Les Exilés dans la forêt

Chapitre 38L’ANACONDA.

 

Pendant plusieurs jours, nos proscrits furententraînés par le courant sans qu’aucun fait bien digne d’êtrerelaté se produisît dans leur navigation.

Une fois ou deux, ils aperçurent des Indienssur le rivage ; mais ceux-ci, loin de chercher à lespoursuivre semblèrent effrayés des dimensions inusitées de leurradeau et restèrent paisiblement auprès de leursmaloccas,grandes maisons des villages indiens danslesquelles plusieurs familles habitent ensemble.

Peu soucieux d’entrer en relations avec desemblables personnages, nos voyageurs n’étaient que trop heureux dese dérober sans difficultés ; et quand ils avaient aperçuquelque signe caractéristique de la présence de l’homme, ilspoursuivaient leur route des heures entières sans s’arrêter, pourêtre sûrs de mettre une distance suffisante entre eux et ce peudésirable voisinage.

Un incident qui eût pu avoir pour eux lessuites les plus fâcheuses se présenta un soir qu’ils cherchaientvainement à amarrer leur établissement flottant le long d’une riveinhospitalière qui ne leur offrait aucun endroit propice pour ycamper la nuit. De grands arbres enchevêtrés d’un épais lacis delianes et de parasites s’avançaient jusque vers les deux rives etbaignaient leurs branches inférieures dans le fleuve.

Ils avaient fait plusieurs kilomètres sansapercevoir la moindre clairière, quand ils arrivèrent auprès d’unamas de bois flotté qui s’était lentement aggloméré dans une anseet y avait pris des proportions assez considérables.

Faute de mieux, il était plus sage de s’encontenter que de se risquer à pénétrer dans les jungles épaissesqui les environnaient de toutes parts, de sorte que le cap fut missur l’anse protectrice, et on se prépara au débarquement.

Toute la famille avait déjà mis pied à terresur cette espèce d’échafaudage dont le dessus était parfaitementsec, et l’on se félicitait d’avoir si bien rencontré, quand Guapolaissa échapper une de ces exclamations qui, dans sa bouche, neprésageaient jamais rien de bon.

Chacun se tourna aussitôt vers lui pourobtenir une explication. Il était penché sur le bord du boisflotté, à l’endroit où son extrémité touchait celle du radeau etses bras étendus dans un geste significatif disaient assez que lacause du mal était là tout entière.

Hélas ! Les voyageurs ne comprirent quetrop dans quel guêpier ils s’étaient fourrés. S’ils avaient passéavec joie du balza sur le bois flotté, des millions de fourmisrouges s’estimaient enchantées de faire l’inverse et escaladaient àqui mieux mieux l’embarcation.

D’un coup d’œil Don Pablo se rendit compte ques’il laissait ces redoutables insectes envahir son radeau, toutétait perdu.

Outre que la morsure répétée des fourmisrouges équivaut à un épouvantable supplice, sa cargaison étaitsacrifiée, s’il leur donnait le temps de l’attaquer. En quelquesheures, quinquina, vanille, salsepareille, tout serait détruit, etpar conséquent leurs espérances d’avenir et celles de leurs chersenfants.

Sans perdre de temps à discourir, Don Pablofit signe que chacun s’emparât des quelques ustensiles de cuisinedéjà transbordés et qu’on détachât les amarres. Aussitôt lui etl’Indien se précipitèrent vers les rames et s’éloignèrent bienvite, ramenant leur embarcation dans le courant.

Dès qu’elle y fut, Don Pablo laissa Guapo augouvernail, et, aidé de Doña Isidora et de ses enfants, il se hâtad’inonder d’eau les parties déjà infestées par les fourmis.

Ils durent continuer cette manœuvre fatiganteassez longtemps encore, car, malgré le peu de temps que le balzaavait touché le lieu contaminé par la présence de ces myriadesd’insectes, il y en avait déjà des quantités à bord. Ils ne sereposèrent que lorsque le dernier de leurs infimes ennemis fut noyédans les fentes de leur radeau ou emporté dans le courant par l’eauqu’on ne ménageait guère.

Heureusement encore qu’ils avaient découvert àtemps cette horrible peste !

Quel désespoir les eût attendus au réveils’ils s’étaient endormis à bord du bois flotté ! Ils n’eussentcertainement retrouvé nul vestige de leur cargaison rassemblée à sigrand’peine, car ces insectes voraces sont coutumiers du fait. Quede colons de l’Amérique tropicale se sont, dans l’espace d’uneseule nuit, vus frustrés du fruit d’un labeur de plusieursannées !

Toutefois nos amis n’étaient pas au bout deleurs peines.

Impossible de découvrir un gîte pour y camper.Impossible non plus de s’abandonner de nuit à un courant perfidequi pouvait les envoyer à leur perte. Ils durent attacher leurradeau aux arbres de la rive et renoncer pour cette fois ausommeil.

Le toldo, parfaitement aménagé pour abriterles voyageurs de la chaleur du jour, n’était pas construit demanière à ce qu’on pût y suspendre les hamacs, et la surface dubalza encombrée de marchandises n’offrait aucun espace suffisantpour qu’on pût s’y coucher.

Aussi les premières lueurs de l’aubetrouvèrent-elles nos voyageurs fort mal reposés, mais très disposésà reprendre leur route.

