Les Exilés dans la forêt

Chapitre 8CHASSE À LA VIGOGNE.

 

La vigogne, ayant une aussi grande valeur poursa laine que pour sa chair, est de la part des Indiens l’objetd’une chasse effrénée. Malheureusement, elle est très difficile àaborder, ces vastes plaines nues n’offrant presque aucun abriderrière lequel on puisse se dissimuler pour l’attraper parsurprise.

Le mode le plus employé pour cette chasseparticulière est le « chacu », qui exige un grand nombred’individus.

En général, tous les habitants d’un mêmevillage s’unissent pour ces parties de chasse, qui sont un plaisirà certains égards et une affaire commerciale fructueuse. Les femmesy sont admises, quand ce ne serait que pour la cuisine et les menussoins, car ces sortes d’expéditions durent souvent plus de huitjours.

Les chasseurs, au nombre de cinquante à cent,se dirigent vers les hauteurs hantées de préférence par cet animal.Ils emportent d’immenses provisions de cordes, des quantités dechiffons multicolores et des pieux d’un mètre à un mètre trentecentimètres de hauteur.

Une fois arrivés à l’endroit qui leur paraîtfavorable, ils plantent leurs pieux à quatre ou cinq mètres dedistance, sur une circonférence d’un kilomètre à un kilomètre etdemi. Puis on les relie entre eux par une corde sur laquelle onsuspend les chiffons colorés dont on a eu le soin de se munir etque la bise agite incessamment.

Ce cercle reste ouvert sur une largeur de deuxcents mètres environ. Alors les Indiens, montés pour la plupart,font un immense détour, de manière à tourner les troupeaux, qu’ilschassent ensuite devant eux dans la direction de l’ouverture deleur vaste piège. Dès qu’une assez grande quantité de têtes debétail s’y est aventurée, on clôture l’espace libre de la mêmemanière que le reste, et les chasseurs, avec leurs bolas ousimplement avec la main, ont bientôt fait de capturer toutes cespauvres bêtes, assez simples pour s’arrêter net devant cettebarrière feinte qu’elles n’essayent même pas de franchir.

Il n’en est pas ainsi pour les guanacos,emprisonnés de même façon. Ceux-ci ont bientôt fait d’enjamber laclôture et d’entraîner à leur suite leurs cousines germaines lesvigognes. Aussi les chasseurs considèrent-ils comme une véritablecalamité qu’un seul guanaco se mêle aux troupeaux qu’ilschassent ; car alors c’est partie perdue ou tout au moinsremise.

La chasse dure plusieurs jours, et tout cetattirail de cordes, de chiffons et de pieux, est promené de placeen place jusqu’à ce qu’on ait la quasi-certitude qu’il n’existeplus de vigognes dans les environs. Après quoi on fait le partagedu produit de la chasse entre tous ceux qui y ont pris part.

Mais un habile Indien peut par sa seuleadresse entreprendre une chasse fructueuse.

L’ami de Guapo était réputé le plus habilechasseur de la puna. La vue de ce troupeau dans ce qu’ilconsidérait comme son domaine particulier était trop tentatricepour qu’il résistât au désir d’essayer son habileté.

Il disparut donc sans parler de ses projets etressortit bientôt de la hutte si complètement métamorphosé, que sinos voyageurs ne l’avaient pas vu sortir de son habitation, ils nel’eussent certainement pas reconnu. Il était entièrement revêtud’une peau de lama dont la tête et le cou, bien rembourrés pour lacirconstance, se balançaient avec beaucoup de naturel sur sa propretête. Les yeux étaient à portée de deux fentes dans le poitrail duprétendu lama ; et bien que les jambes laissassent quelque peuà désirer, l’ensemble était assez satisfaisant pour surprendre labonne foi des innocentes vigognes.

L’Indien se munit de ses bolas, son armefavorite. Disons en passant qu’elle se compose de trois balles deplomb ou de pierre, dont deux plus lourdes que la troisième.Chacune de ces balles est attachée à l’extrémité d’une fortelanière ou plutôt d’une corde faite précisément avec des nerfs devigogne ; et ces trois cordages sont réunis à l’extrémité.

Pour en faire usage, le chasseur garde dans samain la balle la moins grosse et fait tourner les autres au-dessusde sa tête jusqu’à ce qu’elles aient acquis le degré de rapiditévoulu. Alors il vise et lance les bolas, qui, décrivant des cerclesrapides, ne s’arrêtent que lorsqu’elles se sont enroulées à quelquechose. Si, comme on le désire, cela se trouve être les jambes del’animal visé, elles sont entravées sur le coup, et le moindreeffort pour se dégager jette la victime à terre, comme nous l’avonsvu précédemment dans le cas du taureau.

Mais il faut une sûreté et une vigueur de mainpeu communes, ou une longue pratique avant d’arriver à se servirutilement d’une pareille arme. Et le novice doit se tenir sur sesgardes, car il pourrait bien être le premier atteint et s’êtrecassé la tête avant d’avoir abattu sa première pièce de gibier.

Le vaquero n’avait rien à redouter desemblable, il était passé maître dans cet art depuis quelquequarante ans qu’il s’exerçait à lancer les bolas, et Léon, plus queles autres spectateurs, semblait intéressé à son succès. Letroupeau de vigognes n’était guère à plus de douze cents mètres dela hutte. Le vaquero fit les six cents premiers au pas decourse ; mais quand il fut plus près, il changea d’allure etse mit à marcher avec précaution. Les jolies créatures paissaientfort tranquillement, ne redoutant aucun danger, puisque leurseigneur et maître était à son poste.

On voyait ce dernier à son poste avancé. Ilétait aisément reconnaissable à ses formes robustes, à sa tailleplus élevée, à la fierté de sa démarche.

Le faux lama avait déjà passé près desguanacos sans exciter le moindre soupçon, ce qui était de bonaugure. Il se dirige maintenant vers le patriarche du troupeau.Chut ! Écoutez : voici son sifflement prolongé. Il apressenti le danger et en a donné avis à sa petite troupe, etcependant le vaquero avance toujours. Tenez ! Le voilà qui sedresse ; les bolas ont déchiré l’air, elles tournoient…, ellesretombent…, et le pauvre mâle renversé lutte vainement pours’enfuir.

Mais qu’importe ? Cela ne fera qu’unevictime, et c’est dommage !

Vous croyez ? Eh bien !Détrompez-vous. Ne voyez-vous pas les pauvres vigognes craintivesse rapprocher en courant ? Elles sont revenues, fidèles etterrifiées, partager le sort de celui qu’elles avaient coutume desuivre. Que feraient-elles sans lui ? Qui les guiderait ?Qui veillerait sur elles ?

Non, elles n’abandonnent pas leur seigneur etmaître. Les pauvres bêtes l’entourent avec des cris de détresse, etle faux lama a beau jeu. Il n’a plus de feinte à garder. Il a tiréson long couteau, et, l’une après l’autre, les victimes tombentautour de lui. Jusqu’à ce que la dernière ait succombé, il nes’arrête pas.

Maintenant la lutte est terminée. On n’entendplus dans la plaine que le bruit des lamas, des alpagas et desguanacos qui détalent épouvantés, et notre ami Léon, qui s’estjusque-là contenu à grand-peine, se rend en toute hâte sur le lieudu combat.

Il ne compte pas moins de dix-neuf vigognesayant chacune une blessure au flanc, et l’Indien lui affirme que cen’est pas la première battue aussi importante qu’il ait faite.

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