Les Exilés dans la forêt

Chapitre 35UN HÔTE INATTENDU.

 

Guapo était toujours assis, attendantpatiemment que sa marimonda fût cuite à point. Les autresavaient fini de souper et s’étaient éloignés du feu.

Debout près de la rivière, ils regardaientavec intérêt les différents oiseaux qui se jouaient sur la riveopposée et se miraient dans ses eaux calmes et transparentes.

Il y avait des flamants écarlates et desespèces d’ibis ; des grues tigrées, ainsi nommées à cause deleur plumage qui reproduit les teintes et les taches dujaguar ; des ciganos, qui s’ébattaient au milieu desroseaux et ressemblaient avec leur grande crête à des faisans, maisnon au point de vue comestible, car ils sont bien inférieurs, pourne pas dire immangeables. Leur chair est tellement amère etcoriace, que les Indiens eux-mêmes n’en mangent pas.

Perché sur une branche morte qui s’avançaitau-dessus du fleuve, se trouvait l’alcyon bleu de ciel. Lagrande harpie ou aigle pêcheur, comme son cousin germainl’aigle à tête blanche de l’Amérique du Nord, effleurait l’ondepour y chercher sa proie.

De temps à autre un vol de canards musquésfaisait vibrer l’air sous leurs ailes puissantes. Ailleurs onapercevait le crabier (cancroma), curieux oiseau de lafamille des hérons, dont le bec ressemble à deux bateauxsuperposés. Comme l’alcyon, il restait solitaire à pêcher et ne semêlait pas avec les autres.

Plus loin, il y avait un oiseau qui serapproche de la poule d’eau par son extérieur et ses habitudes.C’était le jacana fidèle ou chuza,dont il existeplusieurs espèces dans l’Amérique du Sud, ainsi que dans lesrégions tropicales de l’ancien monde.

Celui de ces oiseaux qui a mérité le surnom defidèle est à peu près de la grosseur d’une poulecommune ; mais il a le cou plus long et les jambes plushautes, si bien qu’il atteint une hauteur d’un pied et demienviron. Son plumage brunâtre est marqué sur la nuque d’une crêtede douze plumes noires, ayant de sept à huit centimètres delongueur. Le pliant des ailes est armé d’éperons d’un centimètre etdemi, dont il se sert très adroitement pour se défendre. Du reste,c’est un oiseau de mœurs fort douces ; il faut qu’on l’attaquepour qu’il songe à se mettre sur la défensive.

Toutefois le trait le plus singulier del’extérieur du jacana est sans contredit son pied, dont les doigts,au nombre de quatre, trois en avant, un en arrière, sont assezlongs pour couvrir un espace presque aussi étendu que son corps.Aussi le gênent-ils beaucoup pour marcher à terre. Ils sontconformés pour lui permettre de courir, sans enfoncer, sur lesfeuilles de nénuphar et autres plantes aquatiques, où il vachercher les insectes et les larves dont il fait sa principalenourriture.

Il faut que le jacana soit effrayé pour qu’onentende son cri singulier ; autrement il est d’humeursilencieuse. La finesse de son ouïe le met à même de distinguer lebruit des pas les plus légers ; aussi les Indiens l’ont-ilsapprivoisé pour s’en servir comme d’oiseau de garde, rôle qu’ilremplit avec une fidélité extraordinaire, les avertissant del’approche de leurs ennemis bipèdes ou quadrupèdes.

Les Spano-Américains lui ont trouvé un autreemploi. Ils en font le gardien et le défenseur de leursbasses-cours, où il protège la volaille contre les attaques desoiseaux de proie, qu’il tient en respect avec ses éperonsredoutables. Jamais on ne l’a vu déserter un troupeau confié à sessoins ; au contraire, il l’accompagne dans toutes ses alléeset venues, et n’abandonne son poste en aucune occasion, luttantavec une énergie et une ténacité rares chez un oiseau de cettetaille.

Mais ce n’étaient pas seulement des oiseauxaquatiques qui s’offraient à l’admiration de nos voyageurs. Il y enavait des quantités d’autres : des bandes de perroquets, descouples d’aras (ces oiseaux vont généralement par paires), destrogons et des toucans à grand bec, avec leurs proches parents lesaracaris.

Sur un arbre chargé de fruits étaient posésune troupe de casmarynchos,oiseaux d’un blanc de neige, dela grosseur d’un merle, dont le bec est garni à sa base d’untubercule charnu de sept à huit centimètres de longueur, pendantcomme chez la dinde. Ils portent également le nomd’oiseaux-cloche, à cause de la note claire et vibrantequ’ils jettent au milieu du jour, à l’heure où, sous les tropiques,toute la nature est endormie ou silencieuse.

Naturellement, Don Pablo s’intéressaitvivement à l’observation de tous ces oiseaux. Il n’y en avait aucunsur lequel il n’eût des histoires merveilleuses à raconter, et lesheures s’écoulaient pleines d’intérêt et de charme pour les membresde sa famille.

Il n’était pas encore tard, et l’on ne pouvaitsonger à se coucher avant le soleil, sans compter que Guapo n’avaitpas soupé, mais cela ne pouvait plus tarder longtemps. Léon, quiétait allé voir où en était la cuisine de son ami, était revenu enannonçant que la marimonda était noire et brûlée à faire horreur,mais pas assez néanmoins au goût de Guapo, car il attisait encorele feu sans perdre de vue son rôti, dont le fumet détestable luichatouillait agréablement les narines.

Le singe fut enfin cuit à point ; Guapose leva, prit son macheté d’une main et un bâton fourchu del’autre, et se pencha au-dessus de la marimonda pour l’enlever dufeu, quand… ô consternation !… le sol trembla sous ses pas etlui fit presque perdre l’équilibre.

Avant qu’il eût eu le temps de se remettre deson effroi, la terre s’agita de nouveau, une bruyante détonation sefit entendre, suivie d’une secousse prolongée qui ouvrit une longuefissure et envoya fourneau, charbon, cendres, rôti, et Guapolui-même, se promener dans toutes les directions.

Était-ce un tremblement de terre ?

Il semblait difficile de l’expliquerautrement, et c’était l’opinion de toute la famille, qui ne savaitoù se réfugier et perdait la tête, surtout Doña Isidora et safille.

Mais cette croyance ne fut pas de longuedurée. Les secousses continuèrent, se multiplièrent, lançant enl’air de larges plaques de terre desséchée. Les tisons brûlantsjetés çà et là faisaient une fumée qui empêchait de se rendre uncompte exact de ce qui se passait ; mais on distinguait autravers quelque chose d’extraordinaire, d’inusité, et bientôt, aumilieu d’une crevasse béante, se montra à tous les yeux la formehideuse d’un affreux crocodile.

C’était un des plus grands individus de sonespèce, un véritable monstre, mesurant plus de six mètres de long,et dont le corps était plus gros que celui d’un homme. Ses énormesmâchoires, de plusieurs pieds d’ouverture, découvraient des dentsénormes d’un aspect formidable.

Il ouvrait sa gueule comme pour aspirer l’air,et il sortit de son gosier un son affreux qui tenait à la fois dubeuglement du bœuf et du grognement du porc, tandis qu’une forteodeur de musc émanait de son corps.

Ce fut une scène de confusionindescriptible ; oiseaux, bêtes et gens se joignirent à lafois dans un concert de voix terrifiées.

Dès qu’il eut reconnu la cause de cebouleversement, Guapo retrouva son sang-froid, sauta sur sa hache,qui, par bonheur, se trouvait hors de la portée de la terriblequeue de l’animal ; puis il s’approcha avec précaution dansl’intention de frapper le monstre, C’était à la naissance de laqueue, seul endroit vulnérable du crocodile, qu’il voulaits’attaquer ; mais son gigantesque adversaire, dès qu’il lesentit à portée, se tourna avec une rapidité si grande, que Guapon’eut pas le temps de s’esquiver, et, au lieu de porter un coup, enreçut un assez violent pour lui faire exécuter une véritablecabriole.

Si maltraité qu’il fût, l’Indien s’estimaencore heureux d’en être quitte à si bon compte ; car l’animaln’était encore qu’à moitié réveillé. Guapo courut reprendrepossession de sa hache ; mais, quand il revint, l’ennemin’était plus sur la terre ferme. Pour ses yeux fermés, depuisplusieurs mois peut-être, la vue de l’eau avait eu un attraitirrésistible, et il s’était dirigé vers la rivière, où il achevaitde plonger, quand Guapo arriva, prêt à reprendre la lutte.

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