Quoi&|160;? dit sa femme agitée d’une horrible anxiété.

– Mon mémoire sur les employés court les Bureaux, et il m’a étéimpossible de joindre le ministre&|160;!

Célestine eut une vision rapide, où, par un de ses éclairsinfernaux, le démon lui montra le sens de sa dernière conversationavec des Lupeaulx.

– Si je m’étais conduite en femme vulgaire, pensa-t-elle, nousaurions eu la place.

Elle contempla Rabourdin avec une sorte de douleur. Il se fit untriste silence, et le dîner se passa dans de mutuellesméditations.

– Et c’est notre mercredi, dit-elle.

– Tout n’est pas perdu, ma chère Célestine, dit Rabourdin enmettant un baiser sur le front de sa femme, peut-être pourrai-jeparler demain matin au ministre et tout s’expliquera. Sébastien apassé hier la nuit, toutes les copies sont achevées etcollationnées, je prierai le ministre de me lire en mettant toutsur son bureau. La Brière m’aidera. L’on ne condamne jamais unhomme sans l’entendre.

– Je suis curieuse de savoir si monsieur des Lupeaulx viendranous voir aujourd’hui.

– Lui&|160;?… certes il n’y manquera pas, dit Rabourdin. Il y adu tigre chez lui, il aime à lécher le sang de la blessure qu’il afaite&|160;!

– Mon pauvre ami, reprit sa femme en lui prenant la main, je nesais pas comment l’homme qui pouvait concevoir une si belle réformen’a pas vu qu’elle ne devait être communiquée à personne.

C’est de ces idées qu’un homme garde dans sa conscience, car luiseul peut les appliquer. Il fallait faire dans ta sphère commeNapoléon dans la sienne : il s’est plié, tordu, il a rampé&|160;!Oui, Bonaparte a rampé&|160;! Pour devenir général en chef, il aépousé la maîtresse de Barras. Il fallait attendre, se faire nommerdéputé, suivre les mouvements de la politique, tantôt au fond de lamer, tantôt sur le dos d’une lame, et, comme monsieur de Villèle,prendre la devise Col tempo : Tout vient à point pour qui saitattendre . Cet orateur a visé le pouvoir pendant sept ans, et acommencé en 1814 par une protestation contre la Charte à l’âge oùtu te trouves aujourd’hui. Voilà la faute&|160;! tu t’essubordonné, quand tu es fait pour ordonner.

L’arrivée du peintre Schinner imposa silence à la femme et aumari que ces paroles rendirent songeur.

– Cher ami, dit le peintre en serrant la main àl’administrateur, le dévouement d’un artiste est bieninutile&|160;; mais, dans ces circonstances, nous sommes fidèles,nous autres&|160;! J’ai acheté le journal du soir. Baudoyer estnommé directeur, et décoré de la croix de la Légion-d’Honneur…

– Je suis le plus ancien, et j’ai vingt-quatre ans de services,dit en souriant Rabourdin.

– Je connais assez monsieur le comte de Sérizy, le ministred’Etat, si vous voulez l’employer, je puis l’aller voir, ditSchinner.

Le salon s’emplit des personnes à qui les mouvementsadministratifs étaient inconnus. Du Bruel ne vint pas. MadameRabourdin redoubla de gaieté, de grâce, comme le cheval qui, blessédans la bataille, trouve encore des forces pour porter sonmaître.

– Elle est bien courageuse, dirent quelques femmes qui furentcharmantes pour elle en la voyant dans le malheur.

– Elle a eu cependant bien des attentions pour des Lupeaulx, ditla baronne du Châtelet à la vicomtesse de Fontaine.

– Croyez-vous que… , demanda la vicomtesse.

– Mais monsieur Rabourdin aurait au moins eu la croix&|160;! ditmadame de Camps en défendant son amie.

Vers onze heures, des Lupeaulx apparut, et l’on ne peut lepeindre qu’en disant que ses lunettes étaient tristes et ses yeuxgais&|160;; mais le verre enveloppait si bien les regards qu’ilfallait être physionomiste pour découvrir leur expressiondiabolique. Il alla serrer la main à Rabourdin, qui ne put sedispenser de la lui laisser prendre.

– Nous avons à causer ensemble, lui dit-il en allant s’asseoirauprès de la belle Rabourdin qui le reçut à merveille.

– Eh&|160;! fit-il en lui jetant un regard de côté, vous êtesgrande, et je vous trouve comme je vous imaginais, sublime dans ladéroute. Savez-vous qu’il est bien rare à une personne supérieurede répondre à l’idée qu’on se fait d’elle&|160;? la défaite ne vousaccable donc pas&|160;? Vous avez raison, nous triompherons, luidit-il à l’oreille. Votre sort est toujours entre vos mains, tantque vous aurez pour allié un homme qui vous adore. Nous tiendronsconseil.

– Mais Baudoyer est-il nommé, lui demanda-t-elle.

– Oui, dit le Secrétaire-général.

– Est-il décoré&|160;?

– Pas encore, mais il le sera.

– Eh&|160;! bien&|160;?

– Vous ne connaissez pas la politique.

Pendant que cette soirée semblait éternelle à madame Rabourdin,il se passait à la Place-Royale une de ces comédies qui se jouentdans sept salons à Paris lors de chaque changement de ministère. Lesalon des Saillard était plein. Monsieur et madame Transonarrivèrent à huit heures. Madame Transon embrassa madame Baudoyer,née Saillard . Monsieur Bataille, capitaine de la garde nationale,vint avec son épouse et le curé de Saint-Paul.

– Monsieur Baudoyer, dit madame Transon, je veux être lapremière à vous faire mon compliment&|160;; l’on a rendu justice àvos talents. Allons, vous avez bien gagné votre avancement.

– Vous voilà Directeur, dit monsieur Transon en se frottant lesmains, c’est très-flatteur pour le quartier.

– Et l’on peut bien dire que c’est sans intrigue, s’écria lepère Saillard. Nous ne sommes pas intrigants, nous autres&|160;!nous n’allons pas dans les soirées intimes du ministre.

L’oncle Mitral se frotta le nez en souriant, il regarda sa nièceElisabeth qui causait avec Gignonet. Falleix ne savait que penserde l’aveuglement du père Saillard et de Baudoyer. Messieurs Dutocq,Bixiou, du Bruel, Godard et Colleville, nommé Chef, entrèrent.

