Les Exilés dans la forêt

Chapitre 14LE GUACO.

 

Lorsque l’Indien eut tué et dépouillé ses deuxbonnes bêtes, il coupa leur chair en tranches, qu’il suspendit auxarbres pour que le soleil se chargeât de les sécher.

C’était une mesure de prudence indispensablepour conserver la viande, qui se fût autrement bien vite corrompue,puisque nos voyageurs n’avaient point de sel. Du reste, c’est laméthode la plus usitée dans toute l’Amérique espagnole ; cequi est d’autant plus inexplicable, qu’on y rencontre des quantitésde salines, tant dans les plaines que dans les mines et les lacs.Seulement, faute du degré voulu d’activité commerciale parmi eux,rien de tout cela n’est exploité, et le sel reste dans le pays unedenrée, rare et chère.

Au Mexique, la viande ainsi desséchée prend lenom de tajaso. Au Pérou, nous l’avons vu, on la connaît sous le nomde charqui ; mais quand il s’agit de mouton, cela devient duchalona ; et comme le lama est une sorte de mouton, c’était duchalona que préparait ainsi Guapo. Les autres ne restaient pasoisifs. Don Pablo et Léon déblayaient l’endroit où devait s’éleverleur maison, tandis que Doña Isidora, de ses mains fines etblanches, remplissait pour la première fois de sa vie les rudesfonctions de blanchisseuse, aidée de sa petite Léona, quimultipliait ses efforts pour diminuer la peine de sa mère.

Et où prit-elle du savon ? Vousécriez-vous avec surprise.

Auriez-vous oublié que Don Pablo étaitnaturaliste et connaissait les propriétés de presque toutes lesplantes qui l’environnaient ? Il n’avait pas tardé àdistinguer dans le nombre un arbre singulier appelé par les Indiens« parapara » et sapindus saponaria par lesbotanistes. Cet arbre se couvre de baies qui fournissent, quand onles frotte, une mousse savonneuse qui nettoie le linge comme lemeilleur savon.

Ces baies, une fois dépouillées de leur pulpe,laissent entre les mains un noyau, fort joli du reste, que lesmissionnaires collectionnaient pour en faire des rosaires. Léonleur découvrit une autre propriété qui avait un intérêt propre àson âge : c’était celle de rebondir comme une balle élastique,usage pour lequel il en conservait toujours des provisions dans sespoches. Le soir, chacun, fatigué, mais très satisfait de l’emploide son temps, vint prendre place sur un tronc d’arbre récemmentabattu sur l’emplacement de leur future demeure. Une joie calmerégnait dans le petit groupe, contrastant avec les angoisses desjours écoulés. Plus de craintes de poursuite ; plusd’appréhensions de mourir de faim ; au contraire, une sécuritépresque absolue, et devant eux l’avenir s’annonçant plein depromesses et coloré par le prisme enchanteur de l’espérance.

Grâce à Guapo, on avait retrouvé dans lechargement des lamas quelques-uns des ustensiles de cuisine lesplus indispensables. Doña Isidora venait de préparer le café, quise trouvait être d’une qualité supérieure, de cette espèceparticulière cultivée par les seuls missionnaires, et si estimée,que les vice-rois en envoyaient souvent comme présent au roid’Espagne, leur souverain.

Pour accompagner ce délicieux nectar, on avaitfait bouillir de la canne à sucre pour en obtenir un siropgrossier, mais très doux. Enfin des figues de bananes grilléesservaient de pain aux voyageurs, dont le repas se trouva égayé parla bonne humeur de toute la famille.

Tandis qu’ils mangeaient, en devisant gaiemententre eux, ils entendirent répéter à plusieurs reprises :« Guaco ! Guaco ! »

– Quelqu’un t’appelle, dit Léon à l’Indien.Qui ça peut-il être ?

– Guaco ! Répéta la voix fortdistinctement.

– Ne vous troublez pas, jeune maître, c’estl’oiseau du serpent, répondit l’Indien, qui, originaire de lamontana, en connaissait presque tous les habitants.

– L’oiseau du serpent ? reprit Léon, dontla curiosité avait été excitée par cette singulièreappellation.

– Oui, regardez, le voici sur cettebranche.

Tout le monde se tourna pour examiner lesingulier oiseau qui avait causé la méprise de Léon. Ce volatileétait à peine aussi gros qu’un pigeon et ressemblait au faucon desmoineaux. Sa queue était fourchue comme celle deshirondelles ; et ceci, joint à sa forme particulière et à samanière de voler, le désignait comme appartenant à l’espèce desmilans.

D’abord perché sur un arbre très élevé, il netarda pas à descendre, en articulant toujours son fameux« guaco », et, de branche en branche, finit par se posterà peu de distance du sol. Il allait évidemment à la piste dequelque chose ; mais de quoi ?… C’est ce que personne nepouvait dire.

Bientôt, au milieu de l’espace déblayé de laclairière, on aperçut un serpent d’un mètre de long, dont le corps,marqué de bandes noires, rouges et jaunes, brillait à chaqueondulation. C’était le rouge qui prédominait dans sa parure et quilui a valu sans doute son nom ; car Don Pablo et Guapos’écrièrent à première vue :

– Le serpent corail !

En dépit de sa beauté qui est incontestable,c’est l’un des serpents les plus venimeux et les plus redoutés del’Amérique méridionale.

La première impulsion de Guapo et de Léon futde saisir une arme quelconque pour le tuer ; mais Don Pabloles arrêta.

– Un peu de patience, dit-il ; nous enserons récompensés par un petit spectacle qui vaut la peine d’êtrevu. Regardez l’oiseau maintenant.

Don Pablo n’avait pas achevé, que le guacofondait sur le serpent avec l’intention évidente de saisir son coudans ses serres. Mais celui-ci avait été aussi prompt que l’oiseau,et, replié sur lui-même, il lança vers son adversaire sa têtemenaçante avec la rapidité de la foudre. Ses yeux étincelaient avecune expression de rage et de férocité qui faisait frémir DoñaIsidora et sa fille, bien éloignées pourtant du théâtre ducombat.

Le guaco vira de bord et renouvela son attaquedans la direction opposée ; mais le reptile, avec unesouplesse inouïe, déjoua cette nouvelle tentative. Ce secondinsuccès sembla irriter l’oiseau jusqu’à lui faire perdre touteprudence. Il se mit alors à voleter au-dessus du serpent, lefrappant du bec et de ses serres toutes les fois qu’il en trouvaitl’occasion ; et quand il l’eut bien fatigué ainsi, il jugea lemoment opportun pour l’attaquer de nouveau. Mais ce dernier,toujours enroulé sur lui-même, projetait incessamment sa tête surtous les points menacés par l’oiseau.

Après que cette double manœuvre eut duré uncertain temps, le serpent corail sembla disposé à se reposer.Aussitôt l’oiseau redoubla d’efforts, bien sûr de le saisir cettefois à la gorge avant qu’il pût se défendre, quand la tête duserpent, poussée comme par un ressort, vint frapper en pleinepoitrine le guaco, qui s’enfuit avec un cri terrible.

Chacun le suivit des yeux, croyant le voirtomber mort, car il suffit de quelques minutes pour que la morsuredu corail devienne fatale à l’homme. Toutefois Don Pablo, en saqualité de naturaliste, avait sur cet oiseau des données théoriquesqu’il était bien aise d’élucider de visu.

Le guaco s’était élancé vers le tronc d’unarbre autour duquel s’enroulait une plante grimpante, dont il semit à dévorer les longues feuilles lancéolées ; puis, cesingulier repas terminé, il retourna vers le serpent corail, quin’avait pas bougé.

Le combat recommença plus acharnéqu’auparavant ; l’oiseau, plein de confiance, combattit avecune nouvelle énergie, tandis que le serpent lui opposa unerésistance désespérée, mais évidemment impuissante. Bientôt leguaco frappa le serpent corail sur la tête, le saisit par le cou,et l’emporta vivant au milieu des arbres pour l’y dévorer à loisir.Notre ami Guapo paraissait enchanté de ce petit drame ;cependant il n’était pas nouveau pour lui : maintes fois il enavait été le témoin ; mais il lui avait suggéré un plan. Il serendit auprès de l’arbre autour duquel croissait le parasite dontl’oiseau avait cueilli les feuilles. Il en rapporta une certainequantité, qu’il soumit à l’examen de Don Pablo.

Celui-ci reconnut qu’elles appartenaient à uneplante du genre mikania, dite vulgairement « liane duguaco ». L’Indien ne savait rien des appellationsscientifiques de la plante, mais il en connaissait depuis longtempsla vertu. Ses feuilles sont un antidote certain contre la morsurede presque tous les serpents de l’Amérique méridionale. Il lesavait vues arrêter les effets du venin du « cascabel »(serpent à sonnettes) et même de la petite vipère tachetée(echidna ocellata), sans contredit le plus mortel detous.

Dès que Don Pablo en eut fini l’examen, Guapoprit les feuilles, les hacha aussi menu que possible, puis les mitdans un linge et en exprima le jus. Ceci fait, il se taillada lapoitrine, les doigts et les orteils, s’inocula le jus du mikania,puis frotta encore ses incisions de feuilles fraîches de la mêmeplante. Après quoi, pour arrêter la perte de sang, il appliqua surces plaies des touffes de coton soyeux, provenant de l’arbre à soieou « ceiba » (bombax ceiba), et termina cetétrange traitement en mâchonnant de ces mêmes feuilles et enavalant une cuillerée du jus qu’il en avait tiré.

L’inoculation était terminée, et Guapo sedéclara désormais invulnérable à toutes les morsures deserpent.

Il offrit à ses compagnons de les vacciner dela même manière. Tous refusèrent d’abord avec indignation, DonPablo comme les autres. Mais au bout de quelques jours, quandchacun eut, à une ou plusieurs reprises, couru le risque d’êtremordu par les nombreux reptiles qui pullulaient dans ces parages,entre autres le redoutable jararaca (craspedo cephalus),Don Pablo changea d’avis. Il reconnut la sagesse d’une mesure quiles mettrait à l’abri d’un péril incessant et se soumît le premierau traitement indiqué par Guapo, et naturellement son exemple futsuivi par les autres membres de la famille.

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