Les Exilés dans la forêt

Chapitre 40FÊTE DANS LA FORÊT.

 

Nos voyageurs avaient peu dormi la nuitprécédente ; pour compenser le temps perdu, ils résolurent des’arrêter de meilleure heure.

Ils profitèrent, pour y camper, d’uneéclaircie sur le bord de la rivière. C’était un endroit charmant,très découvert ; et ce changement de paysage leur fut d’autantplus agréable, qu’ils résolurent de se dégourdir les jambes par unebonne promenade. Aussitôt leur dîner fini, ils partirent donc tousensemble, laissant leur balza à la garde de Dieu.

À peine avaient-ils fait un kilomètre, qu’ilsfurent assourdis par un concert étrange de voix confuses etdiscordantes, comme si tous les animaux de la forêt s’étaientréunis dans un immense conciliabule.

Curieux de voir d’où provenait ce bruit, nospromeneurs se dirigèrent de ce côté, franchirent quelquesbroussailles et furent édifiés sur la nature de ceux qui leproduisaient.

Au centre d’une clairière s’élevait solitaireun superbe juvia. Ses branches s’étendaient au loin, ombrageant ungrand espace. Il était couvert de ses grosses noix toutes rempliesd’amandes délicieuses, dont les coques déjà mûres commençaient às’ouvrir, parsemant le sol de leur contenu savoureux.

Autour de l’arbre, un spectacle bizarreattendait nos voyageurs. Entre les oiseaux et les quadrupèdes quis’y trouvaient rassemblés on comptait plus de douze espècesdifférentes.

Il y avait d’abord plusieurs sortes derongeurs : des pacas (cœlogenus paca), des agoutis(chloromys) et des capivaras.

Les pacas rappellent assez le lièvre, aveccette différence que leurs oreilles sont plus courtes. Leur pelage,bleu foncé sur le dos, est blanchâtre en dessous et marqué sur lesflancs de taches blanches disposées régulièrement de manière àformer des bandes. Ils ont des moustaches comme les chats, et leurqueue est à peine visible.

Les agoutis leur ressemblent beaucoup, maisleur pelage plus sombre n’est pas coupé de bandes blanches. Pacas,agoutis, chinchillas et viscaches peuvent être considérés danscette partie de l’Amérique comme les représentants de la race deslapins et des lièvres dans nos régions tempérées. Leur chair estbonne et fort recherchée.

Outre les cabiais déjà décrits, on voyaitplusieurs variétés de singes. La plus bizarre était certainementreprésentée par le capucin (brachyurus chiropotes), grandsinge d’un mètre de haut, recouvert d’un pelage marron et ornéd’une queue qui n’est pas prenante du tout. Mais la partiesingulière du capucin est incontestablement sa tête et safigure.

C’est le singe d’Amérique dont les traits ontle plus de rapports avec ceux de l’homme. Sa tête est couverte depoils rudes qui affectent une lointaine ressemblance avec unechevelure masculine, puis son visage est encadré dans des favoriset une longue barbe tombant sur sa poitrine, exactement pareille àcelle des Orientaux.

Il n’y avait là qu’un seul couple de cescapucins ; ils ne vivent pas en troupes comme beaucoupd’autres. La femelle est reconnaissable à ses proportions plusmenues et à sa barbe beaucoup moins prononcée ; mais tous lesdeux semblaient attacher à cet appendice caractéristique uneattention toute particulière ; car à tout moment on les voyaitla caresser d’un geste complaisant.

Nos proscrits, très intéressés par cette scèned’un nouveau genre, remarquèrent encore une autre particularité quidistingue le capucin. Un petit étang se voyait à quelque distance.Plusieurs fois les capucins allèrent s’y désaltérer, mais sans ymettre les lèvres ou la langue comme les autres. Ils puisèrent del’eau dans le creux de leur main pour la boire : d’où leur estvenu le nom spécifique chiropotes, qui boit dans la main.Ils portent l’eau à leur bouche avec des précautions infinies, enayant soin de ne pas en laisser tomber sur leur précieusebarbe.

Un peu plus loin, et faisant bande à part, setrouvait un groupe de singes plus semblables aux atèles, et dont laqueue, nue en dessous, possédait la faculté préhensible quidistingue la marimonda : c’étaient des guaribasousinges hurleurs. Leur corps presque noir se termine par des mainscouvertes de poils jaunes, d’où leur nom générique de stentorflavimanus.

Quand nos amis les remarquèrent pour lapremière fois, ils étaient assis en rond, et l’un d’eux,probablement le chef de la bande, les haranguait. Mais les sonsqu’il articulait étaient si rapides et ses intonations sichangeantes, que l’on eût dit que tous ses camarades parlaient enmême temps que lui ; ce qui, du reste, arrivait parfois etproduisait un bruit qui s’entendait à près d’une demi-lieue à laronde.

Tous les singes de la catégorie des hurleurssont doués de cette voix retentissante et déplaisante, grâce à uneespèce de tambour osseux placé à la naissance de la gorge et quiles fait paraître goitreux.

Il y en avait encore bien d’autres autour del’arbre tentateur, des tamarins, des ouistitis et des coaïtas noirsse rattachant au genre atèle. Puis il y avait des perroquets, desaras, et d’autres oiseaux frugivores. Fort haut dans le ciel, onapercevait le grand aigle, planant sur ce rassemblement, pour yguetter le moment de fondre sur les pacas ou les agoutis, sa proieaccoutumée.

Cachés derrière les broussailles, nos amiss’amusaient singulièrement de la vue de cette réunion choisiecomme, pour un jardin d’acclimatation. Ils s’étonnaient seulementde voir que tous les animaux qui y figuraient, en groupes ouisolément, se tenaient en dehors de l’ombrage de l’arbre dont ilsrecherchaient pourtant le voisinage. Guapo allait leur en expliquerla raison, quand dame nature s’en chargea elle-même.

L’une des boules du juvia se détacha soudainet vint frapper le sol avec le bruit sourd d’un boulet. Tout lemonde, bêtes et gens, en tressaillit. Il n’y avait pas besoin d’endemander davantage. On comprenait que le poids d’une de ces masses,tombant de la hauteur d’une vingtaine de mètres, était plus quesuffisant pour tuer quiconque en serait atteint.

Quand les Indiens veulent ramasser ces fruits,ils n’y vont jamais qu’avec une sorte de heaume en bois qui leurcouvre la tête et descend jusque sur leurs épaules ; car cen’est pas tout plaisir que d’aller « aux noix » dans unbosquet de juvias.

L’assemblée tout entière avait à sa manièretémoigné d’une joie frénétique à la tombée de la lourde masse.

– Mais à quoi cela l’avançait-il ?demandaient les enfants, qui savaient fort bien que l’enveloppe deces fruits est d’une dureté incomparable et n’a pas moins de quatrecentimètres d’épaisseur. À peine si la scie peut l’entamer, commentdes singes et des oiseaux allaient-ils en venir à bout ?

– Regardez-les faire, répondit l’Indien.

Tous les yeux se fixèrent avec plus decuriosité que jamais sur le cercle d’animaux.

À leur grande surprise, ils s’aperçurent queni les oiseaux ni les singes ne parurent se préoccuper del’ouverture de la fameuse coque. Ils laissèrent ce soin auxrongeurs, qui l’attaquèrent aussitôt et si courageusement, qu’avantlongtemps les fruits savoureux s’éparpillaient sur le sol.

C’est alors, par exemple, que singes, aras etperroquets ne cédèrent pas leur place à d’autres. Ce fut unebousculade générale, ou les plus heureux, c’est-à-dire les plushabiles, se firent la part du lion, car certainement il n’y enavait pas pour tout le monde.

Pour rendre justice aux singes, ils prenaientbien une certaine part à la besogne. Quand un fruit tombait dans lecercle redouté, couvert par l’ombre du juvia, il fallait bien quequelqu’un se dévouât pour l’y aller chercher. Un ou deux sujetsétaient alors délégués par les unes ou les autres espèces. On lesvoyait courir vers le fruit avec les plus vives démonstrations deterreur, et le rouler devant eux en déployant toute la vitesse dontils étaient capables… Aussitôt sortis du terrain dangereux, leurscamarades, allaient les retrouver. Ils s’essayaient à lancer detoutes leurs forces le fruit massif contre une pierre, moyen qui neleur réussit guère qu’une fois sur dix, mais qu’ils emploientpresque toujours avant de s’en remettre au concours de quelquerongeur, qui ne recueille guère pour sa part que le plaisir peuapprécié d’avoir pris de la peine pour des ingrats.

Mais un cri terrible qui domina toutes cesclameurs joyeuses vint brusquement mettre un terme à la fête.C’était le cri du jaguar ; et déjà l’on entendait craquer lesbranches mortes dans la direction où s’avançait le monstreredouté.

En un clin d’œil la clairière fut désertée.Les cabiais avaient plongé dans l’étang voisin, les pacas et lesagoutis avaient regagné leurs terriers, et les singes gesticulaientdans le sommet des arbres. Rien ne restait donc à la disposition duroi des forêts, que les coquilles vides des noix de juvias.

Nos amis ne s’attardèrent pas non plus. Ilsrejoignirent en toute hâte leur camp, autour duquel ils allumèrentet entretinrent jusqu’au matin de vastes feux. Ils ne revirent pasle jaguar, bien qu’à intervalles, dans le profond silence de lanuit, l’écho de sa voix sauvage et retentissante vînt troubler leursommeil.

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