Les Exilés dans la forêt

Chapitre 24LE PUMA.

 

Tout à coup l’attention de notre jeune amateurd’histoire naturelle fut détournée de ces millions de créaturesvivantes. Un bruit de feuilles sèches se fit entendre, et uninstant après un objet mince et cylindrique de quarante à cinquantecentimètres de long apparut à l’extrémité du fourré. Il étaitdifficile de reconnaître dans ce quelque chose de bizarre le museaud’un animal ; mais Léon aperçut derrière deux petits yeuxnoirs et brillants et se demanda à qui ils appartenaient.

La bête tout entière ne tarda pas à sortir dubois. Elle était vraiment singulière. Elle avait la taille d’ungros chien de Terre-Neuve, mais avec une forme bien différente.

Son pelage, d’un brun sale, se composait delongs poils rudes et emmêlés ; elle avait sur les épaules unelarge bande noire bordée de blanc. La queue avait un mètre de longet était recouverte d’un poil ressemblant à des râpures debaleines ; de plus, elle portait ce peu gracieux appendicerelevé en trompette sur le dos.

Mais son trait le plus remarquable était sanscontredit son museau, dont nous avons parlé plus haut, qui seterminait par une petite bouche n’ayant pas plus de troiscentimètres de large et ne contenant pas une seule dent. Les jambeségalement étaient peu communes. Celles de derrière, larges etvigoureuses, paraissaient plus courtes que les autres ; ce quiprovenait de ce que l’animal était plantigrade par derrière,c’est-à-dire qu’il posait entièrement la plante de son pied parterre, comme font seulement les ours et quelques rares quadrupèdes.Ses pattes de devant étaient d’autre façon. Elles étaient munies dequatre grands ongles repliés en dedans, et l’animal, pour éviter demarcher dessus et de se blesser avec, ne posait le pied que sur lecôté. Ces ongles ne lui servent qu’à gratter la terre et seredressent quand il veut s’en servir ; ils prennent alors laposition des dents d’un couteau ou des lames d’une houe.

Naturellement, avec des jambes semblables,l’animal ne peut être fort habile marcheur ; aussi n’a-t-ilguère de grâce à se mouvoir et n’avance-t-il pas bien vite.

Bien que Léon n’eût jamais vu cette bizarrecréature, il se souvint d’en avoir lu maintes descriptions ;aussi n’hésita-t-il pas à lui donner son véritable nom de tamanoir,ou grand ours fourmilier (myrmecophaga jubata). Mais cequ’il n’avait assurément trouvé dans aucune gravure ni dans aucunedescription, c’était cette grosse bosse qu’il voyait sur l’épauledu tamanoir. Cela l’embarrassait bien un peu, car il n’en trouvaitpoint d’explication satisfaisante.

Tout à coup l’animal tourna la tête, donna unpetit coup de museau à sa bosse, qui tomba par terre et se trouvaêtre tout le portrait de sa mère.

C’était tout près des grands nids de termitesque le tamanoir femelle avait déposé son petit. Elle appuya sespattes de devant sur un des cônes, comme pour dresser son pland’attaque. Si durs qu’ils soient pour le pic ou la pioche del’homme, le fourmilier en a facilement raison avec les onglespuissants dont il est armé. Au moment où la bête allait commencerson œuvre de démolition, elle s’avisa tout à coup que les fourmisétaient dehors, et cela parut modifier ses intentions. Elleredressa sa longue queue, revint à l’endroit où elle avait laisséson petit, et moitié le portant, moitié le poussant, elle parvint àl’emmener sur la lisière du sentier tracé par le double courant determites.

Alors elle se coucha et s’aplatit de tellefaçon, que son museau atteignit le bord de ce flot mouvant, enayant soin de veiller à ce que son rejeton l’imitât en touteschoses. Enfin elle allongea sa langue, semblable à un grand ver ettout imprégnée d’une espèce de glu, et la retira couverte defourmis.

Ce mouvement se renouvela avec une vitessemathématique de deux coups par seconde. Il ne s’arrêtait que quandla tendre mère avait quelques instructions à communiquer à sonjeune élève, qui, du reste, il faut en convenir, profitait de sesleçons avec une docilité exemplaire.

C’était si drôle, que Léon, de sonobservatoire, ne put retenir un éclat de rire.

