Les Exilés dans la forêt

Chapitre 17LE TAPIR.

 

Nous avons déjà dit que le torrents’élargissait dans la vallée en face de la demeure nouvellementconstruite, de manière à former une sorte de lac. Le courant ne sefaisait sentir qu’au milieu ; mais sur les bords s’étendaitune eau dormante au milieu de laquelle s’épanouissaient desplendides nénuphars, des iris et surtout la victoriaregia, cette fleur aquatique d’une beauté sans rivale.

Chaque fois qu’on se réunissait pour le repaset le repos du soir, après les rudes labeurs de la journée, DonPablo et sa famille entendaient sortir de l’eau des sons étrangesqu’ils ne pouvaient s’expliquer. C’était un clapotement comme celuique fait un nageur qui plonge, ou parfois des grognements commeceux d’une truie épouvantée.

Évidemment ces bruits singuliers étaientproduits par quelque animal ; mais lequel ? Contrairementà l’usage des cours d’eau de l’Amérique, le torrent ne renfermaitpas d’alligators. Chaque soir, tous les membres de la famille selivraient à de nouvelles conjectures sur le nom à appliquer à cevoisin incommode, que l’on ne voyait jamais, mais qu’en revanche onentendait beaucoup trop.

Un soir, on s’avisa de demander deséclaircissements au taciturne Guapo, qui était extrêmement avare deses paroles et ne les prodiguait qu’à bon escient. Devant uneinterrogation directe, il s’exécuta de bonne grâce, lui quiconnaissait tous les sons de la montana.

– Ce n’est pas autre chose qu’un tapir,dit-il ; vous l’entendez chaque soir prendre son bainaccoutumé, qui a le double but de lui permettre de s’ébattre dansl’eau et de se régaler des racines d’iris et de nénuphar dont ilest très friand.

– Oui mais qu’est-ce qu’un tapir ?Demandèrent aussitôt les enfants.

Don Pablo se chargea de les éclairer à cesujet.

– C’est, leur dit-il, l’animal le plus gros dela faune de l’Amérique du Sud ; mais il me serait impossiblede le comparer à un autre pour vous en donner une idée ; carc’est ce qu’on appelle un être sui generis, ne ressemblantqu’à lui-même.

Il a dans sa forme très ronde quelque chose dusanglier et quelque chose de l’âne ; mais il est moins hautsur pattes que ce dernier, et ses jambes sont plus massives, pluslourdes et plus disgracieuses. Il a les oreilles beaucoup pluscourtes, ainsi que sa queue, qui semble avoir été mutilée. Elle estcouverte de soies rudes et se termine par une petite touffe. Sapeau, d’un brun noirâtre, paraît avoir été mal rasée, car il y ades poils ici et il n’y en a pas là, sans qu’on sache pourquoi. Samâchoire supérieure se projette de manière à avancer sur celle dedessous et à former une petite trompe mobile. Pour compléter cetensemble peu flatteur, la nature l’a doué d’une crinière courte etdroite qui descend sur le front jusqu’au niveau des yeux. Enfin,ses pieds de derrière ont trois doigts, tandis que ceux de devanten ont quatre.

Le tapir est une créature essentiellementinoffensive. Bien qu’armé d’une formidable mâchoire, il n’a jamaissongé à s’en servir pour sa défense. Lorsqu’on l’attaque, ilcherche de tout son pouvoir à se dérober par la fuite ; maiss’il en reconnaît l’impossibilité, il se résigne à la mort sanschercher à engager la lutte.

Le tapir mène une existence solitaire ;on le rencontre généralement seul. Quelquefois il est accompagné desa femelle, mais c’est rare. Cette dernière n’a jamais qu’un petità la fois. Elle le soigne et le garde jusqu’à ce qu’il puisse sesuffire à lui-même. Ce moment venu, chacun s’en va de son côté, etils se deviennent parfaitement étrangers l’un à l’autre. On traitecet animal d’amphibie, parce qu’il peut rester quelques minutessous l’eau et y prendre sa nourriture mais il est beaucoup moinsaquatique que l’hippopotame et le rhinocéros, dont il tient laplace en Amérique ; car c’est à terre qu’il passe la plusgrande partie de son temps. Il dort pendant le jour, sur un lit defeuilles mortes, d’où il ne sort que le soir pour se rendre àl’eau, à moins qu’il ne pleuve ; dans ce cas, il quitte saretraite, même de jour, et s’occupe à chercher sa nourriture. Commele porc, il aime à se vautrer dans la fange, mais il ne regagnejamais sa demeure sans s’être surabondamment lavé à l’eauclaire.

Une des mauvaises habitudes du tapir –fâcheuse du moins pour lui – c’est qu’une fois qu’il s’est frayéune route, il n’en change jamais. Il en résulte que, lorsqu’il aadopté un lieu de bain, il ne faut pas longtemps pour qu’on puissele suivre à la trace de ce lieu à sa demeure ; il est doncbien facile de le prendre au piège.

Se basant sur ce fait bien connu deschasseurs, Guapo, dans son excursion au bois de palmiers, avaitdéjà, sans en rien dire, relevé la piste de celui qui avait si fortintrigué la famille Ramero, et s’était promis de ne pas le laisserbien longtemps troubler la tranquillité de la petite colonie.

Une fois que Léon fut fixé sur l’existence etles mœurs du tapir, il n’eut pas de repos que l’Indien, qui nesavait rien lui refuser, ne lui eût promis de l’emmener à cettechasse d’un nouveau genre.

