Les Étranges noces de Rouletabille

Les Étranges noces de Rouletabille

de Gaston Leroux

I – La grande traîtrise d’Ivana.

 

C’était le 21 octobre 1913, en plein Balkan,dans les sombres défilés de l’Istrandja-Dagh… le soir tombait…

Précédant les premiers détachements bulgares qui, à la première heure de la première guerre des Balkans,envahissaient le nord de la Thrace et avaient mission d’occuper Almadjik, quelle est cette petite troupe de cavaliers qui filent comme le vent et ne connaissent aucun obstacle ?… Ils sont si curieusement placés entre les premiers fuyards turcs que l’on ne saurait dire exactement s’ils fuient ou s’ils poursuivent.

La vérité est qu’ils font les deux choses à la fois. Ils veulent atteindre avant d’être atteints !…

« En avant ! en avant ! »crie Rouletabille.

Que fait donc, « entre deux feux »,le jeune reporter de L’Époque et quelle est cette sorte de rage qui l’anime ? C’est par des paroles sans suite qu’il encourage ses compagnons à le suivre ; et sa bouche est pleine de malédictions.

On n’a jamais vu chez Joseph Rouletabille unefureur pareille ! Eh ! en vérité, elle est bien excusablechez un jeune homme qui est connu dans le monde entier pour avoirpénétré les plus obscurs mystères, pour avoir démêlé les intriguescriminelles les plus compliquées, et qui se trouve tout à coup, etpour la première fois de sa vie, devant le mystère du cœurféminin auquel il ne comprend rien du tout !

Le « bon bout de sa raison » qui,jusqu’à ce jour, l’avait soutenu dans les pires épreuves en leconduisant irrésistiblement sur le chemin de la vérité, ne lui estplus bon à rien. C’est en vain qu’il l’a appelé à son secours…quelle défaite ! « Le bon bout » de la raison l’alaissé en route ; ni plus ni moins que s’il avait été lemauvais… Et la cause d’une pareille catastrophe ?… Unefemme ! une simple jeune fille que Joseph Rouletabille aimaitnaguère de tout son cœur et qu’il prétend détester maintenant detoute son âme : Ivana Vilitchkov !…

C’est elle qu’il poursuit en cette fin de jourtragique… c’est derrière elle qu’il court… quelleaventure !

Pour essayer de la comprendre,faisons comme Rouletabille qui, dans sa triste cervelle en feu,cherche, dans les événements passés à Sofia et au sinistreChâteau noir[1], le fil decet insondable mystère… Résumons les faits : envoyé par sonjournal dans la capitale de la Bulgarie, pour y étudier de près lesévénements qui s’y préparaient, Rouletabille avait retrouvé à Sofiaune jeune fille, la nièce du général Vilitchkov, qu’il avait connueà Paris où elle était venue commencer ses études de médecine etpour laquelle il avait ressenti tout de suite un sentiment des plustendres.

À Sofia, Rouletabille est reçu chez l’oncled’Ivana et il ne cache pas à la jeune fille qu’il l’aime et que sondésir le plus ardent est de l’épouser. Celle-ci, qui semble nourrirégalement des sentiments assez vifs pour le jeune homme, lui répondcependant en tentant de le détourner de son dessein. Ivana seprétend vouée, comme son père et sa mère et sa petite Irène, mortstous trois assassinés par un ennemi de la famille, à une destinéetragique. Cet ennemi s’appelle Gaulow, un Bulgare chassé deBulgarie et qui s’est fait turc, mahométan, pomak, ce quiest tout dire. Il habite dans une sorte de forteresseextraordinaire, au cœur des montagnes du nord de la Thrace, dansl’Istrandja-Dagh, et de là, vient de temps à autre, pour demystérieuses et cruelles besognes, en Bulgarie. Nul n’a encore pul’atteindre ! Gaulow brave le genre humain dans son redoutableChâteau noir (Karakoulé) !…

Toute cette affaire n’est point, comme bienl’on pense, pour refroidir l’amour de Rouletabille. Il arriverabien, lui, à débarrasser la famille Vilitchkov, de l’affreux Gaulowqui s’appelle aussi en Turquie Kara-Selim.

Il demande seulement à la jeune fille de bienvouloir lui accorder sa main. Celle-ci ne dit pas non, mais elle nedit pas oui. « Seriez-vous promise ? » demande lereporter anxieux et Ivana de répondre : « Nul ici-bas n’ale droit de se dire mon fiancé. »

Voilà de nouveau Rouletabille plein d’espoirquand, pendant la nuit suivante, nuit atroce qui rappelle leshorreurs de la tragédie historique du Konak de Belgrade, Gaulow etsa bande font irruption dans l’hôtel du général Vilitchkov,assassinent le général et ses serviteurs et emmènent Ivana encaptivité dans le Château noir.

Rouletabille jure de venger tant de malheurset de sauver Ivana ; il tentera de reprendre aussi, par lamême occasion, certain « coffret byzantin » dans letiroir secret duquel se trouvent les plans précieux de lamobilisation bulgare. Cela, il le promet formellement augénéral-major Stanislawoff, l’une des gloires les plus pures de sonpays, ami de la France, et célèbre depuis pour avoir mis son épéeau service de la Russie lors du prodigieux conflit qui devait,l’année suivante, embraser l’Europe et déshonorer la Bulgarie. Etle voilà parti en expédition.

Il emmène avec lui son fidèle reporter LaCandeur et un jeune Slave très débrouillard mais d’une moralitéassez relâchée qui s’appelle Vladimir. Un cousin d’Ivana lesaccompagne également : c’est Athanase Khetew qui, lui aussi,voudrait bien sauver sa cousine qu’il aime au moins autant que peutl’aimer Rouletabille et pour l’amour de laquelle il voudrait bienaussi tuer l’affreux Gaulow. Quant à Rouletabille et à Athanase,ils ne s’aiment guère mais sont assez sages pour contenir leuranimosité réciproque.

Toute la bande arrive au Châteaunoir, où les attendent les aventures les plus extraordinaires,dans le moment que Kara-Selim célèbre ses noces avec sa captiveIvana. Ils se donnent pour des journalistes égarés et se mettentimmédiatement à l’ouvrage. Ils n’ont pas une heure à perdre. Ivanaconsent à être la femme de Gaulow, l’assassin de ses parents, pourrentrer en possession du coffret de famille dans lequel se trouventles plans de mobilisation. Il faut donc que les jeunes genssauvent, à la fois, Ivana et ravissent le coffret.

Au milieu des fêtes somptueuses qui sontdonnées à Karakoulé, Rouletabille accomplit des exploitssurhumains. Il réussit à emporter Ivana jusqu’au fond du donjon oùles reporters se barricadent. Entre-temps, bien qu’il n’ait pas pus’approprier le coffret byzantin, Rouletabille en a deviné lesecret et a pu constater que les plis précieux y sont toujours etque nul encore n’y a touché ; aucun pomak n’en soupçonne mêmela présence. Athanase reçoit de Rouletabille la mission d’allerporter cette formidable nouvelle aux armées du généralStanislawoff, lesquelles, dès lors, pourront descendre, en toutesécurité, à travers les montagnes de l’Istrandja, surKirk-Kilissé.

Athanase jure de réussir dans sa difficileentreprise et de revenir, avec ses compagnons d’armes, délivrerIvana et les journalistes français. Avant de se sauver du donjon oùles reporters sont retranchés, il est parvenu à capturer Gaulowqu’il a remis aux bons soins d’Ivana, laquelle a fait le sermentsur les mânes de ses parents de le tuer de sa propre main.

Les jeunes gens subissent un siège des plusviolents, aux péripéties tragico-comiques et qui se termine de lafaçon la plus singulière du monde. Ivana non seulement n’a pas tuéGaulow, qu’elle prétend garder comme otage, mais Rouletabillela surprend au moment où elle fait évader le monstre… et cela,à la minute même où Gaulow allait recevoir le châtiment de sescrimes, où les armées conduites par Athanase Khetew apparaissent àl’horizon !…