Comme ils se disposaient à détacher le radeau,une branche qui avançait horizontalement en travers la rivière à unendroit où il leur fallait de toute nécessité passer, attira leurattention. Cette branche appartenait à un « zamang » quicroissait au bord de l’eau. Il était à redouter qu’elle n’effleurâtau passage la toiture de la cabine, qui, légère comme elle l’était,aurait pu être enlevée, ce qui eût été une avarie grave qu’ils’agissait d’éviter.

Après un examen attentif, Don Pablo s’assuraque les feuilles longues et pendantes qui caractérisent les mimosasfaisaient paraître la branche plus basse qu’elle ne l’étaitréellement, et que, par conséquent, il n’y avait aucun dommagesérieux à redouter en passant dessous.

L’amarre fut donc détachée, recueillie à bord,et la masse flottante se reprit à dériver fort lentement d’abord,le courant étant presque insensible à l’ombre de cette hautefutaie.

Tout à coup l’attention des voyageurs futattirée par l’étrange conduite de leur petit singe favori. Lapauvre petite bête, si douce d’ordinaire, était dans unesurexcitation incroyable. Elle courait deçà et delà, sur la toituredu toldo, poussant des cris aigus comme elle n’en avaitcertainement pas l’habitude. Ses regards, où se lisait la terreur,ne se détachaient pas de la fameuse branche de « zamang »dont on approchait maintenant. On eût dit qu’elle y voyait la causequi justifiait son émoi.

Tous les yeux suivirent la direction dessiens. Bientôt on distingua un énorme serpent enroulé autour de labranche. Sa partie inférieure disparaissait dans le lacis devignes-vierges et de bromélias qui dérobaient à la vue le tronc duzamang, mais sa tête était projetée en avant, et on en voyait assezpour reconnaître le boa d’eau, le serpent monstre,« l’anaconda. »

Ce qu’on voyait du corps de ce serpent étaitde la grosseur de la cuisse d’un homme et couvert de taches noiresen relief sur un fond jaune sombre. On les voyait scintiller àmesure que l’animal se déplaçait, car le reptile avançait sur labranche, lançant comme un dard sa langue fourchue et visqueuse.

Espérer d’échapper à cette hideuse et mortelleatteinte était impossible.

Horreur ! Le balza arrivait directement àsa portée. D’un bond il pouvait à son gré s’élancer sur le radeaupour y choisir sa proie, ou, sans se déranger, s’emparer de celuiqui lui conviendrait. Il est vrai qu’il pouvait encore enlacer sesreplis autour des cinq personnes composant la cargaison vivante del’embarcation et les broyer ensemble par la simple contraction deses muscles puissants, comme il le fait journellement pour lechevreuil, le tapir, et quelquefois le jaguar lui-même.

Chacun à bord connaissait l’irrésistiblepuissance du monstre. Jugez de l’épouvante qui régnait dans tousces cœurs si tendrement unis.

Néanmoins personne ne perdit la tête.

Don Pablo saisit sa hache et Guapo sonmacheté. Doña Isidora et les enfants, qui se trouvaientheureusement près du toldo, s’étendirent à son ombre sur un gestedu père.

Ils avaient à peine disparu, que l’avant duradeau où l’Indien et son maître se tenaient debout passa sous labranche. La tête du serpent se trouva un instant de niveau aveccelle des deux hommes. D’un mouvement simultané, ils levèrent leursarmes pour en frapper le serpent ; mais leurs pieds étaientmal assurés sur ce radeau flottant, le boa fit un mouvement derecul, et leurs coups mal dirigés tombèrent dans le vide.

L’instant d’après, le courant les avaitemportés trop loin pour qu’ils pussent utilement frapper un secondcoup.

Aussitôt l’horrible tête reparut, se tournavers la cabine et sembla dans l’expectative. Qu’allait-il sepasser ? Moment d’intense anxiété pour Don Pabloimpuissant ! Sa femme et ses enfants à la merci du monstre,quel supplice ! Lequel des trois allait-il choisir ?Lesquels épargner ?

Le hideux reptile n’était plus qu’à un mètredu toldo.

Ses yeux brillaient d’un éclat effrayant, ilse préparait à s’élancer.

Une sueur froide envahit le front de DonPablo. Il y porta la main. Il se sentait devenir fou, et, selaissant tomber à deux genoux :

– Pitié, mon Dieu ! s’écria-t-il endétournant les yeux.

Ils levèrent leurs armes pour en frapper leserpent.

À ce moment, un cri perçant se fit entendre.Le saïmiri, réfugié sous le toldo avec sa petite maîtresse, avaitquitté ses bras. La tête du monstre tournée vers lui semblait lefasciner irrésistiblement, il s’avançait en criant vers l’objet deson épouvante.

Les mâchoires du serpent se refermèrent surlui, et le corps soyeux du favori de Léona disparut en même tempsque le boa, qui l’emportait dans sa verdoyante retraite.

Le radeau, qui glissait maintenant avec plusde vitesse, fut bientôt saisi par le courant.

Don Pablo courut alors vers la cabine, et,serrant sur son cœur ses bien-aimés qui lui étaient simiraculeusement rendus, répandit tout son cœur dans une ardenteaction de grâces.

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