– Quelles boules&|160;! dit Bixiou à du Bruel, quelle bellecaricature si on les dessinait sous formes de raies, de dorades, etde claquarts (nom vulgaire d’un coquillage) dansant unesarabande&|160;!

– Monsieur le directeur, dit Colleville, je viens vousféliciter, ou plutôt nous nous félicitons nous-mêmes de vous avoirà la tête de la Direction, et nous venons vous assurer du zèle aveclequel nous coopérerons à vos travaux.

Monsieur et madame Baudoyer, père et mère du nouveau directeur,étaient là jouissant de la gloire de leur fils et de leurbelle-fille. L’oncle Bidault, qui avait dîné au logis, avait unpetit regard frétillant qui épouvanta Bixiou.

– En voilà un, dit l’artiste à du Bruel en montrant Gigonnet,qui peut faire un personnage de vaudeville&|160;! Qu’est-ce que çavend&|160;? un Chinois pareil devrait servir d’enseigne auxDeux-Magots. Et quelle redingote&|160;! je croyais qu’il n’y avaitque Poiret capable d’en montrer une semblable après dix ansd’exposition publique aux intempéries parisiennes.

– Baudoyer est magnifique, dit du Bruel.

– Etourdissant, répondit Bixiou.

– Messieurs, leur dit Baudoyer, voici mon oncle propre, monsieurMitral, et mon grand-oncle par ma femme, monsieur Bidault.

Gigonnet et Mitral jetèrent sur les trois employés un de cesregards profonds où éclatait la couleur de l’or et qui firent leurimpression sur les deux rieurs.

– Hein&|160;! dit Bixiou en s’en allant sous les arcades de laPlace-Royale, avez-vous bien examiné les deux oncles&|160;? deuxexemplaires de Shylock. Ils vont, je le parie, à la Halle placerleurs écus à cent pour cent par semaine. Ils prêtent sur gage, ilsvendent des habits, des galons, des fromages, des femmes et desenfants&|160;; ils sont arabes-juifs-génois-grecs-genevois-lombardset parisiens, nourris par une louve et enfantés par une Turque.

– Je crois bien, l’oncle Mitral a été huissier, dit Godard.

– Voyez-vous&|160;! dit du Bruel.

– Je vais aller voir tirer la pierre, reprit Bixiou, mais jevoudrais bien étudier le salon de monsieur Rabourdin : vous êtesbien heureux de pouvoir y aller, du Bruel.

– Moi&|160;? dit le vaudevilliste, que voulez-vous que j’yfasse&|160;? ma figure ne se prête pas aux compliments decondoléance. Et puis, c’est bien vulgaire aujourd’hui d’aller fairequeue chez les gens destitués.

A minuit, le salon de madame Rabourdin était désert, il nerestait plus que deux ou trois personnes, des Lupeaulx et lesmaîtres de la maison. Quand Schinner, madame et monsieur Octave deCamps furent partis, des Lupeaulx se leva d’un air mystérieux, seplaça le dos à la pendule, et regarda tour à tour la femme et lemari.

– Mes amis, leur dit-il, rien n’est perdu, car le ministre etmoi nous vous restons. Dutocq entre deux pouvoirs a préféré celuiqui lui paraissait le plus fort. Il a servi la Grande-Aumônerie etla Cour, il m’a trahi, c’est dans l’ordre : un homme politique nese plaint jamais d’une trahison. Seulement Baudoyer sera destituédans quelques mois, et replacé sans doute à la préfecture depolice, car la Grande-Aumônerie ne l’abandonnera pas.

Et il fit une longue tirade sur la Grande-Aumônerie, sur lesdangers que courait le gouvernement à s’appuyer sur l’Eglise, surles Jésuites, etc. Mais il n’est pas inutile de faire observer quela Cour et la Grande-Aumônerie, à laquelle des journaux libérauxaccordaient une influence énorme sur l’Administration, s’étaienttrès-peu mêlées du sieur Baudoyer. Ces petites intrigues semouraient dans la haute sphère devant les grands intérêts qui s’yagitaient. Si quelques paroles furent arrachées par l’importunitédu curé de Saint-Paul et de monsieur Gaudron, la sollicitations’était tue à la première observation du ministre. Les passionsseules faisaient la police de la Congrégation en se dénonçant lesunes les autres… Le pouvoir occulte de cette association, bienpermise en présence de l’effrontée société de la Doctrine intitulée: Aide-toi, le ciel t’aidera , ne devenait formidable que parl’action dont la dotaient gratuitement les subordonnés en s’enmenaçant à l’envi. Enfin les calomnies libérales se plaisaient àconfigurer la Grande-Aumônerie en un géant politique,administratif, civil et militaire. La peur se fera toujours desidoles. En ce moment, Baudoyer croyait à la Grande-Aumônerie,tandis que la seule aumônerie qui l’avait protégé siégeait au caféThémis. Il est, à certaines époques, des noms, des institutions,des pouvoirs à qui l’on prête tous les malheurs, à qui l’on dénieleurs talents, et qui servent de raison coefficiente aux sots. Demême que M. de Talleyrand fut censé saluer tout événement par unbon mot, de même, en ce moment de la Restauration, laGrande-Aumônerie faisait et défaisait tout. Malheureusement elle nefaisait ni ne défaisait rien. Son influence n’était entre les mainsni d’un cardinal de Richelieu ni d’un cardinal Mazarin&|160;; maisentre les mains d’une espèce de cardinal de Fleury, qui, timidependant cinq ans, n’osa que pendant un jour, et osa mal. Plus tard,la Doctrine fit impunément à Saint-Merry plus que Charles X neprétendit faire en juillet 1830. Sans l’article sur la censure sisottement mis dans la nouvelle Charte, le journalisme aurait eu sonSaint-Merry aussi. La branche cadette aurait légalement exécuté leplan de Charles X.

– Restez Chef de Bureau sous Baudoyer, ayez ce courage, repritdes Lupeaulx, soyez un véritable homme politique&|160;; laissez lespensées et les mouvements généreux de côté, renfermez-vous dans vosfonctions&|160;; ne dites pas un mot à votre Directeur, ne luidonnez pas un conseil, ne faites rien sans son ordre. En trois moisBaudoyer quittera le Ministère ou destitué on déporté sur une autreplage administrative. Il ira à la Maison du Roi peut-être. Il m’estarrivé deux fois dans ma vie d’être ainsi couché sous une avalanchede niaiseries, j’ai laissé passer.