Quel est donc cet affreux mystère ?…Rouletabille ne peut imaginer qu’Ivana aime cet homme qui aassassiné les siens et qui avait juré la perte de son pays ?…Alors ?… Alors ?… alors, il faut agir… on réfléchira enagissant… Les bandits de la Karakoulé, à l’approche des armées, sesont enfuis, Gaulow, lui aussi, s’est enfui… Ivana, sous prétextede rattraper Gaulow, a enfourché un cheval et court derrièreGaulow… Ivana ne se doute pas que Rouletabille a été témoin de soninfamie, l’a vue dérouler elle-même la corde au bout de laquelle sebalançait Gaulow, délivré par elle !…

Rouletabille se jette à son tour à cheval etcourt derrière Ivana. Les reporters et leur domestique Tondorcourent derrière Rouletabille… telle est la situation très nette etcependant très incompréhensible pour qui a connu Ivana,dans le moment que nous tombons en plein dans la chevauchée desreporters.

Rouletabille grince entre ses dents :« Elle court rejoindre Gaulow !…

« … Ah ! tu as beau aller vite, va,traîtresse, je ne te lâcherai pas !… Moi aussi, je serai aurendez-vous… Et je verrai bien de mes yeux ce que tu vas en fairede ton Gaulow !… »

Ce qu’elle en ferait ? Elle le lui avaitdit ; oui, avant d’enfourcher son cheval, elle avait eul’effronterie de lui crier, à lui, à lui qui avait vu la choseénorme, elle avait eu le cynisme de lui jurer qu’elle voulait, desa propre main, offrir à sa patrie, comme première victimeexpiatoire, la tête de Gaulow !… Comment ne lui avait-il paséclaté de rire au nez ? Comment n’avait-il pas craché auvisage de cette petite fille barbare, sanguinaire et menteuse…

Comment avait-il eu le courage de retenir lagénéreuse fureur qui gonflait ses veines de jeune amant bafoué etd’ami trahi jusqu’à la mort, car de cette trahison ils avaientfailli tous mourir !… Comment ?… Pourquoi ne lui avait-ilpas dit : « J’ai vu !… Tais-toi !… J’aivu !… je t’ai vue le sauver de tes mains, et si tu cours aprèslui c’est pour tomber dans ses bras » ? Oh ! d’abordsimplement parce qu’elle ne lui en avait pas laissé le temps ;ensuite parce qu’il était vraiment curieux de voir jusqu’où pouvaitaller Ivana, dans le mensonge et dans le crime !… Et puisaussi, parce que, le cœur plein de rage, il rêvait à son tour d’unevengeance ou tout au moins de quelque juste châtiment !

C’est que peut-être encore, au plus obscur delui-même, commençaient à se poser les termes du problèmepsychologique le plus curieux qu’il eût jamais à démêler et aussile plus mystérieux en même temps que le plus bizarre.

Enfin, s’il l’avait suivie dans cette courseinsensée vers le Sud, c’est qu’il se souvenait qu’il étaitcorrespondant de guerre et qu’il avait grand-hâte de trouver,maintenant qu’il était délivré, un bureau de poste avant de tombersous la censure féroce des Bulgares !… Entre les deuxarmées, toujours !… ni dans l’une ni dans l’autre…,est-ce que telle n’était pas sa formule, celle qu’il avait toujoursprônée à Vladimir et à La Candeur ?… Est-ce que, dès Sofia,tel n’avait pas été son plan ? Plan dangereux sans doute, maisqui ne l’en séduisait que davantage !… Aussi quand, dans cettefuite insensée de la Karakoulé, La Candeur, qui avait par miracleretrouvé son mecklembourgeois, lui demandait derrière lui, secouésur sa selle : « Où allons-nous ? » avait-il pului répondre : « Faire du reportage !… »

Ainsi ils n’avaient même pas attendu lestroupes !… La félonie d’Ivana les traînait en trombe derrièreelle…

Oui, félonie ! félonie !… c’est àcela que Rouletabille revenait sans cesse, bien que son espritcherchât ailleurs… mais il était trop irrité pour ne plusretomber à cela : félonie ! Il ne voulait plus douter quel’amour dont il n’avait jamais encore jusqu’à ce jour mesuré laforce, eût accompli l’abominable miracle de transformer une héroïneen une pauvre fille, capable de tout pour satisfaire sa follepassion.