Certain qu’avec Guapo l’enfant ne courraitaucun risque, Don Pablo accorda à son fils la permissiond’accompagner l’Indien. Aussi le lendemain, une heure après lelever du soleil, nos deux chasseurs se mirent en route. Ilsn’avaient point de fusil ; ils n’emportaient ni arc niflèches. Guapo avait seulement son inséparable macheté et sa bêchequ’il avait chargée sur son épaule, ce qui intriguait fort notreami Léon.

À quoi la bêche pouvait-elle bien servir,puisque le tapir ne demeure pas dans un terrier ? Sedemandait-il ; mais il n’interrogeait pas, sachant que Guapoabhorrait les questions.

Ils traversèrent le pont tremblant, tournèrentle bois de palmiers et découvrirent les empreintes laissées parl’animal dans un terrain fangeux.

La piste était toute fraîche ; c’était ceque l’on pouvait désirer de mieux. Guapo prit sa bêche et résolutla question qui s’agitait dans la tête de son jeune compagnon, encommençant à creuser entre deux palmiers au beau milieu du cheminqu’avait suivi le tapir. Il ne s’agissait donc que de creuser unetrappe.

Léon aidait de tout son pouvoir en emportantla terre dans une feuille de bussu ; bientôtl’Indien, trouvant sa cavité assez profonde, se mit à la recouvrirde menues branches, puis d’herbes et de feuilles, avec tant d’art,qu’un renard lui-même n’eût pas songé à soupçonner l’existence d’unpiège.

Il ne restait plus qu’à y attirer le tapir.Notre adolescent se disait que ce devait être le plus difficile dela besogne ; cependant Guapo, qui ne s’avançait jamais à lalégère, lui avait promis qu’avant une heure l’animal serait en leurpouvoir. C’est que l’Indien savait que sa victime ne pouvait êtrequ’à cinq ou six cents mètres tout au plus, et il se préparait à semettre à sa recherche.

Il recommanda à Léon de le suivre sans aucunbruit, car une parole dite à voix basse ou le craquement d’unebranche cassée suffirait, lui dit-il, pour contrecarrer tout sonplan.

D’abord ils marchèrent avec précaution, maislibrement ; puis, à mesure qu’ils avançaient sur la pisteconduisant au gîte de l’animal, il devint difficile d’obéir auxrecommandations reçues. Guapo rampait sans déranger une feuille surson passage : c’était merveille de le voir faire, et çademandait une peine infinie pour l’imiter. Toutefois, telle étaitl’ardeur de Léon pour cette chasse, qu’il s’en tira à sa propresatisfaction et à celle de son compagnon.

Quand ils eurent fait quatre cents mètres, ilsse trouvèrent en face d’une petite colline où le terrain était secet jonché d’arbres tombés. Ils gravirent la pente. Guapo s’arrêta,fit quelques pas, puis, appelant Léon d’un signe, il lui indiqua dugeste un épais fourré à travers les feuilles duquel on apercevaitune masse brune complètement immobile. C’était le tapir jouissantd’un tranquille sommeil.

Avant le départ, Guapo avait donné à Léon lesinstructions nécessaires pour la conduite qu’il aurait à tenir,quand ils arriveraient en vue du gîte. Guapo passa donc à droite,tandis que Léon tournait à gauche, et ils partirent dansl’intention de tourner le fourré. Ils ne tardèrent pas à serencontrer à une certaine distance, et alors tous les deuxmarchèrent, mais cette fois sans aucune précaution, vers le lieu oùils avaient laissé l’animal endormi.

Naturellement, le tapir effrayé se lança, parsa route accoutumée, vers l’eau où il était certain de trouver uneretraite assurée, et nos chasseurs le virent passer quelquedistance, la tête entre ses jambes, à la façon de maîtreAliboron.

Inutile de dire avec quel empressement ilscoururent vers le piège.

Guapo, qui y arriva le premier, s’écria, avecun transport de joie bien rare chez un homme aussi peuexpansif :

– Il y est, jeune maître, nous le tenons.

Et, avec l’impétuosité d’un jeune homme, ilsauta dans la trappe, son macheté à la main. Il n’avait pas peur dutapir, sachant bien que la pauvre bête ne lui ferait aucun mal.Mais il avait mal pris ses mesures. Son pied glissa et il tomba surl’animal, qui, justement alarmé, secoua le corps de l’Indien, s’enfit un marchepied et d’un bond fut hors du piège, où Guapo restaseul prisonnier.

Léon voulut vainement s’opposer au passage dutapir. Emporté par son élan, l’animal le lança au milieu desbroussailles ; et avant que les deux chasseurs eussent reprispied, un bruyant plongeon leur annonçait que la chasse étaitterminée et qu’ils étaient condamnés à revenir bredouille.

Je laisse à penser quelle fut la contenance denos hardis camarades. Léon n’était que désappointé, Guapo étaitexaspéré. Son orgueil recevait là un rude échec. Il ne pardonnaitpas à l’animal de l’avoir joué comme un novice.

Par instants il s’arrêtait et regardait larivière avec une expression de rage concentrée. Au moment de s’enéloigner tout à fait, il brandit son macheté en grommelant entreses dents :

– Plonge, plonge, vieux cuir épais ! Siprofondément que tu te croies caché, cela ne m’empêchera pasd’avoir ta peau.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer