Les Exilés dans la forêt

Chapitre 2PREMIÈRE HALTE.

 

En suivant la route escarpée qui serpentait auflanc de la montagne, nos voyageurs s’étaient élevés à plusieursmilliers de pieds au-dessus du niveau de la mer. Il n’y avait plusgrande végétation autour d’eux, excepté quelques troncs rabougrisde quensa (polylepis racemosa) et quelques bouquets deratania (krameria) suspendus çà et là aux aspérités duroc. Ce dernier arbrisseau, dont la renommée a traversél’Atlantique, fournit un remède usité en Europe même, et réputéexcellent contre la dysenterie et les hémorragies.

Don Pablo Ramero était un naturalistedistingué ; c’était peut-être le premier voyage qu’il faisaitsans que sa préoccupation dominante ne fût pas d’examiner la fauneet la flore qui se rencontraient sur sa route. Mais en ce moment ilétait trop absorbé dans son inquiétude pour sa femme et ses chersenfants, pour penser à autre chose qu’aux dangers qui lesmenaçaient. Il ne songeait qu’à accroître la distance qui lesséparait de leurs mortels ennemis.

Ils avaient déjà fourni une traite devingt-cinq kilomètres, effort inouï pour les lamas, qui ne peuventguère en supporter plus de quinze à dix-huit. Mais les pauvresbêtes appartenaient à Guapo, et, excitées par la voix de leurmaître, elles semblaient comme lui, mettre toute leur énergie auservice du proscrit et de sa famille.

Néanmoins le bourdonnement particulier à cesanimaux, et qui rappelle, dit-on, le bruit des harpes éoliennes,s’accentuait à chaque halte, et bientôt il fallut que Guapomultipliât les excitations à la marche.

La route ardue que suivait la petite troupen’était autre qu’un lit de torrent desséché. Il était impossibled’essayer d’y camper, et cependant la nuit venait ; ilfaudrait s’arrêter, et cette inquiétude commençait à s’ajouter auxangoisses des voyageurs.

À la fin cependant, et comme ils se prenaientà désespérer, ils arrivèrent sur un petit plateau couvert d’unesorte d’arbres très communs dans toute la région des Andes, etqu’on nomme mollés. Ces arbustes, qui ne dépassent pastrois à quatre mètres de hauteur, ont des feuilles délicatementpinnées, semblables à celles de l’acacia, et se couvrent en leursaison de nombreuses grappes de baies rouges brillantes, aveclesquelles les Indiens fabriquent une bière renommée parmi eux.

Leur bois, outre qu’il sert de chauffage dansdes régions où d’autres arbres ne croissent pas, produit une cendrefort estimée des raffineurs de sucre, parce que cette cendre, trèsriche en principes alcalins, est plus efficace que toute autre pourla clarification du sirop en ébullition. Les feuilles de cet arbredégagent, quand elles sont froissées, une odeur forte etaromatique.

– Passons la nuit ici, dit Don Pablo, ens’adressant à Guapo. Voici un lieu bien propice pour uncampement ; l’ombre de ces arbres protégera notre sommeil.

– Ici, mi amo (mon maître) !répéta l’Indien avec surprise.

– Et pourquoi pas ? Pourrions-noustrouver un endroit plus favorable ? Nous suivrons peut-êtrelongtemps le défilé avant de trouver aussi bien ; et du reste,regarde ; les lamas ne peuvent plus aller.

– C’est vrai, maître ; mais… cesarbres…

– Ces arbres ? Ce sont eux en partie quime décident. Ils nous abriteront contre la rosée des nuits.

– C’est impossible !… Maître, nereconnaissez-vous pas l’arbre poison ?

– Quelle folie, Guapo ! Ce sont desmollés tout bonnement.

– Je le sais, maître, mais ils sont mortels.Ceux qui se couchent à leur ombre ne se réveillent plus.

– Je ne te croyais pas si superstitieux, monbrave. Nous allons camper ici. Vois, les pauvres lamas sont déjàcouchés. Je parie que rien au monde ne leur ferait reprendre laroute.

Guapo se tourna vers ses bêtes, espérant s’enfaire des auxiliaires pour aller plus loin ; mais c’est un destraits spéciaux du caractère du lama de ne pas vouloir faire un pasau delà de ce qu’il considère comme une traite suffisante, ou avecun poids supérieur à soixante-dix kilos. Aussi l’Indien perdit-ilson temps. Les braves animaux avaient fait tout ce qu’ils pouvaientfaire ; leur demander plus était injuste et par conséquentinutile. Ni caresses ni coups ne les firent démarrer.

Ce fut avec une répugnance visible que Guapodut céder à l’instinct des lamas. Il n’en continua pas moins àsupplier son maître de renoncer à l’idée de s’étendre sous lesmollés, et, prêchant d’exemple, il préféra aller se coucher,enveloppé de son poncho, sur la roche nue, à quelque distance.

Mais Don Pablo tenait à convaincre son vieuxserviteur qu’il est certaines croyances, transmises de générationen génération, qui sont purement légendaires etsuperstitieuses ; et bien qu’il évitât de froisser l’Indien,il persista dans sa détermination de dormir, lui et sa famille, àl’ombre de ces arbres réputés fatals.

On déchargea les lamas de leurs gerguas oufardeaux. On déharnacha la mule et le cheval, qui allèrent paîtrede compagnie le maigre pâturage qu’offrait la surface duplateau.

Puis on s’occupa du souper. Tout le mondeavait faim, car personne n’avait mangé depuis le départ, et laprécipitation de la fuite avait fait négliger d’emporter desprovisions suffisantes et bien réconfortantes. On ne disposait quede quelques tranches de charqui (bœuf fumé), auxquelles Guapoavait, dans la journée, ajouté une boîte de racines d’oca. Cetteplante (oxalis tuberosa) est tuberculeuse, de forme ovale,rouge pâle extérieurement et blanche à l’intérieur. Elle ressemblebeaucoup à l’artichaut de Jérusalem ; mais elle est pluslongue et plus mince. Son goût douceâtre est assez agréable. Ilrappelle celui de la citrouille. L’oca est aussi bon rôti quebouilli.

Une autre racine également en usage au Pérouest le tropœolum tuberosum ou ulluca ; mais elle estplus glutineuse et moins savoureuse. Elle n’est mangeablequ’assaisonnée de capsicum ou poivre espagnol.

Il n’y avait pas à choisir, il fallait secontenter d’oca et de charqui ; mais, pour préparer l’un etl’autre, il fallait allumer un feu de mollé.

Alors s’éleva une discussion. Serait-il saged’allumer un feu dont la fumée serait visible de la valléeau-dessous et pourrait attirer l’attention sur la piste desproscrits ? Mais d’autre part, l’estomac de nos exilés criaitfamine. Il était indispensable de se réconforter et de conserverdes forces pour les éventualités difficiles que l’on pouvaitprévoir.

On s’arrêta au parti mixte de n’allumer le feuqu’après la nuit tombée, quand la fumée serait devenue invisible etque la clarté du foyer se trouverait dissimulée derrière lesfourrés épais du mollé.

En attendant la tombée de la nuit, Don Pablovisita les alentours du camp, cherchant s’il ne découvrirait rien àajouter à leur maigre souper. Une plante rappelant celle dont onfait les balais attira bientôt son attention. C’était lechenopodium quinoa, qui produit une graine similaire àcelle du riz, quoique beaucoup plus petite ; ce qui lui a valudans le commerce le nom de « petit riz ».

La graine du quinoa est nourrissante etsavoureuse, surtout si on la cuit dans du lait. Avant la découvertede l’Amérique et par conséquent avant l’introduction des produitsde l’ancien monde dans le nouveau, le quinoa remplaçait le froment.Il est encore usité comme nourriture dans beaucoup d’endroits etest même passé en Europe, où il est cultivé avec succès. Les jeunesfeuilles peuvent remplacer les épinards, dont elles ont un peu legoût.

Don Pablo appela Léon à son aide, et tous deuxrecueillirent une quantité de ces graines, qu’ils portèrent aucamp. La nuit étant assez noire, on alluma un bon feu, et DoñaIsidora, bien que grande dame, s’occupa de la cuisine et se mit àaccommoder les différents plats avec un art tout particulier. Ellene dédaignait pas les soins de son ménage ; ce qui était fortrare chez une Péruvienne de son rang, dont la toilette constituegénéralement l’unique occupation.

Le souper ne se fit pas attendrelongtemps ; il fut excellent, et tous les membres de lafamille y participèrent de bon cœur. Puis nos voyageurs,s’enveloppant de leurs ponchos, se couchèrent et goûtèrent bientôtle repos.

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