Les Liaisons dangereuses

Lettre CXXX

Madame de Rosemonde à la Présidente de Tourvel

Et pourquoi, ma chère belle, ne voulez-vous plus être ma fille ? Pourquoi semblez-vous m’annoncer que toute correspondance va être rompue entre nous ? Est-ce pour me punir de n’avoir pas deviné ce qui était contre toute vraisemblance ? ou me soupçonnez-vous de vous avoir affligée volontairement ? Non, je connais trop bien votre cœur, pour croire qu’il pense ainsi du mien. Aussi la peine que m’a faite votre lettre est-elle bien moins relative à moi qu’à vous-même !

O ma jeune amie ! je vous le dis avec douleur ; mais vous êtes bien trop digne d’être aimée, pour que jamais l’amour vous rende heureuse. Hé ! quelle femme vraiment délicate et sensible, n’a pas trouvé l’infortune dans ce même sentiment qui lui promettait tant de bonheur ! Les hommes savent-ils apprécier la femme qu’ils possèdent ?

Ce n’est pas que plusieurs ne soient honnêtes dans leurs procédés et constants dans leur affection ; mais, parmi ceux-là même, combien peu savent encore se mettre à l’unisson de notre cœur ! Ne croyez pas, ma chère enfant, que leur amour soit semblable au nôtre. Ils éprouvent bien la même ivresse ; souvent même ils y mettent plus d’emportement, mais ils ne connaissent pas cet empressement inquiet, cette sollicitude délicate, qui produit en nous ces soins tendres et continus, et dont l’unique objet est toujours l’objet aimé. L’homme jouit du bonheur qu’il ressent, et la femme de celui qu’elle procure. Cette différence, si essentielle et si peu remarquée, influe pourtant d’une manière bien sensible, sur la totalité de leur conduite respective. Le plaisir de l’un est de satisfaire des désirs, celui de l’autre est surtout de les faire naître. Plaire, n’est pour lui qu’un moyen de succès ; tandis que pour elle, c’est le succès lui-même. Et la coquetterie, si souvent reprochée aux femmes, n’est autre chose que l’abus de cette façon de sentir, et par là même en prouve la réalité. Enfin, ce goût exclusif, qui caractérise particulièrement l’amour, n’est dans l’homme qu’une préférence, qui sert, au plus, à augmenter un plaisir, qu’un autre objet affaiblirait peut-être, mais ne détruirait pas ; tandis que dans les femmes, c’est un sentiment profond, qui non seulement anéantit tout désir étranger, mais qui, plus fort que la nature, et soustrait à son empire, ne leur laisse éprouver que répugnance et dégoût, là même où semble devoir naître la volupté.

Et n’allez pas croire que des exceptions plus ou moins nombreuses, et qu’on peut citer, puissent s’opposer avec succès à ces vérités générales ! Elles ont pour garant la voix publique qui, pour les hommes seulement, a distingué l’infidélité de l’inconstance : distinction dont ils se prévalent, quand ils devraient en être humiliés ; et qui, pour notre sexe, n’a jamais été adoptée que par ces femmes dépravées qui en font la honte, et à qui tout moyen paraît bon, qu’elles espèrent pouvoir les sauver du sentiment pénible de leur bassesse.

J’ai cru, ma chère belle, qu’il pourrait vous être utile d’avoir ces réflexions à opposer aux idées chimériques d’un bonheur parfait dont l’amour ne manque jamais d’abuser notre imagination : espoir trompeur, auquel on tient encore, même alors qu’on se voit forcé de l’abandonner, et dont la perte irrite et multiplie les chagrins déjà trop réels, inséparables d’une passion vive ! Cet emploi d’adoucir vos peines ou d’en diminuer le nombre, est le seul que je veuille, que je puisse remplir en ce moment. Dans les maux sans remèdes, les conseils ne peuvent plus porter que sur le régime. Ce que je vous demande seulement, c’est de vous souvenir que plaindre un malade, ce n’est pas le blâmer. Eh ! qui sommes-nous, pour nous blâmer les uns les autres ? Laissons le droit de juger a celui-là seul qui lit dans les cœurs, et j’ose même croire qu’à ses yeux paternels, une foule de vertus peut racheter une faiblesse.

Mais, je vous en conjure, ma chère amie, défendez-vous surtout de ces résolutions violentes, qui annoncent moins la force qu’un entier découragement ; n’oubliez pas qu’en rendant un autre possesseur de votre existence, pour me servir de votre expression, vous n’avez pas pu cependant frustrer vos amis de ce qu’ils en possédaient à l’avance, et qu’ils ne cesseront jamais de réclamer.

Adieu, ma chère fille ; songez quelquefois à votre tendre mère, et croyez que vous serez toujours, et par-dessus tout, l’objet de ses plus chères pensées.

Du château de…, ce 4 novembre 17**.

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