Les Exilés dans la forêt

Chapitre 22PIERRE L’AGILE.

 

Tous les préparatifs étant terminés, magasinset réserves, toute la famille se mit joyeusement en marche pouraller commencer l’exploitation.

À peine faisait-il jour quand noscascarilleros improvisés se mirent en route.

Si nos amis étaient matineux, ils n’avaient encela qu’un demi mérite ; car, dans ces régions si chaudes, cesont les premières heures de la matinée qui sont les plusagréables.

Leur chemin longeait le torrent et passait àcôté d’un bouquet d’arbres dont le tronc était blanc et lesfeuilles argentées. Ils rappelaient le palmier, mais ce n’en étaitpas. Don Pablo les désigna à ses enfants sous le nom d’ambaïba(cecropia peltala).

– Je ne serais pas étonné, ajouta-t-il, devoir paraître un des étranges animaux qui fréquentent cesarbres.

– C’est de Pierre l’agile que tu veuxparler ?

– Oui, répliqua Don Pablo en souriant ;c’est un nom d’une sanglante ironie, que lui ont valu ses habitudesindolentes et sa marche d’une excessive lenteur. Ici c’estl’aï ; les Français le nomment le paresseux ; mais pourles savants, c’est un bradypus. Il en existe deux ou troisespèces.

– Buffon ne dit-il pas que c’est la plusmisérable des créatures ; qu’il vit sur un arbre jusqu’à cequ’il en ait mangé toutes les feuilles ; qu’alors il s’enlaisse tomber, ne sachant pas en descendre, et qu’une fois à terre,il lui faut une heure pour parcourir une distanceinsignifiante ?

– Sans doute, mon fils ; mais, depuisl’époque de ce grand naturaliste, l’histoire naturelle, dans toutesses branches, a fait bien du chemin. Aussi en savons-nous plus longsur les mœurs et les habitudes de ce singulier animal. Il estcertain que l’aï ne se meut pas vite sur terre ; mais celatient à ce que sa conformation, comme celle de l’orang-outang parexemple, le destine à vivre sur les arbres, où il se meut avecassez de facilité pour pourvoir à ses besoins. Il n’est lui qu’aumilieu des branches ; car, grâce aux ongles recourbés dont sesdoigts sont munis, il marche le dos tourné vers la terre.

C’est dans cette position et au moyen de soncou très long et composé de neuf vertèbres (fait uniquechez les mammifères) qu’il atteint facilement toutes les feuillesde la branche qu’il a adoptée, et sur laquelle il dort dans cettemême position tant qu’il y reste quelque chose à prendre.

Quand un arbre a cessé de lui convenir, ilpasse sur un autre avec beaucoup d’aisance ; et comme il n’ajamais besoin de boire, il n’a aucune raison de descendre à terre.Mais voyez, j’en étais sûr, voilà plusieurs arbresdépouillés ; les déprédateurs ne doivent pas être loin.

– A-ïe ! articula lentement une voixlugubre.

– Quand je vous le disais, s’écria Don Pablo,riant de la consternation que ces accents d’outre-tombe avaientjetée dans sa petite troupe, c’est lui-même, il s’est présenté toutseul ; le voyez-vous là-haut ?

On courut vers l’arbre désigné par Don Pablo,et l’on y trouva, en effet, un animal de la grosseur d’unchat ; son poil grossier, couleur de foin, était marqué d’unetache orange sale et noire. Il n’avait pas de queue, mais sa petitetête ronde à face plate ressemblait autant à celle de l’homme quela tête de la généralité des singes.

– Encore un autre, s’écria Léon, en montrantdu doigt une branche supérieure à laquelle se tenait accroché unsecond aï.

Une légère différence de taille fit supposerque c’était la femelle, d’autant plus que le mâle est rarementseul.

Le pauvre couple s’était aperçu de l’approchedes étrangers et articulait à tour de rôle son mélancoliquea-ïe ! a-ïe ! si désagréable à entendre, que l’on aconjecturé quelquefois que c’était son meilleur moyen de défense,en faisant fuir l’ennemi.

Don Pablo et sa famille se disposaient àpasser outre, peu soucieux de prolonger l’audition de ces voixlamentables ; mais Guapo ne partageait pas ces pacifiquesdispositions. Si laides que soient ces créatures, elles se laissentmanger, et Guapo avait envie d’un peu de rôti à son dîner.

Il pria donc son maître de vouloir bienl’attendre jusqu’à ce qu’il eût opéré sa capture. Il ne pouvaitsonger à aller la chercher, car les griffes de ces animaux ont unepuissance de retenue extrême. Il se décida donc au parti le plusexpéditif : abattre l’arbre, qui, n’étant pas gros, futbientôt à terre avec les deux pauvres bêtes qui se désolaient d’unevoix plus lamentable encore.

Guapo s’approcha alors pour les saisir, maisavec précaution, car l’aï ne se laisse pas toucher sans se mettresur la défensive. Pour cela, il bat l’air incessamment de sespetits bras, qui deviennent redoutables quand on voit de près lesongles aigus et crochus qui les terminent.

Guapo n’avait nulle intention de se faireégratigner ; aussi coupa-t-il deux branches d’arbre qu’iltendit aux aïs, en ayant soin de leur toucher la poitrine. Dèsqu’ils sentirent la branche, ils se crurent sauvés et s’yaccrochèrent avec l’énergie du désespoir. Ils étaient désormaislivrés sans défense à la discrétion de leur ennemi.

L’Indien pria Léon de se charger de sa hacheet il emporta ses branches de chaque main, alléguant que la chairde ce bizarre gibier serait bien meilleure, si on ne le tuait qu’aumoment de l’accommoder.

Nos amis reprirent leur route et arrivèrentbientôt à une clairière. À leur grande surprise, quand ils furentau beau milieu, ils virent Guapo déposer tranquillement sa chargesur le gazon.

– Tu en es déjà fatigué et tu y renonces, luidit Léon.

– Non pas, répondit Guapo ; mais ilsseront plus en sûreté ici que dans la forêt. Dans le voisinage desarbres, ils pourraient fort bien nous échapper, pendant que nousserions à l’ouvrage ; mais je réponds qu’il leur faudrait aumoins six heures pour traverser ce bout de champ.

Tout le monde se mit à rire, et l’ons’éloigna, laissant les malheureuses bêtes à leurs branches et àleurs réflexions.

La petite troupe n’avait pas encore quitté laclairière quand Don Pablo fit admirer à ses enfants la grandeur desnids de termites, ou fourmis blanches, qui se trouvaient disséminéssur la lisière du bois. Ils sont en forme de cônes et font penser àdes tentes de soldats. Il était de très bonne heure, l’air étaitvif, et les travailleuses n’étaient point encore sorties.

Après quelques remarques sur ces nidsgigantesques, nos amis passèrent outre et arrivèrent sans autreaventure sous l’ombrage des cinchonas.

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