Les Liaisons dangereuses

Lettre CXLVI

La Marquise de Merteuil au Chevalier Danceny

Enfin je pars, mon jeune ami, et demain au soir je serai de retour à Paris. Au milieu de tous les embarras qu’entraîne un déplacement, je ne recevrai personne. Cependant, si vous avez quelque confidence bien pressée à me faire, je veux bien vous excepter de la règle générale, mais je n’excepterai que vous ; ainsi, je vous demande le secret de mon arrivée. Valmont même n’en sera pas instruit.

Qui m’aurait dit, il y a quelque temps, que bientôt vous auriez ma confiance exclusive, je ne l’aurais pas cru. Mais la vôtre a entrainé la mienne. Je serais tentée de croire que vous y avez mis de l’adresse, peut-être même de la séduction. Cela serait bien mal au moins ! Au reste, elle ne serait pas dangereuse à présent : vous avez vraiment bien autre chose à faire ! Quand l’héroïne est en scène on ne s’occupe guère de la confidente.

Aussi n’avez-vous seulement pas eu le temps de me faire part de vos nouveaux succès. Quand votre Cécile était absente, les jours n’étaient pas assez longs pour écouter vos tendres plaintes. Vous les auriez faites aux échos si je n’avais pas été là pour les entendre. Quand, depuis, elle a été malade, vous m’avez même encore honorée du récit de vos inquiétudes ; vous aviez besoin de quelqu’un à qui les dire. Mais à présent que celle que vous aimez est à Paris, qu’elle se porte bien et surtout que vous la voyez quelquefois, elle suffit à tout et vos amis ne vous sont plus rien.

Je ne vous en blâme pas : c’est la faute de vos vingt ans. Depuis Alcibiade jusqu’à vous, ne sait-on pas que les jeunes gens n’ont jamais connu l’amitié que dans leurs chagrins ? Le bonheur les rend quelquefois indiscrets, mais jamais confiants. Je dirais bien, comme Socrate : J’aime que mes amis viennent à moi quand ils sont malheureux44, mais, en sa qualité de philosophe, il se passait bien d’eux quand ils ne venaient pas. En cela, je ne suis pas tout à fait si sage que lui et j’ai senti votre silence avec toute la faiblesse d’une femme.

N’allez pourtant pas me croire exigeante : il s’en faut bien que je le sois ! Le même sentiment qui me fait remarquer ces privations me les fait supporter avec courage quand elles sont la preuve ou la cause du bonheur de mes amis. Je ne compte donc sur vous, pour demain au soir qu’autant que l’amour vous laissera libre et désoccupé et je vous défends de me faire le moindre sacrifice.

Adieu, chevalier ; je me fais une vraie fête de vous revoir : viendrez-vous ?

Du château de…, ce 29 novembre 17**.

44Marmontel, Conte moral d’Alcibiade.

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