Les Exilés dans la forêt

Chapitre 32LE VAMPIRE.

 

La tête de Léon touchait presque celle de sasœur, dont la respiration était calme et régulière, et dont lafraîche haleine lui caressait le visage comme une brise légère. Ilinterrogea avec anxiété chaque pli de la couverture. Il regardadans tous les coins, s’attendant toujours à voir surgir quelquetête hideuse de reptile ; mais rien ne parût.

D’où provenait donc ce petit filet de sangqu’il regardait couler avec une angoisse croissante ?

– Il faut que ce soit un bien infime animal,pensait-il, pour qu’on n’en voie pas trace. Oh ! si celaallait être la petite vipère ou le macaurel !… Un bruissementd’ailes presque imperceptible vint l’arracher à ses terriblesréflexions. Il semblait que seules les ailes d’un hibou ou d’unechauve-souris eussent pu occasionner ce frémissement insensible,que certainement il n’aurait pu surprendre sans le calme profondqui régnait en ce moment.

Léon sentait circuler autour de lui quelquechose d’étrange, d’insaisissable, qui effleurait sa chevelure et nefrappait pas son regard. Il lui fallut longtemps pour apercevoirentre la flamme et lui une forme légère, bizarre, qui se perditaussitôt dans les ténèbres environnantes.

Ce qu’il en avait vu n’appartenait pas auhibou, dont il connaissait parfaitement la couleur et les allures.Et puis le hibou n’eût pu être la cause de cette trace sanglante.Qu’était-ce donc ?

Tandis qu’il retournait ces questions dans sonesprit, ses yeux se fixèrent de nouveau sur le hamac de sa sœur. Unfrisson d’épouvante secoua tout son corps. Elle était là,l’horrible créature, suspendue par les ailes, et le bec enfoncédans la plaie saignante de l’enfant. On la voyait sucer le sangavec avidité. Elle montrait ses dents blanches, et ses petits yeuxvifs et méchants luisaient à la lueur des flammes, qui permettaitégalement de discerner le poil roux qui recouvrait son corps et lesgrandes ailes membraneuses qui ajoutaient encore leur monstruositéà la laideur de l’horrible bête.

C’était le vampire, le phyllostomesuceur de sang.

À cette vue, un cri s’échappa des lèvres deLéon. Mais n’allez pas croire que ce fût la frayeur qui le luiarracha. Bien au contraire, c’était un cri de joie. Si repoussanteque fût l’affreuse chauve-souris, il savait qu’elle n’avait pas devenin, et que sa sœur en serait quitte pour une saignéeintempestive, dont certainement elle n’éprouvait nul besoin. Ilavait redouté bien pis.

Néanmoins il résolut de tirer une vengeanceéclatante du petit monstre, et, ne voulant pas donner l’alarme aucamp par une détonation, il s’approcha tout doucement par derrièreet lui asséna un coup de crosse qui jeta la bête par terre.

Mais en tombant, elle se mit à pousser descris tellement suraigus, que toute la famille en fut réveillée ensursaut, et qu’il se produisit un moment d’indescriptibleconfusion. Le sang qui coulait du pied de la fillette fit naître ungrand effroi. Il disparut dès qu’on en vit la cause et fit place àun sentiment de profonde reconnaissance que ce ne fût rien de plusgrave. La blessure, insignifiante par elle-même, fut bandée, et aubout de deux ou trois jours Léona n’y pensait plus.

Une seule attaque de vampire n’occasionnejamais la mort ni des hommes ni des animaux. Seulement, quand levampire a une fois choisi une victime, il s’acharne après elle,nuit après nuit, et elle finit par succomber à l’épuisement d’unehémorragie sans cesse renouvelée.

On compte par milliers les bœufs et leschevaux qui meurent ainsi chaque année dans les immenses pâturagesde l’Amérique du Sud, et très probablement sans soupçonner la causedu mal qui les emporte, car le phyllostomepratique sonincision si adroitement, qu’il ne cause aucune souffrance, ou dumoins pas une douleur assez forte pour arracher sa victime ausommeil.

Il est aisé de se rendre compte de la manièredont le phyllostomeaspire le sang de sa victime ; carson museau et l’appendice en forme de feuille qui entoure sabouche, et qui lui a valu son nom, sont admirablement disposés pourcela.

Ce qu’on ignore, c’est la manière dont ilpratique sa ponction ; ce fait est resté un mystère pour lesnaturalistes, aussi bien que pour les gens qui sont le plus exposésà devenir sa proie et l’ont par conséquent étudié de plus près.Guapo lui-même, auquel on attribuait la science infuse, ne pouvaitl’expliquer.

Les grandes dents du vampire, bien que sabouche en soit abondamment pourvue, ne semblent pas de nature àproduire la blessure que l’on constate après son passage.D’ailleurs, une pareille morsure éveillerait l’homme le plusprofondément endormi. D’autre part, le phyllostome n’a nigriffes, ni aiguillon, ni tarière qui puisse lui servir à ceteffet. Comment donc se produit-elle ?

Les uns prétendent que c’est en frottant sonmuseau contre l’épiderme de sa victime qu’il produit unéchauffement suivi de la venue du sang. D’autres affirment qu’ilfait pénétrer la pointe de ses canines longues et fortes entournant rapidement sur ses ailes comme sur un pivot ; cemouvement d’air rafraîchirait le dormeur, le calmerait etl’empêcherait de sentir.

Quoi qu’il en soit, il restera bien difficilede résoudre la question, à cause de la difficulté d’observer leshabitudes d’un oiseau nocturne qui fait ses coups traîtreusementdans l’ombre et le silence.

Quelques personnes ont nié l’existence duvampire. À celles-là nous citerons le fait de ce fermier dont plusde sept cents têtes de bétail avaient péri en quelques mois, et quis’avisa d’accorder une prime à ses vaqueros ; ceux-ci tuèrentplus de sept mille phyllostomes en une seule année.

Il y a même des individus qui font de cettechasse une profession assez lucrative, tant les gros propriétairesde bestiaux encouragent et récompensent la destruction de cettecréature nuisible.

Certaines tribus d’Indiens sont plus qued’autres susceptibles d’être attaquées. Les voyageurs également seplaignent beaucoup du vampire qui, sous certaines latitudes, lescontraint de rester toute la nuit enveloppés dans leurscouvertures, en dépit d’une chaleur étouffante, parce que cesanimaux s’attaquent à toute partie qu’ils trouvent découverte.

On a remarqué qu’ils ont toutefois unepréférence injustifiable pour le bout du gros orteil. Il peut sefaire que cela provienne d’une cause fort naturelle, parce quec’est la partie la plus susceptible d’être exposée à l’air en dépitdes précautions.

En certains endroits, on se sert du poivre deCayenne en frictions sur la peau pour éloigner le vampire, etaussi, dit-on, pour fermer la plaie ; mais il est arrivémaintes fois que comme préservatif et comme curatif il a manqué sonbut.

Quelques espèces de phyllostomeexhalent une odeur fétide vraiment repoussante. Ce qui n’empêchepas que plusieurs tribus indiennes et même certains créoles de laGuyane française mangent une soupe de chauves-souris, qu’ilsestiment comme un mets d’une délicatesse hors ligne.

C’est en pareil cas qu’il est bon de sesouvenir du proverbe : « Il ne faut point disputer desgoûts. » Il est vrai dans tous les temps et dans tous lespays ; aussi en trouve-t-on l’équivalent presque dans toutesles langues.

Quoi qu’il en soit, Guapo paraissait partagerce faible pour le phyllostome. La chronique scandaleuse decette nuit troublée prétendit que, comme son tour de veille étaitvenu, des hamacs voisins on le vit s’armer d’un petit bâton au boutduquel il l’embrocha et le fit rôtir. Horreur « ! la chroniqueajoute qu’il le mangea.

Quand l’aube revint, quel ne fut pasl’étonnement de nos voyageurs de voir des chauves-sourispartout ! Il n’y en avait pas moins de quatorze mortes. Un peuplus avant dans la nuit, elles étaient, paraît-il, arrivées entroupes serrées, contre lesquelles Guapo avait dû batailler ets’escrimer jusqu’au matin, mais sans troubler le repos depersonne.

Peu de temps après, un nouveau sujetd’étonnement s’offrit à leurs regards.

Au moment de s’embarquer, leur attention futattirée par un arbre singulier, croissant près de la rivière. Ilparaissait couvert de nids ou de paquets d’une mousseparticulière ; mais, à franchement parler, il avait surtoutl’air d’être couvert de guenilles.

La curiosité attira naturellement les enfantssous son ombre. Ils appelèrent bien vite le reste de la compagnie.Ce qu’ils avaient pris pour des nids, de la mousse et desguenilles, n’était autre qu’une nuée de chauves-souris accrochéesaux branches et endormies. Elles occupaient toutes les positionsimaginables. Les unes avaient la tête en bas, les autres pendaientretenues par une aile seulement ou bien par toutes les deux, tandisque leurs voisines n’étaient suspendues que par la très petiteextrémité cornée de leur queue.

Il y en avait partout, même après le tronc del’arbre, auquel elles se retenaient à l’aide de leurs ongles, mêmeaprès les branches en haut, en bas, absolument partout.

C’était certes le plus singulier perchoir quenos voyageurs eussent jamais rencontré, à l’exception peut-être deGuapo, à qui la montana ne devait pas réserver beaucoup d’imprévu.Ils s’amusèrent longtemps à examiner, mais non à admirer lesdormeuses ; puis, sans chercher à se venger sur elles de leurémotion de la nuit, ils s’éloignèrent pour reprendre leur place àbord.

Après quoi ils s’abandonnèrent, comme laveille, au courant de la rivière.

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