Les Exilés dans la forêt

Chapitre 41DES ŒUFS COMME LES POULES N’EN FONT PAS.

 

Le lendemain soir, nos voyageurs campèrent surun banc de sable qui s’étendait presque à perte de vue d’un côté dela rivière. Il ne fallait pas songer à se servir des hamacs, dontl’absence était compensée par un sable doux et sec, sur lequel nosamis comptaient dormir comme dans leur lit.

Tout ce qu’il fallait donc, c’était du bois enquantité suffisante pour entretenir toute la nuit un grandfeu ; car ils avaient définitivement adopté cette mesure deprudence, eu égard aux dangers de toute nature qui menaçaientchaque soir leur repos.

Léon prit son tour de veille, qui étaittoujours le premier. Il s’était assis sur un tas de sable qu’ilavait rassemblé à cet effet, et, comme à l’ordinaire, il se promitbien de ne pas s’endormir. La première heure se passa assez bien,mais la seconde débuta fort mal. Il avait beau employer tous lesmoyens connus pour le combattre, l’assoupissement le gagnait endépit de tout, et il s’endormit en se pinçant. Au bout d’unedemi-heure, il se laissa glisser de son monticule et tomba rudementsur le côté. Ceci l’éveilla tout à fait, et, exaspéré d’unefaiblesse qu’il traitait d’inqualifiable, il se mit en devoir de sefrotter les yeux en exhalant sa mauvaise humeur contrelui-même.

Après quelques instants de cet exercice peurécréatif, il s’avisa de regarder autour de lui pour s’assurer querien d’insolite n’avait, pendant son sommeil, menacé le repos de lapetite troupe.

Il examina d’abord le côté de la forêt, oùrien de suspect ne mit son attention en éveil ; il se tournaensuite vers la rivière, mais là… oh ! là… il aperçut del’autre côté du feu une paire d’yeux brillants fixés sur lui ;et à côté de celle-ci une autre suivie ou accompagnée d’unemultitude de prunelles scintillantes rangées en cercle et dont ilétait le point de mire.

Du coup notre Léon eut peur.

Certes tous ces yeux étaient fort petits etn’avaient rien de ceux des fauves, mais ils n’en valaient guèremieux, car ils semblaient appartenir à une colonie de serpents.

Fauves ou serpents, la situation n’avait riende bien rassurant. Mais nous avons déjà vu que la prudence et lesang-froid étaient les traits distinctifs de ce caractèred’adolescent. Il craignait, en criant, de provoquer une attaquesimultanée de tous ces êtres hideux, anacondas ou autres.

Il se leva donc avec une extrêmeprécaution ; et comme il dominait le feu, il put voir que cestêtes de reptiles se rattachaient à de grands corps de forme ovale,dont la berge tout entière semblait être pavée, et sur lesquels lesrayons de la lune se réfléchissaient comme sur un miroirmouvant.

C’était un spectacle singulier, bieninexplicable pour notre Léon.

Fort troublé, il se décida à réveillerGuapo ; mais il ne put y réussir sans faire assez de bruitpour troubler le repos de tous les dormeurs. Chacun, réveillé ensursaut, produisait sa part de bruit et de confusion, si bien queles visiteurs nocturnes, plus alarmés que le camp en émoi,détalèrent au plus vite, et qu’on n’entendit plus, pendant quelquesinstants, que le tapage de leurs plongeons multiples.

D’un coup d’œil Guapo comprit ce qui sepassait.

– Carapas, dit-il avec son laconismehabituel.

– Carapas ? répéta Léon, à qui ce motjeté en l’air n’apprenait rien de ce qu’il désirait savoir.

– Tu veux dire des tortues ? demanda DonPablo, qui devina la pensée de l’Indien.

– Oui, maître ; c’est sans doute ici undes endroits qu’elles choisissent pour venir pondre leurs œufs,chaque année.

Le digne homme rassura tout le monde enaffirmant que les tortues sont pour l’homme les créatures les plusinoffensives de la terre. Néanmoins l’alerte avait été trop vivepour qu’on pût se rendormir tout de suite, et ce fut avec plaisirqu’on écouta les renseignements donnés par Guapo sur ces étrangescréatures.

– Ces grandes tortues, dit-il, sont appeléesarraus ou tortugas, suivant la région del’Amérique tropicale que l’on parcourt. Elles se rassemblent chaqueannée de tous les points de la rivière ; et comme elles sontnombreuses, ainsi que vous avez pu le voir, elles vont choisir unlieu à leur gré, îlot sablonneux ou banc de sable, pour y déposerleurs œufs.

