Les Liaisons dangereuses

Les Liaisons dangereuses

de Choderlos de Laclos

INTRODUCTION

La biographie de Pierre-Ambroise-François Choderlos de Laclos tient en quelques lignes. Né à Amiens en 1741, admis dans l’armée à dix-huit ans, capitaine du génie à trente-sept, il fut attaché à la maison du duc d’Orléans en qualité de secrétaire des commandements. Puis nous le retrouvons successivement secrétaire général de l’Administration des hypothèques, général de brigade commandant l’artillerie de l’armée du Rhin, enfin inspecteur général de l’artillerie de l’armée de Naples. Il mourut à Tarente le 5 novembre 1803.

La physionomie de ce soldat-écrivain a été souvent esquissée ; elle le fut de fort bonne main par M. Ad. Van Bever, dans l’édition luxueuse publiée en 1908.

La question de l’identification des personnages de son célèbre roman est réglée aussi, ainsi que l’a établi M. Van Bever, par les souvenirs d’Alexandre de Tilly et de Stendhal (Vie de Henry Brulard).

Les Liaisons dangereuses ont été composées à Grenoble, alors que l’auteur y était officier d’artillerie, et certains personnages de la ville ont pu servir de modèles à l’auteur, mais des personnages ignorés, oubliés, sans relief d’aucune sorte, tandis que les héros et héroïnes de Laclos pourraient être accusés d’un relief trop puissant.

Allut, dissertant sur Aloysia Sigea de Chorier, « le livre infâme dont l’auteur était avocat au Parlement de Grenoble, le traducteur aussi, et l’éditeur un de messieurs les gens du roi », déclare d’abord que les mœurs de la magistrature et du barreau de Grenoble lui inspirent quelque défiance. Il ajoute qu’un siècle plus tard, on voit l’auteur d’un autre livre impudique choisir ses types de débauche et de perversité dans cette même société, dont les devanciers avaient applaudi à ce déplorable scandale ou contribué, par une tolérance coupable, à l’œuvre de corruption froidement méditée par Chorier.

« J’ai ouï raconter, dit enfin Allut, par M. G. de L… que Choderlos de Laclos avait donné à son père, officier, comme lui, dans un régiment d’artillerie alors en garnison à Grenoble, un exemplaire de son roman, sur les marges duquel il avait écrit de sa main le nom de chacun de ceux, hommes et femmes, qu’il avait mis en scène, et qui tous appartenaient aux plus hautes classes de la société dans cette ville. Les aventures et les orgies étaient connues ; l’auteur n’avait eu qu’à les raconter sous des noms d’emprunt1. »

Ces lignes sévères, trop sévères, sont comme un écho des implacables appréciations des contemporains de Laclos. Nous voudrions précisément évoquer, par quelques citations, l’atmosphère de l’époque où les Lettres furent publiées. Ce fut, on le sait, comme la bombe de l’anarchiste éclatant dans un milieu tranquille, satisfait de tout son inconscient dévergondage.

Dès le 15 avril 1782, Grimm se fait l’interprète de l’émotion publique :

« 15 avril 1782. — Depuis plusieurs années, il n’a pas encore paru de roman dont le succès ait été aussi brillant que celui des Liaisons dangereuses, ou Lettres recueillies dans une société, et publiées pour l’instruction de quelques autres, par M. C*** de L***, avec cette épigraphe : J’ai vu les mœurs de mon temps, et j’ai publié ces Lettres. M. C*** de L*** est M. Choderlos de Laclos, officier d’artillerie ; il n’était connu jusqu’ici que par quelques pièces fugitives insérées dans l’Almanach des Muses, et plus particulièrement par une certaine Épître à Margot qui manqua lui faire une tracasserie assez sérieuse à cause d’une allusion peu obligeante pour Mme la comtesse Du Barry, dont la faveur, alors au comble, voulait être respectée.

« On a dit de M. Rétif de La Bretonne qu’il était le Rousseau du ruisseau. On serait tenté de dire que M. de La Clos est le Rétif de la bonne compagnie. Il n’y a point d’ouvrage, en effet, sans en excepter ceux de Crébillon et de tous ses imitateurs, où le désordre des principes et des mœurs de ce qu’on appelle la bonne compagnie et de ce qu’on ne peut guère se dispenser d’appeler ainsi, soit peint avec plus de naturel, de hardiesse et d’esprit : on ne s’étonnera donc point que peu de nouveautés aient été reçues avec autant d’empressement ; il faut s’étonner encore moins de tout le mal que les femmes se croient obligées d’en dire ; quelque plaisir que leur ait pu faire cette lecture, il n’a pas été exempt de chagrin : comment un homme qui les connaît si bien et qui garde si mal leur secret ne passerait-il pas pour un monstre ? Mais, en le détestant, on le craint, on l’admire, on le fête ; l’homme du jour et son historien, le modèle et le peintre sont traités à peu près de la même manière.

« En disant que le comte de Valmont, l’un des principaux personnages du nouveau roman, parvient, à force d’intrigue et de séduction, à triompher de la vertu d’une nouvelle Clarisse, abuse en même temps de l’innocence d’une jeune personne, les sacrifie l’une et l’autre à l’amusement d’une courtisane et finit par les réduire toutes deux au désespoir, on pourrait bien faire soupçonner que c’est là, selon toute apparence, le héros de notre histoire. Eh bien ! tout sublime qu’il est dans son genre, ce caractère n’est encore que très subordonné à celui de la marquise de Merteuil, qui l’inspire, qui le guide, qui le surpasse à tous égards et qui joint encore à tant de ressources celle de conserver la réputation de la femme du monde la plus vertueuse et la plus respectable. Valmont n’est, pour ainsi dire, que le ministre secret de ses plaisirs, de ses haines et de sa vengeance ; c’est un vrai Lovelace en femme ; et comme les femmes semblent destinées à exagérer toutes les qualités qu’elles prennent, bonnes ou mauvaises, celle-ci, pour ne point manquer à la vraisemblance, se montre aussi très supérieure à son rival.

« On croit bien qu’après avoir présenté à ses lecteurs des personnages si vicieux, si coupables, l’auteur n’a pas osé se dispenser d’en faire justice ; aussi l’a-t-il fait. M. de Valmont et Mme de Merteuil finissent par se brouiller, un peu légèrement, à la vérité, mais des personnes de ce mérite sont très capables de se brouiller ainsi. M. de Valmont est tué par l’ami qu’il a trahi ; la conduite de Mme de Merteuil est enfin démasquée ; pour que sa punition soit encore plus effrayante, on lui donne la petite vérole, qui la défigure affreusement ; elle y perd même un œil, et, pour exprimer combien cet accident l’a rendue hideuse, on fait dire au marquis de que la maladie l’a retournée et qu’à présent son âme est sur sa figure, etc.

« Toutes les circonstances de ce dénoûment, assez brusquement amenées, n’occupent guère que quatre ou cinq pages ; en conscience, peut-on présumer que ce soit assez de morale pour détruire le poison répandu dans quatre volumes de séduction, où l’art de corrompre et de tromper se trouve développé avec tout le charme que peuvent lui prêter les grâces de l’esprit et de l’imagination, l’ivresse du plaisir et le jeu très entraînant d’une intrigue aussi facile qu’ingénieuse ? Quelque mauvaise opinion qu’on puisse avoir de la société en général et de celle de Paris en particulier, on y rencontrerait, je pense, peu de liaisons aussi dangereuses, pour une jeune personne, que la lecture des Liaisons dangereuses de M. de La Clos. Ce n’est pas qu’on prétende l’accuser ici, comme l’ont fait quelques personnes, d’avoir imaginé à plaisir des caractères tellement monstrueux qu’ils ne peuvent jamais avoir existé : on cite plus d’une société qui a pu lui en fournir l’idée ; mais, en peintre habile, il a cédé à l’attrait d’embellir ses modèles pour les rendre plus piquants, et c’est par la même que la peinture qu’il en fait est devenue bien plus propre à séduire ses lecteurs qu’à les corriger.

« Un des reproches qu’on a fait le plus généralement à M. de La Clos, c’est de n’avoir pas donné aux méchancetés qu’il fait faire à ses héros un motif assez puissant pour en rendre au moins le projet plus vraisemblable. Le motif qui les fait concevoir est, en effet, assez frivole ; c’est pour punir le comte de Gercourt de l’avoir quittée pour je ne sais quelle intendante que Mme de Merteuil emploie toutes les ressources de son esprit et toute l’adresse de son ami à perdre la jeune personne qu’il doit épouser. « Prouvons-lui, dit-elle à Valmont, qu’il n’est qu’un sot ; il le sera sans doute un jour ; ce n’est pas là ce qui m’embarrasse, mais le plaisant serait qu’il débutât par là… » Et c’est là l’objet important de tant d’intrigues, de tant de perfidies.

« On peut douter si Valmont est amoureux de l’aimable présidente de Tourvel ; en employant, pour la séduire, tout l’artifice imaginable, il semble qu’il n’ait d’autre but que celui d’assurer au vice l’espèce d’avantage qu’il peut usurper quelques moments sur la vertu même la plus pure. Mais ne pourrait-on pas faire le même reproche au caractère que Richardson donne à Lovelace ? Lovelace est-il vraiment amoureux de Clarisse ? Comme Valmont, il ne cherche que le charme des longs combats et les détails d’une pénible défaite.

« Ce n’est pas sans quelque regret qu’on se permet d’en convenir ; mais l’expérience le prouve trop bien tous les jours : à en juger par la conduite de beaucoup de gens, il faut bien que le vice ait ses plaisirs comme la vertu ; et ce qui constitue décidément le caractère du méchant comme celui de l’homme vertueux, c’est de l’être sans aucun objet d’utilité personnelle et pour le seul plaisir de l’être. La société donne aux hommes tant de besoins, tant d’espèces d’amour-propre à contenter, elle leur laisse tant d’inquiétude, tant d’activité dont on ne sait le plus souvent que faire ! Si la bonne compagnie offre assez de gens aimables qui ne trouvent que dans la tracasserie et dans les méchancetés de quoi occuper le vide de leur cœur, l’inutilité de leur existence, pourquoi refuser à Mme de Merteuil, au vicomte de Valmont l’honneur d’avoir été de ce nombre ?

« Pour avoir une juste idée de tout le talent qu’on ne peut s’empêcher de reconnaître dans l’ouvrage de M. de La Clos, il faut le lire d’un bout à l’autre ; il n’y en a pas moins dans l’ensemble que dans les détails. Les caractères y sont parfaitement soutenus ; la naïveté de la petite de Volanges est un peu bête, mais elle n’en est que plus vraie, et ce personnage contraste aussi heureusement avec l’esprit de Mme de Merteuil que les vices de celle-ci avec la vertu romanesque de Mme de Tourvel. L’extrême sécurité de Mme de Volanges sur la conduite de sa fille est peut-être ce qu’il y a de moins vraisemblable dans tout l’ouvrage ; elle est justifiée cependant autant qu’elle peut l’être et par l’adresse de Mme de Merteuil et par cette confiance qu’une femme dont la vie fut toujours irréprochable prend si naturellement dans tout ce qui l’entoure. On peut croire sans peine que la fille d’une Mme de Merteuil serait, à coup sûr, mieux gardée que ne l’est la petite de Volanges ; l’expérience du vice a, sur ce point, de grands avantages sur les habitudes de la vertu.

« Parmi les épisodes qui enrichissent cette ingénieuse production, on ne peut se refuser au plaisir de citer celui de la fameuse aventure des Inséparables, dans laquelle le joli Prévan, après avoir triomphé glorieusement, dans la même nuit, de trois jeunes beautés, oblige le lendemain leurs amants à lui pardonner cette triple trahison, et à se croire ses meilleurs amis. L’aventure de Mme de Merteuil avec ce même Prévan est peut-être encore plus piquante. Son ami Valmont l’exhorte à s’en défier : « S’il peut gagner seulement une apparence, lui dit-il, il se vantera et tout sera dit ; les sots y croiront, les méchants auront l’air d’y croire ; quelles seront vos ressources… » Mme de Merteuil lui répond : « Quant à Prévan, je veux l’avoir, et je l’aurai ; il veut le dire, et il ne le dira pas, en deux mots, voilà notre roman… » Et ce roman n’en est pas un ; car Mme de Merteuil tient parole.

« Il n’y a pas moins de variété dans le style de ces lettres qu’il n’y en a dans les différents caractères des personnages que l’auteur fait paraître sur la scène. La lettre du vicomte à son chasseur et la réponse de celui-ci ne sont pas au-dessous de celles de Lovelace et de son Joseph Leman ; cependant elles n’ont d’autre rapport ensemble que celui d’être également vraies, également originales2. »

Voici maintenant les notes, au jour le jour, de Bachaumont :

« 19 avril 1782. — Le livre à la mode aujourd’hui, c’est-à-dire celui qui fait la matière des conversations, est un roman intitulé Les Liaisons dangereuses, en quatre petits volumes. Il est attribué à M. de Laclos, officier d’artillerie, auteur de quelques opuscules en prose et en vers, et surtout de la fameuse Épître à Margot, qui parut en 1773, qu’on attribua à M. Dorat, et où la comtesse Dubarry était désignée sensiblement, ce qui obligeait le poète de garder l’anonymat.

« Dans son dernier ouvrage, très noir, qu’on dit un tissu d’horreurs et d’infamies, on lui reproche d’avoir fait aussi ses héros trop ressemblants ; on assure, d’ailleurs, qu’il est plein d’intérêt et bien écrit. »

Bien que nous semblions nous éloigner de notre sujet, nous croyons devoir citer cette fameuse Épître à Margot, tant de fois reprochée à M. de Laclos :

ÉPÎTRE A MARGOT

Pourquoi craindrais-je de le dire ?
C’est Margot qui fixe mon goût :
Oui, Margot : cela vous fait rire…
Que fait le nom ? la chose est tout.
Je sais que son humble naissance
N’offre point à l’orgueil flatté,
La chimérique jouissance
Dont s’enivre la vanité ;
Que née au sein de l’indigence,
Jamais un éclat fastueux,
Sous le voile de l’opulence,
N’a pu dérober ses aïeux ;
Que sans esprit, sans connaissance,
A ces discours fastidieux
Succède un stupide silence :
Mais Margot a de si beaux yeux,
Qu’un seul de ses regards vaut mieux
Que fortune, esprit et naissance.
Quoi ! dans ce monde singulier,
Triste jouet d’une chimère,
Pour apprendre qui doit me plaire,
Irai-je consulter d’Hozier ?
Non, l’aimable enfant de Cythère
Craint peu de se mésallier.
Souvent par l’amoureux mystère,
Ce dieu, dans ses goûts roturiers,
Donne le pas à la bergère,
En dépit des seize quartiers.
Et qui sait ce qu’à ma maîtresse
Garde l’avenir incertain ?
Margot encor dans sa jeunesse
N’est qu’à sa première faiblesse,
Laissez-la devenir catin ;
Bientôt, peut-être, le destin
La fera marquise ou comtesse.
Joli minois, cœur libertin,
Font bien des titres de noblesse.
Margot est pauvre, j’en conviens ;
Qu’a-t-elle besoin de richesse ?
Doux appas, et vive tendresse,
Ne sont-ce pas d’assez grands biens ?
Ne sait-on pas que toute belle
Porte son trésor avec elle ?
Doux trésor, objet des désirs
De l’étourdi, comme du sage,
Où la nature, d’âge en âge,
A su conserver nos plaisirs.
Des autres biens qu’a-t-elle à faire ?
Source de peine et d’embarras,
Qui veut en jouir les altère,
Qui les garde n’en jouit pas.
De son temps faire un bon usage,
Voilà la richesse du sage,
Et celle dont Margot fait cas.
Margot, en ménagère habile,
Mêlant l’agréable à l’utile,
Peut aisément suffire à tout.
Le travail est fort de son goût ;
Toute la journée elle file,
Et toute la nuit elle… coud.
Ainsi, malgré l’erreur commune,
Margot me prouve, chaque jour,
Que, sans naissance et sa fortune,
On peut être heureux en amour.
Reste l’esprit : j’entends d’avance
Nos beaux diseurs, docteurs subtils
Se récrier. Quoi, diront-ils,
Point d’esprit ! Quelle jouissance !
Que deviendront les doux propos,
Les bons contes, les jeux de mots,
Dont un amant, avec adresse,
Se sert auprès de sa maîtresse,
Pour charmer l’ennui du repos !
Si l’on est réduit à se taire,
Quand tout est fait, que peut-on faire ?
Ah ! les beaux esprits ne sont pas
Grands docteurs dans cette science.
Mais voyez le bel embarras,
Quand tout est fait on recommence,
Et même sans recommencer,
Il est un plaisir plus facile,
Et que l’on goûte sans penser.
C’est le sommeil, repos utile
Et pour les sens et pour le cœur,
Et préférable à la langueur.
De cette tendresse importune
Qui, n’abondant qu’en beaux discours,
Jure cent fois d’aimer toujours,
Et ne le pense jamais une.
Ô toi, dont je porte les fers,
Doux objet d’un tendre délire,
Le temps que j’emploie à t’écrire
Est sans doute un temps que je perds.
Jamais tu ne liras ces vers,
Margot, car tu ne sais pas lire.
Mais pardonne un ancien travers :
De penser la triste habitude
M’obsède encore, malgré moi,
Et je fais mon unique étude
Au moins de ne penser qu’à toi.
A mes côtés viens prendre place,
Le plaisir attend ton retour.
Viens ; et je troque, dans ce jour,
Les lauriers ingrats du Parnasse
Contre les myrtes de l’amour3.

Reprenons les notes des Mémoires secrets :

« 14 mai 1782. — Le roman des Liaisons dangereuses a produit tant de tentations, par les allusions qu’on a prétendu y saisir, par la méchanceté avec laquelle chaque lecteur faisait l’application des portraits qui s’y trouvent à des personnes connues, il en a résulté enfin une clef générale, qui embrasse tant de héros et d’héroïnes de société, que la police en a arrêté le débit et a fait défendre aux endroits publics où on le lisait, de le mettre désormais sur leur catalogue.

« L’auteur est fils d’un M. Choderlos, premier commis d’un intendant des finances, il a déjà éprouvé beaucoup de chagrin de la publicité de son ouvrage. Parce qu’il a peint des monstres, on veut qu’il en soit un, fœnum habet in cornu, longe fuge. Il est allé à son régiment travailler à une justification. »

« 28 mai 1782. — Les Liaisons dangereuses ou Lettres recueillies dans une société et publiées pour l’instruction de quelques autres, par M. C… de L…

« Tel est le titre du nouveau roman qui fait tant de bruit aujourd’hui et qu’on prétend devoir marquer dans ce siècle ; il est en quatre parties formant quatre petits volumes.

« Il est précédé d’un Avertissement de l’éditeur, persiflage, où prévenant les allusions qu’on pourrait trouver dans cet ouvrage, il donne à entendre que ce n’est qu’un roman, un roman gauche même, en ce qu’on y a peint des mœurs corrompues et dépravées, qui ne peuvent être de ce siècle de philosophie, où les hommes sont si honnêtes et les femmes si modestes et si réservées.

« Suit une Préface du rédacteur, qui rend compte de la manière dont il a été chargé de publier cette correspondance. Il annonce en avoir élagué beaucoup de lettres et réservé seulement celles nécessaires, soit à l’intelligence des événements, soit au développement des caractères. Quant au style, on a désiré que, malgré ses incorrections et ses fautes, il le laissât tel qu’il était, afin de conserver surtout la diversité des styles qui en fait un des principaux mérites. »

« 13 juin 1782. — Les Liaisons dangereuses remplissent parfaitement leur titre, et, malgré la réclamation générale élevée contre, on doit regarder ce roman comme très utile, puisque le vice, après avoir triomphé durant tout le cours de l’histoire, finit par être puni cruellement.

« Il y a certainement beaucoup d’art dans l’ouvrage, à ne l’examiner que du côté de la fabrique, et si le principal héros n’est pas aussi vigoureusement peint encore que le Lovelace de Clarisse, il a des teintes propres, plus adaptées à nos mœurs actuelles ; c’est un vrai roué du jour ; d’ailleurs il est secondé par une femme non moins unique dans son genre et dont l’auteur n’a point de modèle ; c’est une création de son imagination. Tous les autres personnages sont également variés ; et un mérite fort rare dans ces sortes de romans en lettres, c’est que, malgré la multiplicité des interlocuteurs de tout sexe, de tout rang, de tout genre, de toute morale et d’éducation, chacun a son style particulier très distinct.

« Ce livre doit faire infiniment d’honneur au romancier, qui marche dignement sur les traces de M. de Crébillon le fils4 ».

