Les Exilés dans la forêt

Chapitre 34UNE CUISINE PEU APPÉTISSANTE.

 

N’allez pas vous imaginer que Guapo seraitresté tranquille spectateur de cette petite scène intime, si DonPablo ne lui avait pas manifesté le désir de la suivre jusqu’aubout.

Guapo, le flegmatique Guapo, avait un faibletrès marqué pour la chair de marimonda, et il ne lui était quemédiocrement agréable de voir son rôti en perspective se promeneren liberté sur les arbres, quand il aurait déjà tant souhaité levoir se dorer à la broche et devant un grand feu.

Sa sarbacane, serrée dans sa main droite, luicommuniquait des impatiences dans les doigts ; aussi, dès queDon Pablo se déclara satisfait, Guapo se leva promptement pourtâcher de découvrir un poste d’observation où il lui fût possiblede mirer utilement dans le tas, et je n’ai pas besoin d’ajouter queLéon se déclara prêt à le suivre.

Mais de l’endroit où il se trouvait, rien nepouvait le dissimuler à la vue des singes ; le plus simpleétait donc de fondre à toutes jambes sur la troupe et de tâcher deviser les retardataires dans leur fuite.

Ce fut à ce parti qu’il s’arrêta.

Sitôt que son approche eut été signalée, etbien avant qu’il fût à portée de tirer, toute la bande se précipitacomme elle put vers la forêt et se trouva sur les arbres. Guapo lessuivit avec la rapidité que vous lui connaissez. Lui et l’enfantarrivèrent bientôt sous la ramée, où ils furent assaillis par unegrêle de menues branches, de morceaux de pêches moitié dévorées, etaussi de choses fort peu agréables pour leurs nerfs olfactifs.

Ceci pleuvait de toutes parts du sommet desarbres où les marimondas s’étaient réfugiées, et, cachées par leslianes et le feuillage, elles s’amusaient à leur tour de la minedéconfite des deux chasseurs. Il n’est pas facile de poursuivre unetroupe de singes dans une forêt où l’on est sans cesse arrêté parun lacis souvent inextricable de plantes de toutes venues, où l’onse perd, se heurte, s’embarrasse, tandis que les objets de lachasse courent légèrement d’un arbre à l’autre et finissent paréchapper sans trop de peine au chasseur, honteux et confus, qui suesang et eau et jure…, s’il a le malheur d’avoir un mauvaiscaractère.

Suivant toute apparence, il en eût été ainsipour notre ami Guapo, si, au moment même où, de très grincheusehumeur, il abandonnait la poursuite, il n’eût eu la chanced’apercevoir une pauvre petite femelle qui, loin de demander sonsalut à la fuite, s’était blottie entre deux branches pour ychercher dans une immobilité complète un asile assuré. Elle y étaitbien à l’abri, la pauvrette, et il fallait assurément l’œil d’unIndien pour la découvrir dans sa retraite feuillue.

Guapo ne pouvait voir qu’une petite partie deson corps, mais cela lui suffisait ; la gravatana futappliquée à ses lèvres, et la flèche mortelle siffla dans l’air.Une plainte aiguë se fit entendre aussitôt ; la marimondablessée crut arracher de la plaie l’arme meurtrière qu’elle jeta àla tête de l’Indien, puis elle se tordit quelques instants ;ses mouvements convulsifs cessèrent peu à peu, elle poussa undernier cri qui retentit au loin dans la forêt et auquelrépondirent les voix déjà éloignées de ses compagnes, et bientôt lecurare eut produit son effet.

Enfin son corps tomba de la branche, mais noncomme le cruel Guapo eût pu le souhaiter ; car, abandonné àson propre poids, il resta suspendu par la queue.

Cela ne faisait pas le compte de notregourmet ; il examina l’arbre ; il n’était pas très gros,cela valait certes bien la peine de l’abattre. Comme il sedétournait pour chercher sa hachette, il crut voir remuer lefeuillage auprès du corps déjà immobile.

– Une autre ! s’écria-t-il.

En effet, on vit apparaître une petitecréature, un véritable diminutif de l’espèce, qui écarta lesfeuilles, descendit le long du cadavre, et, jetant ses bras autourdu cou de la pauvre morte, se prit à gémir en la caressant et endonnant les signes de la plus violente douleur.

C’était le petit orphelin qui pleurait ainsisa mère.

Cette vue jeta le remords et la pitié dans lecœur de Léon. Mais en fait de gibier, Guapo était insensible àtoute atteinte de ces sentiments-là. Il avait déjà inséré une autreflèche dans sa sarbacane et se préparait à faire subir au petit lesort de sa mère, quand tout à coup un grand remue-ménage seproduisit dans les branches supérieures de l’arbre, et un singe detaille relativement haute parut. C’était le père et l’époux quin’avait pas perdu une seconde pour répondre à l’appel de sacompagne, et était revenu d’assez loin avec un redoublementd’agilité. Il ne fit que paraître et disparaître. Une intuitionrapide lui fit comprendre qu’il n’y avait rien à faire pour lamère ; il ne restait qu’à sauver l’enfant.

Il saisit la petite créature de sa longuequeue tendue, la jeta sur son dos, et d’un bond d’une légèretéinouïe il fut hors de vue, perdu dans le feuillage, et en routepour rejoindre le gros de la troupe.

Il fallut que ce fût bien instantané, puisqueGuapo n’eut pas le temps de lui décocher la flèche préparée.

L’Indien toutefois n’entendait pas êtrefrustré de son rôti. Il retourna tranquillement au camp, y prit sacognée et revint abattre l’arbre. Bientôt il fut en possession dela marimonda tant désirée, la dépouilla sans perdre une minute etse prépara à l’embrocher. Cette partie de l’opération étaithorrible à voir, car, ainsi préparée, la malheureuse bête avaitavec un enfant dans le même état une ressemblance hideuse quisuffisait à soulever le cœur des assistants.

Le pire pour eux était encore que Guapo avaitréellement envie de se régaler de son précieux gibier, et, pourcela, de l’accommoder à l’indienne suivant toutes les règles del’art.

Pour cela, il lui fallait du bois assez durpour pouvoir résister longtemps au feu ; mais celui du pupunhase trouva là tout à point. Il construisit alors un petitéchafaudage sur lequel il plaça l’animal, comme sur un siège ;il lui croisa les bras sur la poitrine et lui abaissa la tête commes’il dormait, puis il alluma sous l’échafaudage un bon feu quienveloppa complètement le rôti. Il n’y manquait pas de fumée, parexemple, mais cela ne fait qu’ajouter à la saveur de ce mets tantrecherché des Indiens.

Tout ceci fait, Guapo n’avait plus qu’àprendre patience et à savourer dans l’expectative ce délicieuxrégal. Ajoutons que pour que ce fin morceau soit cuit à point, ilfaut, suivant la mode indienne, qu’il soit absolumentcarbonisé ; ce qui le rend si sec, qu’on peut ensuite leconserver des mois entiers sans qu’il se gâte.

N’allez pas croire toutefois que le singe nesoit mangé et apprécié que par les Indiens. Les blancs des régionsfréquentées par ces animaux en sont peut-être tout aussifriands ; seulement ils ne le préparent pas de la même façon,et, avant de le servir, ils en font retrancher la tête et lesmains, afin de lui ôter cette ressemblance avec un enfant qui estabominable.

Il y a des espèces de singes plus délicatesles unes que les autres, et un certain nombre auxquelles les blancsne touchent jamais.

Quant aux Indiens, tout leur est bon, et ilsdévorent indifféremment, et avec le même appétit, atèles ouhurleurs, capucins ou ouistitis, sakis ou sajous. C’est pour eux ceque le mouton est pour le Français, un article de fond commealimentation.

Il faut dire aussi que c’est le seul gibierabondant dans ces contrées, et qu’à l’exception des oiseaux et despoissons, les habitants n’auraient que peu de chance de se procurerune nourriture, s’ils n’utilisaient ce qu’ils ont sous la main.Peut-être ces mêmes gens que nous trouvons si fort à plaindre de serégaler de singes feraient-ils la mine devant nos gigots de moutonsaignants. Encore une fois chacun son goût.

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