Elles n’en approchent qu’avec des précautionsinfinies, restant plusieurs jours cachées dans l’eau dans levoisinage, afin d’examiner si aucun danger ne menacera leur ponte.Rassurées sur ce point, elles abordent la nuit en nombreconsidérable, et chaque tortuga se creuse un trou dans lesable avec les ongles crochus de ses pattes de derrière. Il doitavoir une moyenne d’un mètre de largeur sur soixante-sixcentimètres de profondeur. Elle y dépose ensuite ses œufs, variantde 70 à 120 pour chacune.

Ils sont blancs et ont une coquille très dure.Ils tiennent le milieu entre ceux de la poule et ceux du pigeon.Elle recouvre alors son trou, en nivelant la surface de manière àce que rien ne trahisse la présence d’un nid, afin que lesvautours, les jaguars et les autres bêtes de proie ne puissent pasvenir s’y régaler à loisir.

Ceci fait, la tortue a achevé sa tâchematernelle. La multitude se disperse, et la chaleur du soleil doitachever le reste, si bien qu’en moins de six semaines, des myriadesde jeunes tortues, ayant trois centimètres de diamètre, se frayentun chemin hors du sable mou et se rendent précipitamment àl’eau.

Mais en dépit de ses précautions pour sacouvée, la tortue n’est jamais bien sûre qu’elle viendra à bien.Elle a tant d’ennemis ! Ceux-ci, ayant l’homme à leur tête,dérobent annuellement des millions de ces œufs.

Quand un de ces lieux de ponte a étédécouvert, les Indiens se rassemblent et s’emparent de tout cequ’il contient. Ce n’est pas uniquement pour manger les œufs qu’ilsles recherchent avec tant de soin, c’est pour en faire de l’huile,ou, pour dire comme eux, du beurre de tortue.

Il se prépare ainsi : les œufs sontréunis dans une immense jatte de bois (quelquefois un canot). Onles casse et on les bat avec une espèce de spatule en bois. On leslaisse ensuite reposer au soleil jusqu’à ce que la partie huileuseait surnagé. On l’écume alors et on la fait bouillir un certaintemps. Le beurre est alors fait, et une fois qu’il a été versé dansdes vases de terre nommés botijas, il est prêt pour lemarché.

Cette huile est claire, d’un jaune pâle, etconsidérée par d’aucuns comme valant la meilleure huile d’olive,lorsque toutefois elle n’a pas d’odeur ; ce qui se produitinfailliblement, si les œufs sont recueillis après l’incubationcommencée.

Qu’adviendrait-il si l’on ne s’acharnait pasaprès la ponte de la tortue comme nous venons de l’indiquer ?On évalue à plus de cent millions le nombre d’œufs qui estannuellement pondu dans l’Amérique du Sud au bord de sesdifférentes rivières.

Sur l’Orénoque, en trois endroits de ponteseulement, on a calculé qu’on détruit une moyenne de plus detrente-trois millions d’œufs, consacrés à la fabrication de cefameux beurre. Supposez un instant que ces cent millions d’animauxeussent vécu et se fussent reproduits à leur tour !

Mais la prévoyante nature a mis une digue àcette multiplication insensée, en donnant à la tortue une infinitéd’ennemis. Jaguars, ocelots, crocodiles, grues, vautours, sont sanscesse acharnés après elle, sans compter les fabricants d’huile,qui, eux du moins, pratiquent sur une grande échelle.

La carapa ou tortue arrau pèse de quarante àcinquante livres. Elle est d’un vert sombre par-dessus et orangépar-dessous, et a des pattes jaunes.

On trouve dans les rivières d’Amériquebeaucoup d’autres espèces de tortues ; mais chez celles-ci lafemelle va pondre isolément. Il y en a de plus petites que l’arrau,qui sont plus estimées, tant pour leur chair que pour leursœufs ; tel est le térékay, par exemple. Seulement,comme ces œufs ne sont jamais réunis en quantité considérable, onne leur a fait place que dans l’alimentation et non dans lecommerce.

Le blanc ne se coagule pas en bouillant ;aussi ne mange-t-on que le jaune, qui est, dit-on, aussi flatteurau palais que celui de l’œuf de poule.

La chair de toutes les tortues indistinctemententre dans la consommation journalière de l’Indien, qui la faitfrire, la recouvre de sa propre huile, et la conserve ainsi presqueindéfiniment dans des vases ad hoc.

Tous ces détails, communiqués par Guapo,intéressèrent fort ses auditeurs, qui, néanmoins, lorsqu’il eutfini de parler, trouvèrent un grand charme à reprendre leurs sommesinterrompus et laissèrent l’Indien terminer comme il l’entendraitsa veille solitaire.

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