Les Liaisons dangereuses

Lettre CXV

Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

C’est une chose inconcevable ma belle amie, comme aussitôt qu’on s’éloigne on cesse facilement de s’entendre. Tant que j’étais auprès de vous, nous n’avions jamais qu’un même sentiment, une même façon de voir ; et parce que, depuis près de trois mois je ne vous vois plus, nous ne sommes plus de même avis sur rien. Qui de nous deux a tort ? sûrement vous n’hésiteriez pas sur la réponse : mais moi plus sage, ou plus poli je ne décide pas. Je vais seulement répondre à votre lettre et continuer de vous exposer ma conduite.

D’abord, je vous remercie de l’avis que vous me donnez des bruits qui courent sur mon compte ; mais je ne m’en inquiète pas encore : je me crois sûr d’avoir bientôt de quoi les faire cesser. Soyez tranquille, je ne reparaîtrai dans le monde que plus célèbre que jamais, et toujours plus digne de vous.

J’espère qu’on me comptera même pour quelque chose l’aventure de la petite Volanges, dont vous paraissez faire si peu de cas : comme si ce n’était rien que d’enlever en une soirée, une jeune fille à son amant aimé, d’en user ensuite tant qu’on le veut et absolument comme de son bien, et sans plus d’embarras d’en obtenir ce qu’on n’ose pas même exiger de toutes les filles dont c’est le métier ; et cela sans la déranger en rien de son tendre amour ; sans la rendre inconstante, pas même infidèle : car, en effet je n’occupe seulement pas sa tête ! en sorte qu’après ma fantaisie passée, je la remettrai entre les bras de son amant, pour ainsi dire sans qu’elle se soit aperçue de rien. Est-ce donc là une marche si ordinaire ? et puis croyez-moi, une fois sortie de mes mains, les principes que je lui donne ne s’en développeront pas moins ; et je prédis que la timide écolière prendra bientôt un essor propre à faire honneur à son maître.

Si pourtant on aime mieux le genre héroïque, je montrerai la présidente, ce modèle cité de toutes les vertus, respectée même de nos plus libertins, telle enfin qu’on avait perdu jusqu’à l’idée de l’attaquer, je la montrerai, dis-je, oubliant ses devoirs et sa vertu, sacrifiant sa réputation et deux ans de sagesse pour courir après le bonheur de me plaire, pour s’enivrer de celui de m’aimer, se trouvant suffisamment dédommagée de tant de sacrifices par un mot, par un regard qu’encore elle n’obtiendra pas toujours. Je ferai plus, je la quitterai, et je ne connais pas cette femme, ou je n’aurai point de successeur. Elle résistera au besoin de consolation, à l’habitude du plaisir, au désir même de la vengeance. Enfin elle n’aura existé que pour moi, et que sa carrière soit plus ou moins longue, j’en aurai seul ouvert et fermé la barrière. Une fois parvenu à ce triomphe, je dirai à mes rivaux : « Voyez mon ouvrage et cherchez-en dans le siècle un second exemple ! »

Vous allez me demander aujourd’hui d’où vient cet excès de confiance ? C’est que depuis huit jours, je suis dans la confidence de ma belle ; elle ne me dit pas ses secrets, mais je les surprends. Deux lettres d’elle à Mme de Rosemonde m’ont suffisamment instruit, et je ne lirai plus les autres que par curiosité. Je n’ai absolument besoin pour réussir, que de m’approcher d’elle, et mes moyens sont trouvés. Je vais incessamment les mettre en usage.

Vous-êtes curieuse, je crois ?… Mais non, pour vous punir de ne pas croire à mes intentions, vous ne les saurez pas. Tout de bon, vous mériteriez que je vous retirasse ma confiance, au moins pour cette aventure ; en effet, sans le doux prix attaché par vous à ce succès, je ne vous en parlerais plus. Vous voyez que je suis fâché. Cependant, dans l’espoir que vous vous corrigerez, je veux bien m’en tenir à cette punition légère, et revenant à l’indulgence, j’oublie un moment mes grands projets, pour raisonner des vôtres avec vous.

Vous voilà donc à la campagne, ennuyeuse comme le sentiment et triste comme la fidélité ! Et ce pauvre Belleroche ! vous ne vous contentez pas de lui faire boire l’eau d’oubli, vous lui en donnez la question ! Comment s’en trouve-t-il ? supporte-t-il bien les nausées de l’amour ? Je voudrais pour beaucoup qu’il ne vous en devînt que plus attaché ; je suis curieux de voir quel remède plus efficace vous parviendriez à employer. Je vous plains en vérité, d’avoir été obligée de recourir à celui-là. Je n’ai fait qu’une fois dans ma vie l’amour par procédé. J’avais certainement un grand motif, puisque c’était à la comtesse de…, et vingt fois entre ses bras, j’ai été tenté de lui dire : « Madame, je renonce à la place que je sollicite et permettez-moi de quitter celle que j’occupe. » Aussi, de toutes les femmes que j’ai eues, c’est la seule dont j’ai vraiment plaisir à dire du mal.

