Les Liaisons dangereuses

Lettre CXLI

La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

Mon Dieu, vicomte, que vous me gênez par votre obstination ! Que vous importe mon silence ? Croyez-vous, si je le garde, que ce soit faute de raisons pour me défendre ? Ah ! plût à Dieu ! Mais non, c’est seulement qu’il m’en coûte de vous les dire.

Parlez-moi vrai ; vous faites-vous illusion à vous-même ou cherchez-vous à me tromper ? La différence entre vos discours et vos actions ne me laisse de choix qu’entre ces deux sentiments : lequel est le véritable ? Que voulez-vous donc que je vous dise, quand moi-même je ne sais que penser ?

Vous paraissez vous faire un grand mérite de votre dernière scène avec la présidente, mais qu’est-ce donc qu’elle prouve pour votre système ou contre le mien ? Assurément je ne vous ai jamais dit que vous aimiez assez cette femme pour ne la pas tromper, pour n’en pas saisir toutes les occasions qui vous paraîtraient agréables ou faciles ; je ne doutais même pas qu’il ne vous fût à peu près égal de satisfaire avec une autre, avec la première venue, jusqu’aux désirs que celle-ci seule aurait fait naître, et je ne suis pas surprise que, pour un libertinage d’esprit qu’on aurait tort de vous disputer, vous ayez fait une fois par projet ce que vous aviez fait mille autres fois par occasion. Qui ne sait que c’est là le simple courant du monde et votre usage à tous tant que vous êtes depuis le scélérat jusqu’aux espèces ! Celui qui s’en abstient aujourd’hui passe pour romanesque, et ce n’est pas là, je crois, le défaut que je vous reproche.

Mais ce que j’ai dit, ce que j’ai pensé, ce que je pense encore, c’est que vous n’en avez pas moins de l’amour pour votre présidente ; non pas, à la vérité, de l’amour bien pur ni bien tendre, mais de celui que vous pouvez avoir ; de celui, par exemple, qui fait trouver à une femme les agréments ou les qualités qu’elle n’a pas ; qui la place dans une classe à part et met toutes les autres en second ordre ; qui vous tient encore attaché à elle, même alors que vous l’outragez ; tel enfin que je conçois qu’un sultan peut le ressentir pour sa sultane favorite, ce qui ne l’empêche pas de lui préférer souvent une simple odalisque. Ma comparaison me paraît d’autant plus juste que, comme lui, jamais vous n’êtes ni l’amant, ni l’ami d’une femme, mais toujours son tyran ou son esclave. Aussi suis-je bien sûre que vous vous êtes bien humilié, bien avili, pour rentrer en grâce avec ce bel objet, et, trop heureux d’y être parvenu, dès que vous croyez le moment arrivé d’obtenir votre pardon, vous me quittez pour ce grand événement

Encore dans votre dernière lettre, si vous ne m’y parlez pas de cette femme uniquement, c’est que vous ne voulez m’y rien dire de vos grandes affaires ; elles vous semblent si importantes que le silence que vous gardez à ce sujet vous semble une punition pour moi. Et c’est après ces mille preuves de votre préférence décidée pour une autre que vous demandez tranquillement s’il y a encore quelque intérêt commun entre vous et moi ? Prenez-y garde, vicomte ! si une fois je réponds, ma réponse sera irrévocable, et craindre de la faire en ce moment, c’est peut-être déjà en dire trop. Aussi je n’en veux absolument plus parler.

Tout ce que je peux faire, c’est de vous raconter une histoire. Peut-être n’aurez-vous pas le temps de la lire ou celui d’y faire assez attention pour la bien entendre ? libre à vous. Ce ne sera, au pis aller, qu’une histoire de perdue.

Un homme de ma connaissance s’était empêtré, comme vous, d’une femme qui lui faisait peu d’honneur. Il avait bien par intervalle, le bon esprit de sentir que tôt ou tard, cette aventure lui ferait tort, mais quoiqu’il en rougît, il n’avait pas le courage de rompre. Son embarras était d’autant plus grand qu’il s’était vanté à ses amis d’être entièrement libre et qu’il n’ignorait pas que le ridicule qu’on a augmente toujours en proportion qu’on s’en défend. Il passait ainsi sa vie, ne cessant de faire des sottises et ne cessant de dire après : Ce n’est pas ma faute. Cet homme avait une amie qui fut tentée un moment de le livrer au public en cet état d’ivresse et de rendre ainsi son ridicule ineffaçable ; mais pourtant, plus généreuse que maligne, ou peut-être encore par quelque autre motif, elle voulut tenter un dernier moyen pour être, à tout événement, dans le cas de dire comme son ami : Ce n’est pas ma faute. Elle lui fit donc parvenir sans aucun autre avis la lettre qui suit, comme un remède dont l’usage pourrait être utile à son mal.

« On s’ennuie de tout, mon ange, c’est une loi de la nature ; ce n’est pas ma faute.

« Si donc je m’ennuie aujourd’hui d’une aventure qui m’a occupée entièrement depuis quatre mortels mois, ce n’est pas ma faute.

« Si, par exemple, j’ai eu juste autant d’amour que toi de vertu, et c’est sûrement beaucoup dire, il n’est pas étonnant que l’un ait fini en même temps que l’autre. Ce n’est pas ma faute.

« Il suit de là que depuis quelque temps je t’ai trompé, mais aussi ton impitoyable tendresse m’y forçait en quelque sorte. Ce n’est pas ma faute.

« Aujourd’hui, une femme que j’aime éperdument exige que je te sacrifie. Ce n’est pas ma faute.

« Je sens bien que voilà une belle occasion de crier au parjure ; mais si la nature n’a accordé aux hommes que la confiance, tandis qu’elle donnait aux femmes l’obstination, ce n’est pas ma faute.

« Crois-moi, choisis un autre amant, comme j’ai fait une autre maîtresse. Ce conseil est bon, très bon ; si tu le trouves mauvais, ce n’est pas ma faute.

« Adieu, mon ange, je t’ai prise avec plaisir, je te quitte sans regret ; je te reviendrai peut-être. Ainsi va le monde. Ce n’est pas ma faute. »

De vous dire, vicomte, l’effet de cette dernière tentative et ce qui s’en est suivi, ce n’est pas le moment, mais je vous promets de vous le dire dans ma première lettre. Vous y trouverez aussi mon ultimatum sur le renouvellement du traité que vous me proposez. Jusque-là, adieu tout simplement…

A propos, je vous remercie de vos détails sur la petite Volanges ; c’est un article à réserver jusqu’au lendemain du mariage pour la Gazette de médisance. En attendant, je vous fais mon compliment de condoléance sur la perte de votre postérité. Bonsoir, vicomte.

Du château de…, ce 24 novembre 17**.

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