Les Liaisons dangereuses

Lettre CXL

Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

Comment donc se fait-il, ma belle amie, que je ne reçoive point de réponse de vous ? Ma dernière lettre pourtant me paraissait en mériter une, et depuis trois jours que je devrais l’avoir reçue, je l’attends encore ! Je suis fâché au moins ; aussi ne vous parlerai-je pas du tout de mes grandes affaires.

Que le raccommodement ait eu son plein effet ; qu’au lieu de reproches et de méfiance, il n’ait produit que de nouvelles tendresses ; que ce soit moi actuellement qui reçoive les excuses et les réparations dues à ma candeur soupçonnée, je ne vous en dirai mot, et sans l’événement imprévu de la nuit dernière, je ne vous écrirais pas du tout. Mais comme celui-là regarde votre pupille et que vraisemblablement elle ne sera pas dans le cas de vous en informer elle-même, au moins de quelque temps, je me charge de ce soin.

Par des raisons que vous devinerez ou que vous ne devinerez pas, Mme de Tourvel ne m’occupait plus depuis quelques jours, et comme ces raisons-là ne pouvaient exister chez la petite Volanges, j’en étais devenu plus assidu auprès d’elle. Grâce à l’obligeant portier, je n’avais aucun obstacle à vaincre, et nous menions, votre pupille et moi, une vie commode et réglée. Mais l’habitude amène la négligence : les premiers jours nous n’avions jamais pris assez de précautions pour notre sûreté ; nous tremblions encore derrière les verrous. Hier, une incroyable distraction a causé l’incident dont j’ai à vous instruire, et si, pour mon compte, j’en ai été quitte pour la peur, il en coûte plus cher à la petite fille.

Nous ne dormions pas, mais nous étions dans le repos et l’abandon qui suivent la volupté, quand nous avons entendu la porte de la chambre s’ouvrir tout à coup. Aussitôt je saute sur mon épée, tant pour ma défense que pour celle de notre commune pupille ; je m’avance et ne vois personne ; mais, en effet, la porte était ouverte. Comme nous avions de la lumière, j’ai été à la recherche et n’ai trouvé âme qui vive. Alors je me suis rappelé que nous avions oublié nos précautions ordinaires, et sans doute la porte, poussée seulement ou mal fermée, s’était rouverte d’elle-même.

En allant rejoindre ma timide compagne pour la tranquilliser, je ne l’ai plus trouvée dans son lit ; elle était tombée ou s’était sauvée dans sa ruelle : enfin elle y était étendue sans connaissance et sans autre mouvement que d’assez fortes convulsions. Jugez de mon embarras ! Je parvins pourtant à la remettre dans son lit et même à la faire revenir ; mais elle s’était blessée dans sa chute, et elle ne tarda pas à en ressentir les effets.

Des maux de reins, de violentes coliques, des symptômes moins équivoques encore m’ont eu bientôt éclairé sur son état : mais, pour le lui apprendre, il a fallu lui dire d’abord celui où elle était auparavant, car elle ne s’en doutait pas. Jamais peut-être, jusqu’à elle, on n’avait conservé tant d’innocence en faisant si bien tout ce qu’il fallait pour s’en défaire. Oh ! celle-là ne perd pas son temps à réfléchir !

Mais elle en perdait beaucoup à se désoler, et je sentais qu’il fallait prendre un parti. Je suis donc convenu avec elle que j’irais sur-le-champ chez le médecin et le chirurgien de la maison, et qu’en les prévenant qu’on allait venir les chercher, je leur confierais le tout, sous le secret ; qu’elle de son côté, sonnerait la femme de chambre ; qu’elle lui ferait ou ne lui ferait pas la confidence, comme elle voudrait, mais qu’elle enverrait chercher du secours et défendrait surtout qu’on réveillât Mme de Volanges, attention délicate et naturelle d’une fille qui craint d’inquiéter sa mère.

J’ai fait mes deux courses et mes deux confessions le plus lestement que j’ai pu, et de là je suis rentré chez moi, d’où je ne suis pas encore sorti ; mais le chirurgien, que je connaissais d’ailleurs, est venu à midi me rendre compte de l’état de la malade. Je ne m’étais pas trompé ; mais il espère que, s’il ne survient pas d’accident, on ne s’apercevra de rien dans la maison. La femme de chambre est du secret ; le médecin a donné un nom à la maladie, et cette affaire s’arrangera comme mille autres, à moins que, par la suite, il ne nous soit utile qu’on en parle.

Mais y a-t-il encore quelque intérêt commun entre vous et moi ? Votre silence m’en ferait douter ; je n’y croirais même plus du tout, si le désir que j’en ai ne me faisait chercher tous les moyens d’en conserver l’espoir.

Adieu, ma belle amie ; je vous embrasse, rancune tenante.

Paris, ce 21 novembre 17**.

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