Les Exilés dans la forêt

Chapitre 30LE RADEAU.

 

Ce fut l’alarme la plus vive que nos amiseussent eue à subir depuis les jours de leur proscription, etnéanmoins ils se félicitaient que la méprise de Léon eût amenécette crise qui les débarrassait d’un si terrible voisinage.

On s’occupa ensuite du sort des petitsjaguars. Après la terrible expérience du matin, personne, pas mêmeLéon, ne fut d’avis d’essayer de les apprivoiser. Cela eût pudevenir un métier de dupes, et il fut décidé qu’on ne s’yrisquerait pas.

Toutefois, comme ils étaient très jeunes eteussent péri de misère, peut-être aussi parce qu’ils convoitaientleur peau, l’Indien, une fois pansé, se jeta à la nage pour allerles chercher, afin qu’ils ne devinssent pas la proie d’autresfauves. Et après les avoir étranglés, il les rapporta sur sonépaule comme objets de curiosité.

Peu de temps après, la famille s’augmenta d’uncharmant petit favori qui avait été capturé dans les bois par Léonet Guapo, se rendant à leur travail. C’était une jolie petitecréature, un vrai saïmiri ou singe connu sous le nom detiti. Sa fourrure soyeuse était d’un beau vert olive, etses grands yeux exprimaient tour à tour la crainte et la joie, ens’emplissant de larmes, ou en rayonnant de satisfaction comme ceuxd’un enfant.

Durant tout l’été, nos cascarilleroscontinuèrent leur travail avec une véritable activité d’abeilles.La proximité des cinchonas les favorisait beaucoup ; aussiavaient-ils accumulé des quantités prodigieuses d’écorce, quandarriva la saison des pluies.

Bien que cette vie retirée ne fût point sansattraits avec ses alternatives de plaisirs et d’émotions, ellecommençait à peser à Don Pablo et à sa femme.

Le colon qui s’y est longtemps préparéd’avance par la pensée peut et doit s’y habituer à la longue ;mais Don Pablo n’était ni amateur ni colon. Sa vie actuelle, ill’avait acceptée, subie, mais non choisie, et il n’aspirait qu’aumoment d’en changer. Sans la circonstance toute fortuite qui luiavait permis de rencontrer les cinchonas, et avec eux l’occasion dese refaire une fortune rapide, il n’eût jamais songé à s’arrêterdans la montana une heure de plus qu’il n’était strictementnécessaire.

Ses tendances, ses habitudes, ses goûts, toutl’éloignait de cette existence sauvage ; aussi la premièreannée ne s’était point écoulée, qu’il soupirait ardemment après lavie civilisée ; et ce n’était pas seulement le désir derentrer dans le monde des vivants qui le poussait, ainsi que safemme, à quitter la montana, c’étaient les dangers continuelsauxquels leur vie et celle de leurs enfants étaient exposées ;car jaguars, pumas, reptiles, tout semblait ligué contre eux. Iln’y avait pas jusqu’à l’homme qui ne pût à tout moment surgir etleur constituer un nouveau péril.

On n’avait pas, il est vrai, rencontré encorede traces suspectes ; mais cela n’avait rien d’étrange, cardeux tribus rivales peuvent quelquefois demeurer des années dans levoisinage l’une de l’autre sans en avoir le moindre soupçon, tantsont impénétrables les fourrés qui composent la montana.

Aussi, nous l’avons dit, Don Pablo et DoñaIsidora étaient dans une inquiétude perpétuelle, et ce qui-vivepermanent eût suffi à lui seul pour les faire soupirer après uneexistence plus paisible.

Après de sérieuses délibérations, ilsrésolurent donc de ne pas prolonger leur séjour au delà despremiers beaux jours du printemps. Ils revinrent à leur projetprimitif, qui avait été de construire un radeau ou balzaet de s’abandonner au courant de la grande rivière qui, selon touteprobabilité, allait se jeter dans le fleuve des Amazones.

Guapo n’en avait jamais descendu ni remonté lecours et avait d’abord hésité à se prononcer ; mais, après enavoir examiné les eaux, mille souvenirs de jeunesse lui revinrent,et il se rappela ce qu’il avait entendu raconter aux Indiens de satribu à leur sujet. Sa conviction était faite ; il affirma quec’était bien la rivière qui, sous le nom de Punis, va se jeter dansl’Amazone, entre l’embouchure de la Madeira et celle du Coary.

Il fut donc convenu que ce serait sur ce coursd’eau qu’ils s’embarqueraient d’ici à quelques mois, et cette seuleidée les remplissait de joie. Mais pendant cette dernière période,que l’attente devait faire paraître si longue, ils trouvèrent lemoyen de s’occuper si utilement, que le temps s’écoula sans qu’ilss’en aperçussent.

Bien que ce ne fût plus la saison derecueillir leurs précieuses écorces, ils avaient trouvé unenouvelle source de richesses.

Au milieu d’un réseau de lianes de toutesespèces, Don Pablo remarqua le smilax officinalis, plantegrimpante qui donne la salsepareille. Il en analysa quelquesracines et les reconnut pour appartenir à l’espèce la plus estimée.De même que pour le quinquina, il existe plusieurs sortes desalsepareille qui fournissent des qualités diverses.

Le smilax qui nous occupe est une plantegrimpante qui émet des quantités de racines longues et ridées ayantà peu près la grosseur d’une plume d’oie.

La récolte de la salsepareille n’est nidifficile ni coûteuse. Il suffit de creuser la terre pour enextraire ces racines, que l’on fait sécher, puis que l’on réunit enpaquets au moyen d’un sipo, petite liane très solide quiabonde dans la montana.

Ce travail absorba Léon, son père et Guapo, sibien qu’au moment de songer sérieusement au départ, entre lequinquina, la vanille et la salsepareille, il ne restait pas uncoin libre dans les magasins, cependant assez vastes.

En visitant de nouveau nos amis vers cetteépoque, nous retrouvons bien la famille se préparant audépart ; mais, chose étrange ! l’Indien n’est plus avecelle. Guapo, le fidèle Guapo l’aurait-il délaissée ? Ah !ce serait douter du genre humain tout entier, de vous comme demoi…

Non, non, rassurez-vous ; si le digneIndien est absent, c’est encore pour le service de ceux qu’il aime.C’est que son maître l’a chargé d’une mission confidentielle pourlaquelle il ne fallait pas un homme moins éprouvé, moins digne detoute confiance que lui. Don Pablo l’avait envoyé dans la montagne,pour s’assurer si quelque changement imprévu, le renversement duvice-roi peut-être, n’aurait pas changé l’état des affaires duPérou, et rendu inutile le long et dangereux voyage qu’ils allaiententreprendre.

Quel autre avait le cœur assez fidèle, l’âmeassez haute, le pied assez sûr pour mener à bien une pareilleentreprise ?

Il accomplit sa mission en quelques jours àpeine ; il ne dépassa pas la puna. Il apprit tout ce qu’il luiimportait de savoir de son brave ami le vaquero, qui, suivant lesarrangements convenus entre eux à l’époque du passage des émigrésl’année précédente, avait dû se tenir depuis lors au courant desévénements politiques.

Hélas ! de ce côté, il n’y avait aucunespoir à entretenir. Le même vice-roi, le même conseil tenait entreses mains les destinées du Pérou. La même prime était toujoursofferte à quiconque livrerait le traître Don Pablo, qui, du reste,avait, disait-on, pris passage sur un navire américain pour seréfugier dans la grande république du Nord.

Telles furent les seules nouvelles que Guapoput se procurer. Il ne restait donc plus qu’à presser lespréparatifs du départ.

Le balza fut construit avecd’immenses troncs de bombax ceiba, qui, étant le bois leplus léger, répondait le mieux aux besoins du moment. Inutile dedire que ces arbres, coupés longtemps à l’avance, avaient eu letemps voulu pour sécher.

On y établit un toldo, cabinespacieuse et commode bâtie en bambou, comme la maison, et couvertecomme elle des grandes feuilles du bussu. Un petit canot fut creusépour servir de chaloupe ; deux autres plus grands furentamarrés de chaque côté du radeau, pour lui communiquer plus delégèreté. Enfin, les marchandises y prirent place avec symétrie etfurent couvertes de bâches de feuilles de palmiers. On peut direque rien ne fut négligé pour en assurer l’heureuse arrivée auport.

Dans son voyage à la puna, Guapo avait emmenéle cheval et la mule. Cette dernière, qui était une bonne et bravebête, fut offerte en cadeau au vaquero. La ruade opportune dontelle avait gratifié l’indiscret ocelot lui avait valu l’affectionde toute la famille, et l’on n’admettait pas l’idée de l’abandonnerpeut-être pour être dévorée par les jaguars ou autres fauves de lamontana.

Mais le cheval, qu’allait-on en faire ?Lui aussi était un brave compagnon d’exil. Il ne pouvait toutefoisêtre question de l’emmener.

Si peut-être… le pauvre animal était gros etgras. Les fruits du murumuru avaient beaucoup contribué à le mettresi bien en chair ; et quoiqu’il en eût pitié, Guapo aprèsmaints atermoiements, tantôt pour une raison, tantôt pour uneautre, prit son infaillible sarbacane et le tua.

Le tua ! vous écriez-vous. Comment !Guapo, que nous croyions si sensible et si bon !

Hélas ! mes amis, il est une partie denous-mêmes, l’estomac, qui a souvent raison de cette autre qu’onappelle le cœur. Il fallait des provisions à bord del’embarcation ; qui en eût fourni de plus saines que le chevaltransformé en charqui ? Et voilà comment on l’emportaquand même à bord.

Enfin, tout étant prêt, la famille quitta lamaison, emportant avec elle, comme souvenir, tout ce dont ilspurent se charger. En atteignant l’extrémité de la vallée, ils seretournèrent et jetèrent un long et dernier regard sur cettedemeure où ils avaient joui d’un bonheur si complet. Puis ilss’éloignèrent tout pensifs.

La seule créature vivante qui les accompagnaitétait le petit saïmiri de Léon, qui, perché sur les épaules de sonjeune maître, goûtait fort cette manière de voyager.

Une demi-heure après, ils étaient lancés, à lagrâce de Dieu, sur le vaste courant de la rivière inconnue.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer