Les Exilés dans la forêt

Chapitre 18LA SARBACANE.

 

Le résultat mortifiant de la chasse au tapirdétermina Guapo à se munir de nouvelles armes.

Il y en avait entre autres une qui dans sesmains acquérait une puissance redoutable : c’était lagravatana ou sarbacane, appelée aussi pocuna. Il en avait, et nonsans peine, réuni les éléments. Il ne s’agissait plus que de lesajuster, ce dont il n’avait jamais encore trouvé le temps.

Il avait d’abord, pour faire son tube, coupéles tiges d’une espèce d’iriartea, mais non pas de celle dont nousavons parlé plus haut. C’était le pashiuba miri desIndiens. Ce petit palmier, qui atteint une hauteur variant dequatre à cinq mètres, ne devient jamais plus gros que le poignet.Ses racines, comme celles de ses congénères, forment un côneau-dessus de la terre, mais à quelques pouces seulement.

Les tiges que Guapo avait choisies étaient degrosseurs différentes. L’une pouvait avoir la dimension d’un manchede bêche et l’autre celle d’une canne. Toutes les deux étaientcreuses, Guapo en ayant extrait la moelle comme on fait de celle dusureau.

Guapo leur donna trois mètres de longueur,puis introduisit le petit tube dans le plus grand, qui se trouval’emboîter dans la perfection.

Ce double tube a une importance très grandedans la gravatana, parce que, l’un corrigeant l’autre, on arrive àobtenir une ligne intérieure parfaitement droite ; ce qui enest la qualité fondamentale.

Quand Guapo eut bien poli son tube avec uneracine de fougère arborescente et qu’il l’eut rendu aussi uni quel’ébène, il mit une embouchure en bois à l’extrémité la plusétroite, et à l’extrémité opposée un guidon formé par une dentd’épaca ; puis il enroula l’écorce brillante d’uneliane autour de son instrument, afin de l’embellir, et son arme futachevée.

Toutefois il restait beaucoup à faire avantqu’elle pût servir. Il fallait encore fabriquer un carquois, desflèches, et se procurer du poison. Ce n’est pas par les blessuresqu’elles infligent que les flèches de la sarbacane deviennentmortelles, mais par le poison dont elles sont enduites et qu’ellescommuniquent à ceux qu’elles touchent.

Ces flèches se font de cannes, de roseaux, dedifférents bois ; mais les meilleures sont sans contreditcelles que l’on fait avec les épines du patawa, dont nous avonsdéjà parlé.

Ces épines atteignent souvent un mètre delong. Elles sont noires, de la dimension d’un gros fil de fer et unpeu aplaties. Guapo les coupait presque par la moitié et enaiguisait finement l’extrémité à trois pointes, puis il lesentaillait de manière à ce qu’elles se brisassent dans la plaieplutôt que de pouvoir en être arrachées. Il enveloppait l’autrebout des fils soyeux du ceiba, qu’il fixait avec une fibre dubromelias (sorte d’aloès), en leur faisant prendre une formeconique rappelant celle du fuseau.

Quant au poison, Guapo était l’homme parexcellence pour le fabriquer ; ce qui était d’autant plussurprenant, que le secret de cet art est généralement réservé auxpioches, c’est-à-dire aux prêtres ou médecins. Il y a mêmebeaucoup de tribus où ceux-ci l’ignorent, et ces peuplades sontobligées de payer fort cher le poison préparé et d’allerquelquefois le chercher très loin.

Ce poison renommé a reçu bien des nomsdifférents ; mais ceux sous lesquels il est le plus connu sontceux de curare, de ticuna et de wouraly.

C’est une des substances les plus vénéneusesque l’on ait jamais découvertes. Aussi terrible dans ses effets quel’upas tieuté de Java ou la fève de Saint Ignace, il est néanmoinsparfaitement inoffensif quand on l’avale ; ce n’est quelorsqu’il est mêlé au sang par l’effet d’une blessure qu’il devientaussitôt mortel ; et l’effet produit peut être assimilé àcelui du venin d’un serpent.

Un jour donc, Guapo s’en revint de la forêtporteur d’un fagot de brindilles ou fragments de liane appeléebejuco de curare, ou mavacure.Il avait dépouillétoutes ces tiges menues, de leurs feuilles, petites, oblongues,terminées en pointe et d’un vert bleuâtre. Don Pablo reconnut cetteplante pour une variété des strychnos.

Guapo enleva d’abord avec soin l’écorce etl’aubier, qu’il mit de côté, puis jeta le reste comme inutile. Ilavait déposé sur une pierre plate ce qu’il avait conservé de cestiges et le réduisit en pâte jaunâtre, qu’il réunit précieusementet mit dans un entonnoir fait d’une feuille de bananier, renforcéed’un manteau de feuilles de bussu contenu par un cadre en fibres depalmier.

Il plaça sous son entonnoir un vase pouvantaller au feu, puis versa de l’eau sur la pâte ; un liquidejaunâtre commença bientôt à filtrer dans le vase ; et quandelle fut complètement passée, Guapo mit le vase sur une flammeclaire, où son liquide bouillit jusqu’à ce qu’il eut acquis unecertaine consistance ; puis il y ajouta une gomme liquideextraite des grandes feuilles du kiracaguero. Le curareperdit alors sa teinte jaunâtre et devint noir par la décompositiond’hydrure de carbone, dont l’hydrogène, en brûlant, laissa lecarbone à l’état libre.

Il ne restait plus qu’à y tremper les flèchesune à une ; après quoi elles furent soigneusement arrangéesdans un joint de bambou qui remplit les fonctions de carquois.

Je n’ai pas besoin d’appuyer sur la précautionavec laquelle Guapo maniait désormais ses flèches mortelles ;car si, par un mouvement maladroit, il en eût laissé tomber une surson pied, il savait que c’en était fait de lui.

Il vida ensuite le reste du curare dans unepetite gourde, semblable à celle où il renfermait sa chaux pour lecoca et dont il ferma l’ouverture avec un morceau de moelle depalmier.

D’abord Don Pablo, sa femme et ses enfantsn’osèrent s’approcher pour voir comment se préparait ce curieuxproduit. Ils avaient entendu dire que la vapeur seule du curareétait nuisible et que les Indiens choisissaient pour le préparerles vieilles femmes de la tribu dont la vie était peu précieuse, etqui tombaient victimes de cette cuisine meurtrière.

Mais Guapo leur montra l’inanité de cesracontars et leur prouva combien ils étaient faux en goûtant àplusieurs reprises son mélange, pour s’assurer de son degré deconcentration qu’il reconnaissait à son amertume croissante.

Les flèches mortelles des Indiens del’Amérique méridionale ne sont pas toujours empoisonnées par lemavacure. Il existe dans certaines tribus une racine appelée curarede raiz, dont l’emploi amène un résultat identique, tandis qued’autres se procurent une substance vénéneuse par le mélange dessucs de l’ambihuasca, du tabac, du poivre rouge, auxquels ilsmêlent l’écorce d’un jacquinia, le barbasco, et une plante nomméesarnango. De tous ces ingrédients, l’ambihuasca est le pluspuissant ; mais la préparation de ce poison est des pluscompliquées.

Nous avons laissé entrevoir que notre amiGuapo était quelque peu vain de son savoir et de son habileté, etqu’il ne perdait pas volontiers l’occasion d’en faire parade ;aussi lui tardait-il de trouver une occasion de faire usage de sasarbacane. Il faut se montrer d’autant plus indulgent pour ce légertravers, qu’il était réellement un homme supérieur à bien deségards, entre autres comme tireur émérite.

À peine son instrument était-il terminé, qu’unbabillage entremêlé de cris perçants traversa les airs et attiral’attention de tous. De gros oiseaux s’abattirent tout à coup surla cime d’un arbre très élevé et presque isolé. Là, ilscontinuèrent leur conversation sur un ton plus propre auxconfidences et se mirent à courir sur les branches, qu’ilsparcouraient dans tous les sens avec facilité, la tête en bas, ledos tourné vers le sol dans toutes les positions imaginables. Cesoiseaux étaient des aras ou mécaos pourpres. Ils avaient quarante àcinquante centimètres de longueur. Leur plumage, qui étincelait ausoleil d’un éclat métallique, était uniformément pourpre ;leur bec était blanc.

Sans dire un mot, l’Indien, s’étant saisi desa sarbacane s’était glissé sous l’arbre où s’ébattaient les aras.Il mit une flèche dans la gravatana et de ses deux mains jointes laporta à ses lèvres ; ce qui, vu la longueur du tube, exige unepratique exercée. Alors il gonfla sa poitrine et ses joues, et aumême instant on vit l’un des oiseaux chercher à arracher de sonflanc la flèche qui venait de l’atteindre et dont la pointe demeuradans la blessure.

Deux minutes après, la pauvre bête vacillaitsur ses jambes, perdait l’équilibre et luttait vainement pourrester suspendue à la branche par ses ongles crochus. Enfin elletombait lourdement, pendant que Guapo ajustait une nouvelle flècheet visait une nouvelle victime. Il répéta le même mouvement maintesfois. Il ne restait plus que cinq ou six oiseaux sur l’arbre, quandon le vit sortir de dessous son ombrage et faire signe à Léon devenir à lui.

Comme l’enfant lui demandait pourquoi ils’était arrêté en si beau chemin, un des oiseaux restants tomba àses pieds, et successivement tous ceux qu’il avait crus épargnés.Il ne restait plus un seul oiseau de toute la bande.

Léon compta seize aras ; aucun n’avaitmis plus de deux minutes à tomber après avoir été frappé, tant lecurare opère avec rapidité et sûreté.

Les Indiens préfèrent de beaucoup la sarbacaneau fusil, par la raison toute simple que, ne faisant aucun bruit,elle n’effraye pas le gibier, et que, ne laissant point de trace defumée, elle dépiste l’homme lui-même, qui ne peut jamais savoir aujuste où se tient l’ennemi qui l’a frappé.

À la première détonation d’arme à feu, il estcertain que quinze au moins des aras se fussent enfuis, ne laissantqu’un des leurs sur le terrain.

Puisque nous avons trouvé que le curare peutêtre absorbé sans danger, on ne s’étonnera pas de nous entendreajouter que le gibier tué par son moyen est une nourriture fortsaine et sans aucun inconvénient. Bien plus, au dire de certainsgourmets, cela ajoute à sa valeur, et il y a bien des créoles quin’admettent sur leur table que de la volaille tuée à coups deflèches empoisonnées.

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