Malheureusement, le plaisir qu’il prenait àcontempler ce spectacle fut brusquement interrompu par l’apparitionsur la scène d’un nouvel acteur bien différent.

Le nouveau venu ressemblait à un grand chatfauve, au pelage uni, au corps allongé, à la queue longue, à latête ronde et ornée de moustaches, et surtout aux yeux étincelantscomme des brasiers. Léon le reconnut pour avoir vu ses pareils dansles rues de Cuzco, promenés par des Indiens. C’était lepuma, lion sans crinière de l’Amérique.

Ceux que Léon avait vus jusqu’alors étaientdressés et apprivoisés, mais il savait fort bien qu’à l’étatsauvage, le puma est un adversaire redoutable ; et lui quin’avait pas sourcillé à l’approche du tamanoir, sachant que cetanimal ne grimpe pas aux arbres, il se sentit gagné par la peur àla vue du lion d’Amérique, qui a la souplesse du tigre et l’agilitéde l’écureuil.

Sa première pensée fut donc de sauter à terreet de s’enfuir à toutes jambes ; mais pour rejoindre l’ombredes cinchonas, qu’il regrettait amèrement d’avoir quitté, ilfallait qu’il se croisât avec le fauve qui arrivait précisémentdans cette direction. Il fallait donc prendre son parti en brave etrester où il était. Peut-être, après tout, le puma ne leremarquerait-il pas.

Bientôt, du reste, l’attention de celui-ci futassez absorbée sur un autre point. Il avait aperçu le tamanoir,fort occupé à dévorer ses termites, et par conséquent tout à faitinconscient du danger. Aussitôt le puma s’allongea sur le sol, sepréparant à s’élancer absolument comme le chat qui guette lasouris.

À ce moment, le tamanoir, tournant la têtepour renouveler ses instructions à son petit, aperçut l’ennemi.D’un bond la pauvre femelle fut sur ses pattes et d’un second ellerejeta son petit sur ses épaules, puis, se dressant tout deboutcontre une fourmilière de manière à couvrir de son corps sonprécieux fardeau, elle attendit l’ennemi.

Ce qui surprit fort Léon, c’est que son vilainmuseau avait totalement disparu. Elle l’avait dissimulé sur sapoitrine et abrité derrière sa longue queue, relevée par-devantjusqu’à la hauteur de son front.

Ce fut le puma qui commença l’attaque. Ilsemblait que rien ne pût résister à ce premier assaut ; maisl’ongle du fourmilier s’appliqua sur sa joue en y laissant unetraînée sanglante, qui modéra son allure tout en exaspérant safureur. Deux ou trois passes suivirent et restèrent sans résultat,car il avait soin de se tenir hors de la portée de ces armestranchantes dont, bien contre son gré, il avait eu l’occasiond’apprécier la valeur.

Le fourmilier toutefois étendait ses pattesvigoureuses, dans le secret espoir que l’ennemi s’approcheraitassez pour qu’il pût l’y étreindre à la façon des ours ; maisle puma ne paraissait pas disposé à se prêter à cette combinaisondu jeu de son adversaire.

Les chances étant égales de part et d’autre,le combat eût pu durer indéfiniment, sans l’imprudence du jeunetamanoir. Où la curiosité va-t-elle se nicher ? Désireux sansdoute de voir où en était l’affaire, ou contre qui elle avait lieu,il s’avisa d’allonger son petit museau. Le puma l’aperçut aussitôt,s’en saisit d’un bond, et eut bientôt sous ses pieds le pauvrerejeton, dont il broya la tête entre ses mâchoires puissantes.

Dès ce moment la pauvre mère ne connut plus niretenue ni crainte ; sa queue s’abaissa d’un geste violent etson long museau reparut, agité sans doute par la violence de sesémotions. Mais, tandis qu’indécise elle cherchait un moyen devenger son enfant, le puma sauta sur sa partie vulnérable ;terrassant sa victime, il l’étendit sur le dos et se mit à luidéchirer la poitrine.

Certes le pauvre tamanoir inspiraitgrand’pitié à Léon ; néanmoins la prudence lui faisait undevoir de ne pas intervenir, et il eût continué à se tenir coi surson arbre, si une douleur aiguë qu’il ressentit à la cheville nel’eût fait sursauter sur son siège en lui arrachant un criinvolontaire.

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