Les Exilés dans la forêt

Chapitre 10DANGERS IMPREVUS.

 

La matinée n’était pas encore très avancée,car la chasse aux vigognes et celle du condor n’avaient pris qu’untemps relativement fort court. Mais Don Pablo avait hâted’augmenter la distance qui devait le séparer de ses persécuteurs.Aussi une paire de vigognes fut-elle vivement dépouillée et dépecéepour servir de provision de route aux proscrits, et les lamaspromptement rechargés ; puis on se sépara.

Le vaquero aurait bien voulu lesaccompagner ; mais il lui incombait une tâche autrementimportante et délicate, celle de veiller à la sécurité desvoyageurs.

Dès que ses hôtes l’eurent quitté, il détachases quatre chiens, et, les conduisant devant la pile de vigognes,il leur enjoignit de les défendre avec soin contre tout ennemibipède ou quadrupède qui prétendrait se régaler à leurs dépens.

Sûr désormais que le produit de sa chasseserait bien gardé, le brave Indien sella son cheval et se rendit àun point de la montagne d’où il pouvait embrasser la route jusqu’àCuzco. Si une troupe de soldats eût été lancée à la poursuite desfugitifs, il n’eût pas manqué de les apercevoir plusieurs heuresavant leur arrivée à ce point culminant, et il eût pu au galop desa monture rejoindre Don Pablo, pour lui en donner avis.

Mais ce fut en vain qu’il fit le guet jusqu’ausoir : pas une âme ne parut. Au coucher du soleil, il regagnasa misérable demeure, heureux et fier d’avoir encore rendu serviceà sa patrie en veillant au salut d’un de ses plus noblesenfants.

Retournons maintenant à nos voyageurs.

Ils mirent toute la journée à traverser leplateau, et le soir ils campèrent sous un roc en saillie quiprotégea leur sommeil. Ils avaient retrouvé un peu de tranquillitéen voyant leur fuite s’effectuer sans encombre ; mais cela neles rendit pas moins vigilants ; car l’aube du lendemain lesretrouva prêts à reprendre leur route.

Ils s’engagèrent dans un nouveau défilé demontagnes, où ils commencèrent par monter encore, puis la déclivitése produisit. Ils avaient franchi le sommet des Andes et setrouvaient sur son versant oriental. Un jour ou deux allaient lesamener sur l’extrême limite de cette forêt immense qui s’étend despremières pentes des Andes aux rivages de l’Atlantique. Tristerefuge ! Car nulle route n’existe dans ces solitudesprofondes, qui ne sont sillonnées que par leurs rivières et leurstorrents, que l’Indien ne se hasarde même pas à explorer, et où lejaguar en quête de sa proie est obligé de la poursuivre par lesommet des arbres. Encore un jour, et ils entreraient dans lamontana, car tel est le nom que, par un étrange abus destermes, on a donné à cette forêt vierge qu’ils apercevaient déjà àcertains coudes de la route, comme un verdoyant et sombreocéan.

On ne rencontrait, et cela de bien loin enbien loin, que quelques Indiens aborigènes épars dans cette régionsans bornes. Aux jours mêmes de leur puissance, les Espagnols neparvinrent pas à les soumettre, et les Portugais ne furent pas plusheureux.

De loin en loin quelque missionnaire essaya deles convertir ; mais ses efforts échouèrent comme ceux desconquérants ; et sauf quelques forts isolés, ou quelque ruineattestant l’existence lointaine d’une station missionnaire, toutela montana est restée aussi indomptée et indomptable qu’à l’époqueoù les vaisseaux de Christophe Colomb sillonnèrent pour la premièrefois les eaux de la mer des Caraïbes.

Jamais les colons espagnols n’ont pu se fixersur les limites de cette étrange région. Plus d’une expédition aété entreprise le long de ses cours d’eau, en quête de la contréefabuleuse de Manoa, dont le roi, disait-on, se couvrait chaquematin d’un nouveau vêtement de poudre d’or, ce qui l’avait faitsurnommer El Dorado (le doré) ; mais toutes ces expéditions seterminèrent par le plus mortifiant insuccès. Les établissementsespagnols ne s’étendirent pas plus loin que les sierras (montagnes)qui forment les premières pentes des Andes, à quatre-vingts ou centvingt kilomètres des villes opulentes situées dans les plaineshautes du Pérou.

Le noble proscrit avait donc franchi leslimites de la civilisation. S’il apercevait un être humain sur saroute, ce ne pouvait être que quelque Indien à demi sauvage ;mais il était certain de n’y point rencontrer un homme de raceblanche : c’était bien le désert qui s’ouvrait devant sespas.

Et qu’est-ce qu’un homme comme lui allaitpouvoir faire au désert ?

Cette question, il ne se l’était pas posée. Ilavait fui avec l’instinct de conservation qui nous attache à lavie ; et maintenant encore il ne songeait pas à revenir enarrière… En arrière…, quand il savait qu’un ennemi implacable avaitsoif de son sang ; que ses biens étaient confisqués, que saliberté et celle de sa famille étaient aliénées à jamais ! Noncertes, il n’y songeait pas. L’avenir prendrait soin de ce qui leregardait. Vite à la montana, vite au désert, pourvu qu’il seconservât aux siens, et que les siens lui fussentconservés !

La route que suivaient nos voyageurs n’étaitautre qu’une sente tracée par les bestiaux. Elle longeait le bordd’un torrent écumeux qui sans doute roulait ses eaux vers legigantesque Amazone, dont les sources se rencontrent sur tout ceversant des Andes, drainant un espace qui ne comprend pas moins devingt degrés de latitude.

Vers le soir, notre petite troupe avait gagnéles éperons de la Cordillère. Sa marche devint extrêmementdifficile. L’étroit sentier, que l’on appelle en espagnolcuesta arriba, cuesta abajo (par monts et par vaux),gravissait tantôt des pentes abruptes, tantôt se perdait dans desravines si profondes, que les rayons du soleil y pénétraient àpeine.

La Cordillère des Andes a seule la spécialitéde chemins de montagne aussi impraticables ; ce qui tient à lastructure particulière et géologique de cette chaîne. On yrencontre d’immenses crevasses nommées quebradasdansl’Amérique du Sud, et qui ont parfois jusqu’à six cent soixantemètres de profondeur. On pourrait croire qu’une montagne entière aété extraite de ces précipices et transportée qui sait où ? Etnéanmoins, pour passer, il faut atteindre le fond de ce gouffre ensuivant un sentier taillé au flanc du roc, et parfois si étroit,que c’est à peine si la mule au pied sûr ose s’y engager. Parfoisun pont suspendu, formé par un arbre abattu, est le seul cheminpour traverser un précipice effroyable au fond duquel mugit untorrent aux eaux tumultueuses ; si bien que le cœur vousmanque à le considérer ; et ce pont lui-même, suspendu par descordes après lesquelles se sont enlacées des lianes, se balancecomme un hamac sous les pieds du voyageur blêmissant.

Celui qui n’a voyagé qu’au milieu des paysagesagrestes etdes scènes paisibles de l’Europe ne peut se faire uneidée des voies dangereuses sur lesquelles il faut se risquer, sil’on veut traverser les Andes. Le passage des Alpes ou des Carpatesest jeu d’enfant en comparaison. Au Pérou, la vie des hommes et desanimaux est sans cesse en péril et souvent sacrifiée. À chaqueinstant les mules glissent sur la rampe étroite, ou brisent sousleurs pas le fragile pont de « sogas », entraînant dansle vide leurs cavaliers, qui tourbillonnent et se brisent contreles aspérités du sol ou disparaissent dans les eaux écumantes dutorrent.

Ces accidents sont journaliers, et cependanttelle est l’apathie des Spano-Indiens, que l’on ne fait rien pourles empêcher. « Chacun pour soi, » c’est la devise, et ilfaut qu’un pont ait disparu dans l’abîme, qu’une corniche soitdevenue réellement impraticable pour qu’on fasse l’effort de lesréparer.

Mais le chemin ou plutôt la piste qu’avaitprise Don Pablo n’avait jamais connu de réparations. Nulle main n’yavait établi de ponts. Il était tel que la nature l’avaittracé.

Quand il y avait un cours d’eau, s’il n’étaitpas guéable, il fallait le traverser à la nage. Ce n’était rienquand il se contentait de suivre le lit du torrent ; le pireétait quand il s’en écartait pour courir pendant des heures surquelque étroite corniche où l’on se sentait pris de vertige.

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