– Oui, dit Rabourdin, mais vous n’étiez pas calomnié, atteintdans votre honneur, compromis…

– Ah&|160;! ah&|160;! ah&|160;! dit des Lupeaulx en interrompantle Chef de Bureau par un rire homérique&|160;; mais c’est là lepain quotidien de tout homme remarquable dans le beau pays deFrance, et il y a deux manières de prendre la chose : ou d’êtreau-dessous, il faut plier bagage et s’en aller planter deschoux&|160;; ou d’être au-dessus et marcher sans crainte, sans mêmetourner la tête.

– Je n’ai pour moi qu’une seule manière de dénouer le nœudcoulant que l’espionnage et la trahison m’ont mis autour du cou,reprit Rabourdin, c’est de m’expliquer immédiatement avec leministre, et, si vous m’êtes aussi sincèrement attaché que vous ledites, vous pouvez me mettre face à face avec lui demain.

– Vous voulez lui exposer votre pland’administration&|160;?…

Rabourdin inclina la tête.

– Eh&|160;! bien, confiez-moi vos plans, vos mémoires, et jevous jure qu’il y passera la nuit.

– Allons-y donc, dit vivement Rabourdin, car c’est bien le moinsqu’après six ans de travaux j’aie la jouissance de deux ou troisheures pendant lesquelles un ministre du Roi sera forcé d’applaudirà tant de persévérance.

Mis par la tenacité de Rabourdin sur un chemin sans buissons oùla ruse pût s’abriter, des Lupeaulx hésita pendant un moment etregarda madame Rabourdin en se demandant : – Qui triomphera de mahaine pour lui ou de mon goût pour elle&|160;?

– Si vous n’avez pas de confiance en moi, dit-il au Chef deBureau après une pause, je vois que vous serez toujours pour moil’homme de votre note secrète . Adieu, madame.

Madame Rabourdin salua froidement. Célestine et Xavier seretirèrent chacun de leur côté sans se rien dire, tant ils étaientoppressés par le malheur. La femme songeait à l’horrible situationoù elle se trouvait vis-à-vis de son mari. Le Chef de bureau, quise résolvait à ne plus remettre les pieds au Ministère et à donnersa démission, était perdu dans l’immensité de ses réflexions : ils’agissait pour lui de changer de vie et de prendre une voienouvelle. Il resta pendant toute la nuit devant son feu, sansapercevoir Célestine, qui vint à plusieurs reprises sur la pointedu pied, dans ses vêtements de nuit.

– Puisque je dois aller une dernière fois au Ministère pourretirer mes papiers et mettre Baudoyer au fait des affaires,tentons-y l’effet de ma démission, se dit-il.

Il rédigea sa démission, médita les expressions de la lettredans laquelle il la mit et que voici&|160;;

 » Monseigneur,

J’ai l’honneur d’adresser à Votre Excellence ma démission sousce pli&|160;; mais j’ose croire qu’elle se souviendra de m’avoirentendu lui dire que j’avais remis mon honneur entre ses mains, etqu’il dépendait d’une explication immédiate. Cette explication, jel’ai vainement implorée, et aujourd’hui peut-être serait-elleinutile, alors qu’un fragment de mes travaux sur l’Administration,surpris et défiguré, court dans les Bureaux, est mal interprété parla haine, et me force à me retirer devant la tacite réprobation dupouvoir. Votre Excellence, le matin où je voulais lui parler, a pupenser qu’il s’agissait d’avancement, quand je ne songeais qu’à lagloire de son ministère et au bien public&|160;; il m’importait derectifier ses idées à cet égard.  »

Suivaient les formules de respect.

Il était sept heures et demie quand cet homme eut consommé lesacrifice de ses idées, car il brûla tout son travail. Fatigué parses méditations et vaincu par ses souffrances morales, ils’assoupit la tête appuyée sur son fauteuil. Il fut réveillé parune sensation bizarre, il trouva ses mains couvertes des larmes desa femme, agenouillée devant lui. Célestine était venue lire ladémission. Elle avait mesuré l’étendue de la chute. Elle etRabourdin, ils allaient être réduits à quatre mille livres derente. Elle avait supputé ses dettes, elles montaient à trente-deuxmille francs&|160;! C’était la plus ignoble de toutes les misères.Et cet homme si noble et si confiant ignorait l’abus qu’elles’était permis de la fortune confiée à ses soins. Elle sanglotait àses pieds, belle comme Madeleine.

– Le malheur est complet, dit Xavier dans son effroi, je suisdéshonoré au Ministère, et déshonoré…

L’éclair de l’honneur pur scintilla dans les yeux de Célestine,elle se dressa comme un cheval effarouché, jeta sur Rabourdin unregard foudroyant.

– Moi&|160;! moi&|160;! lui dit-elle sur deux tons sublimes.Suis-je donc une femme vulgaire&|160;? Ne serais-tu pas nommé, sij’avais failli&|160;? Mais, reprit-elle, il est plus facile decroire à cela qu’à la vérité.

– Qu’y a-t-il&|160;? dit Rabourdin.

– Tout en deux mots, répondit-elle. Nous devons trente millefrancs.

Rabourdin saisit sa femme par un geste fou et l’assit sur sesgenoux avec joie.

– Console-toi, ma chère, dit-il avec un son de voix où perçaitune adorable bonté qui changea l’amertume de ses larmes en je nesais quoi de doux. Moi aussi j’ai fait des fautes&|160;! j’aitravaillé fort inutilement pour mon pays, ou du moins j’ai crupouvoir lui être utile… Maintenant, je vais marcher dans un autresentier. Si j’avais vendu des épices, nous serions millionnaires.Eh&|160;! bien, faisons-nous épiciers. Tu n’as que vingt-huit ans,mon ange&|160;! Eh&|160;! bien, dans dix ans, l’Industrie t’aurarendu le luxe que tu aimes, et auquel nous renoncerons pendantquelques jours. Moi aussi, chère enfant, je ne suis pas un marivulgaire. Nous vendrons notre ferme&|160;! elle a depuis sept ansgagné de valeur. Cette plus-value et notre mobilier paieront mesdettes…

Elle embrassa son mari mille fois dans un seul baiser pour cemot généreux.

– Nous aurons, reprit-il, cent mille francs à employer dans uncommerce quelconque. Avant un mois, j’aurai choisi quelquespéculation. Le hasard qui a fait rencontrer un Martin Falleix à unSaillard ne nous manquera pas. Attends-moi pour déjeuner. Jereviendrai du Ministère, libre de mon collier de misère.

Célestine serra son mari dans ses bras avec une force que n’ontpoint les hommes dans leurs moments les plus encolérés, car lafemme est plus forte par le sentiment que l’homme n’est fort par sapuissance. Elle pleurait, riait, sanglotait et parlait toutensemble.

Quand à huit heures Rabourdin sortit, la portière lui remit lescartes railleuses de Baudoyer, de Bixiou, de Godard et autres.Néanmoins, il se rendit au Ministère, et y trouva Sébastien à laporte, qui le supplia de ne point venir dans les Bureaux, où ilcourait une infâme caricature sur lui.

– Si vous voulez m’adoucir l’amertume de la chute, apportez-moice dessin, dit-il, car je vais porter ma démission moi-même àErnest de La Brière afin qu’elle ne soit pas dénaturée en suivantla voie administrative. J’ai mes raisons en vous demandant lacaricature.

Quand après s’être assuré que sa lettre était entre les mains duministre, Rabourdin revint dans la cour, il trouva Sébastien enlarmes, qui lui présenta la lithographie, dont voici le principaltrait rendu par ce léger croquis.

– Il y a là beaucoup d’esprit, dit Rabourdin en montrant ausurnuméraire un front serein comme le fut celui du Sauveur quand onlui mit sa couronne d’épines.

Il entra dans les bureaux d’un air calme, et alla d’abord chezBaudoyer pour le prier de venir dans le cabinet de la Divisionrecevoir de lui les instructions relatives aux affaires que ceroutinier devait désormais diriger.

– Dites à monsieur Baudoyer que ceci ne souffre pas de retard,ajouta-t-il devant Godard et les employés, ma démission est entreles mains du ministre, et je ne veux pas rester cinq minutes deplus qu’il ne le faut dans les Bureaux&|160;!

En apercevant Bixiou, Rabourdin alla droit à lui, lui montra lalithographie&|160;; et, au grand étonnement de tous, il lui dit : -N’avais-je pas raison de prétendre que vous étiez un artiste&|160;?il est seulement dommage que vous ayez dirigé la pointe de votrecrayon contre un homme qui de pouvait être jugé ni de cettemanière, ni dans les Bureaux&|160;; mais on rit de tout en France,même de Dieu&|160;!

Puis il entraîna Baudoyer dans l’appartement de feu LaBillardière. A la porte, se trouvaient Phellion et Sébastien, lesseuls qui dans ce grand désastre particulier osassent resterostensiblement fidèles à cet accusé. Rabourdin, apercevant les yeuxde Phellion humides, ne put s’empêcher de lui serrer la main.

– Môsieur, dit le bonhomme, si nous pouvons vous être utiles àquelque chose, disposez de nous…

– Entrez donc, mes amis, leur dit Rabourdin avec une grâcenoble. Sébastien, mon enfant, écrivez votre démission et envoyez-lapar Laurent, vous devez être enveloppé dans la calomnie qui m’arenversé&|160;; mais j’aurai soin de votre avenir : nous ne nousquitterons plus.

Sébastien fondit en larmes.

Monsieur Rabourdin s’enferma dans le cabinet de feu LaBillardière avec monsieur Baudoyer, et Phellion l’aida à mettre lenouveau Chef de Division en présence de toutes les difficultésadministratives. A chaque dossier que Rabourdin expliquait, àchaque carton ouvert, les petits yeux de Baudoyer devenaient grandscomme des soucoupes.

– Adieu, monsieur, lui dit enfin Rabourdin d’un air à la foissolennel et railleur.

Sébastien avait, pendant ce temps-là, fait un paquet des papiersappartenant au Chef de bureau, et les avait emportés dans unfiacre. Rabourdin passa par la grande cour du Ministère où tous lesemployés étaient aux fenêtres, et y attendit un moment les ordresdu ministre. Le ministre ne bougea pas. Phellion et Sébastientenaient compagnie à Rabourdin. Phellion escorta courageusementl’homme tombé jusqu’à la rue Duphot, en lui exprimant unerespectueuse admiration. Il revint satisfait de lui-même reprendresa place, après avoir rendu les honneurs funèbres au talentadministratif méconnu.

BIXIOU ( voyant entrer Phellion ).

Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni .

PHELLION.

Oui, môsieur&|160;!

POIRET.

Qu’est-ce que cela veut dire&|160;?

FLEURY.

Que le parti-prêtre se réjouit, et que monsieur Rabourdin al’estime des gens d’honneur.

DUTOCQ ( piqué ).

Vous ne disiez pas cela hier.

FLEURY.

Si vous m’adressez encore la parole, vous aurez ma main sur lafigure, vous&|160;! il est certain que vous avez chippé le travailde monsieur Rabourdin. ( Dutocq sort .) Allez-vous plaindre à votremonsieur des Lupeaulx, espion&|160;!

BIXIOU, riant et grimaçant comme un singe .

Je suis curieux de savoir comment ira la Division&|160;?Monsieur Rabourdin était un homme si remarquable qu’il devait avoirses vues en faisant ce travail. Le Ministère perd une fameuse tête.( Il se frotte les mains .)

LAURENT.

Monsieur Fleury est mandé au secrétariat.

LES EMPLOYES DES DEUX BUREAUX.

Enfoncé&|160;!

FLEURY ( en sortant ).

Ca m’est bien égal, j’ai une place d’éditeur responsable.J’aurai toute la journée à moi pour flâner ou pour remplir quelqueplace amusante dans le bureau du journal.

BIXIOU.

Dutocq a déjà fait destituer ce pauvre Desroys, accusé devouloir couper les têtes…

THUILLIER.

Des rois&|160;?…

BIXIOU.

Recevez mes compliments&|160;? il est joli celui-là&|160;!

COLLEVILLE ( entrant joyeux ).

Messieurs, je suis votre Chef..

THUILLIER ( il embrasse Colleville ).

Ah&|160;! mon ami, je le serais comme tu l’es, je ne serais passi content.

BIXIOU.

C’est un coup de sa femme, mais ce n’est pas un coup detête&|160;!… ( Eclats de rire .)

POIRET.

Qu’on me dise la morale de ce qui nous arriveaujourd’hui&|160;?…

BIXIOU.

La voulez-vous&|160;? L’antichambre de l’Administration seradésormais la Chambre, la cour en est le boudoir, le cheminordinaire en est la cave, le lit est plus que jamais le petitsentier de traverse.

POIRET.

Monsieur Bixiou, je vous en prie, expliquez-vous&|160;?

BIXIOU.

Je vais paraphraser mon opinion. Pour être quelque chose, ilfaut commencer par être tout. Il y a évidemment une réformeadministrative à faire&|160;; car, ma parole d’honneur, l’Etat voleautant ses employés que les employés volent le temps dû à l’Etat,mais nous travaillons peu parce que nous ne recevons presque rien,nous trouvant en beaucoup trop grand nombre pour la besogne àfaire, et ma vertueuse Rabourdin a vu tout cela&|160;! Ce grandhomme de bureau prévoyait, messieurs, ce qui doit arriver, et ceque les niais appellent le jeu de nos admirables institutionslibérales. La Chambre va vouloir administrer, et lesadministrateurs voudront être législateurs. Le Gouvernement voudraadministrer, et l’Administration voudra gouverner. Aussi les loisseront-elles des règlements, et les ordonnances deviendront-ellesdes lois. Dieu fit cette époque pour ceux qui aiment à rire. Je visdans l’admiration du spectacle que le plus grand railleur des tempsmodernes, Louis XVIII, nous a préparé. ( Stupéfaction générale .)Messieurs, si la France, le pays le mieux administré de l’Europe,est ainsi, jugez de ce que doivent être les autres. Pauvres pays,je me demande comment ils peuvent marcher sans les deux chambres,sans la liberté de la presse, sans le Rapport et le Mémoire, sansles circulaires, sans une armée d’employés&|160;!… Ah&|160;! çà,comment ont-ils des armées, des flottes&|160;? comment existent-ilssans discuter à chaque respiration et à chaque bouchée&|160;?… Çapeut-il s’appeler des gouvernements, des patries&|160;? On m’asoutenu… (des farceurs de voyageurs&|160;!… ) que ces gensprétendent avoir une politique, et qu’ils jouissent d’une certaineinfluence&|160;; mais je les plains&|160;!… ils n’ont pas leprogrès des lumières , ils ne peuvent pas remuer des idées, ilsn’ont pas de tribuns indépendants, ils sont dans la barbarie. Iln’y a que le peuple français de spirituel. Comprenez-vous, monsieurPoiret ( Poiret reçoit comme une secousse ), qu’un pays puisse sepasser de chefs de division, de directeurs-généraux, de ce belétat-major, la gloire de la France et de l’empereur Napoléon quieut bien ses raisons pour créer des places. Tenez, comme ces paysont l’audace d’exister, et qu’à Vienne on compte à peu près centemployés au ministère de la Guerre, tandis que chez nous lestraitements et les pensions forment le tiers du budget, ce dont onne se doutait pas avant la Révolution, je me résume en disant quel’Académie des Inscriptions et Belles-lettres, qui a peu de chose àfaire, devrait bien proposer un prix pour qui résoudra cettequestion : Quel est l’Etat le mieux constitué de celui qui faitbeaucoup de choses avec peu d’employés, ou de celui qui fait peu dechose avec beaucoup d’employés&|160;?

POIRET.

Est-ce là votre dernier mot&|160;?…

BIXIOU.

Yes, sir&|160;!… Ya, mein herr&|160;!… Si, signor&|160;!Da&|160;!&|160;… je vous fais grâce des autres langues…

POIRET ( il lève les mains au ciel ).

Mon Dieu&|160;!… et l’on dit que vous êtes spirituel&|160;!

BIXIOU.

Vous ne m’avez donc pas compris&|160;?

PHELLION.

Cependant la dernière proposition est pleine de sens…

BIXIOU.

Comme le budget, aussi compliqué qu’il paraît simple, et je vousmets ainsi comme un lampion sur ce casse-cou, sur ce trou, sur cegouffre, sur ce volcan appelé, par le Constitutionnel, l’horizonpolitique .

POIRET.

J’aimerais mieux une explication que je pusse comprendre…

BIXIOU.

Vive Rabourdin&|160;!… voilà mon opinion. Etes-vouscontent&|160;?

COLLEVILLE ( gravement ).

Monsieur Rabourdin n’a eu qu’un tort.

POIRET.

Lequel&|160;?

COLLEVILLE.

Celui d’être un homme d’Etat au lieu d’être un Chef deBureau.

PHELLION ( en se plaçant devant Bixiou ).

Pourquoi, môsieur, vous qui compreniez si bien monsieurRabourdin, avez-vous fait cette ign… cette inf.. cette affreusecaricature&|160;?

BIXIOU.

Et notre pari&|160;? oubliez-vous que je jouais le jeu dudiable&|160;! et que votre Bureau me doit un dîner au Rocher deCancale.

POIRET ( très-chiffonné ).

Il est donc dit que je quitterai le Bureau sans avoir jamais pucomprendre une phrase, un mot, une idée de monsieur Bixiou.

BIXIOU.

C’est votre faute&|160;! demandez à ces messieurs&|160;?…Messieurs, avez-vous compris le sens de mes observations&|160;?sont-elles justes&|160;? lumineuses&|160;?…

TOUS.

Hélas&|160;! oui.

MINARD.

Et la preuve, c’est que je viens d’écrire ma démission. Adieu,messieurs, je me jette dans l’industrie…

BIXIOU.

Avez-vous inventé des corsets mécaniques ou des biberons, despompes à incendie ou des paracrottes, des cheminées qui neconsomment pas de bois, ou des fourneaux qui cuisent les côtelettesavec trois feuilles de papier.

MINARD ( en s’en allant )

Je garde mon secret.

BIXIOU.

Eh&|160;! bien, jeune Poiret-jeune, vous le voyez&|160;?… cesmessieurs me comprennent tous…

POIRET ( humilié ).

Monsieur Bixiou, voulez-vous me faire l’honneur de me parler uneseule fois mon langage en descendant jusqu’à moi…

BIXIOU ( en guignant les employés ).

Volontiers&|160;! ( Il prend Poiret par le bouton de saredingote .) Avant de vous en aller d’ici, peut-être serez-vousbien aise de savoir qui vous êtes…

POIRET ( vivement ).

Un honnête homme, monsieur…

BIXIOU.

&|160;… De définir, d’expliquer, de pénétrer, d’analyser ce quec’est qu’un employé… le savez-vous&|160;?

POIRET.

Je le crois.

BIXIOU ( tortille le bouton ).

J’en doute.

POIRET.

C’est un homme payé par le gouvernement pour faire untravail.

BIXIOU.

Evidemment, alors un soldat est un employé.

POIRET ( embarrassé ).

Mais non.

BIXIOU.

Cependant il est payé par l’Etat pour monter la garde et passerdes revues. Vous me direz qu’il souhaite trop quitter sa place,qu’il est trop peu en place, qu’il travaille trop et touchegénéralement trop peu de métal, excepté toutefois celui de sonfusil.

POIRET ( ouvre de grands yeux ).

Eh&|160;! bien, monsieur, un employé serait plus logiquement unhomme qui pour vivre a besoin de son traitement et qui n’est paslibre de quitter sa place, ne sachant faire autre chosequ’expédier.

BIXIOU.

Ah&|160;! nous arrivons à une solution… Ainsi le Bureau est lacoque de l’employé. Pas d’employé sans bureau, pas de bureau sansemployé. Que faisons-nous alors du douanier. ( Poiret essaye depiétiner, il échappe à Bixiou qui lui a coupé un bouton et qui lereprend par un autre .) Bah&|160;! ce serait dans la matièrebureaucratique un être neutre. Le gabelou est à moitié employé, ilest sur les confins des bureaux et des armes, comme sur lesfrontières : ni tout à fait soldat, ni tout à fait employé. Mais,papa, où allons-nous&|160;? ( Il tortille le bouton .) Où cessel’employé&|160;? Question grave&|160;! Un préfet est-il unemployé&|160;?

POIRET ( timidement ).

C’est un fonctionnaire.

BIXIOU.

Ah&|160;! vous arrivez à ce contre-sens qu’un fonctionnaire neserait pas un employé&|160;!…

POIRET ( fatigué regarde tous les employés ).

Monsieur Godard a l’air de vouloir dire quelque chose.

GODARD.

L’employé serait l’Ordre et le fonctionnaire un Genre.

BIXIOU ( souriant ).

Je ne vous croyais pas capable de cette ingénieuse distinction,brave Sous-Ordre.

POIRET.

Où allons-nous&|160;?…

BIXIOU.

Là, là… papa, ne marchons pas sur notre longe… Ecoutez, et nousfinirons par nous entendre. Tenez, posons un axiome que je lègueaux Bureaux&|160;!…

Où finit l’employé commence le fonctionnaire, où finit lefonctionnaire commence l’homme d’Etat.

Il se rencontre cependant peu d’hommes d’Etat parmi les préfets.Le préfet serait alors un neutre des Genres supérieurs. Il setrouverait entre l’homme d’Etat et l’employé, ce que le douanier setrouve entre le civil et le militaire. Continuons à débrouiller ceshautes questions. ( Poiret devient rouge .) Ceci ne peut-il pas seformuler par cette maxime digne de Larochefoucault : Au-dessus devingt mille francs d’appointements, il n’y a plus d’employés. Nouspouvons mathématiquement en tirer ce premier corollaire : L’hommed’Etat se déclare dans la sphère des traitements supérieurs. Et cenon moins important et logique deuxième corollaire : Les Directeursgénéraux peuvent être des hommes d’Etat. Peut-être est-ce dans cesens que plus d’un député se dit : – C’est un bel état que d’êtredirecteur général&|160;! Mais, dans l’intérêt de la languefrançaise et de l’Académie…

POIRET ( tout à fait fasciné par la fixité du regard de Bixiou).

La langue française&|160;!… l’Académie&|160;!…

BIXIOU ( il coupe un second bouton et ressaisit le boutonsupérieur ).

Oui, dans l’intérêt de notre belle langue, on doit faireobserver que si le chef de bureau peut à la rigueur être encore unemployé, le chef de division doit être un bureaucrate. Cesmessieurs… ( Il se tourne vers les employés en leur montrant lesecond bouton coupé à la redingote de Poiret .) ces messieursapprécieront cette nuance pleine de délicatesse. Ainsi, papaPoiret, l’employé finit exclusivement au chef de division. Voicidonc la question bien posée, il n’existe plus aucune incertitude,l’employé qui pouvait paraître indéfinissable est défini.

POIRET.

Cela me semble hors de doute.

BIXIOU.

Néanmoins, faites-moi l’amitié de résoudre cette question : Unjuge étant inamovible, conséquemment ne pouvant être, selon votresubtile distinction, un fonctionnaire, et n’ayant pas un traitementen harmonie avec son ouvrage, doit-il être compris dans la classedes employés&|160;?…

POIRET ( il regarde les corniches ).

Monsieur, je n’y suis plus…

BIXIOU ( il coupe un troisième bouton ).

Je voulais vous prouver, monsieur, que rien n’est simple, maissurtout, et ce que je vais dire est pour les philosophes (si vousvoulez me permettre de retourner un mot de Louis XVIII), je veuxfaire voir que : A côté du besoin de définir, se trouve le dangerde s’embrouiller.

POIRET ( s’essuie le front ).

Pardon, monsieur, j’ai mal au cœur… ( Il veut croiser saredingote .) Ah&|160;! vous m’avez coupé tous mesboutons&|160;!

BIXIOU.

Eh&|160;! bien, comprenez-vous&|160;?…

POIRET ( mécontent ).

Oui, monsieur… Oui, je comprends que vous avez voulu faire unetrès-mauvaise farce, en me coupant mes boutons, sans que je m’enaperçusse&|160;!…

BIXIOU ( gravement ).

Vieillard&|160;! vous vous trompez. J’ai voulu graver dans votrecerveau la plus vivante image possible du Gouvernementconstitutionnel ( tous les employés regardent Bixiou, Poiretstupéfait le contemple dans une sorte d’inquiétude ) et vous tenirainsi ma parole. J’ai pris la manière parabolique des Sauvages.(Ecoutez&|160;!) Pendant que les ministres établissent à la Chambredes colloques à peu près aussi concluants, aussi utiles que lenôtre, l’Administration coupe des boutons aux contribuables.

TOUS.

Bravo, Bixiou&|160;!

POIRET ( qui comprend ).

Je ne regrette plus mes boutons.

BIXIOU.

Et je fais comme Minard, je ne veux plus émarger pour si peu dechose, et je prive le Ministère de ma coopération. ( Il sort aumilieu des rires de tous les employés .)

Une autre scène, plus instructive que celle-ci, car elle peutapprendre comment périssent les grandes idées dans les sphèressupérieures et comment on s’y console d’un malheur, se passait dansle salon de réception du ministère.

En ce moment, des Lupeaulx présentait au ministre le nouveauDirecteur, monsieur Baudoyer Il se trouvait dans le salon deux outrois députés ministériels, influents, et monsieur Clergeot, à quil’Excellence donnait l’assurance d’un traitement honorable. Aprèsquelques phrases banales échangées, l’événement du jour fut sur letapis.

UN DEPUTE.

Vous n’aurez donc plus Rabourdin&|160;?

DES LUPEAULX.

Il a donné sa démission.

CLERGEOT.

Il voulait, dit-on, réformer l’administration.

LE MINISTRE ( en regardant les députés ).

Les traitements ne sont peut-être pas proportionnés auxexigences du service.

DE LA BRIERE.

Selon monsieur Rabourdin, cent employés à douze mille francsferaient mieux et plus promptement que mille employés à douze centsfrancs.

CLERGEOT.

Peut-être a-t-il raison.

LE MINISTRE.

Que voulez-vous&|160;? la machine est montée ainsi, il faudraitla briser et la refaire&|160;; qui donc en aura le courage enprésence de la Tribune, sous le feu des sottes déclamations del’Opposition, ou des terribles articles de la Presse&|160;? Ils’ensuit qu’un jour il y aura quelque solution de continuitédommageable entre le Gouvernement et l’Administration.

LE DEPUTE.

Qu’arriverait-il&|160;?

LE MINISTRE.

Un ministre voudra le bien sans pouvoir l’accomplir. Vous aurezcréé des lenteurs interminables entre les choses et les résultats.Si vous avez rendu le vol d’un écu vraiment impossible, vousn’empêcherez pas les collusions dans la sphère des intérêts. On neconcédera certaines opérations qu’après des stipulations secrètes,qu’il sera difficile de surprendre. Enfin les employés, depuis leplus petit jusqu’au chef de bureau, vont avoir des opinions à eux,ils ne seront plus les mains d’une cervelle, ils ne :représenterontplus la pensée du Gouvernement, l’Opposition tend à leur donner ledroit de parler contre lui, voter contre lui, juger contre lui.

BAUDOYER ( tout bas, mais de manière à être entendu ).

Monseigneur est sublime.

DES LUPEAULX.

Certes, la bureaucratie a des torts : je la trouve et lente etinsolente, elle enserre un peu trop l’action ministérielle, elleétouffe bien des projets, elle arrête le progrès&|160;; maisl’administration française est admirablement utile…

BAUDOYER.

Certes&|160;!

DES LUPEAULX.

Ne fût-ce qu’à soutenir la papeterie et le timbre. Si, comme lesexcellentes ménagères, elle est un peu taquine, elle peut, à touteheure, rendre compte de sa dépense. Quel est le négociant habilequi ne jetterait pas joyeusement, dans le gouffre d’une assurancequelconque, cinq pour cent de toute sa production, du capital quisort ou rentre, pour ne pas avoir de Coulage&|160;! Les industrielsdes deux mondes souscriraient avec joie à un pareil accord avec cegénie du mal appelé Coulage. Eh&|160;! bien, quoique la Statistiquesoit l’enfantillage des hommes d’Etat modernes, qui croient que leschiffres sont le calcul, on doit se servir de chiffres pourcalculer. Calculons donc&|160;? Le chiffre est d’ailleurs la raisonprobante des sociétés basées sur l’intérêt personnel et surl’argent, et telle est la société que nous a faite la Charte&|160;!selon moi, du moins. Puis rien ne convaincra mieux les massesintelligentes qu’un peu de chiffres. Tout, disent nos hommes d’Etatde la Gauche, en définitif, se résout par des chiffres. Chiffrons.( Le ministre cause à voix basse avec un député, dans un coin .) Oncompte environ quarante mille employés en France, déduction faitedes salariés, car un cantonnier, un balayeur des rues, une rouleusede cigares ne sont pas des employés. La moyenne des traitements estde quinze cents francs. Multipliez quarante mille par quinze cents,vous obtenez soixante millions. Et, d’abord, un publiciste pourraitfaire observer à la Chine, à la Russie, où tous les employésvolent, à l’Autriche, aux républiques américaines, au monde, que,pour ce prix, la France obtient la plus fureteuse, la plusméticuleuse, la plus écrivassière, paperassière, inventorière,contrôleuse, vérifiante, soigneuse, enfin la plus femme de ménagedes Administrations connues&|160;! Il ne se dépense pas, il nes’encaisse pas un centime en France qui ne soit ordonné par unelettre, prouvé par une pièce, produit et reproduit sur des états desituation, payé sur quittance&|160;; puis la demande et laquittance sont enregistrées, contrôlées, vérifiées par des gens àlunettes. Au moindre défaut de forme, l’employé s’effarouche, caril vit de ces scrupules. Enfin bien des pays seraient contents,mais Napoléon ne s’en est pas tenu là. Ce grand organisateur arétabli les magistrats suprêmes d’une cour unique dans le monde.Ces magistrats passent leurs jours à vérifier tous les bons,paperasses, rôles, contrôles, acquits à caution, paiements,contributions reçues, contributions dépensées, etc., que lesemployés ont écrits. Ces juges sévères poussent le talent duscrupule, le génie de la recherche, la vue des lynx, laperspicacité des Comptes jusqu’à refaire toutes les additions pourchercher des soustractions. Ces sublimes victimes des chiffresrenvoient, deux ans après, à un intendant militaire, un étatquelconque où il y a une erreur de deux centimes. Ainsil’administration française, la plus pure de toutes celles quipaperassent sur le globe, a rendu, comme vient de le dire SonExcellence, le vol impossible. En France, la concussion est unechimère. Eh&|160;! bien, que peut-on objecter&|160;? La Francepossède un revenu de douze cents millions, elle le dépense, voilàtout. Il entre douze cents millions dans ses caisses, et douzecents millions en sortent. Elle manie donc deux milliards quatrecents millions, et ne paie que soixante millions, deux et demi pourcent, pour avoir la certitude qu’il n’existe pas de coulage. Notrelivre de cuisine politique coûte soixante millions, mais lagendarmerie coûte davantage, et ne nous empêche pas d’être volés.Les tribunaux, les bagnes et la police coûtent autant et ne nousfont rien rendre. Et nous trouvons l’emploi de gens qui ne peuventpas faire autre chose que ce qu’ils font, croyez-le bien. Legaspillage, s’il y en a, ne peut plus être que moral et législatif,les Chambres en sont alors les complices, le gaspillage devientlégal. Le coulage consiste à faire faire des travaux qui ne sontpas urgents ou nécessaires, à dégalonner et regalonner les troupes,à commander des vaisseaux sans s’inquiéter s’il y du bois et depayer alors le bois trop cher, à se préparer à la guerre sans lafaire, à payer les dettes d’un Etat sans lui en demander leremboursement ou des garanties, etc., etc.

