Les Exilés dans la forêt

Chapitre 45UN PONT SUR UN IGARIPÉ.

 

Immédiatement au bord de l’eau se trouvait unarbre dont le feuillage ne prenait naissance qu’à une grandehauteur, et presque en face, sur l’autre rive, s’en élevait unautre dans des conditions presque identiques. L’extrémité de leursrameaux n’était donc séparée que par une vingtaine de pieds.

Ces deux arbres étaient le point de mire del’attention de toute la bande. Il était aisé de voir que l’orateurcalculait avec toute l’assemblée la distance à franchir entre lesdeux cimes.

– Quel peut être leur but ? demandaitLéon à Guapo.

Ils ne sont pas assez fous pour essayer desauter d’un arbre à l’autre. Il faudrait des ailes au téméraire quivoudrait franchir un pareil espace.

L’Indien, qui allait répondre, s’en trouvadispensé par la promptitude avec laquelle les singes mettaient àexécution la détermination quelconque à laquelle on venait des’arrêter.

À un commandement du chef, plusieurs membresde l’assemblée, choisis parmi les plus grands et les plusvigoureux, sautèrent sur l’arbre le plus rapproché de l’eau, et,après quelques instants d’hésitation passés à reconnaître la forcedes rameaux, ils gagnèrent une branche horizontale qui se projetaitau-dessus de l’igaripé. Arrivé à son extrémité, le premier singe selaissa tomber brusquement, retenu par sa queue. Aussitôt un de sescamarades lui sauta dessus, et, nouant solidement la sienne autourdu poignet et du cou du premier, se laissa pendre à son tour ;un troisième vint s’y joindre ensuite, puis un quatrième et uncinquième, et cette chaîne vivante se prolongea jusqu’à ce qu’elleeut atteint une certaine longueur.

Alors les araguatos qui la constituaientfrappèrent en même temps les autres branches avec leurs pieds pourdéterminer un fort mouvement d’oscillation, semblable à celui d’unpendule. Il alla croissant jusqu’à ce qu’il eût permis au derniersinge de saisir l’une des branches de l’arbre qui poussait sur larive opposée. Après deux ou trois tentatives infructueuses, il s’ycramponna, et le pont se trouva construit.

Un cri de joie et de bruyantes félicitationsmutuelles éclatèrent de toutes parts ; jusqu’à ce moment, endehors de la voix du chef donnant quelques brèves indications, lesilence avait été complet. Le dédommagement ne le fut pasmoins.

La troupe procéda immédiatement à latraversée, dès que deux vétérans eurent passé les premiers, sansdoute pour éprouver la solidité du pont. Les femelles passèrentensuite, toujours occupées de leur précieuse progéniture, et aprèselles le gros de la bande.

C’était le spectacle le plus amusant qui pûtfaire diversion aux ennuis de nos voyageurs. Ils riaient à cœurjoie de toutes les grimaces des singes. Les malicieuses créaturesqui formaient la chaîne se permettaient fort bien de mordre lesmollets ou l’extrémité de la queue de leurs camarades, qui sesauvaient en criant avec mille contorsions réjouissantes.

Guapo lui-même, en dépit de son flegme indien,ne pouvait se contenir entièrement.

Le chef restait en arrière à surveiller latraversée. Comme un brave officier qui fait passer le salut dessiens avant sa propre sécurité, il s’avança le dernier avec ladignité lente que comporte le rang suprême. Certes, personne nes’avisa de le chatouiller au passage, et c’était curieux decomparer les mauvais lutins tout occupés à jouer de vilains toursqu’on avait vus un instant auparavant, avec les sujets tranquillesque l’on voyait à présent.

La crique franchie, le pont lui-même n’avaitplus qu’à se décrocher à l’extrémité où il avait prisnaissance ; mais une catastrophe que les araguatos étaientloin de prévoir était suspendue sur leur tête.

Guapo, qui, malgré le côté drolatique de lascène, ne l’eût pas laissé durer si longtemps sans le désir formelexprimé par Don Pablo de procurer ce délassement comique à sa femmeet à ses enfants, Guapo, disons-nous, sa sarbacane à la main,contenait à grand’peine son impatience. Aussi, craignant avec justeraison de laisser échapper une si belle occasion de fournir devivres la petite troupe, il décocha une de ses flèches empoisonnéesdans le cou de l’araguato qui rattachait le pont à la riveopposée.

À peine quelques secondes s’étaient-ellesécoulées, que, sous l’action du curare, le pauvre singe lâchaitprise en dépit de ses efforts ; ce que voyant, le singe del’autre extrémité crut devoir l’imiter, si bien que toute la chaînealla se dénouer dans la rivière au milieu des hurlements de toutela bande, qui, du rivage, ne comprenait rien à la catastrophe.

Plus rapide que la pensée, Guapo sauta dans lecanot pour profiter de cette confusion sur laquelle il avaitcompté, et qu’il avait fait naître à dessein. Il en rattrapatrois ; tous les autres, à l’exception d’un ou deux, quiregagnèrent la rive par hasard, tombèrent au fond et yrestèrent.

On eut donc un excellent rôti de singe – pas àl’indienne, je vous le garantis ! – à ajouter au souper ;mais, triste compensation des choses d’ici-bas, personne ne fermal’œil de la nuit : les lamentations des araguatos déplorant laperte de leurs compagnons durèrent jusqu’au matin…, et sur le tonque vous savez.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer