Les Liaisons dangereuses

Lettre CV

La Marquise de Merteuil à Cécile Volanges

Eh bien ! petite, vous voilà donc bien fâchée, bien honteuse, et ce M. de Valmont est un méchant homme, n’est-ce pas ? Comment ! il ose vous traiter comme la femme qu’il aimerait le mieux. Il vous apprend ce que vous mouriez d’envie de savoir ! En vérité, ces procédés sont impardonnables. Et vous, de votre côté, vous voulez garder votre sagesse pour votre amant (qui n’en abuse pas) ; vous ne chérissez de l’amour que les peines et non les plaisirs ! Rien de mieux, et vous figurerez à merveille dans un roman. De la passion, de l’infortune, de la vertu par-dessus tout, que de belles choses ! Au milieu de ce brillant cortège, on s’ennuie quelquefois à la vérité, mais on le rend bien.

Voyez donc, la pauvre enfant, comme elle est à plaindre ! Elle avait les yeux battus le lendemain ! Et que direz-vous donc quand ce seront ceux de votre amant ? Allez, mon bel ange, vous ne les aurez pas toujours ainsi, tous les hommes ne sont pas des Valmont. Et puis, ne plus oser lever ces yeux-là ! Oh ! par exemple, vous avez eu bien raison, tout le monde y aurait lu votre aventure. Croyez-moi cependant, s’il en était ainsi, nos femmes et même nos demoiselles auraient le regard plus modeste.

Malgré les louanges que je suis forcée de vous donner, comme vous voyez, il faut convenir pourtant que vous avez manqué votre chef-d’œuvre : c’était de tout dire à votre maman. Vous aviez si bien commencé ! déjà vous vous étiez jetée dans ses bras, vous sanglotiez, elle pleurait aussi ; quelle scène pathétique ! et quel dommage de ne l’avoir pas achevée ! Votre tendre mère toute ravie d’aise, et pour aider à votre vertu, vous aurait cloîtrée pour toute votre vie, et là vous auriez aimé Danceny tant que vous auriez voulu, sans rivaux et sans péché ; vous vous seriez désolée tout à votre aise, et Valmont à coup sûr, n’aurait pas été troubler votre douleur par de contrariants plaisirs.

Sérieusement, peut-on à quinze ans passés, être enfant comme vous l’êtes ? Vous avez bien raison de dire que vous ne méritez pas mes bontés. Je voulais pourtant être votre amie, vous en avez besoin peut-être avec la mère que vous avez et le mari qu’elle veut vous donner ! Mais si vous ne vous formez pas davantage, que voulez-vous qu’on fasse de vous ? Que peut espérer si ce qui fait venir l’esprit aux filles, semble au contraire vous l’ôter ?

Si vous pouviez prendre sur vous de raisonner un moment, vous trouveriez bientôt que vous devez vous féliciter au lieu de vous plaindre. Mais vous êtes honteuse et cela vous gêne ! Hé ! tranquillisez-vous, la honte que cause l’amour est comme la douleur : on ne l’éprouve qu’une fois. On peut encore la feindre après, mais on ne la sent plus. Cependant le plaisir reste, et c’est bien quelque chose. Je crois même avoir démêlé à travers votre petit bavardage, que vous pourriez le compter pour beaucoup. Allons, un peu de bonne foi. Là, ce trouble qui vous empêchait de faire comme vous disiez, qui vous faisait trouver si difficile de se défendre, qui vous rendait comme fâchée quand Valmont s’en est allé, était-ce bien la honte qui la causait ? ou si c’était le plaisir ? et ses façons de dire auxquelles on ne sait comment répondre, cela ne viendrait-il pas de ses façons de faire ? Ah ! petite fille vous mentez, et vous mentez à votre amie ! Cela n’est pas bien. Mais brisons là.

Ce qui pour tout le monde serait un plaisir, et pourrait n’être que cela, devient dans votre situation un véritable bonheur. En effet, placée entre une mère dont il vous importe d’être aimée et un amant dont vous désirez de l’être toujours, comment ne voyez-vous pas que le seul moyen d’obtenir ces succès opposés est de vous occuper d’un tiers ? Distraite par cette nouvelle aventure, tandis que vis-à-vis de votre maman vous aurez l’air de sacrifier à votre soumission pour elle un goût qui lui déplaît, vous acquerrez vis-à-vis de votre amant l’honneur d’une belle défense. En l’assurant sans cesse de votre amour, vous ne lui en accorderez pas les dernières preuves. Ces refus, si peu pénibles dans le cas où vous serez, il ne manquera pas de les mettre sur le compte de votre vertu ; il s’en plaindra peut-être, mais il vous en aimera davantage, et pour avoir le double mérite aux yeux de l’un de sacrifier l’amour, à ceux de l’autre d’y résister, il ne vous en coûtera que d’en goûter les plaisirs. Ô combien de femmes ont perdu leur réputation, qui l’eussent conservée avec soin, si elles avaient pu la soutenir par de pareils moyens !

Ce parti que je vous propose ne vous parait-il pas le plus raisonnable, comme le plus doux ? Savez-vous ce que vous avez gagné à celui que vous avez pris ? C’est que votre maman a attribué votre redoublement de tristesse à un redoublement d’amour, qu’elle en est outrée et que pour vous en punir elle n’attend que d’en être plus sûre. Elle vient de m’en écrire ; elle tentera tout pour obtenir cet aveu de vous-même. Elle ira, peut-être, me dit-elle, jusqu’à vous proposer Danceny pour époux, et cela pour vous engager à parler. Et si, vous laissant séduire par cette trompeuse tendresse, vous répondiez selon votre cœur, bientôt renfermée pour longtemps, peut-être pour toujours, vous pleureriez à loisir votre aveugle crédulité.

Cette ruse qu’elle veut employer contre vous, il faut la combattre par une autre. Commencez donc, en lui montrant moins de tristesse, à lui faire croire que vous songez moins à Danceny. Elle se le persuadera d’autant plus facilement que c’est l’effet ordinaire de l’absence, et elle vous en saura d’autant plus de gré qu’elle y trouvera une occasion de s’applaudir de sa prudence, qui lui a suggéré ce moyen. Mais si, conservant quelque doute, elle persistait pourtant à vous éprouver et qu’elle vint à vous parler de mariage, renfermez-vous, en fille bien née, dans une parfaite soumission. Au fait, qu’y risquez-vous ? Pour ce qu’on fait d’un mari, l’un vaut toujours bien l’autre, et le plus incommode est encore moins gênant qu’une mère.

Une fois plus contente de vous, votre maman vous mariera enfin, et alors, plus libre dans vos démarches, vous pourrez à votre choix, quitter Valmont pour prendre Danceny, ou même les garder tous deux. Car, prenez-y garde, votre Danceny est gentil, mais c’est un de ces hommes qu’on a quand on veut et tant qu’on veut ; on peut donc se mettre à l’aise avec lui. Il n’en est pas de même de Valmont : on le garde difficilement, et il est dangereux de le quitter. Il faut avec lui beaucoup d’adresse, ou, quand on n’en a pas, beaucoup de docilité. Mais, aussi si vous pouviez parvenir à vous l’attacher comme ami, ce serait là le bonheur ! il vous mettrait tout de suite au premier rang de nos femmes à la mode. C’est comme cela qu’on acquiert une consistance dans le monde, et non pas à rougir et à pleurer, comme quand vos religieuses vous faisaient dîner à genoux.

Vous tâcherez donc, si vous êtes sage de vous raccommoder avec Valmont, qui doit être très en colère contre vous ; et comme il faut savoir réparer ses sottises, ne craignez pas de lui faire quelques avances ; aussi bien apprendrez-vous bientôt que si les hommes nous font les premières, nous sommes presque toujours obligées de faire les secondes. Vous avez un prétexte pour celles-ci, car il ne faut pas que vous gardiez cette lettre, et j’exige de vous de la remettre à Valmont aussitôt que vous l’aurez lue. N’oubliez pas pourtant de la recacheter auparavant. D’abord, c’est qu’il faut vous laisser le mérite de la démarche que vous ferez vis-à-vis de lui et qu’elle n’ait pas l’air de vous avoir été conseillée ; et puis, c’est qu’il n’y a que vous au monde dont je sois assez l’amie pour vous parler comme je fais.

Adieu, bel ange, suivez mes conseils, et vous me manderez si vous vous en trouvez bien.

P.-S. — A propos, j’oubliais… un mot encore. Voyez donc à soigner davantage votre style. Vous écrivez toujours comme une enfant. Je vois bien d’où cela vient ; c’est que vous dites tout ce que vous pensez et rien de ce que vous ne pensez pas. Cela peut passer ainsi de vous à moi qui n’avons rien de caché l’une pour l’autre, mais avec tout le monde, avec votre amant surtout, vous auriez toujours l’air d’une petite sotte. Vous voyez bien que quand vous écrivez à quelqu’un, c’est pour lui et non pas pour vous : vous devez donc moins chercher à lui dire ce que vous pensez que ce qui lui plaît davantage.

Adieu, mon cœur, je vous embrasse au lieu de vous gronder, dans l’espérance que vous serez plus raisonnable.

Paris, ce 4 octobre 17**.

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