BAUDOYER.

Mais ce haut coulage ne regarde pas l’employé. Cette mauvaisegestion des affaires du pays concerne l’homme d’Etat qui conduit levaisseau.

LE MINISTRE ( il a fini sa conversation ).

Il y a du vrai dans ce que vient de dire des Lupeaulx&|160;;mais sachez ( à Baudoyer ), monsieur le directeur, que personnen’est au point de vue d’un homme d’Etat. Ordonner toute espèce dedépenses, mêmes inutiles, ne constitue pas une mauvaise gestion.N’est-ce pas toujours animer le mouvement de l’argent dontl’immobilité devient, en France surtout, funeste par suite deshabitudes avaricieuses et profondément illogiques de la provincequi enfouit des tas d’or…

LE DEPUTE ( qui a écouté des Lupeaulx ).

Mais il me semble que si votre Excellence avait raison tout àl’heure, et si notre spirituel ami ( il prend des Lupeaulx par lebras ) n’a pas tort, que conclure&|160;?

DES LUPEAULX ( après avoir regardé le ministre .).

Il y a sans doute quelque chose à faire…

DE LA BRIERE ( timidement ).

Monsieur Rabourdin a donc raison&|160;?

LE MINISTRE.

Je verrai Rabourdin…

DES LUPEAULX.

Ce pauvre homme a eu le tort de se constituer le juge suprême del’Administration et des hommes qui la composent&|160;; il ne veutque trois ministères…

LE MINISTRE ( interrompant ).

Il est donc fou&|160;!

LE DEPUTE.

Comment représenterait on, dans les ministères, les chefs despartis à la Chambre&|160;?

BAUDOYER.

Peut-être monsieur Rabourdin changeait-il aussi laconstitution&|160;?

LE MINISTRE ( devenu pensif prend le bras de La Brière etl’emmène ).

Je voudrais voir le travail de Rabourdin&|160;; et puisque vousle connaissez…

DE LA BRIERE ( dans le cabinet ).

Il a tout brûlé, vous l’avez laissé déshonorer, il quittel’Administration. Ne croyez pas, monseigneur, qu’il ait eu la sottepensée, comme des Lupeaulx veut le faire croire, de rien changer àl’admirable centralisation du pouvoir.

LE MINISTRE ( en lui-même ).

J’ai fait une faute. ( Il reste un moment silencieux .)Bah&|160;! nous ne manquerons jamais de plans de réforme…

DE LA BRIERE.

Ce n’est pas les idées, mais les hommes d’exécution quimanquent.

Des Lupeaulx, ce délicieux avocat des abus, entra dans lecabinet.

– Monseigneur, je pars pour mon élection.

– Attendez&|160;! dit l’Excellence en laissant son secrétaireparticulier et prenant le bras de des Lupeaulx avec qui il alladans l’embrasure de la fenêtre. Mon cher, laissez-moi cetarrondissement, vous serez nommé comte, et je paie vos dettes…Enfin, si, après le renouvellement de la Chambre, je reste auxaffaires, je trouverai l’occasion de vous faire nommer pair deFrance dans une fournée.

– Vous êtes homme d’honneur, j’accepte.

Ce fut ainsi que Clément Chardin des Lupeaulx dont le père,anobli sous Louis XV, portait écartelé au premier d’argent au loupravissant de sable emportant un agneau de gueules&|160;; au deux,de pourpre à trois fermeaux d’argent&|160;; deux et un, aux troispals de gueules et d’argent de douze pièces&|160;; au quatre, d’orau caducée de gueules mis en pal, volé et serpenté de sinople,soutenu de quatre pattes de griffon mouvantes des flancs del’écu&|160;; avec EN LUPUS IN HISTORIA pour devise, put surmontercet écusson quasi-railleur d’une couronne comtale.

En 1830, vers la fin de décembre, monsieur Rabourdin eut uneaffaire dans son ancien Ministère où les Bureaux furent agités pardes déménagements de fond en comble. Cette révolution pesaprincipalement sur les garçons de bureau, qui n’aiment guère lesnouveaux visages. Venu de bonne heure au Ministère dont les êtreslui étaient connus, Rabourdin put entendre le dialogue suivantentre les deux neveux de Laurent, car l’oncle avait eu saretraite.

– Hé&|160;! bien, comment va ton Chef de division&|160;?

– Ne m’en parle pas, je n’en peux rien faire. Il me sonne pourme demander si j’ai vu son mouchoir ou sa tabatière. Il reçoit sansfaire attendre, pas la moindre dignité. Moi, je suis obligé de luidire : Mais, monsieur, monsieur le comte votre prédécesseur, dansl’intérêt du pouvoir, il bûchait son fauteuil avec son canif pourfaire croire qu’il travaillait. Enfin, il brouille tout&|160;! jetrouve tout cen dessus dessous, c’est un bien petit esprit. Et letien&|160;?

– Le mien, oh&|160;! j’ai fini par le former, il sait maintenantoù sont placés son papier à lettres, ses enveloppes, son bois,toutes ses affaires. Mon autre jurait, celui-là est doux… mais çan’a pas le grand genre&|160;; il n’est pas décoré, je n’aime pasqu’un chef soit sans décoration : on peut le prendre pour un denous, c’est humiliant. Il emporte le papier du bureau, et il m’ademandé si je pouvais aller servir chez lui des jours desoirée.

– Eh&|160;! quel gouvernement, mon cher&|160;?

– Oui, tout le monde y carotte.

– Pourvu qu’on ne nous rogne pas nos pauvresappointements&|160;!…

– J’en ai peur&|160;! Les Chambres sont bien près regardantes.On chicane le bois des bûches.

– Eh&|160;! bien, ca ne durera pas long-temps, s’ils prennent cegenre-là.

– Nous sommes pincés, on nous écoutait.

– Et&|160;! c’est défunt monsieur Rabourdin… ah&|160;! monsieur,je vous ai reconnu à votre manière de vous présenter… si vous avezbesoin ici, personne ne saura ce qu’on vous doit d’égards, car noussommes les seuls qui soyons restés de votre temps… MessieursColleville et Baudoyer n’ont pas usé le maroquin de leurs fauteuilsaprès votre départ, six mois après ils ont été nommés percepteurs àParis…

Paris, juillet 1838.

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