Voici enfin quelques documents que nous extrayons du dossier donné à la Bibliothèque Nationale par Mme Charles de Laclos, en 1849. Les lettres ci-dessous se trouvent manuscrites dans les feuilles précédant le texte du roman épistolaire. C’est une partie de la correspondance que Laclos échangea, à propos de son livre, avec Mme Riccoboni, avec laquelle il eut l’occasion de collaborer au théâtre.

Il est facile de voir combien les moralistes outrés, les débauchés- révoltés menèrent une campagne violente contre l’ouvrage et l’auteur.

« Je ne suis pas surprise qu’un fils de M. de Choderlos écrive bien, l’esprit est héréditaire dans sa famille ; mais je ne puis le féliciter d’employer ses talents, sa facilité, les grâces de son style à donner aux étrangers une idée si révoltante des mœurs de sa nation et du goût de ses compatriotes. Un écrivain distingué comme M. de la Clos, doit avoir deux objets en se faisant imprimer, celui de plaire, et celui d’être utile ; en remplir un, ce n’est pas assez pour un homme honnête. On n’a pas besoin de se mettre en garde contre des caractères qui ne peuvent exister, et j’invite M. de la Clos à ne jamais orner le vice des agréments qu’il a prêtés à Mme de Merteuil. »

La réponse de Laclos ne figure pas dans le dossier. Suit aussitôt une seconde lettre de Mme Riccoboni :

« Vous êtes bien généreux, monsieur, de répondre par des compliments si polis, si flatteurs, si spirituellement exprimés, à la liberté que j’ai osé prendre d’attaquer le fond d’un ouvrage, dont le style et les détails méritent tant de louanges. Vous me feriez un tort véritable en m’attribuant la partialité d’un auteur. Je le suis de si peu de choses qu’en lisant un livre nouveau je me trouverais bien injuste et bien sotte si je le comparais aux bagatelles sorties de ma plume et croyais mes idées propres à guider celles des autres. C’est en qualité de femme, monsieur, de Française, de patriote zélée pour l’honneur de ma nation, que j’ai senti mon cœur blessé du caractère de Mme de Merteuil. Si comme vous l’assurez, ce caractère affreux existe, je m’applaudis d’avoir passé mes jours dans un petit cercle, et je plains ceux qui étendent assez leurs connaissances pour se rencontrer avec de pareils monstres.

« Recevez mes sincères remerciements, monsieur, de l’agréable présent que vous avez bien voulu me faire. Tout Paris s’empresse à vous lire, tout Paris s’entretient de vous. Si c’est un bonheur d’occuper les habitants de cette immense capitale, jouissez de ce plaisir, personne n’a pu le goûter autant que vous. J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec tous les sentiments qui vous sont dûs,

« Votre très humble et très obéissante servante.

«Riccoboni.

« 14 avril 1782. »

« Me croire dispensée de vous répondre, monsieur, et me donner votre adresse, c’est au moins une petite contradiction. On vous aura dit que j’étais farouche ? Je le suis en effet, mais l’antre où je me cache ne m’a pas rendue tout à fait impolie, et je reconnaîtrais mal la bonne opinion que vous daignez avoir de mon caractère si je paraissais insensible aux égards dont vous m’honorez. Une de vos expressions me semble assez singulière. Un militaire mettre au rang de ses privations la négligence d’une femme dont il a pu entendre parler à sa grand’mère ! Cela ne vous fait-il pas rire, monsieur ?

« Vous avez la fantaisie de me persuader, même de me convaincre par vos raisonnements, qu’un livre, où brille votre esprit, est le résultat de vos remarques et non l’ouvrage de votre imagination. N’est-ce pas là votre idée ? En le supposant, toutes les campagnes n’offrent point l’aspect d’un joli paysage, et c’est au peintre à choisir les vues qu’il dessine. Oui, sans doute, monsieur, on a montré avant vous des monstres détestables, mais leur vice est puni par les lois. Tartuffe, que vous chargez à tort d’un désir incestueux, est un voleur adroit, mis à la fin de la pièce entre les mains de la justice. Molière a dû rassembler des traits frappants sur ce personnage, le théâtre exigeant une action vive et pressée. Votre second exemple, Lovelace, est un être de raison. La passion vraiment forte, vraiment tendre que Richardson lui donne pour Clarisse le met absolument hors de la nature. Votre libertin, indifférent et vain, s’en rapproche bien davantage, il trompe, il trahit de sang-froid, ce qu’un homme amoureux ne saurait faire.

« Malgré tout votre esprit, malgré toute votre adresse à justifier vos intentions, on vous reprochera toujours, monsieur, de présenter à vos lecteurs une vile créature, appliquée dès sa première jeunesse à se former au vice, à se faire des principes de noirceur, à se composer un masque pour cacher à tous les regards le dessein d’adopter les mœurs d’une de ces malheureuses que la misère réduit à vivre de leur infamie. Tant de dépravation irrite et n’instruit pas. On s’écrie à chaque page : « Cela n’est point, cela ne saurait être ! » L’exagération ôte au précepte la force propre à corriger. Un prédicateur emporté, fanatique, en damnant son auditoire, n’excite pas la moindre réflexion salutaire : il en a trop dit, on ne le croit pas, ce sont les vérités douces et simples qui s’insinuent aisément dans le cœur ; on ne peut se défendre d’en être touché parce qu’elles parlent à l’âme et l’ouvrent au sentiment dont on veut la pénétrer. Un homme extrêmement pervers est aussi rare dans la société qu’un homme extrêmement vertueux. On n’a pas besoin de prévenir contre les crimes, tout le monde en conçoit de l’horreur, mais des règles de conduite seront toujours nécessaires, et ce sera toujours un mérite d’en donner. Vous avez tant de facilité, monsieur, un style si aimable, pourquoi ne pas les employer à présenter des caractères que l’on désire d’imiter ? Vous prétendez aimer les femmes ? Faites-les donc taire, apaisez leurs cris et calmez leur colère. Vous ne savez pas, monsieur, combien vous regretterez un jour leur amitié ; elle est si douce, elle devient si agréable à votre sexe, quand ses passions amorties lui permettent de ne plus les regarder comme l’objet de son amusement. Les hommes s’estiment, se servent, s’obligent même ; mais sont-ils capables de ces attentions délicates, de ces petits soins, de ces complaisances continuelles et consolantes, dont l’amitié des femmes fait seule goûter les charmes. Changez de système, monsieur, ou vous vivrez chargé de la malédiction de la moitié du monde, excepté de la mienne pourtant, car je vous pardonne de tout mon cœur et je vous excuserai même autant que je le pourrai, sans me faire arracher les yeux. J’ai l’honneur d’être, monsieur,

« Votre très humble et très obéissante servante,

«Riccoboni.