Cette ignoble conversion avait dû se produirependant ces moments d’absence que le reporter avait trouvés souventinexplicables : Ivana les passait certainement auprès duprisonnier, dans le cachot du souterrain ! Que de fois nes’était-il pas étonné de ne point la voir à son côté, au plus fortdu combat ! et avec quelle singulière figure elleréapparaissait tout à coup, racontant qu’elle avait pris la gardepour laisser reposer le katerdjibaschi. Enfin, elle nesortait pas de ce souterrain, sous un prétexte ou sous unautre !… Et Rouletabille, qui avait redouté que ce fût pours’y livrer à quelque abominable torture, se reprochait de s’êtrelaissé tromper comme un enfant !

Il se rappelait la phrase turque prononcée endernier par Kara-Selim délivré, et adressée par lui (avec quelhideux sourire de remerciement !) à Ivana surprise, sansqu’elle s’en fût aperçue, par Rouletabille sur la tour. Le reporterse retourna sur sa selle et demanda à Vladimir :

« Que signifient ces mots :Benem ilé guel !

– Cela veut dire, répondit Vladimir :« Viens avec moi !… viens me rejoindre ! »

– Parbleu ! gronda Rouletabille !…moi aussi, je vais avec elle !… je vais avec eux ! et siDieu est juste, il me permettra de leur faire expier leurcrime ! »

……………………………

Il pouvait être cinq heures du soir quand ilsvirent poindre les toits d’un gros village en avant d’Almadjik…

La route qu’ils avaient prise commençait demontrer certaines particularités qui les étonnèrent tout d’abordmais auxquelles, par la suite, ils devaient facilement s’habituerchaque fois qu’ils eurent à pénétrer dans un village, bourg oubourgade, enfin dans ce qui avait été, à un titre quelconque, une« agglomération » : sur les côtés du chemin toutétait dévasté. Les cabanes de paysans paraissaient avoir étééventrées par quelque cataclysme qui s’était acharné à défoncerportes et fenêtres et avait çà et là allumé des incendies.

Sur le seuil de ces sinistres chaumières, iln’était point rare d’apercevoir des cadavres de femmes et d’enfantsqui gisaient parmi des mares de sang et dans le plus pitoyableétat.

D’autres corps privés de vie jonchaientégalement la route et faisaient trébucher à chaque instant leschevaux ; de telle sorte qu’en fait« d’agglomération », il y avait surtout là agglomérationde cadavres.

Et toutes ces dépouilles toutes fraîchesétaient celles des paysans d’origine bulgare, bien reconnaissablesà leurs costumes. Certains avaient dû se réfugier chez eux pourattendre l’arrivée des troupes du Nord, dont la venue avait étésignalée ; d’autres étaient sortis du village même et de lacontrée environnante, lesquels, avant de se retirer devantl’envahisseur, faisaient place nette et passaient au fil de l’épéeou du pal tout ce qui appartenait à la race ennemie…

Un petit ruisseau roulait, en chantantjoyeusement, des troncs sans tête…

Mais ce fut en entrant dans le village mêmeque nos jeunes gens qui, à chaque instant, laissaient échapper descris d’horreur, purent juger de l’importance du massacre et del’ampleur prise par le sacrifice que MM. les Turcs avaientoffert, en guise d’adieu, au Dieu de la guerre ! Têtesabattues, troncs empalés, femmes éventrées, enfants embrochés,mamelles coupées, rien n’avait manqué à cette fête du sang.

« C’est horrible !… c’estabominable !… » hurlait La Candeur, derrière Rouletabillequi ne disait rien et qui avait été préparé à toutes ces horreurspar ce qu’il avait vu de près au Maroc et au Caucase,particulièrement à Bakou et à Balakani, lors des massacres entreTatares et Arméniens.

Il n’avait d’yeux que pour une silhouettecavalière qui venait de surgir au coin d’une ruelle… Ivana !…C’était elle !… Il ne pouvait en douter, c’était elle !…Les avait-elle vus ? Elle était soudain partie dans un galopde folie et avait enlevé son cheval par-dessus un monceau dedécombres et de cadavres fumants…

En même temps elle avait jeté un grand crisauvage, tiré son sabre du fourreau et, le brandissant dans unmoulinet stupéfiant au-dessus de sa tête, avait disparu au coind’une autre ruelle qui conduisait à la place de la Mosquée, dont onapercevait le haut minaret enveloppé de flammes.

