Les Exilés dans la forêt

Chapitre 44LE GAPO.

 

Après bien des jours de cette lentenavigation, nos voyageurs se trouvèrent dans une région toutedifférente.

Ils pensaient approcher de l’Amazone, car larivière sur laquelle ils se trouvaient se divisait en branchesinfinies qui formaient autant de deltas avec ce fleuve immense. Àtout instant ils se trouvaient plongés dans un extrême embarras enarrivant à ces bifurcations. Le lit de la rivière n’était pastoujours le plus large, et ils redoutaient de s’engager dans unbras qui ne fût pas navigable.

C’était un singulier pays que celui qu’ilstraversaient maintenant. On le connaît sous le nom de Gapo. Ce nomdésigne une immense région qui s’étend sur les rives de l’Amazoneet de quelques-uns de ses affluents, et qui est chaque annéesoumise à une inondation périodique de plusieurs mois.

Mais cette inondation ne présente pas àl’observateur les caractères des débordements du Nil, par exemple.Pendant sa durée, les contrées envahies n’offrent pas à l’œill’aspect d’une nappe immense, d’une sorte de mer d’eau douce. Aucontraire, elle offre le curieux spectacle d’une forêt submergéesur une étendue de plusieurs milliers de kilomètres carrés.

Dans cette forêt, à nulle autre semblable, lesarbres, loin de dépérir sous cette humidité persistante, jouissentd’une beauté et d’une force de végétation excessives. Du reste, ilfaut dire que ce sont pour la plupart des arbres exceptionnels etqui ne se rencontrent que là. On en peut ajouter autant au sujet dela faune, et l’on prétend même qu’il y a des tribus indiennes quine connaissent pas d’autre existence que leur existence aérienneentre les branches des arbres du Gapo.

Au demeurant, cela n’aurait rien d’impossible.N’est-il pas prouvé que les Guaranis, à l’embouchure de l’Orénoque,habitent la cime des palmiers morichi (mauritia flexuosa)durant toute la période de l’inondation annuelle de cetterégion ? Ces peuplades y établissent des plates-formes, yélèvent des cabanes recouvertes d’un toit, y suspendent leurshamacs, et, au moyen de foyers de terre glaise ou de« pisé », y font cuire leur nourriture. En dehors decela, ils ont des canots qui leur permettent d’aller et de venir,ou de se livrer à la pêche, qui leur fournit leur principal moyend’existence. Le morichi suffit ensuite à tous leurs autresbesoins.

Cet arbre remarquable est un des plus beauxpalmiers qui se puissent voir. Il atteint et dépasse la hauteurprodigieuse de cent pieds, croît en groupes nombreux, formant devastes « palmares » qui occupent quelquefois les bords dela rivière sur une étendue de plusieurs lieues.

Ses feuilles, au lieu d’être pennées et derappeler l’aspect vaporeux de la plume, ont une longue tige, sortede pétiole autour duquel elles se déploient en un éventail brillantet toujours vert, ayant dix à douze pieds d’ouverture. Inutiled’ajouter qu’un de ses éventails constitue à lui seul toute lacharge d’un homme vigoureux. On n’en compte guère qu’une vingtainepour couronner le stipe élancé du morichi.

Mais si cet arbre est majestueux et superbe,il est surtout utile. Ses feuilles, ses fruits, sa tige, tout, enun mot, est employé par les Indiens dans leur économiedomestique.

Les pétioles de ses feuilles, élastiques etlégers dès qu’ils sont secs, s’utilisent sous deux formesdistinctes. De leur écorce ferme et dure, mais qu’on diviseaisément, on fabrique des paniers et des jalousies ; et de lamoelle tendre qu’elle recouvre, coupée en lattes d’un demi-pouced’épaisseur, on tire les matériaux nécessaires à la confection devolets, de boîtes, de cages, de cloisons, et souvent même demurailles entières.

L’épiderme des feuilles fournit des cordespour la fabrication des hamacs ainsi que toutes sortes decordages.

Le fruit, un peu comme la pomme, est agréableà manger et donne un breuvage très apprécié.

Le stipe renferme une moelle que l’ontransforme en sagou, et l’écorce qui reste, une fois creusée pourl’extraction de ce produit comestible, ne demande pas grand effortpour devenir, sous la main habile de l’Indien, un canot léger,presque un compagnon !

Quoique l’inondation fût à sa périodedécroissante au moment où nos amis s’engagèrent dans ses eaux, larivière était encore hors de son lit, et dans l’impossibilité detrouver un endroit pour camper, Don Pablo et sa famille furentmaintes fois obligés de passer la nuit sur le balza solidementamarré.

Cela ne faisait guère leur affaire. Pas desommeil et presque pas de nourriture ; car les provisionss’épuisaient, tandis que le voyage n’avançait pas et que l’on nepouvait espérer trouver beaucoup de gibier. Quelquefois Guapoabattait un perroquet ou un aracari ; mais c’était rare, bienqu’il fût sans cesse à l’affût, sa sarbacane à la main.

Parfois, la nuit, on entendait des hurleurs,et le temps était passé où la famille eût fait la difficile pours’attabler devant un bon rôti de singe. Sous l’empire de la faim,elle en avait goûté et ne demandait plus qu’à en avoir àdiscrétion, ce qui malheureusement n’était pas le cas.

Un soir, Don Pablo et Guapo avaient poussé lebalza au fond d’un « igaripé » où ils avaient vu chancede pouvoir mettre pied à terre. La crique n’était guère plus largeque le radeau, et de grands arbres en ombrageaient les bords.

En plusieurs endroits, le jacitara épineux,palmier qui est une sorte de plante grimpante, s’élançait auxbranches et leur barrait presque l’igaripé, ce qui avait d’autantplus d’inconvénient que si les espèces de griffes dont est arméecette liane s’étaient enfoncées aux habits d’un des passagers,celui-ci eût été soit enlevé du radeau, soit à moitié dépouillé deses vêtements mis en pièces.

Enfin l’on était à terre, préparant le maigrerepas du soir, quand nos voyageurs entendirent une bande de singeshurler dans les profondeurs de la forêt. Bientôt on put jugerqu’ils se rapprochaient, et Guapo, supposant que la troupetournerait la crique, ce qui demanderait un certain temps, s’enréjouit en chasseur.

Une demi-heure s’écoula dans une attenteinquiète, chacun se demandant avec anxiété si les bruyantescréatures suivraient bien la direction qu’on avait tant intérêt àleur voir prendre. Grande fut donc la joie quand on vit arriver unetroupe composée d’individus ayant une assez grande taille et cesformes grêles qui caractérisent les singes à queue prenante.

Ce n’étaient pourtant point des« atèles », mais bien de vrais hurleurs, comme entémoignaient surabondamment leurs voix discordantes et leursclameurs assourdissantes. Leur pelage d’un brun rougeâtre était unpeu plus clair sur le devant du corps. Leur face nue, bleuâtre etridée, leur donnait une expression vieillotte ; leur poilépais et touffu leur communique une lointaine ressemblance avec unours et leur a fait décerner par les naturalistes le nom de« simia ursina », tandis que pour Guapo c’étaient desaraguatos.

Ils pouvaient être une cinquantaine, sous laconduite d’un chef plus grand et plus fort. Dans le nombre setrouvaient quelques femelles chargées de leurs petits.

À la vue de l’igaripé qui entravait leurmarche en avant, les singes éprouvèrent une réelle déception. Unchat ne redoute pas plus de se mouiller les pattes que la plupartdes singes ; et encore le chat sait nager, tandis que le singen’y arrive jamais.

Leur contrariété était donc visible, et ilstinrent conseil sur les branches de l’arbre au milieu duquel ilsavaient élu domicile. Sur un des rameaux les plus élevés siégeaitle chef, sage vieillard, à en juger par son air vénérable. Quandtout le monde eut pris place, il commença une harangue sans doutefort éloquente, car il l’accompagnait de gestes énergiques etpleins d’autorité. Sa tête, sa queue, ses mains étaient sans cesseen mouvement.

Il n’y avait pas de danger qu’elle ne fût pasentendue, débitée comme elle l’était d’une voix retentissante donton a comparé les suaves accents aux craquements d’un chariot malgraissé, mêlés au bruit des roues.

Tout le monde écoutait dans un religieuxsilence et avec un décorum que je me permets de citer en exemple àmaintes assemblées parlementaires de l’ancien et du nouveaumonde.

En revanche, quand le discours fut achevé, cefut un vacarme infernal dont aucune assemblée au monde ne sauraitdonner la moindre idée – je l’espère, du moins, pour notrehumanité. – Chaque membre prit la parole à la fois, et cinquanteopinions furent développées sur cinquante diapasons différents,avec un ensemble qui prouvait que chacun, occupé à parler, n’avaitpas le temps de contredire son voisin.

Mais le chef a commandé le silence. Tous setaisent à la fois et retombent dans une immobilité respectueuse,suivant des yeux ses gestes qui désignent l’igaripé et écoutant saparole vénérée, qui explique sans doute le moyen de tourner cettegrosse difficulté.

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