Pour votre motif à vous, je le trouve à vrai dire, d’un ridicule rare ; et vous aviez raison de croire que je ne deviendrais pas le successeur. Quoi ! c’est pour Danceny que vous vous donnez toute cette peine-là ? Eh ! ma chère amie, laissez-le adorer sa vertueuse Cécile et ne vous compromettez pas dans ces jeux d’enfants. Laissez les écoliers se former auprès des bonnes ou jouer avec les pensionnaires à de petits jeux innocents. Comment allez-vous vous charger d’un novice qui ne saura ni vous prendre, ni vous quitter, et avec qui il vous faudra tout faire ? Je vous le dis sérieusement, je désapprouve ce choix et quelque secret qu’il restât, il vous humilierait au moins à mes yeux et dans votre conscience.

Vous prenez, dites-vous, beaucoup de goût pour lui : allons donc, vous vous trompez sûrement, et je crois même avoir trouvé la cause de votre erreur. Ce beau dégoût de Belleroche vous est venu dans un temps de disette, et Paris ne vous offrant pas le choix, vos idées toujours trop vives, se sont portées sur le premier objet que vous avez rencontré. Mais songez qu’à votre retour vous pourrez choisir entre mille, et si enfin vous redoutez l’inaction dans laquelle vous risquez de tomber en différant, je m’offre à vous pour amuser vos loisirs.

D’ici à votre arrivée, mes grandes affaires seront terminées de manière ou d’autre, et sûrement, ni la petite Volanges, ni la présidente elle-même ne m’occuperont pas assez alors pour que je ne sois pas à vous autant que vous le désirez. Peut-être même d’ici là, aurai-je déjà remis la petite fille aux mains de son discret amant. Sans convenir, quoi que vous en disiez, que ce ne soit pas une jouissance attachante, comme j’ai le projet qu’elle garde de moi toute sa vie une idée supérieure à celle de tous les autres hommes, je me suis mis avec elle, sur un ton que je ne pourrais soutenir longtemps sans altérer ma santé, et, dès ce moment, je ne tiens plus à elle que par le soin qu’on doit aux affaires de famille…

Vous ne m’entendez pas ?… C’est que j’attends une seconde époque pour confirmer mon espoir et m’assurer que j’ai pleinement réussi dans mes projets. Oui, ma belle amie, j’ai déjà un premier indice que le mari de mon écolière ne courra pas le risque de mourir sans postérité, et que le chef de la maison de Gercourt ne sera à l’avenir qu’un cadet de celle de Valmont. Mais laissez-moi finir à ma fantaisie cette aventure, que je n’ai entreprise qu’à votre prière. Songez que si vous rendez Danceny inconstant, vous ôtez tout le piquant de cette histoire. Considérez enfin que, m’offrant pour représenter auprès de vous, j’ai ce me semble, quelques droits à la préférence.

J’y compte si bien que je n’ai pas craint de contrarier vos vues en encourant moi-même à augmenter la tendre passion du discret amoureux, pour le premier et digne objet de son choix. Ayant donc trouvé hier votre pupille occupée à lui écrire et l’ayant dérangée d’abord de cette douce occupation pour une autre plus douce encore, je lui ai demandé après, de voir sa lettre, et comme je l’ai trouvée froide et contrainte, je lui ai fait sentir que ce n’était pas ainsi qu’elle consolerait son amant, et je l’ai décidée à en écrire une autre sous ma dictée, où, en imitant du mieux que j’ai pu son petit radotage, j’ai tâché de nourrir l’amour du jeune homme par un espoir plus certain. La petite personne était, toute ravie, me disait-elle, de se trouver parler si bien ; et dorénavant je serai chargé de la correspondance. Que n’aurai-je pas fait pour ce Danceny ? J’aurai été à la fois son ami, son confident, son rival et sa maîtresse ! Encore en ce moment, je lui rends le service de le sauver de vos liens dangereux. Oui, sans doute, dangereux ; car vous posséder et vous perdre, c’est acheter un moment de bonheur par une éternité de regrets.

Adieu, ma belle amie ; ayez le courage de dépêcher Belleroche le plus que vous pourrez. Laissez là Danceny et préparez-vous à retrouver et à me rendre les délicieux plaisirs de notre première liaison.

P.-S. — Je vous fais compliment sur le jugement prochain du grand procès. Je serai fort aise que cet heureux événement arrive sous mon règne.

Du château de…, ce 19 octobre 17**.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer