Les Exilés dans la forêt

Chapitre 28L’OCELOT.

 

Pendant tout l’été, Don Pablo, Guapo et Léons’occupèrent exclusivement de leurs cinchonas.

Pendant la semaine, alors que les autresmembres de la famille étaient à leur chantier, Doña Isidora et sapetite fille ne restaient pas oisives à la maison.

Tout leur temps n’était pas absorbé par lessoins du ménage, et elles s’étaient créées une industrie quipromettait presque d’aussi beaux résultats que celle descascarilleros.

C’était la préparation de la vanille.

Quelques jours après leur arrivée, Don Pablo,en explorant le bois qui entourait la partie défrichée constituantle verger, y découvrit une plante grimpante dont les festonscouraient d’arbre en arbre sur une certaine étendue. C’était uneplante qui ressemblait au lierre et était couverte de fleurs d’unjaune verdâtre mêlé de blanc.

Don Pablo n’eut pas de peine à reconnaîtrecette liane : c’était celle qui produit la plus fine qualitéde vanille, désignée en France par le nom de vanille leg oulégitime, à cause de la saveur de son parfum. Comme il s’entrouvait à chaque arbre plusieurs pieds sans mélange aucun d’autresparasites, le naturaliste en conclut qu’ils avaient été plantés parle missionnaire, qui était évidemment au courant de la manière dontse cultive la vanille.

À mesure que l’été avançait, les fleurs de laplante disparaissaient pour faire place à des gousses de près d’unpied de long et à peine plus grosses qu’un tube de plume de cygne.Ces gousses, un peu aplaties, fanées et ridées, contenaient unesubstance pulpeuse entourant une multitude innombrable de semencesbrillantes et noirâtres aussi petites que des grains de sable.Voilà ce qui constitue la fameuse vanille tant prisée, tantrecherchée, qu’elle atteint quelquefois le prix de 500 fr. lekilo.

La tâche de Doña Isidora et de sa fille étaitde mettre ces gousses en état d’être conservées et livrées aucommerce.

Elles les cueillaient d’abord avant qu’ellesfussent tout à fait mûres ; puis elles les enfilaient par lebout qui se rapproche de la tige et les plongeaient un instant dansl’eau bouillante. Cela leur faisait prendre une teinte blanchâtre.Pour les sécher, on suspendait ces chapelets d’un nouveau genred’arbre en arbre, de manière à bien les exposer à la chaleur dusoleil.

Le lendemain, du bout d’une plume on enduisaitlégèrement chaque gousse d’une couche huileuse, puis on lesenveloppait du duvet cotonneux du bombax ceiba, préalablement huilépour empêcher les valves de s’ouvrir.

Après quelques jours, le fil devait êtreretiré pour être passé à l’autre bout des gousses, afin que,suspendues en sens inverse, elles pussent dégager le liquidevisqueux qui se trouve près de la tige ; et pour hâter cedégagement, il fallait même les presser délicatement entre lesdoigts.

Elles séchaient enfin, se ridaient, et,perdant la moitié de leur dimension primitive, devenaient d’un brunrougeâtre. On leur redonnait alors une nouvelle couche d’huileaussi légère que la première, et il ne restait plus qu’à les rangerdans de petites caisses que l’on faisait le soir avec une certainefeuille de palmier.

C’est ainsi que la grande dame exilée occupaitses loisirs et ceux de sa fille. Avant la fin de l’été, ellesavaient pour leur bonne part contribué à ajouter aux richesses quela famille du proscrit entrevoyait dans un avenir prochain.

Bien que leurs occupations sédentaires ne leurpermissent guère de s’éloigner de la maison, elles n’étaient passans avoir aussi leurs aventures.

Un jour que Léona, assise devant la porte,enfilait ses fruits de vanille sur une longue fibre de palmier, etque sa mère rangeait à l’intérieur quelques caisses prêtes à êtremises de côté, la fillette, dont le regard errait quelquefois loinde son ouvrage, s’écria tout à coup :

– Mère, mère, viens donc voir le beauchat !

Cette exclamation causa une vive inquiétude àDoña Isidora, qui pensa tout de suite que l’enfant avait prisquelque fauve de l’ordre des félins pour un chat. Si ça allait êtreun jaguar !

Elle accourut près de sa fille et aperçut del’autre côté de la rivière l’objet de son admiration.

C’était un animal tacheté, beaucoup plus grosqu’un chat, mais néanmoins plus petit que le jaguar. Le fauve,arrêté au bord du torrent, semblait venu là pour se désaltérer, etDoña Isidora se berçait déjà de l’espoir que l’animal allaitrebrousser chemin et rentrer dans sa solitude, quand, à son grandeffroi, elle le vit plonger, traverser la rivière à la nage, etd’un bond vigoureux aborder sur leur rive. Terrifiée, elle attiral’enfant dans la maison, ferma la porte et la barricada de sonmieux. Mais que pouvaient ses faibles efforts pour la protégercontre un jaguar ? Un tel animal renverserait bientôt le frêleobstacle qu’elle lui opposait.

– Mon Dieu ! se dit-elle, nous sommesperdues ! Ayez pitié de nous !

Mais c’était une femme énergique ; ellene perdit pas la tête un instant ; elle voulait sauver la viede sa fille ou vendre chèrement la sienne.

– Une arme ! s’écria-t-elle.

Ses yeux se posèrent sur les pistolets de sonmari accrochés à la muraille ; elle les savait chargés, ellese plaça de manière à voir à travers les interstices que présentaitla muraille de bambous.

Assez calme pour son âge, la petite Léona setenait auprès de sa mère, bien fâchée de ne pouvoir rien faire pourla seconder.

En quelques bonds, l’animal était arrivé sousle porche, où il fit halte pour chercher à s’orienter.

Doña Isidora le voyait trèsdistinctement ; elle était bien placée pour tirerdessus ; mais elle ne voulait pas être la première à engagerla lutte. Elle avait toujours l’espoir que le fauve, quel qu’ilfût, une fois sa curiosité satisfaite, passerait outre, sans sedouter qu’une proie fût si proche. Aussi la mère et la filleretenaient-elles leur souffle pour que rien ne trahît leurprésence.

Mais cet espoir fut déçu.

L’animal faisait peur à voir. Ses yeux detigre et ses dents blanches, qu’il découvrait parfois par lacontraction de sa lèvre frémissante, n’avaient rien de rassurant.Heureusement il n’était pas de forte taille. Il se mit à faire letour de la maison, regardant les bambous comme pour y découvrir uneentrée. De l’intérieur, Doña Isidora le suivait dans sa tournée,toujours prête à faire feu au premier mouvement qu’il ferait pours’élancer sur la muraille.

Quand il fut sur le côté opposé de la maison,il aperçut la mule attachée à l’ombre d’un arbre. À cette vue, labête féroce, fort intriguée, s’en approcha avec une curiositéévidente. Mais elle s’en approcha sournoisement par derrière et seplaça de telle façon, que si elle eût sollicité l’honneur d’uneruade, elle n’aurait pu s’y prendre mieux.

La mule, terrifiée de ce voisinage, sutnéanmoins tirer parti de cette situation exceptionnelle. Ses deuxjambes de derrière se levèrent en même temps et, plus rapides quela pensée, envoyèrent le fauve rouler à dix pas.

Quand il eut repris son équilibre, l’animal nedemanda pas son reste, et Doña Isidora eut la satisfaction de levoir décamper comme s’il eût eu le diable à ses trousses, etdisparaître sur l’autre rive, à l’ombre du bois de palmiers.

La courageuse femme, bien reconnaissante dudénouement de l’aventure, courut avec sa fille porter à la mule,cause inconsciente de leur délivrance, une bonne mesure de noix demurumuru, qu’elles accompagnèrent des plus tendres caresses.

On juge de l’impatience avec laquelle ellesattendirent le retour de Don Pablo. À la description qui lui futfaite du fauve, ce dernier ne fut point d’avis, et Guapo non plus,que l’agresseur fût un jaguar ; d’autant plus que ce féroceanimal, bien loin de se laisser effaroucher par la mule, en auraitbientôt eu raison et l’aurait entraînée avec lui dans les bois,s’il n’avait pas forcé la maison et fait bien pis encore.

On en conclut que ce devait être unocelot, dont la robe est marquée, comme celle du jaguar,de taches en rosettes ayant une certaine analogie avec desyeux.

L’ocelot n’est pas le seul animal du genrefélin que l’on rencontre dans la montana. Il y en a de tachetéscomme le léopard, de rayés comme le tigre, et d’autres d’unecouleur uniforme. Ce sont tous des bêtes de proie ; maisaucun, à l’exception du puma et du jaguar, n’attaque l’homme,quoique tous soient susceptibles d’une résistance désespérée, s’ilsse voient attaqués par lui.

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