Les Liaisons dangereuses

Lettre CXVIII

Le Chevalier Danceny à la Marquise de Merteuil

Si j’en crois mon almanach, il n’y a, mon adorable amie que deux jours que vous êtes absente ; mais si j’en crois mon cœur il y a deux siècles. Or, je le tiens de vous-même, c’est toujours son cœur qu’il faut croire ; il est donc bien temps que vous reveniez, et toutes vos affaires doivent être plus que finies. Comment voulez-vous que je m’intéresse à votre procès si, perte ou gain, j’en dois également payer les frais par l’ennui de votre absence ? Oh ! que j’aurais envie de quereller ! et qu’il est triste, avec un si beau sujet d’avoir de l’humeur, de n’avoir pas le droit d’en montrer !

N’est-ce pas cependant une véritable infidélité, une noire trahison, que de laisser votre ami loin de vous après l’avoir accoutumé à ne pouvoir plus se passer de votre présence ? Vous aurez beau consulter vos avocats, ils ne vous trouveront pas de justification pour ce mauvais procédé, et puis ces gens-là ne disent que des raisons, et des raisons ne suffisent pas pour répondre à des sentiments.

Pour moi, vous m’avez tant dit que c’était par raison que vous faisiez ce voyage, que vous m’avez tout à fait brouillé avec elle. Je ne veux plus du tout l’entendre, pas même quand elle me dit de vous oublier. Cette raison-là est pourtant bien raisonnable, et au fait, cela ne serait pas si difficile que vous pourriez le croire. Il suffirait seulement de perdre l’habitude de penser toujours à vous, et rien ici, je vous assure, ne vous rappellerait à moi.

Nos plus jolies femmes, celles qu’on dit les plus aimables, sont encore si loin de vous qu’elles ne pourraient en donner qu’une bien faible idée. Je crois même qu’avec des yeux exercés, plus on a cru d’abord qu’elles vous ressemblaient, plus on y trouve après de différence : elles ont beau faire, beau y mettre tout ce qu’elles savent, il leur manque toujours d’être vous, et c’est positivement là qu’est le charme. Malheureusement, quand les journées sont si longues et qu’on est désoccupé, on rêve, on fait des châteaux en Espagne, on se crée sa chimère ; peu à peu l’imagination s’exalte : on veut embellir son ouvrage, on rassemble tout ce qui peut plaire, on arrive enfin à la perfection, et, dès qu’on en est là, le portrait ramène au modèle, et on est tout étonné de voir qu’on n’a fait que songer à vous.

Dans ce moment même, je suis encore la dupe d’une erreur à peu près semblable. Vous croyez peut-être que c’était pour m’occuper de vous que je me suis mis à vous écrire ? Point du tout : c’était pour me distraire. J’avais cent choses à vous dire, dont vous n’étiez pas l’objet, qui, comme vous savez, m’intéressent bien vivement, et ce sont celles-là pourtant dont j’ai été distrait. Et depuis quand le charme de l’amitié distrait-il donc de celui de l’amour ? Ah ! si j’y regardais de bien près, peut-être aurais-je un petit reproche à me faire ! Mais, chut ! oublions cette légère faute, de peur d’y retomber, et que mon amie elle-même l’ignore.

Aussi pourquoi n’êtes-vous pas là pour me répondre, pour me ramener si je m’égare, pour me parler de ma Cécile, pour augmenter s’il est possible, le bonheur que je goûte à l’aimer, par l’idée si douce que c’est votre amie que j’aime ? Oui, je l’avoue, l’amour qu’elle m’inspire m’est devenu plus précieux encore, depuis que vous avez bien voulu en recevoir la confidence. J’aime tant à vous ouvrir mon cœur, à occuper le vôtre de mes sentiments, à les y déposer sans réserve ! Il me semble que je es chéris davantage à mesure que vous daignez les recueillir, et puis je vous regarde et je me dis : C’est en elle qu’est renfermé tout mon bonheur.

Je n’ai rien de nouveau à vous apprendre sur ma situation. La dernière lettre que j’ai reçu d’elle augmente et assure mon espoir, mais le retarde encore. Cependant ses motifs sont si tendres et si honnêtes que je ne puis l’en blâmer ni m’en plaindre. Peut-être n’entendez-vous pas trop bien ce que je vous dis là, mais pourquoi n’êtes-vous pas ici ? Quoiqu’on dise tout à son amie, on n’ose pas tout écrire. Les secrets de l’amour, surtout sont si délicats, qu’on ne peut les laisser aller ainsi sur leur bonne foi. Si quelquefois on leur permet de sortir, il ne faut pas au moins les perdre de vue ; il faut en quelque sorte, les voir entrer dans leur nouvel asile. Ah ! revenez donc, mon adorable amie ; vous voyez bien que votre retour est nécessaire. Oubliez enfin les mille raisons qui vous retiennent où vous êtes, ou apprenez-moi à vivre où vous n’êtes pas.

J’ai l’honneur d’être, etc.

Paris, ce 16 octobre 17**.

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