Les Exilés dans la forêt

Chapitre 31VEILLÉE SOLITAIRE.

 

La rivière coulait avec une vitesse moyenne desix à sept kilomètres à l’heure. Il n’y avait qu’à maintenir leradeau au milieu du courant pour en profiter et avancer sansefforts.

Don Pablo et Guapo se succédaient augouvernail très primitif, mais suffisant, qu’ils s’étaient fait aumoyen d’une large rame solidement fixée à l’arrière.

En général, ce n’était pas une tâche bienpénible, excepté quand il y avait quelque coude à doubler ouquelque rapide à éviter ; alors les deux hommes devaient unirleurs forces et finissaient toujours par triompher de ladifficulté.

Le plus souvent le balza glissaittranquillement sur un flot uni comme un miroir. La famille, assiseà l’entrée de son toldo, n’avait qu’à admirer le paysage toujourschangeant, mais toujours enchanteur, de ces rives encadrées dans laverdure, devisant gaiement de ce qu’elle voyait ou de ses plansd’avenir.

Parfois de gigantesques palmiers remplaçaientles arbres forestiers que pendant des lieues on avait vus sesuccéder, couverts de lianes qui serpentaient les unes sur lesautres comme d’immenses reptiles enlacés.

Parfois la rive disparaissait sous unrevêtement de taillis au milieu desquels il eût été difficile, pourne pas dire impossible, de mettre pied à terre, tant les jeunesarbres qui les couvraient étaient vivaces et poussaient dru.

Ailleurs des bancs de sable ou bien des îlotsnus que la végétation semblait fuir amenaient une question sur leslèvres des enfants, ou bien on côtoyait des îles verdoyantes etgiboyeuses.

En général, le pays était peu accidenté ;mais de loin en loin on apercevait des collines boisées dont lespentes venaient expirer sur le bord du courant. On conçoit si DonPablo et sa femme, tous deux intelligents et instruits, profitaientde cette incessante variété qui tenait l’esprit des enfants enéveil pour leur faire remarquer tout ce qui pouvait avoir pour euxquelque intérêt. De beaux oiseaux, une faune inconnue et desquantités de plantes nouvelles suffisaient à produire des sujets deconversations dont on ne se lassait jamais.

Le soir du premier jour, quand ilss’arrêtèrent pour la nuit, nos amis n’estimaient pas à moins desoixante-quatre à soixante-douze kilomètres le chemin parcouru.

Il n’y avait point de clairière proprementdite ; cependant la rive était assez dégarnie de broussaillespour qu’ils pussent prendre pied au milieu d’arbres séculaires quiélevaient leurs troncs unis et lisses comme autant de colonnesantiques.

À peu de distance recommençait la forêt, quis’emplit bientôt des hurlements de l’alouate mêlés à mille voixconfuses, sinistres et rauques. Ce n’étaient point les sonsdiscordants de l’alouate qui effrayaient nos voyageurs ; maisils avaient cru reconnaître les accents mâles du jaguar, dans ceconcert, que dis-je ? dans cette cacophonie nocturne ; etpour changer le cours des pensées des enfants, sérieusementalarmés, leur père leur raconta cette particularité, qui n’estpeut-être pas encore bien prouvée : que cet animal a la rused’imiter à ravir le cri de presque tous les animaux dont il aime àse repaître, afin de les attirer sans défiance à sa portée.

Après le souper, ils allumèrent une série defeux en demi-cercles, formant un arc dont la rivière représentaitla corde. Ce fut à l’intérieur de cet arc lumineux qu’ilssuspendirent les hamacs ; et comme la journée les avaitbeaucoup fatigués, ils se couchèrent de bonne heure et ne tardèrentpas à s’endormir.

Un des membres de la petite colonie dut sedévouer pour monter la garde une partie de la nuit. C’était unemesure de précaution nécessitée par la crainte qu’ils avaient dujaguar, bête féroce que le feu ne suffit pas toujours à écarter ducampement des voyageurs.

La première partie de cette veille futassignée à Léon, car c’était un garçon courageux, et ce ne fut pasla première fois qu’il en fournit la preuve. Au bout de deux heuresil devait être remplacé par Guapo, auquel Don Pablo succéderaitjusqu’au jour. Il était bien entendu qu’il donnerait l’éveil à lapremière apparence de danger.

Léon s’était assis à la tête du hamac danslequel reposait sa chère Léona, qui lui paraissait devoir être soussa protection la plus immédiate. Il avait à sa portée les deuxpistolets chargés, qu’il savait manier dans la perfection.

Il y avait une demi-heure environ qu’il étaità son poste. Son œil errait distraitement des troncs, illuminésd’une manière fantastique par la flamme, et dont les grandes ombresdansaient sur la verdure, à la rivière qui scintillait doucement àla clarté de la lune ; par moments son regard interrogeait lessombres profondeurs de la forêt, qui semblait s’animer et vivred’une vie infernale, se traduisant par les sons les plus étrangeset les plus discordants.

Ce tapage lui-même était intermittent. Parfoisun silence solennel lui succédait, silence dans lequel le légerbourdonnement des moustiques prenait les proportions d’un bruit.C’est alors que tombait dans la nuit la plainte mélancolique de cetoiseau de proie nocturne auquel son cri désolé a fait donner lepoétique surnom d’alma perdida (âme perdue).

Mais Léon n’était pas susceptible de selaisser influencer par les terreurs superstitieuses que la nuitapporte à quelques âmes. Il avait beaucoup travaillé toute lajournée, son concours étant offert et recherché partout où l’onavait besoin d’un coup de main adroit ; il n’est donc passurprenant que le sommeil commençât à le gagner.

Il eût accepté de grand cœur la proposition dese coucher au besoin sur la terre nue, si son devoir ne l’eûtcontraint à rester éveillé. Il y eût dormi en dépit des araignées,des scorpions et des lézards, tant le sommeil est un besoinimpérieux qui rend insensible même au danger et à la douleur.

Le sentiment qui maintenait notre jeune garçonéveillé était donc uniquement un sentiment d’honneur etd’amour-propre. On lui avait donné une mission de confiance, il n’yfaillirait pas ; non, il n’y faillirait pas. Ne veillait-ilpas à la sécurité de ceux dont la vie était ce qu’il avait de pluscher au monde ?

Tout en raisonnant ainsi, Léon se frottait lesyeux et se pinçait les joues. Il essaya d’aller jusqu’à la rivièrepour y tremper ses mains, espérant que la fraîcheur de l’eauréagirait contre l’assoupissement qui le gagnait. Mais dès qu’ils’asseyait de nouveau, l’accablement reprenait de plus belle.

– Oh ! quand ces deux mortelles heuresseront-elles écoulées, pour que je puisse réveiller Guapo ? sedisait-il en se frappant la poitrine avec violence, et en seredressant de toute sa hauteur.

Il recommençait à s’endormir et à faire dessalutations involontaires, quand un petit cri aigu le réveilla pourtout de bon. C’était Léona qui l’avait poussé.

Il leva les yeux, examina son hamac et crutremarquer qu’il avait bougé. Cependant sa sœur était immobile etparaissait profondément endormie.

– Pauvre chérie, se dit-il, elle est peut-êtresous l’influence d’un cauchemar. Elle rêve peut-être de serpents oude jaguars. Si je l’éveillais ? Mais non, elle dort tropprofondément, il vaut mieux ne pas la déranger.

Il ne s’en inquiéta pas autrement, etpeut-être eût-il repris le cours de ses salutations somnolentes,quand un nouveau cri de douleur le fit tressaillir.

Pourtant il était bien éveillé et il ne voyaitrien de suspect. Qu’est-ce que signifiait cetteagitation ?

Le petit pied blanc de Léona dépassait lacouverture. Par hasard, le regard de son frère se fixa dessus, etl’idée lui vint d’aller le recouvrir pour lui éviter la morsure desmoustiques avides d’un si friand morceau.

En s’en approchant, il put voir une lignerouge qui partait de l’orteil et courait diagonalement sur le pied.Il se pencha pour s’assurer qu’il ne rêvait pas, et reconnut avechorreur que c’était du sang.

Sa première impulsion fut de crier, d’appelerau secours ; mais la réflexion le retint. L’auteur inconnu decette blessure ne pouvait être loin. L’irriter serait peut-êtredangereux, car il pourrait s’en venger sur son innocentevictime.

Il valait mieux n’éveiller l’attention paraucun bruit intempestif, jusqu’à ce qu’il se fût rendu compte de lanature de l’ennemi ; car alors il saurait s’il devait sauterdessus ou le frapper d’un coup de pistolet.

Il se leva donc avec précaution, et, avidementpenché sur le hamac, il chercha ce qu’il pouvait bien contenir.

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