Rouletabille demanda un suprême effort à soncheval qui, depuis quelques instants, montrait des signes defatigue… Il voulut l’enlever, lui aussi ; mais la bête buta aumilieu des décombres et le reporter roula sur le sol avec samonture, contre laquelle vinrent donner La Candeur, Vladimir etTondor. Ce fut une chute générale et fort brutale dont lesreporters, ainsi que leur domestique, se relevèrent assezéclopés.

Rouletabille néanmoins se mit à courir dans ladirection suivie par Ivana. Ses camarades le suivirentcahin-caha.

On entendit alors des coups de feu et uncertain tumulte du côté de la place du village. Ils allaientdéboucher sur celle-ci quand ils ne furent pas peu surpris d’êtrearrêtés par Ivana elle-même qui se trouvait à pied comme eux tous.Sa bête fumante tombée auprès d’elle, au milieu de la rue, ruaitdes quatre fers, en agonie, le poitrail frappé d’une balle.

Un bruit de bataille, le crépitement de lamousqueterie éclatait à quelques pas et des projectiles vinrentsiffler à leurs oreilles.

Ivana était dans une agitationextraordinaire.

Elle leur ordonna, les bras étendus, de ne pasaller plus loin !

« Les Turcs massacrent tout ! Ilsn’ont pas encore abandonné le village ; méfions-nous… ils nenous épargneront pas !

– Et Gaulow ? demanda Rouletabille.

– Il a rejoint les Turcs ! répondit-elled’une voix sombre. Il s’en est fallu de quelques minutes que je nele rattrape…

– Gaulow s’est donc échappé ! »gronda une voix bien connue.

Tous se retournèrent. Athanase Khetew venaitd’arriver derrière eux, tout juste pour entendre la phrase d’Ivana.Il eut un geste de malédiction sur sa bête fumante et regarda avecmépris les reporters.

« Je vous l’avais confié… » dit-ilsimplement.

Ivana prit la parole :

« Nous avons été trahis au dernier momentpar le Katerdjibaschi(chef des muletiers)… C’est lui quilui a procuré la corde pour s’échapper du donjon. Aussitôt que nousnous en sommes aperçus, nous ne vous avons même pas attendu,Athanase Khetew ! malgré tout le désir que nous avions de vousrevoir et de vous féliciter (ici une voix étrangement douce etcâline) et nous avons couru après le monstre !…

– C’est donc une revanche à prendre ! fitAthanase qui était devenu singulièrement rouge en regardant IvanaVilitchkov…

– Et une partie à recommencer !déclara-t-elle avec désinvolture.

– Vous devez regretter de ne point lui avoircoupé la tête quand je vous l’ai amené !… continua Athanased’une voix sourde…

– Évidemment, moncher ! »

Et elle lui tourna le dos pour s’intéresser àautre chose. Athanase semblait très occupé à dompter une irritationpeu ordinaire. Rouletabille écoutait et regardait. Le cynismeincroyable d’Ivana le mettait, lui aussi, en fureur. Les regards dureporter et du Bulgare se croisèrent. Les deux hommes secomprirent-ils ? Athanase dit :

« Nous retrouverons Gaulow !…

– Oui, fit Rouletabille… et, cette fois, nousnous arrangerons pour ne pas le laisser échapper ! »

Ivana tressaillit. Cependant elle demanda surun ton qu’elle voulait rendre indifférent :

« Qu’allons-nous faire ?…

– Vous allez me suivre ! dit Athanase.Ordre du général commandant la division. Il ne veut point qu’on leprécède et il craint qu’une imprudence annonce ses mouvements… j’airépondu de vous… Vous irez où je vous conduirai, où plutôt, il m’aordonné de vous conduire…

– Mon cher Athanase, je vous suivrai au boutdu monde ! » dit très vivement Ivana.

Rouletabille pâlit, mais elle ne s’occupaitpoint du reporter…

« Et où irons-nous, monsieur ?…demanda Rouletabille d’une voix glacée.

– Tenez ! nous allons faire une petiteexcursion par-delà ces monts, fit Athanase en désignant l’horizonvers l’est, puis nous descendrons, tout doucement vers le sud, sansêtre gênés par les troupes…

– Je vous crois ! nous ne les verronsmême pas…

– Que vous importe ? répliqua Athanase,si je vous donne ma parole d’honneur que je vous ferai débouchersur le champ de bataille au moment le plus intéressant !

– Ça va ! cria Vladimir.

– Ne nous faites pas « déboucher »dans un endroit trop dangereux », exprima La Candeur avec unecertaine mélancolie.

Rouletabille dit :

« C’est bien, monsieur, nous vousobéissons. Nous sommes maintenant vos prisonniers, ou à peuprès. »

Derrière Athanase, il venait d’apercevoir unepetite troupe de cavaliers, que conduisait un sous-officier.

« Vous êtes mes amis ! réponditsimplement Athanase, je me suis arrangé pour que vous retrouviezvos tentes, vos mules et tous vos impedimenta que j’ai trouvés enpassant à la Karakoulé. Enfin, vous allez avoir des bêtesfraîches…

– Vous pensez à tout, monsieur !…

– C’est un type épatant ! » proclamaVladimir.

Ils rebroussèrent chemin et atteignirent avantla nuit la crête des monts à l’ouest. Avant de descendre dans lavallée, les reporters purent apercevoir l’armée bulgare et mêmel’entendre, car elle chantait.

Qu’elle était belle, cette journée du 21octobre 1913 où les soldats du général Radko Dimitrief pénétraientenfin en Turquie sur un front de plus de vingt kilomètres, dans unpays qui n’était connu que des muletiers et des bergers ! oùles colonnes de la cinquième division, ne sentant même pas lafatigue d’un pareil effort, sans s’accorder une heure de repos,continuaient leur route en chantant, vers les champs de batailled’Estri-Polos, Pitra, Kara-Kof, glorieuses étapes avant le coup defoudre : Kirk-Kilissé ! Cette armée, fait mémorable en cesiècle de chemin de fer, de téléphone, et de télégraphie sans fil,on n’en avait même pas soupçonné la présence ! Elle avançait,se sentant pleine de force et de mystère… On la croyait vers laMaritza, à l’Est !… Et de cime en cime, cependant, c’étaitencore la chanson de la Maritza, rivière où semêlèrent pendant des siècles le sang des Bulgares et des Osmanlisque les bataillons se renvoyaient ! Alors, cette chanson-làn’avait pas encore été chantée par des traîtres à leur race et àleur destin :

Coule Maritza,

Ensanglantée,

Pleure la veuve

Cruellement blessée.

Marche, marche, notre général !

Un, deux, trois, marchez, soldats !

La trompette sonne dans la forêt,

En avant marchons, marchons, hourrah !

Hourrah ! Marchons en avant !…

Qu’elle était belle, cette première aurore oùil n’y avait sous le soleil que des jeunes gens pleins de vie etsûrs de la victoire, où le sang n’avait pas encore été versé, où larage du massacre n’avait pas encore ouvert ses gueules sauvages, oùl’espoir sacré de délivrer des frères opprimés gonflait lespoitrines, où chacun se tendait la main du Balkan au Rhodope etplus loin encore, tout là-bas jusqu’au fond de l’Épire et de ladouce Thessalie ! Pour ce beau jour, des races ennemiess’étaient réconciliées et étaient parties ensemble, dans le bruitdes trompettes, d’un tel élan que le monde a pu croire un instantque rien ne les séparerait plus !… Hélas ! le monde avaitoublié qu’il y avait à Sofia un Cobourg qui veillait sur d’autresintérêts que ceux de sa patrie d’un jour !…

Cette vision disparut bientôt aux regards desreporters, qui, derrière Athanase, s’enfoncèrent dans un pays coupéde pics, de rochers, de ravins abrupts, rappelant véritablement unezone alpestre mais beaucoup plus désolée. Le Bulgare et lesreporters se firent part en peu de mots de leurs mutuellesaventures. Chacun pensait à Gaulow.

Les tentes furent dressées ; on soupa,car Athanase Khetew avait apporté des provisions. Après souper,Ivana se retira, sur un bonsoir bref, sous sa tente, etRouletabille dicta un article à La Candeur. Ce dernier, lesarticles terminés, les glissait dans de grandes enveloppes surlesquelles il inscrivait le titre et la date de l’article ;puis il mettait le tout dans une serviette de maroquin qui ne lequittait jamais. Ainsi faisait-il, depuis que les jeunes gensavaient quitté Sofia et qu’ils étaient entrés dansl’Istrandja-Dagh.

Quand l’article fut achevé, Vladimirs’écria :

« Je vois d’ici le nez de Marko leValaque, quand « notre journal » publiera la série des« correspondances » de Rouletabille ! Ce pauvreMarko en fera certainement une maladie !… »

Nous avons déjà eu l’occasion de dire[2] que Marko le Valaque était un journalisted’occasion, comme il en surgit toujours dans les momentstroubles ; fort méprisé – avec raison – des professionnels,ayant fait tous les métiers et ayant montré dans chacun une bienpetite conscience. Son rôle, dans le moment, lui paraissaitimmense. Il ne manquait point en effet d’importance. En attendantl’arrivée de l’envoyé spécial de La Nouvelle Presse deParis, grand quotidien dont le tirage rivalisait avec celui deL’Époque, il restait le maître d’expédier les télégrammesles plus saugrenus à une feuille qui était lue dans le mondeentier. Connaissant la réputation de Rouletabille et ayant reçu deParis des instructions pour ne point se laisser distancer par lereporter de L’Époque, il n’avait point manqué, à Sofia, desurveiller celui-ci et n’avait pas cessé d’inventer des bruitssensationnels, des nouvelles de la dernière heure quibouleversaient la Bourse. Il était la bête noire de VladimirPetrovitch, qui l’accusait de manquer de moralité ! !

« Fiche-nous la paix, avec tonMarko ! gronda La Candeur ; on dirait que tu ne pensesqu’à lui…

– Croyez-vous toujours qu’il nous a suivisdans l’Istrandja ?… demanda Rouletabille sur un ton assezironique.

– Monsieur, vous avez tort de vous moquer demoi ! répliqua Vladimir.

– Quand je pense, reprit La Candeur, que, dansles premiers jours de notre voyage, Vladimir regardait à chaqueinstant derrière lui pour voir s’il n’apercevait pas à l’horizon lenez de Marko ! »

Et il se mit à rire.

« Ne « blague » pas !…protesta Vladimir, je t’en supplie, ne « blague » pas… Tune sais pas ce que peut entreprendre un Valaque qui s’est faitjournaliste !…

– Enfin, qu’est-ce qu’il pourrait nousfaire ?

– Est-ce qu’on sait ?… je vous assure quele dernier soir qui a précédé notre arrivée dans le pays de Gaulow,quand nous avons eu cette vision d’une ombre qui s’enfuyait de latente de La Candeur, et que La Candeur s’est écrié qu’on lui avaitvolé sa serviette en maroquin, j’aurais mis ma main à brûler quenous avions affaire à Marko !…

– Cette ombre, répliqua La Candeur sur un tonassez méprisant, n’a jamais existé que dans l’imagination deVladimir… et quant à ma serviette que je croyais avoir mise dans macantine, je l’ai trouvée au pied de mon lit, où je l’avaiscertainement déposée moi-même avant de me coucher…

– Et mes articles étaient toujoursdedans ? demanda Rouletabille en manière de plaisanterie.

– Oui, oui, Rouletabille, tes articles sontlà !

– Remettez-vous donc, VladimirPetrovitch !… et cessez de médire de la Valachie…

– Ah ! monsieur, si vous connaissiezMarko !… Je vous dis, je vous répète qu’il est capable detout… Rien ne m’étonnerait de lui, c’est un type qui vendrait sonpère et sa mère pour un morceau de pain et qui a eu de vilaineshistoires avec les femmes !… Je vous affirme, monsieur, quec’est un garçon qui n’a aucune moralité !…

– Au lit, au lit tout le monde ! c’est àmoi la garde », commanda Rouletabille.

Et il prit la garde. Aucun bruit ne venait destentes. La campagne paraissait abandonnée. De-ci, de-là, sur delointaines cimes des feux apparaissaient puis disparaissaientpresque aussitôt. Rouletabille, le menton sur le canon de sacarabine, regardait le mur de toile derrière lequel reposait Ivana.Reposait-elle ? Rêvait-elle ?… À qui ?…Énigme !…

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