« Vendredi 19 avril 1782. »

« Vous croire dispensée de me répondre, madame, et vous donner mon adresse, c’est en effet une petite contradiction, mais désirer de recevoir de vos lettres et ne vous pas donner le moyen de me les faire parvenir en eût été une autre. Forcé de choisir, j’ai préféré, je l’avoue ; le parti de mes désirs à celui de mes craintes ; ce que je ne voulais pas devoir à mon indiscrétion, j’espérais l’obtenir de votre politesse, et il est si difficile de s’arrêter dans ses désirs, que je souhaite actuellement mériter qu’au moins par la suite, votre politesse ne soit plus le seul motif de votre correspondance. Je m’attends encore que cet espoir sera déçu, cependant si je connaissais quelques moyens pour qu’il ne le fût pas, je n’en négligerais aucun. C’est toujours même conduite, comme vous voyez ; et que ce soit votre faute ou la mienne, j’ai bien peur de ne me pas corriger ; je ne peux pas même gagner sur moi de ne pas trouver une privation dans votre silence ! et cependant je me rappelle fort bien d’avoir entendu, comme vous dites, madame, parler de vous à ma grand’mère ; j’en parle même encore tous les jours avec mon père, qui n’est plus jeune, et pour tout dire, je ne le suis plus moi-même, mais nos petits-neveux parleront aussi de vous à leur tour, et si après vous avoir lue, ils ne regardaient pas comme une privation de ne plus avoir à vous lire, j’estimerais bien peu le goût de la postérité. Je vous pardonne de me trouver des torts pour le plaisir que je trouve à m’en justifier ; il n’en est pas de même de ceux que vous trouvez à mon ouvrage, une longue justification est si près d’être une justification ennuyeuse, qu’il ne faut pas moins que le cas infini que je fais de votre suffrage, pour me donner le courage de revenir sur ces objets.

« Je conviens avec vous, madame, que toutes les campagnes n’offrent point l’aspect d’un joli paysage, et que c’est au peintre à choisir les vues qu’il dessine ; mais si quelques-unes vous plaisent par le choix des sites riants, rejetterons- nous entièrement ceux qui préfèrent pour leurs tableaux les rochers, les précipices, les gouffres et les volcans ? et la paisible habitante de Paris sera-t-elle autorisée à reprocher au peintre du Vésuve de calomnier la nature ? Mais quoi ! le même pinceau ne peut-il pas s’exercer tour à tour dans les deux genres ? Si je m’en souviens bien, Vernet fit son tableau de la tempête avant celui du calme, et l’un n’a pas nui à l’autre.

«  Ce n’est pas que pour mon compte, je m’engage à courir l’autre carrière. Hé ! qui osera se croire le talent nécessaire pour peindre les femmes dans tous leurs avantages ! pour rendre, comme en lisant, et leurs forces et leurs grâces, et leur courage et même leurs faiblesses ! toutes les vertus embellies, jusqu’aux défauts devenus séduisants ! la raison sans raisonnements, l’esprit sans prétention ! l’abandon de la tendresse et la réserve de la modestie ; la solidité de l’âge mûr et l’enjouement folâtre de l’enfance ! Que sais-je… mais surtout comment ne pas laisser là le tableau, pour courir après le modèle ? Rousseau osa fixer Julie ; il essaya de la peindre, il porta l’enthousiasme jusqu’au délire, et vingt fois cependant il resta en dessous de son sujet.

« Sans doute une femme, née avec une belle âme, un cœur sensible et un esprit délicat, peut répandre sur le portrait qu’elle trace une partie du charme qu’elle possède ; elle jouit dans son travail d’une paisible facilité ; elle ne fait en quelque sorte que donner une contre-épreuve d’elle-même ; mais quel homme assez froid, peut faire une étude tranquille d’un modèle enchanteur ? Quelle main ne sera pas tremblante ? Quels yeux ne seront point troublés ?… et si cet homme impassible existe, il ne fera qu’une image imparfaite ; dans son tableau sans vie et sans chaleur, je ne retrouverai plus la femme qu’il faut aimer, celle-là ne peut se reconnaître qu’aux transports qu’elle excite ; et celui qui les ressent s’occupe-t-il à la peindre.

« Vous voyez, madame, combien je suis loin encore de faire taire les femmes, d’apaiser leurs cris et de calmer leur colère. Heureusement, j’avais déjà quelques-unes d’elles pour amies et mon criminel ouvrage ne m’a point encore attiré leur malédiction. Je me rappelle à ce sujet un mot de Julie, qui disait en parlant de Dieu : « Les réprouvés, dit-on, le haïssent, il faudrait donc qu’il m’empêchât de l’aimer ». J’ose dire comme elle, je mets trop de prix à l’amitié des femmes, pour ne pas espérer de la conserver par titre même de noblesse encore. Pour vous, madame, il y aurait sûrement de l’indiscrétion à vous demander plus que de l’indulgence… Je sens qu’il faut m’arrêter ici pour ne pas tomber encore dans une petite contradiction.

« Cette longue lettre ne répond, comme vous voyez, qu’à une partie de la vôtre, et je n’ai même dit encore qu’une partie de mes raisons sur les objets dont j’ai parlé. Si vous craignez un second volume, il sera nécessaire que vous me le fassiez savoir bientôt.

« J’ai l’honneur d’être, etc… »

« Cette lettre n’est, madame, que la continuation de celle que j’ai eu l’honneur de vous écrire il y a quelques jours, il me semble que votre silence me donne le droit de poursuivre, et j’en profite pour éclaircir les objets qui me restent à traiter avec vous.

« Je n’ai point prétendu charger Tartuffe d’un désir incestueux ; si je n’ai pas désigné Marianne par le mot de cette fille, c’est qu’écrivant sur un sujet si connu, j’étais assuré d’être entendu ; c’est de plus que je ne prétendais pas apprécier le péché, mais seulement le procédé. Or l’action considérée sous cette face, et relativement à Orgon, me paraît absolument la même, il n’en est pas moins vrai que l’expression n’est pas exacte ; et j’aurais dû dire, de séduire la faveur de l’homme dont il épousait la fille. Je me permets à mon tour une observation sur ce que vous me dites de cette pièce ; c’est que Tartuffe n’est point puni par les lois, mais par l’autorité. Je fais cette remarque, parce qu’il me semble que le droit du moraliste, soit dramatique soit romancier, ne commence qu’où les lois se taisent. Molière lui-même m’a paru si bien être de son avis, qu’il a pris soin de mettre à l’abri des atteintes de la loi, jusqu’à la donation irrégulière d’Orgon à Tartuffe. C’est qu’en effet les hommes une fois rassemblés en société, n’ont droit de se faire justice que des délits que le gouvernement ne s’est pas chargé de punir. Cette justice du public est le ridicule pour les défauts et l’indignation pour les vices. La punition de Tartuffe n’est elle-même qu’une suite de l’indignation du prince, et le châtiment est motivé sur d’autres actions que celles qui se sont passées durant le cours de la pièce.

« Mais combien cette salutaire indignation publique n’est-elle pas utile à réveiller sur les vices en faveur desquels elle semble se relâcher ! C’est ce que j’ai voulu faire. Mme de M… et V… excitent, dans ce moment, une clameur générale, mais rappelez-vous les événements de nos jours, et vous retrouverez une foule de traits semblables, dont les héros des deux sexes ne sont ou n’ont été que mieux accueillis et plus honorés ; j’ajoute même que je me suis particulièrement privé de quelques traits qui manquent à mon caractère ; par la seule raison qu’ils étaient trop récents et trop connus, et que l’honnête homme en diffamant le vice, répugne cependant à diffamer les vicieux.

« Les mœurs que j’ai peintes ne sont pourtant pas, madame, celles de ces malheureux que la misère réduit à vivre de leur infamie ; mais ce sont celles de ces femmes plus viles encore qui savent calculer ce que le rang ou la fortune leur permettent d’ajouter à un vice infâme, et qui en redoublent le danger par la profanation de l’esprit et des grâces. Le tableau en est attristant, je l’avoue, mais il est vrai, et le mérite que je reconnais à travers des sentiments qu’on désire d’imiter, n’empêche pas, je crois, qu’il ne soit utile de peindre ceux dont on doit se défendre.

« Je ne finirai pas cette lettre sans vous remercier, madame, de l’honnêteté avec laquelle vous avez combattu mon avis, et même encore de la complaisance que vous avez eue de la combattre ; et je me félicite d’avoir fixé un moment sur moi l’attention volage du public. C’est particulièrement par l’occasion que j’ai trouvé de faire parvenir jusqu’à vous et de pouvoir vous adresser moi-même, l’assurance et l’hommage des sentiments d’estime et de respect que je vous ai voués pour la vie.

« J’ai l’honneur d’être, etc. »

« Avec de l’esprit, de l’éloquence et de l’obstination on a souvent raison, monsieur, ou du moins on réduit au silence les personnes qui n’aiment ni à disserter, ni à soutenir leur opinion avec trop de chaleur. Permettez-moi donc de terminer une dispute dont nos derniers neveux ne verraient pas la fin si elle continuait. Le brillant succès de votre livre doit vous faire oublier ma légère censure ; parmi tant de suffrages, à quoi vous servirait celui d’une cénobite ignorée ? Il n’ajouterait point à votre gloire. Dire ce que je ne pense pas me paraît une trahison, et je vous tromperais en feignant de me rendre à vos sentiments. Ainsi, monsieur, après un volume de lettres, nous nous retrouverions toujours au point d’où nous sommes partis.

« J’ai l’honneur d’être votre très humble et obéissante servante,

« Riccoboni5

« Ce vendredi. »

Pour contrebalancer des témoignages aussi manifestement partiaux, nous ne connaissons pas de pages plus précises et plus suggestives que celles consacrées par les frères de Goncourt à l’œuvre de Laclos.

« A mesure que le siècle vieillit, qu’il accomplit son caractère, qu’il creuse ses passions, qu’il raffine ses appétits, qu’il s’endurcit et se confine dans la sécheresse et la sensualité de tête, il cherche plus résolument de ce côté l’assouvissement de je ne sais quels sens dépravés et qui ne se plaisent. qu’au mal. La méchanceté, qui était l’assaisonnement, devient le génie de l’amour. Les noirceurs » passent de mode, et la scélératesse » éclate. Il se glisse dans les relations d’hommes à femmes quelque chose comme une politique impitoyable, comme un système réglé de perdition. La corruption devient un art égal en cruautés, en manques de foi, en trahisons, à l’art des tyrannies. Le machiavélisme entre dans la galanterie, et il la domine et la gouverne. C’est l’heure où Laclos écrit d’après nature sesLiaisons dangereuses, ce livre admirable et exécrable, qui est à la morale amoureuse de la France du XVIIIe siècle ce qu’est le traité du Prince à la morale politique de l’Italie du XVIe.

« Aux heures troubles qui précèdent la Révolution, au milieu de cette société traversée et pénétrée jusqu’au plus profond de l’âme, par le malaise d’un orage flottant et menaçant, on voit apparaître, pour remplacer les petits maîtres sémillants et impertinents de Crébillon fils, les grands maîtres de la perversité, les roués accomplis, les têtes fortes de l’immoralité théorique et pratique. Ces hommes sont sans entrailles, sans remords, sans faiblesse. Ils ont l’amabilité, l’impudence, l’hypocrisie, la force, la patience, la suite des résolutions, la constance de la volonté, la fécondité d’imagination. Ils connaissent la puissance de l’occasion, le bon effet d’un acte de vertu ou de bienfaisance bien placé, l’usage des femmes de chambre, des valets, du scandale, toutes. les armes déloyales. Ils ont calculé de sang-froid tout ce qu’un homme peut se permettre d’horreurs », et ils ne reculent devant rien. Ne pouvant prendre d’assaut, dans un secrétaire, le secret d’un cœur de femme, ils se prennent à regretter que le talent d’un filou n’entre pas dans l’éducation d’un homme qui se mêle d’intrigues. Leur grand principe est de. ne jamais finir une aventure avant d’avoir en main de quoi déshonorer la femme : ils ne séduisent que pour perdre, ils ne trompent que pour corrompre. Leur joie, leur bonheur, c’est de faire expirer la vertu d’une femme dans une lente agonie et de la fixer sur ce spectacle », et ils s’arrêtent à moitié de leur victoire, pour faire arrêter celle qu’ils ont attaquée, à chaque degré, à chaque station de la honte, du désespoir, lui faire savourer à loisir le sentiment de sa défaite, et la conduire à la chute assez doucement, pour que le remords la suive pas à pas. Leur passe-temps, leur distraction, dont ils rougissent presque, tant elle leur a peu coûté, est de subjuguer par l’autorité une jeune fille, une enfant, d’emporter son honneur en badinant, de la dépraver par désœuvrement ; et c’est pour eux comme une malice de faire rire cette fille des ridicules de sa mère, de sa mère couchée à côté et qu’une cloison sépare de la honte et des risées de son sang ! Le XVIIIe siècle a marqué là, à ce dernier trait, les dernières limites de l’imagination dans l’ordre de la férocité morale.

« La femme égala l’homme, si elle ne le dépassa, dans ce libertinage de la méchanceté galante. Elle révéla un type nouveau où toutes les adresses, tous les dons, toutes les finesses, toutes les sortes d’esprit de son sexe se tournèrent en une sorte de cruauté réfléchie qui donne l’épouvante.

« La rouerie s’éleva, dans quelques femmes rares et abominables, à un degré presque satanique. Une fausseté naturelle, une dissimulation acquise, un regard à volonté, une physionomie maîtrisée, un mensonge sans, effort de tout l’être, une observation profonde, un. coup d’œil pénétrant, la domination des sens, une curiosité, un désir de science qui ne leur laissaient voir dans l’amour que des faits à méditer et à recueillir, c’étaient à des facultés et à des qualités si redoutables que. ces femmes avaient dû, dès leur jeunesse, des talents ; et une poli tique capables de faire la réputation d’uns ministre. Elles avaient étudié, dans leur cœur le cœur des autres ; elles avaient vu que chacun y porte un secret caché et elles avaient résolu de faire leur puissance avec la découverte de ce secret de chacun.

« Décidées à respecter les dehors et le monde, à s’envelopper et à se couvrir d’une bonne renommée, elles avaient sérieusement cherché dans les moralistes et pesé elles-mêmes ce qu’on pouvait faire, ce qu’on devait penser, ce qu’on devait paraître. Ainsi formées, secrètes et profondes, impénétrables et invulnérables, elles apportent dans la galanterie, dans la vengeance, dans le plaisir, dans la haine un cœur de sang-froid, un esprit toujours présent, un ton de liberté, un cynisme de grande dame mêlé d’une hautaine élégance, une sorte de légèreté implacable. Ces femmes perdent un homme pour le perdre. Elles sèment la tentation dans la candeur, la débauche dans l’innocence. Elles martyrisent l’honnête femme, dont la vertu leur déplaît ; et l’ont-elles touchée à mort ? elles poussent ce cri de vipère : « Ah ! quand une femme frappe dans le cœur d’une autre, la blessure est incurable… »

« Elles font éclater le déshonneur dans les familles comme un coup de foudre : elles mettent aux mains des hommes les querelles et les épées qui tuent. Figures étonnantes qui fascinent et qui glacent ! On pourrait dire d’elles, dans le sens moral, qu’elles dépassent de toute la tête la Messaline antique.

« Elles créent, en effet, elles révèlent, elles incarnent en elles-mêmes une corruption supérieure à toutes les autres et que l’on serait tenté d’appeler une corruption idéale : le libertinage des passions méchantes, la luxure du Mal !

« Et que l’on ne croie pas que ces types si complets, si parfaits, soient imaginés. Ils ne sortent pas de la tête de Laclos, ils ne sont pas le rêve d’un romancier ; ils sont des individualités de ce monde, des personnages vivants de cette société. Les autorités du temps sont là pour attester leur ressemblance et pour mettre sur ces portraits les initiales de leurs noms. Le seul embarras est qu’on leur trouve trop de modèles. Valmont ne fait-il pas nommer un homme fameux ? M. de Choiseul n’a-t-il pas commencé sa grande carrière par ce rôle d’homme à bonnes fortunes, de méchant impitoyable, de roué-consommé, marchant à son but avec l’air étourdi, n’avançant ni un pas ni une parole sans un projet contre une femme, s’imposant aux femmes par le sarcasme, les menaçant de son esprit en triomphant par la peur ? Mais que parle-t-on de Choiseul ? Laclos n’avait-il pas sous les yeux le prototype de sa création dans la figure effrayante du marquis de Louvois, dans la figure de ce comte de Frise s’amusant à torturer Mme de Blot ? Et pour la femme que Laclos a peinte et pour laquelle il a attribué tant de grâces et de ressources infernales, n’en avait-il pas rencontré l’original et ne l’avait-il pas étudiée sur le vif ? Le prince de Ligne et Tilly n’affirment-ils pas, d’après la confidence de Laclos, qu’il n’a eu qu’à déshabiller la conscience d’une grande dame de Grenoble, la marquise L. T. D. P. M., qu’à raconter sa vie, pour trouver en elle sa marquise de Merteuil6 ? »

*
**

Le manuscrit des Liaisons dangereuses se trouve dans les collections de la Bibliothèque Nationale, no 12845 du fonds français : il fut donné par Mme Charles de Laclos en 1849.

Ce manuscrit comprend un certain nombre de documents.

Folio 1. — Une copie des armes de la famille du général de Laclos ;

Fol. 2 à 10. — Quelques pièces de vers de Laclos ;

Fol. 13 à 15 et 26 à 31. — Un certain nombre de lettres de Mme Riccoboni et les réponses de Laclos, que nous avons reproduites ci-dessus ;

Fol. 16 à 25 et 32 à 34. — Lettres diverses et épîtres en vers ;

Fol. 35. — Titre du roman :

LE DANGER DES LIAISONS

ou

Lettres recueillies dans une société et publiées pour l’instruction de quelques autres

par M. C….. D. L. C.

J’ai vu les mœurs de ce siècle, et j’ai publié ces lettres (J.-J. Rousseau, préface de la Nouvelle Héloïse).

La première ligne du titre a été biffée pour être remplacée par :

LES LIAISONS DANGEREUSES

Un roman avait paru en 1753 sous le titre Le Danger des liaisons, ou Mémoires de la Baronne de Blémon, par Mme de Saint-Aubin.

Fol. 36. — Texte du contrat que Laclos conclut avec le libraire Durand pour la publication de son ouvrage.

« Nous soussignés, sommes convenus de ce qui suit.

« Savoir que moi Delaclos, capitaine d’artillerie etc, auteur du danger des liaisons.

« Donne et cedde la première édition de mon ouvrage à Monsieur Durand libraire aux conditions ci-après.

« 1° Qu’il se chargera d’en payer l’impression tirée à deux milles.

« 2° Que pour se remplir de ses frais avances et déboursés, généralement quelconques, il gardera pour lui et pour ses mains le prix de la vente des douze cent premiers exemplaires.

« 30 Qu’il me tiendra compte des huit cent exemplaires restans (non compris les cinquante que je prélève dès à présent sur l’Edition entière) à raison de trois livres par exemplaire de bénéfice sur lesquels huit cent exemplaires j’aurai les deux tiers, ce qui formera seize cent livres et à M. Durand l’autre tiers faisant huit cent livres.

« Et moi Durand acquiescant aux propositions ci-dessus je promets décharger M. de la Clos de tous frais relatifs à l’impression, brochure de son ouvrage, et de lui tenir compte des deux tiers de son bénéfice dans les huit cent exemplaires à mesure qu’il en aura été vendu un cent en un billet payable à l’échéance de six mois et ainsi de suite jusqu’à la fin de l’Edition fait double sous nos seings. Paris ce seize mars mil sept cent quatre-vingt-deux.

J’approuve l’écrit cy dessus.

Durand

neveu.

J’approuve l’écrit cy dessus.

De Laclos

Reçu à compte le vingt et un avril douze cent livres, et consenti à une seconde édition aux mêmes conditions que la première.

Paris, 21 avril 1782.

De Laclos

Approuvé le contenu cy dessus,

Fait à Paris le 21 avril 1782.

Durand

neveu.

Reçu quatre cent livres pour fin de compte de la première édition le 7 mai 1782.

De Laclos

Fol. 38. — Note sur les lettres.

Fol. 39. — Avertissement de l’éditeur.

Fol. 40 à 126. — Le texte des Liaisons dangereuses, d’une écriture très serrée et presque sans ratures.

Fol. 128 à 142. — Lettres et documents divers.

Nous remarquons qu’au folio 123 (recto), une lettre portant primitivement le no 155 est biffée de deux traits et suivie d’une nouvelle lettre portant le même numéro. Voici le texte de la lettre biffée :

LETTRE CLV

Le Vicomte de Valmont à Madame de Volanges.

Je sais, madame, que vous ne m’aimez point, je n’ignore pas davantage que vous m’avez toujours été contraire auprès de Mme de Tourvel et je ne doute pas non plus que vous ne soyez plus que jamais dans les mêmes sentiments, je conviens même que vous pouvez les croire fondés ; cependant c’est à vous que je m’adresse et je ne crains pas non seulement de vous prier de remettre à Mme de Tourvel la lettre que je joins ici pour elle, mais encore de vous demander d’obtenir d’elle qu’elle la lise, de l’y disposer en l’assurant de mon repentir, de mes regrets et surtout mon amour. Je sens que ma démarche peut vous paraître étrange. Elle m’étonne moi-même, mais le désespoir saisit les moyens et ne les calcule pas. Et d’ailleurs, un intérêt si grand, si cher et qui nous est commun, doit écarter toute autre considération Mme de Tourvel se meurt, Mme de Tourvel est malheureuse, il faut lui rendre la vie, la santé et le bonheur. Voilà l’objet à remplir ; tous les moyens sont bons qui peuvent en assurer ou en hâter le succès Si vous rejetez ceux que je vous offre, vous resterez responsable de l’événement : sa mort, vos regrets, mon éternel désespoir, tout sera votre ouvrage.

Je sais que j’ai outragé indignement une femme digne de toute mon adoration, je sais que mes torts affreux ont seuls causé tous les maux qu’elle ressent, je ne prétends dissimuler mes fautes ni les excuser ; mais vous, madame, craignez d’en devenir complice en m’empêchant de les réparer. J’ai enfoncé le poignard dans le cœur de votre amie, mais je peux seul retirer le fer de la blessure, seul je connais les moyens de la guérir. Qu’importe que je sois coupable, si je puis être utile ! Sauvez votre amie ! sauvez-la ! Elle a besoin de vos secours et non de votre vengeance.

Paris, ce 5 décembre 17**.

A la suite de la lettre 175, au folio 126 (recto), est écrit le mot Fin Puis vient la note (I) : « Des raisons particulières…. », écrite sur un papier différent, non pas de la même main, et collée sur le folio du manuscrit.

Au folio 127 (recto) se trouve une lettre de la Présidente T… au Vicomte de V…, qui ne porte pas de numéro, et ne figure dans aucune des éditions antérieures à 1900. En voici le texte :

La Présidente de Tourvel au Vicomte de Valmont.

Ô ! mon ami, quel est donc le trouble que j’éprouve depuis l’instant où vous vous êtes éloigné de moi ; quelque tranquillité me serait si nécessaire ! Comment se fait-il que je sois livrée à une telle agitation qu’elle va jusqu’à la douleur et me cause un véritable effroi ? Le croiriez-vous ? Je sens que même pour vous écrire j’ai besoin de rassembler mes forces et de rappeler ma raison. Cependant, je me dis, je me répète que vous êtes heureux ; mais, cette idée si chère à mon cœur et que vous avez si bien nommée le doux calmant de l’amour en est, au contraire, devenu le ferment et me fait succomber sous une félicité trop forte ; tandis que, si j’essaye de m’arracher à cette délicieuse méditation, je retombe aussitôt dans les cruelles angoisses que je vous ai promis d’éviter et dont, en effet, je dois me garantir si soigneusement, puisqu’elles altéreraient votre bonheur. Mon ami, vous m’avez facilement appris à ne vivre que pour vous ; apprenez-moi maintenant à vivre loin de vous… Non, ce n’est pas là ce que je veux dire, c’est plutôt que loin de vous je voudrais ne point vivre ou au moins oublier mon existence. Abandonnée à moi-même, je ne puis supporter ni mon bonheur ni ma peine ; je sens le besoin du repos, et tout repos m’est impossible ; j’ai vainement appelé le sommeil, le sommeil a fui loin de moi ; je ne puis ni m’occuper, ni rester oisive ; tour à tour un feu brûlant me dévore, un frisson mortel m’anéantit ; tout mouvement me fatigue et je ne saurais rester en place. Enfin, que dirai-je ? Je souffrirais moins dans l’ardeur de la plus violente fièvre, et, sans que je puisse ni l’expliquer ni le concevoir, je sens très bien pourtant que cet état de souffrance ne vient que de mon impuissance à contenir ou diriger une foule de sentiments au charme desquels cependant je me trouverais heureuse de pouvoir livrer mon âme tout entière.

Au moment même où vous êtes sorti, j’étais moins tourmentée ; quelque agitation se joignait bien à mes regrets, mais je l’attribuais à l’impatience que me causait la présence de mes femmes qui entrèrent à l’instant et dont le service toujours trop long à mon gré, me paraissait se prolonger encore mille fois plus que de coutume. Je voulais surtout être seule ; je ne doutais pas alors, qu’environnée de souvenirs si doux, je ne dusse trouver dans la solitude le seul bonheur dont votre absence me laissait susceptible. Comment aurais-je pu prévoir qu’aussi forte auprès de vous pour soutenir le choc de tant de sentiments divers, si rapidement éprouvés, je ne pourrais seule en supporter la réminiscence. J’ai été bientôt bien cruellement détrompée…

Ici, mon tendre ami, j’hésite à vous dire tout…Cependant ne suis-je pas à vous, entièrement à vous, et dois-je vous cacher une seule de mes pensées ? Ah ! cela me serait bien impossible ; seulement je réclame votre indulgence pour des fautes involontaires et que mon cœur ne partage pas : j’avais, suivant mon habitude, renvoyé mes femmes avant de me mettre au lit…

Les Liaisons dangereuses ont eu un grand nombre d’éditions, et ont été traduites en presque toutes les langues. Il n’est guère de génération qui n’ait voulu avoir son édition de cette œuvre remarquable.

La première date de 1782 : elle comprenait quatre parties en quatre volumes in-12 sans gravures. C’est celle que nous avons suivie.

Celle parue avec la rubrique Londres 1796, en deux volumes in-8, est une des plus rares et des plus superbement illustrées : 2 frontispices et 11 figures de Monnet, Mlle Gérard et Fragonard fils, que nous avons reproduits dans notre édition.

A signaler aussi l’édition de 1820, en deux volumes in-8, avec des figures de Dévéria ; et récemment :

L’édition du Mercure de France, 1903, in-18, « collationnée sur le manuscrit original ».

L’édition de luxe, Paris Ferroud, 1908, tirée à 300 exemplaires in-8, avec 22 lithographies en couleurs, dessinées et gravées par Lubin de Beauvais ;

Et l’édition de luxe, Paris, J. Chevrel et l’Édition, 1908, avec une étude sur Choderlos de Laclos et une bibliographie des « Liaisons dangereuses » par Ad. Van Berer ; 20 eaux-fortes originales par Martin Van Maële.

1P. Allut. Aloysia Sigea et Nicolas Chorier, Lyon, 1862, p. 61
2Correspondance littéraire, philosophique et critique, par Grimm, Diderot, Raynal, Meister, etc., publiée par Maurice Tourneux. Paris, 1880, t. XIII, pp. 107 et suiv.
3L’Épître à Margot fut publiée intégralement dans Les Fastes de Louis XV. Villefranche, chez la veuve Liberté, 1782. Seconde partie, pp. 732 et suiv.
4 A Londres, chez John Adamson, 1777 et suiv., tome XX. Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des lettres en France depuis 1772 jusqu’à nos jours, ou Journal d’un observateur.
5Bibliothèque Nationale. Manuscrits français, n° 12845, folios 13, 15, 26 à 31.
6Ed. et J. de Goncourt. — L’Amour au dix-huitième siècle. Paris, Charpentier, 1893, pages III et suiv.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer