Les Liaisons dangereuses

Lettre CXXVIII

La Présidente de Tourvel à Madame de Rosemonde

Je n’ai reçu qu’hier, madame, votre tardive réponse. Elle m’aurait tuée sur-le-champ, si j’avais eu encore mon existence en moi ; mais un autre en est possesseur, et cet autre est M. de Valmont. Vous voyez que je ne vous cache rien. Si vous devez ne me plus trouver digne de votre amitié, je crains moins encore de la perdre que de la surprendre. Tout ce que je puis vous dire, c’est que, placée par M. de Valmont entre sa mort ou son bonheur, je me suis décidée pour ce dernier parti. Je ne m’en vante, ni ne m’en accuse ; je dis simplement ce qui est.

Vous sentirez aisément, d’après cela, quelle impression a dû me faire votre lettre, et les vérités sévères qu’elle contient. Ne croyez pas cependant qu’elle ait pu faire naître un regret en moi, ni qu’elle puisse jamais me faire changer de sentiment ni de conduite. Ce n’est pas que je n’aie des moments cruels ; mais quand mon cœur est le plus déchiré, quand je crains de ne pouvoir plus supporter mes tourments, je me dis : Valmont est heureux ; et tout disparaît devant cette idée, ou plutôt elle change tout en plaisirs.

C’est donc à votre neveu que je me suis consacrée ; c’est pour lui que je me suis perdue. Il est devenu le centre unique de mes pensées, de mes sentiments, de mes actions. Tant que ma vie sera nécessaire à son bonheur, elle me sera précieuse, et je la trouverai fortunée. Si quelque jour il en juge autrement,… il n’entendra de ma part ni plainte ni reproche. J’ai déjà osé fixer les yeux sur ce moment fatal et mon parti est pris.

Vous voyez à présent combien peu doit m’affecter la crainte que vous paraissez avoir qu’un jour M. de Valmont ne me perde ; car, avant de le vouloir, il aura donc cessé de m’aimer, et que me feront alors de vains reproches que je n’entendrai pas ? Seul, il sera mon juge. Comme je n’aurai vécu que pour lui, ce sera en lui que reposera ma mémoire ; et s’il est forcé de reconnaître que je l’aimais, je serai suffisamment justifiée.

Vous venez, madame, de lire dans mon cœur. J’ai préféré le malheur de perdre votre estime par ma franchise à celui de m’en rendre indigne par l’avilissement du mensonge. J’ai cru devoir cette entière confiance à vos anciennes bontés pour moi

Ajouter un mot de plus, pourrait vous faire soupçonner que j’ai l’orgueil d’y compter encore, quand au contraire, je me rends justice en cessant d’y prétendre. Je suis, avec respect, madame, votre très humble et très obéissante servante.

Paris, ce 1ernovembre 17**.

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