Les Exilés dans la forêt

Chapitre 46LE LAMANTIN.

 

Les araguatos et la cassave, avec quelquesbananes sèches, fournirent pendant deux ou trois jours aux besoinsde nos voyageurs. Le soir du troisième, Guapo eut la chance decapturer une immense tortue, qui varia agréablement leur menu.

Cette capture eut lieu dans des conditions quiméritent une description.

Le radeau venait d’être amarré à la rive,quand les enfants aperçurent quelque chose de brunâtre qui ridaitla surface de l’eau.

– Un serpent ! s’écria Léon.

– Oh ! ne dis pas cela, frère ! Situ savais comme ça me fait peur !

– Non, non, ne crains rien. Toutes réflexionsfaites, je ne crois pas que cela puisse en être un.

Doña Isidora était accourue au mot de serpent.Elle aussi regarda l’objet et dit à sa fille :

– Je crois réellement que c’est unetortue.

Guapo, occupé avec Don Pablo à quelquestravaux d’aménagement pour la nuit, entendit à son tour le mottortue, et, quittant ce qu’il faisait, il vint donner son coupd’œil de connaisseur.

– Oui, bonne maîtresse, dit-il, c’est unetortue, et même une des plus grosses. Elle ne sera pas longtemps envie si personne ne bouge, je m’en charge.

La tortue était bien à une vingtaine de mètresdu radeau, et il paraissait difficile, sinon impossible, de logerune flèche dans sa petite tête, la seule partie visible qui fût àfleur d’eau. Quant à faire pénétrer le curare dans sa largecarapace, il était inutile d’y songer.

Ce n’était pas sur sa sarbacane que Guapocomptait. Il s’était fait d’autres armes, dans ses heures deloisir, et entre autres un arc et un carquois garni de bonnesflèches. Il prit son arc et l’ajusta.

La famille, attentive à tous ses mouvements,ne s’expliquait pas qu’il fût plus facile d’envoyer le trait mortelavec l’arc qu’avec la sarbacane, et attendait le résultat enfaisant des vœux bien sincères pour le succès de l’entreprise, sanstoutefois oser y compter.

Son étonnement fut bien plus grand encorequand, au lieu de viser la tortue, comme on s’y attendait, on vitGuapo tirer en l’air. Seulement, arrivée à une certaine hauteur, saflèche ricocha et descendit, la pointe la première, s’enfoncer dansl’écaille de la tortue.

Celle-ci plongea aussitôt, et quel ne fut pasle chagrin des spectateurs en voyant surnager la flèche ! Elleavait donc manqué son but, et la tortue filait gaiement, emportantsans en douter le souper de cinq personnes avec elle. C’étaittriste. Pourtant Guapo ne témoignait ni mécontentement ni surprise.Il sauta dans le canot et se dirigea vers la flèche, qu’ilparaissait tenir à ravoir. Dans quel but ? Il en avait tantd’autres.

Toutefois, habitués aux singulières manières,pour ne pas dire manies, de leur compagnon, ils ne firent point dequestion. Ils allaient revenir à leurs occupationsinterrompues ; l’intérêt de la chasse était perdu poureux.

Ils ne purent cependant s’empêcher deremarquer que l’arme, au moment où il s’approchait pour s’ensaisir, s’éloignait brusquement, comme si quelqu’un ou quelquechose l’eût subitement entraînée.

Ce fut pour eux une révélation. Évidemment lapointe de cette flèche était restée sur le dos de la tortue. Letrait seulement s’en était séparé sous l’action violente de l’eau,lors du plongeon de la tortue, et, rattaché par une ficelle,flottait comme une bouée indicatrice de la direction tenue par latortue.

Guapo, secondé par son léger canot, eutbientôt repris la tête de la flèche, et, après quelques manœuvresprudentes autant qu’habiles, il parvenait à traîner sa prise sur laberge.

C’était la jurara tataruga, grandetortue des Portugais, dont la carapace a presque un mètre dediamètre. On la rencontre fréquemment sur les marchés des grandesvilles, et elle est toujours marquée d’un trou carré sur le dos,indice certain de la manière dont elle a été pêchée.

Sans perdre une minute, Guapo convertit satortue en un souper savoureux, dont le surplus réduit en hachis fitune bonne remonte au garde-manger de nos voyageurs.

Mais, le jour suivant, des provisions bienautrement considérables furent fournies par une capture d’une toutautre importance. Jugez-en vous-mêmes : celle d’une vache.

Ce n’était pas, par exemple, la vacheeuropéenne aux grands yeux languissants et doux.

Non, c’était un être fort différent à touségards, et qui n’a guère d’autre trait de ressemblance avec sonhomonyme qu’il se nourrit d’herbes comme elle, mais qu’il la paîtdans des pâturages subaquatiques.

C’est un poisson mammifère, que l’on désignequelquefois sous le nom de vache marine, nom impropre, puisqu’on lerencontre non seulement dans la mer, mais aussi fréquemment dansles fleuves d’eau douce du bassin de l’Amazone. Les Portugais l’ontappelé peixe-boi ou poisson-vache, et nous, lamantin.

Ce curieux animal a bien sept pieds de long etcinq d’épaisseur à la partie la plus grosse de son corps, qui estlisse et se rétrécit en une queue plate horizontale etdemi-circulaire. Immédiatement au-dessous de sa tête sans cou setrouvent situées deux fortes nageoires de forme ovale, au-dessousdesquelles se dessinent deux mamelles pectorales qui, pressées,laissent échapper un flot de lait d’une pureté remarquable. Sonmufle a des lèvres charnues qui ressemblent un peu à celles d’unevache et lui ont sans doute mérité son nom. Sa lèvre supérieure estsurmontée de soies raides, et quelques poils rares sont éparpilléssur le reste de son corps.

Ses yeux et ses oreilles, d’une petitesseextrême, sont doués cependant d’une vive sensibilité, si l’on enjuge par la difficulté qu’on éprouve à l’approcher. Sa robe estd’une teinte gris de plomb, coupée sous le ventre par des tachescouleur de chair. Sa peau est d’une grande épaisseur, sur le dossurtout. Elle a trois centimètres au moins et recouvre une épaissecouche de graisse, d’où l’on tire, par l’ébullition, une huileexcellente.

Le lamantin n’a pas de membresinférieurs ; ses deux nageoires toutefois sont trèsdéveloppées et constituent de véritables bras, dont les oscorrespondent à ceux du même membre chez l’homme. Elles seterminent par cinq doigts à jointures distinctes, mais quel’anatomie seule révèle, car ils sont complètement immobilisés parun étui d’une inflexible raideur.

Sa chair, très estimée, tient le milieu entrecelle du porc et celle du bœuf, et n’a rien de celle du poisson.Cuite et confite dans son huile, elle se conserve des moisentiers.

Le lendemain du jour où Guapo s’était illustrépar la prise de la jurara, les enfants, toujours aux aguets,remarquèrent une singulière apparition dans l’eau claire surlaquelle filait le balza. Ils s’amusèrent de voir un énorme animalen serrer deux autres tout petits contre sa poitrine avec sesmoignons imparfaits, avec des démonstrations de tendresse aussigauches que touchantes.

Ils appelèrent leurs parents, quis’intéressèrent comme eux à ce bizarre déploiement d’amour materneldans un lieu où l’on s’attendait si peu à l’y rencontrer. Tandisqu’ils donnaient à Léon et à Léona des explications dont ceux-ci nese lassaient pas, ils virent passer au-dessus de leur tête quelquechose de brillant qui s’enfonça dans la rivière. C’était le harponde Guapo qui ne perdait point de temps en sensibleriesintempestives.

L’eau se teignit de sang sur une certaineétendue, et la pauvre mère entama une lutte énergique pour sesoustraire au sort qu’elle redoutait pour ses enfants. Vainsefforts ! tentative perdue ! Le harpon barbelé del’Indien l’avait bel et bien mordue, et ce fut tout ce que les deuxhommes purent faire de la remorquer jusqu’au rivage.

On interrompit le voyage pour mettre cettebelle proie si opportune en conserve. Cela demanda bien des heuresde travail, mais personne ne s’en plaignit.

Quand cela fut fait, nos amis reprirent leurroute avec un sentiment de sécurité bien doux. Les vivres leurétaient assurés pour une durée presque illimitée, comparativement àce que pouvait durer encore leur voyage.

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