Les Exilés dans la forêt

Chapitre 27UNE CHASSE À L’ARMADILLE.

 

Tout en causant d’une manière aussi profitablepour Léon, nos travailleurs étaient arrivés au nouveau plant decinchonas et ne songèrent plus qu’à leur besogne.

Tout près de l’endroit où ils travaillaient,s’ouvrait une clairière au milieu de laquelle ils virent enarrivant une bande de zamuros ou vautours noirs, rassemblés autourde quelque chose. C’était encore une autre carcasse de cerf.

Le premier coup de hache effaroucha la vilainetroupe, qui s’éparpilla sans cependant s’éloigner beaucoup. Ils netardèrent pas à revenir toutefois, car ces oiseaux-là sont loind’être farouches.

Il n’y avait rien là dedans d’assezextraordinaire pour surprendre nos travailleurs, si ce n’estpeut-être la présence d’un second cadavre de cerf. Qu’est-ce quiavait pu tuer ces animaux ? Ce n’était pas une bête de proieassurément, car elle les eût dévorés, à moins cependant que ce nefût un puma, qui tue souvent plus de gibier qu’il n’en peutmanger.

L’idée vint à Don Pablo qu’ils pouvaient êtretombés sous la flèche d’un Indien, et il en avait une viveinquiétude ; car, s’il y avait des indigènes dans lesenvirons, qui oserait affirmer qu’ils n’appartenaient point àquelque tribu hostile dont le voisinage compromettrait la sécuritéde sa famille et de ses plantations ?

Guapo ne pouvait se prononcer sur ce sujet. Ilavait quitté la montana depuis trop longtemps pour savoir oùcampaient les tribus nomades qui y changent si fréquemment dedemeure. Sa connaissance de ces parages lui faisait redouter laprésence des Chunchos, qui sont les plus dangereux des Indiens dela forêt. Ils nourrissent contre les blancs une haine invétérée etsont à la fois vindicatifs et cruels. Que de fois ils ont détruitles missions que d’autres avaient respectées !

Donc, si les Chunchos s’étaient avancésjusque-là, tout espoir de paix et de prospérité était anéanti.Toutefois l’avis de Guapo n’était pas qu’il y eût rien à redouterde ce côté ; car on eût surpris d’autres traces de leurprésence. Il était resté sur le qui-vive depuis leur arrivée etn’avait rien aperçu de suspect.

Cette assurance chez un homme dont ilsconnaissaient la sagacité d’une part et la loyauté de l’autresuffit à rendre à Don Pablo sa tranquillité ébranlée, et ce sujetfut écarté.

Pendant ce temps, les ignobles oiseaux deproie étaient revenus à leur charogne et se gorgeaient avec unegloutonnerie écœurante, lorsque soudain ils s’envolèrent sous lecoup d’une frayeur que rien ne semblait justifier. Comme lapremière fois, ils n’allèrent pas loin, et leur cou tendu verscette chair en putréfaction indiquait que l’objet de leur effroi setrouvait dans le cerf même.

Les cascarilleros ne voyaient riend’alarmant ; mais certains que ces horribles vautoursn’agissaient pas sans cause, ils suspendirent leur travail pourvoir ce qui allait se passer.

Au bout de quelques instants les zamurosreprirent courage et revinrent à leur repas interrompu. Mais àpeine s’étaient-ils remis de plus belle à déchirer leur proie, queles mêmes symptômes d’effroi se manifestèrent de nouveau, et leurmanège recommença.

Ce fut naturellement Guapo qui découvrit lasolution du mystère en s’écriant :

– Tatou-poyou !

– Encore un, reprit Don Pablo, oùdonc ?

– Là-bas, maître, dans le corps del’animal.

Don Pablo fut bien vite convaincu ;l’armadille avait attaqué le cerf par-dessous et les oiseaux deproie par-dessus. Le moment était venu où forcément ils devaient serencontrer à moitié chemin. L’armadille en profita pour se mettre àl’aise et continuer son festin à ciel ouvert.

Les zamuros revinrent néanmoins à la charge,et pendant quelques instants la bonne intelligence parut régnerentre ces convives si différents, qui se reconnaissaient des droitsdivers, mais incontestables, à ce repas commun.

Mais cette harmonie modèle ne dura paslongtemps. Les vautours, d’un naturel probablement fortsusceptible, prirent la mouche sans rime ni raison apparente,attaquèrent l’armadille, qui, ne pouvant riposter, se contenta dese mettre sur la défensive. Pour ce faire, il lui suffirait des’aplatir sur le sol en rentrant ses pattes dans sa carapace, etpuis elle se savait de force à défier l’aigle royal lui-même.

Les vautours, qui ne s’attendaient pas à lamétamorphose, s’escrimèrent du bec et des ongles contre leuradversaire et en furent pour leurs frais. Ils renoncèrent à unelutte qui était désormais sans charme. Mais s’ils ne pouvaient sevenger sur l’armadille de l’injure qu’ils en avaient reçue, ilspouvaient au moins l’empêcher de prendre part au festin, et leurrésolution à cet égard fut bientôt prise.

Dès que l’armadille avançait sa tête pouressayer d’attraper sa part du morceau convoité, un certain nombrede vautours, qui avaient toujours l’œil au guet, se précipitaientvers elle et d’un coup de bec bien asséné lui faisaient comprendreleur dessein bien arrêté de rester maîtres de la place.

Sans témoigner trop d’entêtement, le tatou,comprenant que la raison du plus fort est en tous pays lameilleure, souleva son train de derrière, gratta la terre quelquessecondes, puis disparut aux yeux émerveillés des vautours, nonmoins surpris de sa disparition instantanée que de son apparitiontout aussi inattendue.

Cette scène originale avait à peine pris fin,qu’à l’extrémité de la clairière, du côté que longeait le torrent,Léon aperçut deux nouveaux tatous qui s’avançaientprécipitamment.

Ils accouraient pour disputer quelques bribesdu cerf à moitié dévoré. À cette vue, Guapo n’y tint plus. Il avaitun faible prononcé pour le rôti d’armadille et ne put résister audésir de s’en procurer un. Sa hachette à la main, il courutau-devant des tatous, tandis que Don Pablo et Léon se rapprochaientégalement pour ne rien perdre des incidents de cette chasse d’unnouveau genre. Les armadilles, que n’effrayaient point lesvautours, se montrèrent plus défiantes en se trouvant en présencede l’homme. Elles firent une volte-face rapide et se jetèrent dansla direction du précipice formé par le torrent.

L’Indien se mit à la poursuite de l’un desanimaux, tandis que Don Pablo et Léon couraient après le second.Guapo avait déjà rejoint le sien, quoique celui-ci se mît à creuserla terre pour s’y enfuir. Heureusement, notre homme l’avait saisipar la queue et tirait dessus en diable, bien qu’il ne pût pasl’arracher de son trou ; il était toutefois très décidé à cequ’il n’y enfonçât pas d’un pouce de plus.

Celui que poursuivaient Don Pablo et son filsétait arrivé au bord du précipice bien avant eux. Il s’y arrêta uninstant, comme pour délibérer sur ce qu’il conviendrait defaire ; et ses poursuivants se félicitaient de l’avoir siadroitement acculé dans une impasse, car la ligne de rochers étaitpresque verticale et le torrent grondait à près de cinquante piedsau-dessous. Il n’y avait plus à craindre qu’il leur échappât.

Déjà ils approchaient les bras tendus, n’ayantplus qu’à saisir leur proie, quand, ô mortification ! cettedernière, se roulant sur elle-même comme une boule compacte, selaissa tomber de cette hauteur.

Ils se penchèrent sur l’abîme, s’attendant àvoir l’animal se briser sur les aspérités du roc. Mais non ;il reprit tranquillement sa forme primitive et disparut dansquelque anfractuosité qui s’ouvrait à fleur d’eau.

Un peu vexés de leur mésaventure, ils seretournèrent vers Guapo, qui maintenait toujours son tatou de forceet appelait du renfort. Comme leurs efforts réunis eussent étéimpuissants à faire sortir l’armadille de son trou, que celle-ci,plutôt que de céder, eût – cela s’est vu maintes fois – préféréleur laisser sa queue entre les mains, Don Pablo remplaça Guapo,tandis que ce dernier déblayait le terrain, mettait le tatou àdécouvert et lui assénait sur la tête un coup assez violent pourn’avoir pas besoin de le répéter.

On conçoit que notre ami Léon fut très excitéde tant d’aventures successives. L’Indien arriva sur cesentrefaites porteur du gibier, qu’il prépara lui-même et fit rôtirdans sa carapace pour lui conserver toute sa saveur.

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